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Articles taggués ‘L’Echoppe enténébrée’

Petite ville (Troyes épisode 74)

25/11/2011 3 commentaires

Une autre histoire de verre et d’étymologie.

Qu’aurai-je retenu de la Champagne ? Quelques données économiques : la crise se débusque non seulement partout-partout, mais toultemps-toultemps. La région, plutôt éreintée par la lente agonie de son industrie traditionnelle, la bonneterie (qui a laissé en souvenir dans le paysage troyen quelques belles cheminées géantes), bénéficie pourtant d’un secteur d’activité pérenne dont le potentiel à l’export ne s’est pas encore démenti : la production d’un petit vin de pays, riche de bulles et d’une tenace réputation d’accessoire luxueux et festif.

J’ai appris aussi, à l’occasion du vernissage de l’expo Photoroman au collège d’Arcis sur Aube, que le champagne ne se dégustait pas ici dans des flûtes (trop chichiteuses), encore moins dans des coupes (trop larges, toutes les bulles se font la malle), mais dans des blidas, petits verres trapus, légèrement évasés, sans pied. Patron, un blida !

Le blida, tout comme le champagne, fut un toponyme avant de désigner la boisson par métonymie : Blida est d’abord une ville d’Algérie. Que fabrique-t-elle en Champagne ? Fabrique est le mot juste puisque, comme une cheminée de dix mètres en briques rouges posée au beau milieu du paysage urbain, ce mot est une cicatrice du passé industriel. En un temps reculé où les cartes administratives lisaient en l’Algérie trois départements français, résidait ici l’entreprise de verrerie qui produisait à la chaîne ces caractéristiques godets, expédiés directement en Algérie, via Blida, et utilisés là-bas pour le thé. Un beau jour, brutalement, ce débouché commercial s’est fermé. Qu’allait-on faire des stocks de verres en souffrance, ces blidas désaffectés ? On boit peu de thé dans la région, ce n’est pas une raison pour jeter. Qu’importe le flacon, consolons-nous en éclusant là notre champagne !

Et comme j’aime connaître le sens des mots, tortueuse voie d’accès au sens des choses, j’ai aussi cherché l’étymologie première de Blida. Il signifie en arabe « petite ville ». Blida comptait en 2004 près de 800 000 habitants, soit douze fois Troyes. Le Canada, deuxième plus grand pays du monde par sa superficie, signifie bien « village ».

Pendant ce temps, au Canada comme ailleurs les aiguilles tournent.

De la responsabilité morale (Troyes épisode 72)

23/11/2011 Aucun commentaire

Rêvé cette nuit : je suis dans un train, pour le moment à l’arrêt. Je déambule d’une voiture à l’autre. Les fauteuils sont rares et clairsemés, les espaces, très lumineux, sont aménagés plutôt à la manière des wagons restaurants de TGV, avec de part et d’autre des comptoirs, des stands, des tabourets de bar. Sur ces comptoirs et ces stands : des livres, en piles ou sur présentoir. Oui, soudain je me souviens : il s’agit d’une sorte de salon du livre itinérant, déployé sur tout un train. Je suis réticent, j’avance méfiant, je n’ai guère de goût pour ce qui m’apparaît comme de la publicité SNCF déguisée en littérature, de la communication, de l’événementiel, cependant je poursuis mon exploration de la rame. Je ne croise personne. Le salon du livre n’a peut-être pas encore débuté. Démarrera-t-il en même temps que le train ? Je survole au passage les couvertures des livres, je les trouve peu avenantes. Finalement, je dois être parvenu à la dernière voiture, puisque le stand devant lequel je me trouve n’est pas latéral mais barre le chemin. Je vois enfin deux personnes, deux femmes derrière le stand, des libraires sans doute. Je saisi le livre posé devant moi, il est haut et cartonné, la couverture reproduit un motif de bulles vert turquoise sur fond blanc. Je fais la moue. Une des deux femmes derrière le stand engage la conversation en souriant : « Ce livre vous intéresse ? » Je réponds d’un ton revêche, exagérément odieux : « Sûrement pas. Je vois le genre. Je n’aime pas. C’est très mauvais.
– Mais… Vous ne l’avez pas lu !
– Pas besoin de le lire. Je le lis comme ça, sur place, et c’est bien suffisant. C’est très mauvais. Ni fait ni à faire. Ces histoires de trains, franchement… Il vaudrait mieux ne pas l’avoir écrit. Il vaudrait mieux pas de livre du tout plutôt que ce livre.
– C’est moi qui ai écrit ce livre. »
Zut. J’ai commis une bourde. Je regarde plus attentivement le visage, blêmi et brusquement fermé, de cette femme. Je suis sûr que je l’ai déjà vue quelque part. Est-elle un écrivain connu ? En tout cas j’ai des remords à présent, je l’ai blessée inutilement, j’ai été méchant, c’est vrai après tout, je ne l’ai pas lu son livre, il est peut-être très bien, j’ai une sale responsabilité. Je n’ai pas envie de me désavouer, je bredouille des justifications informes alors qu’elle affecte de ne plus faire attention à moi et de tapoter sur son téléphone portable.

Je me réveille. Les deux derniers mots du rêve sont « responsabilité morale », mais je ne sais pas qui les a prononcés.

Je cherche, une bonne partie de la matinée, où j’ai pu voir le visage de cette femme. Est-elle écrivain ? Sur une quatrième de couve, alors ? Sur internet ? En vrai ? Tâtonnant autour de l’idée « auteur jeunesse », je fais défiler les archives du blog de Citrouille. Il me faut remonter jusqu’à mai 2010. J’y suis : c’est bien elle. Comment s’appelle-t-elle ? Cécile Chartre, ah, enchanté. Je l’ai embauchée pour faire de la figuration dans mon petit théâtre onirique alors que je ne la connais pas (je lui présente mes excuses si jamais elle tombe un jour sur cette page), je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai lu aucun de ses livres, je ne crois pas que l’un d’eux soit consacré aux trains, ou ait pour couverture des bulles vertes sur fond blanc, j’ai seulement vu sa photo il y a un an et demi sur le blog de Citrouille.

Deux éléments du rêve renvoient, sous une très mince couche de maquillage, à ma présente condition d’auteur invité à Troyes : d’une part le stand de livres dans un train (le salon du livre de Troyes a la particularité de se tenir à l’espace Argence, gare désaffectée – et le fait est que la SNCF est son partenaire) ; d’autre part la mise en scène de la responsabilité morale. Il se trouve que l’un des membres de l’équipe de Lecture et loisirs, mes interlocuteurs sur place, m’a avoué franchement il y a quelques jours qu’elle avait, je cite, un problème avec mes livres, elle n’arrivait pas à les lire. Elle les trouve non seulement difficiles, mais déprimants, pénibles, elle en a été très affectée. Elle a essayé d’en lire un, a vite abandonné, et me déclare y avoir repensé avec malaise les jours suivants. J’étais certes embarrassé d’entendre cela, je n’éprouve pas de plaisir à faire souffrir le monde, je n’ai pas cette perversion-là, mais je l’étais plus encore quand elle a déplacé sur le plan moral son argumentaire. Sans me faire de reproches (incipit : « Je ne te fais pas des reproches mais » ), elle a finalement sous-entendu, et presque dit explicitement, que j’avais fait là une mauvaise action, de la maltraitance caractérisée, « alors qu’on a tout de même une responsabilité quand on écrit, surtout en littérature jeunesse, il faut penser qu’on peut faire du mal à son lecteur » .

J’ai beau avoir chevillé en tête l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » , je suis pris de court, je peine à rétorquer, je passe un mauvais quart d’heure. Je ne peux liquider son commentaire-qui-n’est-pas-un-reproche en me drapant dans une posture dédaigneuse, « Cette chochotte ne comprend rien à mon art, elle n’avait qu’à ne pas me lire » . L’écriture est une affaire de pouvoir (le texte prend le pouvoir sur le lecteur), donc de responsabilité, d’accord. Je dois admettre, d’une part, qu’il vaut mieux ne pas traumatiser les enfants, et d’autre part que mes livres possèdent, peu ou prou, cette capacité contondante, je ne m’en vente pas – même si, naturellement, en prendre conscience ne changera rien à ma façon d’écrire. Il faut croire que cette conversation inconfortable, dans une voiture, m’a durablement travaillé, puisque me voici rêvant de bourdes, de culpabilité, de responsabilité morale. Dans un train.

Saint-Jérôme dans sa cellule (Troyes épisode 29)

29/09/2011 Aucun commentaire

Ça n’arrête plus. Un autre riche rêve cette nuit, qui s’achevait, je passe les péripéties, par mon hospitalisation. J’entre le rouge au front, la serviette à la main, dans un dortoir d’une dizaine de lits, pour l’heure désert, je cherche ma place. Je m’assois sur un lit, mais une jeune fille, petite, brune, pâle, sort des toilettes et me dit en souriant « Vous êtes sur mon lit ». Ah, bon, pardon, je me décale d’un rang. Une fois assis sur le lit voisin, je soulève un coin de drap sur le suivant, et je constate qu’il est occupé par un squelette, oublié là depuis longtemps, recouvert encore par endroits de lambeaux de peau flétrie et grise. (Oui, c’est bien ça : je me trouve pile entre La jeune fille et la mort.) Je tente d’engager la conversation avec la jeune fille mais le dortoir est soudain envahi par une myriade de mômes piaillant comme une volée de moineaux, vêtus comme nous de camisoles blanches pour internés, mais à leur taille. Les voyant, ma dernière pensée avant le réveil est : planquer le squelette !

Je sais d’où me vient ce dernier élément : j’ai rendez-vous avec des enfants malades à l’hôpital de Troyes durant le Salon du livre. Je me demande si la littérature jeunesse ne consiste pas à planquer le squelette. Oh, il peut être là le squelette, il est toujours là, plus ou moins. Mais quand les enfants rentrent dans la place, on remonte le drap.

Pour le reste, les temps sont durs. Ils sont même Dürer, la preuve ci-dessus en image. Mais je ne m’étendrai pas sur le sujet, sinon Tof va encore me rétorquer, citant Agrippine (pas la mère de Néron, la fille de Bretecher) : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » Okay, then. Je me tais. C’est tout pour aujourd’hui.

Londonomètre : 791.

La nuit m’a dit (Troyes épisode 28)

28/09/2011 un commentaire

Encore un rêve de théâtre, cette nuit. Je suis en retard, je dois rejoindre (pour y jouer ou pour assister à un spectacle ?) une salle que je ne trouve pas, et je traverse divers couloirs, escaliers, salles de bal, restaurants, de plus en plus chic, avec lustres, dorures, miroirs immenses et laquais en livrées. D’étage en étage, je sens que plus j’approche du but, moins je suis à ma place, les têtes des laquais pivotent lentement à mon passage pour me flinguer du regard. J’en vois même un qui, ostensiblement, condamne derrière lui un passage au moyen d’un cordon de soie qu’il noue, puis se retourne vers moi, les bras croisés dans le dos, pour me jeter un petit sourire de mépris. Lorsqu’enfin je parviens au sommet du bâtiment, une sorte de penthouse où un petit orchestre de chambre joue pour quelques tables de gens costumés, je réalise que la salle elle-même est encore loin. Il me faudra marcher encore longtemps, la perspective d’arriver à l’heure s’amenuise à chaque pas. Je me mets à courir, inquiet de ce que que je parviendrais à destination, en plus de mon retard, débraillé et en sueur. Je cours, et le décor change. Je traverse à présent un sentier de rase campagne, avec un champ de terre grasse et nue, fraîchement retournée, à ma droite, et un bidonville fait de caravanes et cahutes clairsemées à ma gauche. Je cours dans la boue sous un soleil de plomb et crois apercevoir mon but à l’horizon, il me semble que cette fois le théâtre est à portée de ma main. En bordure du bidonville, à une dizaine de mètres de moi, je distingue du coin de l’oeil une grappe d’individus mal fagotés, mal rasés, des hommes surtout et quelques femmes, plus jeunes, assis sur des chaises en plastique, fumant. Un, puis deux, puis cinq, puis tous, ils se lèvent soudain à mon passage, ils se donnent des coups de coude, me désignent du doigt, se mettent à m’applaudir. Ils rient, sifflent, et comme si j’étais un échappé du peloton crient mon nom dans leurs mains en pavillon pour m’encourager. Mais ils le prononcent mal, le scandent en deux syllabes, j’entends : « Vigue ! Né ! Vigue ! Né ! » Tant pis pour leur mauvais accent, je ne sais pas d’où ils me connaissent ni de quel pays ils viennent, me prennent-ils pour quelqu’un d’autre ? Peu importe, leur clameur me galvanise comme si elle était pour moi, me chauffe le coeur, que le malentendu me profite et me fasse avancer, je leur souris, je redouble le pas empli de gratitude.

Comme on visite un monument (Troyes, épisode 26)

26/09/2011 un commentaire

« Faut le déclic. Vous trouvez mes mots bien obscurs. L’obscurité, elle est dans nos âmes, non ? En plus mélodieux. » (Ulysse, James Joyce, p. 66-67)

J’étais inquiet, au début. Pendant les quinze premières nuits de ma résidence, je n’ai pas rêvé. Je me réveillais, jamais très tard, 7h43, 8h11, 8h25, selon le train qui passe, j’ouvrais les yeux, et c’était tout, zéro activité onirique notable, des souvenirs manquaient comme si j’avais moins vécu. J’étais dépossédé d’une manifestation majeure de mon imagination, et j’en étais tout chiffon.

Mais c’est revenu. Il fallait seulement que je m’habitue à cette chambre, à ces draps, à ce silence-ci. J’ai rêvé cette nuit que je devais donner une représentation de mes Giètes au théâtre de La Mure. Christophe S. était là, bien sûr, je le retrouvais dans le sous-sol du théâtre, qui se trouvait être une gigantesque cuisine pour collectivité. J’étais embêté, parce que je n’avais pas prévu de donner ce spectacle, ce soir. Je ne me sentais pas prêt du tout, je cherchais quelque chose dans mes poches nerveusement. J’annonçais : « Il faut pourtant bien la faire puisque ce soir, c’est la dernière représentation », et Tof me répondait, les pieds sur une chaise et les mains dernière la nuque, « C’est ça, oui, comme toutes les autres ». Je m’apercevais que j’avais oublié mon livre, je le lui signalais comme une lacune rédhibitoire, et aussi mon pantalon, je déclarais : « Désolé, mais sans pantalon ça ne va pas être possible, on annule ». Parfois un cuisinier traversait la pièce en nous lançant « Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez déjà presque une heure de retard, les gens s’impatientent ! » , Tof s’occupait en accordant ses instruments, et moi je farfouillais dans des piles de livres entreposés là, me disant, la seule chance qui reste, c’est de trouver un pantalon comme accessoire dans l’un de ces livres géants. En particulier, je retournais dans tous les sens ce qui semblait être une version d’un mètre sur deux de La garde-robe d’Emmanuelle Houdart, dans l’espoir d’en faire tomber mon pantalon.

Un autre. Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je lisais un livre particulièrement compliqué, où toutes les consonnes avaient été remplacées par la lettre g. Ug augge : ig g a gueggueg guigg, g’ai gêgé gue ge gigaig ug gigge gaggigugiègegegg gogggigué, où gougeg geg goggoggeg agaiegg égé gemggagéeg gag ga geggge g. Je n’y comprenais rien, tu penses, je transpirais, mais je m’accrochais, ligne à ligne, paragraphe après paragraphe, je m’épuisais, je lisais mécaniquement, m’accrochant obstinément mais stérilement au rythme gueguettant, soupirant quand je tournais une page comme passant un col à vélo.

J’ai compris au réveil de quel livre il s’agissait, parce que je me souvenais que sa couverture était violette (cf. illustrations ci-dessus). J’ai commencé Ulysse cet été, à Dublin, ce qui est snob, mais j’ai laissé tomber, c’était un trop gros morceau pour moi. Je viens de faire une nouvelle tentative ici, à Troyes où existe un pub « James Joyce » , ce qui est presque aussi chic. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la Guinness. Je n’y arrive toujours pas, je le crains. Ce n’est pas la première fois que la lecture d’un livre influence mes rêves, mais l’autre exemple paru sur ce blog évoquait un livre que j’avais englouti fébrilement ; là, ce serait plutôt un livre que j’ai non-lu, ce qui est plus frustrant. Oui, ce rêve révèle (car c’est à cela qu’il sert : le rêve révèle) une lecture impossible. Je m’acharne sur Joyce, je m’entête, je lis en montagnes russes des pages qui m’emballent et d’autres que je ne suis pas très sûr d’avoir lues une fois que je les ai lues, au point de ne plus savoir exactement où je m’étais arrêté la veille (mais désormais pour plus de sécurité je dispose d’un beau marque-page, merci Laetitia), jusqu’à ne plus comprendre tout-à-fait pourquoi je lis.

Peut-être pour dire « Je l’ai fait » , comme on dit du Louvre. Comme on visite un monument, sans le déranger, sans être dérangé par lui. J’ai fait le Louvre, je l’ai traversé plus d’une fois, et qu’en ai-je retenu, au juste ? Gu’eg ai-ge gegegu, au gugge ?

À ma place (1)

12/12/2010 un commentaire

Qu’as-tu donc fait, à Paris, Zazie ? J’ai vieilli.

Qu’y ai-je fait, à Montreuil, dans le grand raout annuel « littérature jeunesse » ? J’ai vécu, et j’ai rêvé.

Côté rêve, puisque comme toujours je prends mes rêves pour des réalités et je sais qu’ils sont d’authentiques souvenirs, je puis raconter ceci : j’ai été, la première nuit, fortement marqué par un rêve où, pendant que la neige tombait dans la nuit, du fond de mon lit je pique-niquais en plein été avec quelques amis (dont certains seront cités d’ici deux paragraphes). Nous étions dans une clairière, le temps était beau, et non loin de nous se trouvait une piscine. Je proposais de piquer une tête, mais tout le monde essayait de m’en dissuader, sans m’expliquer pourquoi, arborant une mine embarrassée. Tant pis, j’en avais trop envie, je me suis déshabillé et j’ai plongé. Le bassin était très étroit mais démesurément profond, comme si les lignes d’eau étaient verticales au lieu d’être horizontales. Je descendais longtemps le long de ma ligne, et j’arrivais non pas au fond, mais à une membrane souple d’environ un mètre de diamètre, que je déchirais de la pointe du pied pour poursuivre ma descente. Plus bas, de l’autre côté de la membrane trouée, les parois n’étaient plus de carrelage, mais des roches rugueuses et accidentées. Tout autour de moi nageaient, ou plutôt dansaient, des silhouettes blanchâtres, translucides comme des méduses, figures humanoïdes longilignes, plus grandes que moi, sans yeux mais pourvues de cornes. Elles s’attachaient à moi, m’enroulaient le corps de leurs bras fantomatiques, et m’entraînaient plus bas encore. J’étais un peu inquiet, mais je me disais, on verra bien, je suis capable de retenir ma respiration longtemps…

Côté « vraie » (?) vie, mon bilan post-salon de Montreuil est sensiblement le même que d’habitude : quantitativement, j’ai acheté deux fois plus de livres que je n’en ai vendus (12 contre 6 – car j’étais en mission commandée pour dénicher des cadeaux de Noël), qualitativement j’étais très content de saluer tout plein de gens que j’aime bien, voire que j’aime.

Montreuil All-Stars : Jean-Pierre Blanpain et Valérie Dumas, Susie Morgenstern, Mathis, Benoît Jacques (ah, quelle joie de discuter avec Benoît ! j’en sors systématiquement « comme une plante qu’on vient d’arroser », comme le disait Jeanne Moreau à propos d’Orson Welles), Loren Capelli, Sébastien Joanniez, Franck Prévot, Jean-Christophe MenuBruno Heitz, Hubert Ben Kemoun, Kochka, Christian Bruel (même pas trop triste de ne plus Être), Antoine GuilloppéSaraFlorence Thinard, Magnier Himself, Hervé Tullet, Patricia RichardCécile RoumiguièreAnne-Laure Cognet, Emmanuelle Houdart, Marion Hameury (qui est la seule personne en fin de compte à qui j’aurai dédicacé une Séquelle, alors que c’était pour ce livre-là que j’avais fait le voyage… Tant mieux : j’ai pu montrer à Marion une private joke dans le para-texte, qu’elle était à peu près la seule à pouvoir comprendre)…

Et puis, l’occasion est belle de faire des rencontres nouvelles. J’ai passé une excellente soirée avec ma soeur Nadia Roman et l’un de ses amis, l’écrivain oranais (et cependant on ne peut plus parisien) Yahia Belaskri. Nous avons parlé, et ri, et bu, et fumé, et Yahia s’est montré délicieux compagnon, véhément, généreux, drôle. En sortant, très tard, du restaurant, j’admirais de tous mes yeux de provincial ravi Paris la nuit, toute luisante vue de Montparnasse (on apercevait même, c’est dire, la tête de la Tour Eiffel et son faisceau lumineux tournoyant), et tout en marchant nous avons avisé une mendiante, recroquevillée de froid sur le trottoir. Yahia, sans barguigner, a ouvert son portefeuille et lui a donné quelques pièces. Nadia l’a gentiment taquiné : « Bravo Yahia, voilà un geste de bon musulman… » Yahia a répondu, en remontant le col de sa veste : « Ou de bon chrétien, tout aussi bien. La charité est une valeur revendiquée autant par le christianisme que par l’islam. Pour ce qu’ils en ont fait… Autant dire que mon geste était celui d’un bon athée. »

Rien que pour cette seconde de sagesse, récoltée à la volée sur un trottoir de Paname, mon voyage à Montreuil n’aura pas été vain.

Quoi d’autre ? Ah, oui, ceci, encore : sur le stand de Magnier, au salon, mon éditrice m’énumérait quelques-unes des nouveautés de la maison, me recommandant de lire tel ou tel roman, mais en formulant cet avertissement : « C’est très bien mais, je te préviens, c’est très différent de ce que tu écris.
– Oh, tant mieux, si c’est différent, tant mieux… Ce que j’écris, je préfère ne pas le lire ailleurs. Tu sais, je ne suis pas mon écrivain préféré, c’est juste que, ce que j’écris, personne ne l’écrira à ma place. »

À ma place. Ma réplique avait été spontanée, dans le simple fil de la causette, mais, maintenant que me revoici chez moi, j’y repense comme à un résumé très juste, un bilan à-propos. Si l’un dans l’autre je me trouvais bien à Montreuil, pour tout, pour rien, c’est que j’y étais fugitivement à ma place.

Choses vues

30/08/2010 2 commentaires

Prière d’insérer d’En marge de la nuit de J.-B. Pontalis : « Ici sont évoqués ce que Victor Hugo dans Choses vues appelait des « événements de la nuit » : des rêves qui redonnent vie aux amis disparus. Des rencontres qui, même si elles ont lieu le jour, ont quelque chose d’insolite. Des moments d’inquiétante étrangeté où notre identité vacille. Ou encore ceux où l’on se demande : Qu’est-ce que je fais là ? »

Selon ce principe, voici une carte postale envoyée depuis mon été :

Rêve du camping-car fou

Jeudi 19 août 2010

Je présente à mon cousin Nicolas, de passage chez moi, le gigantesque camping-car à deux étages que m’a prêté mon frère. Nicolas en est très excité, il a envie de tout toucher, tout voir, tout essayer. Il appuie sur des boutons disposés le long de la carrosserie.

Le véhicule est aussi long qu’un bus, haut comme un semi-remorque, et nous entreprenons le tour du propriétaire tandis que Nicolas, enthousiaste, pousse des « Oh ! » et des « Ah ! ».

J’ouvre une porte et le laisse jeter un œil :

« Ici, regarde, c’est la salle de bains.

– C’est fou, elle est plus grande que celle que j’ai chez moi ! Je pourrais prendre une douche, tout à l’heure ?

– Et là, à l’étage, regarde, le salon. Avec la moquette blanche, le bar et les fauteuils clubs.

– Ouah, on dirait un jet privé. Tu crois que je pourrais le conduire ? »

Je suis embarrassé. Mon frère m’a prêté son camping-car flambant neuf, mais il n’approuverait sans doute pas que je le prête à mon tour. Pourtant, cela fait tellement envie à Nicolas que je finis par lui tendre le trousseau de clefs.

D’ailleurs, je dois me rendre à Grenoble. J’ai rendez-vous dans un restaurant avec mes collègues de la médiathèque, et au préalable je dois passer voir Christophe à propos d’une représentation des Giètes dont j’ignore la date. J’espère que ce n’est pas trop tard.

Le camping-car démarre. Nicolas a l’air de bien s’amuser, et moi, au fond, je suis soulagé : je n’aime pas trop conduire ce véhicule démesuré, tant mieux si Nicolas y trouve du plaisir.

Je monte à l’étage par l’escalier en colimaçon, je m’installe dans le salon. J’ouvre les tiroirs d’une commode. Je suis curieux de voir si mon frère s’est déjà approprié cette maison roulante au point d’y ranger ses effets personnels. Je découvre une liasse de cartes, un peu plus grandes et plus épaisses que des cartes postales, jaunies. La liasse est entourée d’une ficelle. Je dénoue la ficelle et examine les cartes, une à une. Elles sont ornées de gravures en noir et blanc très anciennes, des personnages et des paysages évoquant le graphisme des arcanes majeures d’un jeu de tarot.

L’une d’elles m’intrigue particulièrement. Une femme occupe la majeure partie de l’image, comme assise contre le bord inférieur gauche du cadre. Son genou est relevé dans une pose lascive, elle est maquillée, coiffée et habillée de frous-frous comme une prostituée de bordel XIXe. La direction de son regard est floue, mais elle regarde peut-être un autre personnage, dans le coin opposé, supérieur droit : un homme en pied, en habit et chapeau melon, si petit que la perspective de l’image est incompréhensible. La légende est inscrite sous le cadre :

SERIE N°47 : LE VAGIN MANGE-CAILLOUX.

Une telle collection m’étonne un peu de la part de mon frère. Je surveille l’étage inférieur du camping-car à travers les interstices des plinthes, aux angles où la moquette se décolle, et je constate que mon cousin prend une douche dans la salle de bains.

Je regarde par la fenêtre. Le camping-car roule à vive allure sur l’autoroute. La nuit est tombée.

Mais alors… Qui est en train de conduire cet engin ?

Je panique.

Je dévale l’escalier en colimaçon, et je vois, au loin, dans la cabine de pilotage déserte, le volant immense comme une roue de bateau vibrer et trembler, livré à lui-même. C’est très dangereux ! Depuis combien de temps roulons-nous ainsi sans pilote ? Nous avons eu de la chance jusqu’à présent parce que l’autoroute est toute droite, mais un virage approche !

Je cours ! Je me précipite dans le couloir central ! Je me jette sur le volant ! Trop tard. Le camping-car sur sa lancée défonce la glissière de sécurité puis, à peine ralenti, la muraille anti-bruit, et tombe, presque à la verticale, termine sa course à grand fracas dans l’aire de jeux d’une cité HLM en contrebas. Je m’extirpe de la carcasse, je rampe dans la fumée, dans la poussière, dans les cris, des lumières s’allument aux fenêtres, des sirènes hurlent, j’essaye de traverser la foule hostile des badauds, qui pérorent, scandalisés : « Heureusement qu’il n’y avait pas d’enfants à cette heure-ci ! », « Mais à qui est cet engin de malheur ? », je ne sais que leur répondre, je fouille le bac à sable à la recherche de quelque chose, comme un chien.

Je me réveille. Je suis dans une caravane, dans le camping de Saint-Gildas de Rhuys (Morbihan).

Manquait plus que le préfet ! (coda)

21/04/2010 un commentaire

(Post-scriptum nocturne de mon feuilleton de tous les dangers dans les collèges et lycées de France : triptyque thèse, antithèse, synthèse.)

Pendant ce temps, il est des pays où les gens au creux des lits font des rêves. Une jeune fille avec qui je suis en correspondance, et qui ignore tout de mes aventures en Éducationie-terre-de-contrastes, me demande de mes nouvelles, tout en précisant qu’elle en a reçues pendant la nuit. Elle supposait que j’allais plutôt bien, puisque  « cette nuit dans un de mes nombreux rêves étranges tu faisais la une d’un journal pour tes ateliers de peinture contemporaine avec des enfants handicapés, dans le bar d’une ville quelconque où tu venais d’exposer le fruit de vos travaux. Je venais voir l’expo. »

Comme on le sait, j’adore les récits de rêves (pas seulement les miens, ni ceux d’autrui où je figure)… Voyons voir : un bar, des enfants handicapés, et une exposition de peinture, à votre bon cœur… C’est tout ensemble n’importe quoi, et confondant de justesse.

Mais puisqu’elle attend de mes nouvelles, voici. Quant à moi, je me trouvais il y a quelques nuits à peine, en Italie.

Je descends d’un bus, un sac sur le dos. Le bus s’en va, vide, j’étais le dernier. Je me trouve dans un village de montagne. Je sais que je suis en Italie. Je suis là pour faire la classe à des enfants dont j’ignore l’âge. Je cherche l’école du village, j’ai dans la main un plan qu’on m’a fourni. Les rues du village sont boueuses, poussiéreuses, non goudronnées. Je passe sous un porche en arche et pénètre une grande cour carrée, bordée de boutiques aux enseignes défraîchies, que je ne parviens pas à déchiffrer, je ne reconnais pas la langue italienne. Traversant la cour, j’enjambe des poules, des oies, des cochons, mais aussi des enfants, ce qui me permet de penser que je suis sur la bonne voie. J’observe l’intérieur des boutiques à travers les fenêtres. Derrière l’une d’elles, je vois plusieurs enfants assis, je me dis « je suis arrivé », et j’entre.

La classe n’est pas disposée de façon ordinaire, on dirait plutôt un mini-amphithéâtre : le premier rang est à mon niveau, mais les rangs suivants sont surélevés, marche après marche, jusqu’à toucher le plafond. Je me présente aux enfants. Leur âge est imprécis : je distingue des tout petits, mais aussi des ados, peut-être le village n’a-t-il qu’une classe unique. Comme je ne suis pas certain de ce que je suis censé leur enseigner (suis-je là pour leur parler de mes livres ?),  j’entreprends de raconter mon voyage. Mon récit les intéresse peu, mais je suis rassuré de m’exprimer fluidement, sans ruptures : soit je parle très bien l’italien, soit ils comprennent très bien le français.

Petit à petit, un brouhaha monte des rangs. Je continue à raconter mon voyage, les paysages, le temps qu’il faisait sur la route… Mais la classe gronde, il se passe quelque chose. Je finis par comprendre en remarquant une petite fille en larmes au premier rang : elle est la déléguée de la classe, et comme elle est contestée pour une raison que j’ignore, tous les autres élèves disent du mal d’elle, l’insultent, avec des mots que je ne comprends pas, certains mêmes la frappent, ce vent mauvais est celui d’une révolte, qui pourrait finir en lynchage.

Je décide, puisque je suis ici, de cela au moins je suis sûr,  pour donner de la parole, de m’adresser directement à cette malheureuse fille, afin de la consoler. Je sais l’histoire que je vais lui dire : dans une tribu primitive, éloignée de la civilisation et observée pour la première fois par un ethnologue, les mœurs politiques consistaient jadis à choisir un chef, à lui laisser tout pouvoir pour une durée donnée, et ensuite de le tuer et de le manger à la fin de son ‘mandat’, avant de choisir un autre membre de la communauté.

Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, j’entame cette histoire. Mais rien à faire, je ne parviens jamais à terminer ma première phrase. Il se passe toujours quelque chose dans les rangs qui m’empêche de poursuivre : un éclat de voix, une altercation entre deux élèves, ou une question posée sans le moindre rapport avec ce que j’essaye de dire. Je tente de crier, « Laissez-moi vous raconter, vous allez voir, c’est intéressant ! » Et cette pauvre fille qui pleure toujours.

Mais encore une fois, je suis interrompu. Cette fois, c’est par l’entrée d’un adulte dans la classe. D’un seul coup, tous les élèves se taisent et se dressent au garde-à-vous. Il s’agit sans doute du directeur de l’école. Il a l’air très ennuyé. Derrière lui, je distingue deux carabiniers en uniforme des années 20 (avec chapeau de gendarme type Guignol), et un homme imposant, regard hautain, mâchoire carrée et haut-de forme. Bon sang, il ne manquait plus que lui : c’est le préfet ! Quelqu’un m’aura sans doute dénoncé. Je travaille ici sans autorisation, je ne suis pas en règle, je vais me faire expulser.

Je m’esquive discrètement pendant que le directeur prononce un petit discours aux enfants. Je suis à nouveau dans la cour carrée, je cherche une issue. Je m’aperçois que l’un des côtés de la cour est doublée par un canal. Je n’hésite pas, je plonge, je nage dans une canalisation. J’y vois très clair : j’avance dans un tuyau métallique carré, éclairé au néon. Mais je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir retenir ma respiration.

Je me réveille.

(Et maintenant que je suis réveillé, je m’en vais pour quelques jours de congés dans le Piémont, tout près du village natal de mon grand-père.)

Sur la Route, encore

04/08/2009 un commentaire

monochrome gris

J’ai lu, durant le long hiver 2007-2008, La Route, roman de Cormac McCarthy – sur les conseils concomitants de deux lecteurs avisés n’ayant aucun lien entre eux, messieurs Yann Garavel et Jean-Marc Mathis. Lorsqu’une préconisation surgit simultanément de deux horizons séparés, mieux vaut la prendre au sérieux. Si je donne les noms de ces deux gentlemen, c’est pure gratitude.

Car depuis ces années écoulées, je pense à ce livre, non quotidiennement, ce serait insupportable, non régulièrement, ce serait de la préméditation, mais enfin, très souvent. Et sans sommation. Des visions me prennent soudain, me reviennent de loin derrière ou m’arrivent de demain, je ne sais pas. En roulant sur l’autoroute. En mangeant une pomme. En regardant mes enfants. En regardant un arbre. En poussant un caddie dans un supermarché. En ouvrant une boîte de conserve. En me retrouvant seul, même accompagné. En contemplant un paysage, n’importe quel paysage, pour en ressentir très profondément, à en pleurer, sa fragilité, la mienne aussi, sa beauté en train de mourir.

Quel est donc ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore telles sensations ? Tels effrois physiquement ressentis, et telle conscience viscérale (L’horreur ! L’horreur !) de notre rapport tragique au monde ? Quel est donc ce roman qui vous retourne l’œil ?

Et ce n’est pas tout. Cette nuit, j’y étais, sur La Route.

J’étais dans ce monde gris et mort, j’étais seul et tapi dans un terrier de cendres, j’espérais que les miens étaient encore vivants mais je n’avais aucun moyen d’en être sûr, je savais que les alentours étaient dangereux, j’étais squelettique et en haillons, je faisais partie d’un groupe qui m’avait relégué, un groupe cruel et dur et violent, mais censé protéger ses membres d’un autre groupe plus cruel, plus dur et plus violent, qu’on ne voyait pas, qu’on entendait parfois, dont la menace obligeait à rester caché, couché, prostré dans la boue grise… Finalement, je me suis tout de même levé, rassuré parce que j’avais en poche l’outil qui me permettrait d’aller voir plus loin : le précieux passe-partout [il s’agit de mon trousseau de clés professionnel, qui ouvre toutes les portes du centre culturel qui m’emploie], j’avançais dans la boue grise en tâtant ce sésame à travers ma poche et en écoutant chaque écho de la forêt défunte, pelée, sans feuille, et chaque coup de mon cœur… Je suis parvenu devant une palissade hétéroclite, amoncèlement de planches de chantier, et là, à moitié dissimulée, une porte. Ma clef est entrée dans la serrure, j’ai tourné la poignée, je suis entré. Entré dans quoi ? Derrière la porte, j’étais toujours dehors. Au-delà, le même paysage continuait, identique, plus vallonné peut-être. J’ai entendu un cri : « Un espion ! » J’ai répondu d’une voix très faible : « Je ne suis pas un espion… Je n’ai pas d’arme sur moi… » Alors, des individus aussi squelettiques que moi, aussi sales, pareillement en haillons, ont fondu sur mon corps, m’ont encerclé, ont commencé à me palper, à soupeser mes maigres muscles, mes jambes, mes bras, et je comprenais parfaitement à quelle fin ils me jaugeaient ainsi. Or ils étaient tous des enfants. Aucun n’avait plus de treize ans.

Et je me suis réveillé, en sueur, le cœur battant très fort d’être vivant.

Quel est donc que ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore des cauchemars ?

Un chef d’œuvre, sans aucun doute, voilà la réponse.

Il paraît qu’ « ils » vont en faire un film, non parce que c’est un chef d’œuvre, ce qui serait une raison extraordinaire, mais comme d’habitude pour la raison ordinaire : parce que le livre a eu du succès. Je ne vois pas l’intérêt. Les pouvoirs de la littérature sont une chose ; ceux du cinéma, très grands et tout aussi respectables, en sont une autre, et ces deux choses mélangées dans le pot commun du box-office ne sont pas forcément des ingrédients compatibles. De quoi gâter le goût, aussi bien. Je n’irai pas voir ce film, de même, et à peu près pour les mêmes raisons, que je ne suis pas allé voir un autre film évoqué ici. À quoi bon ? Des images, j’en ai déjà, plein la tête, plein la nuit.

Pas mort, Etienne

22/05/2009 un commentaire

bouge, Etienne

En blogolangue, un article se dit « post ». Après ? Pourtant la blogosphère est oublieuse de nature, l’éphémère même, il n’y a plus d’après à Saint-Germain des blogs, le contraire de la postérité.

Publier sur un blog, il faut le savoir, revient à enterrer (littéralement, pousser vers le bas) ce qu’on y a préalablement publié. Lorsqu’on met en ligne un post, soit les lecteurs déposent des commentaires immédiatement, dans les heures qui suivent, soit ils ne le font pas, et on oublie le post du jour, au suivant… Oh certes il demeure virtuellement, tout chassé qu’il est, mais comme s’il n’avait jamais existé. Limbes digitales. On ne commente pas les vieux posts. C’est la règle.

Survient parfois une exception : l’article que j’ai publié sur Étienne l’été dernier, ce post posthume, reste le plus consulté du Tiroir. Une fois tous les 36, et la semaine dernière encore, quelqu’un, quelque part, pense à Etienne, tape « etienne delmas » dans la gueule à Google, espère de ses nouvelles… Et c’est moi qui en donne, mauvaises, je suis navré, oiseau de malheur. Alors, la personne est triste, et elle dépose en commentaire ses propres souvenirs d’Étienne, une fleur de plus pour le bouquet. Cet usage imprévu de mon blog, registre funéraire, chapelle ardente, est très émouvant. Cinq personnes ont ainsi témoigné en neuf mois, que je ne connais pas pour quatre d’entre elles, mais voilà, il y avait Étienne entre nous. Il manque, à plein de monde, on pense à lui, il est vivant.

Je viens de lire le tout premier livre d’Étienne, que je ne connaissais pas, Son île (éditions du Hêtre rouge – n’existent plus, celles-ci non plus, je crois). Moi qui ai gardé en mémoire, à vif, les douleurs de Je suis là pour la nuit, je découvre là son pendant en plein air et en plein vent, un livre heureux, épanoui, amoureux. Ah, le bonheur, matière poétique fort fragile, et délicate… De quoi pleurer aussi, pourtant… Car on trouve aussi des deuils, dans cette douce chronique… Parce que le temps dure longtemps…

Quant à la postérité éditoriale d’Étienne, il me faut donner des nouvelles plus triviales.

Les éditions Castells, qui ont publié une quinzaine de livres, dont deux d’Étienne et deux de moi, sont portées disparues depuis deux ans. Il semble qu’elles soient officiellement en cessation d’activité, ce qui ne vaut pas, juridiquement, une cessation d’existence. Pour ma part, j’essaye de récupérer les droits sur mes deux livres « Castells », désormais aussi introuvables que s’ils avaient été édités au Fond du Tiroir. La veuve d’Étienne, Laurence, fait de même pour ses deux ouvrages précédents… Subsistaient en souffrance deux manuscrits d’Étienne, que Castells avait initialement promis de publier : Boucheries, un amusant exercice de style, et surtout le plus substantiel La peau des princesses. Laurence a l’intention d’auto-publier ce dernier (littéralement, dernier – la couverture ci-dessous trahit la définitive teinte d’impression, rouge sang), comme un ultime hommage, une dernière manifestation de la vie d’écrivain d’Étienne (sa vie de musicien, elle, connaîtra d’autres avatars). Si quelqu’un dans l’assistance, tombé ici via gougueule, est intéressé par ce projet de livre, qu’il me contacte, je transmettrai les coordonnées de Laurence.

Etienne II le Posthume

Addendum, 11 août 2008 : treize ans presque pile après sa disparition, j’ai croisé Étienne cette nuit. Lui n’avait pas changé du tout. En sortant de ma voiture je tombe sur lui sur le trottoir et je suis heureux de le voir, les rumeurs sur sa mort étaient donc bel et bien exagérées. Il tient en main, comme on tiendrait un oisillon, une petite caméra HD dont il semble très satisfait. Je lui demande ce qu’il devient, il me répond qu’il filme les gens. Ah, bon, tu tournes un documentaire ? En quelque sorte, oui. Je demande aux gens comment ils vivent pendant la pandémie, comment ils vivent avec la maladie. C’est très intéressant. Toi, par exemple, Fabrice, qu’est-ce que tu fais ? Comment tu vis ? J’ai l’impression que tu ne respires pas très bien. C’est important, tu sais, de bien respirer, n’oublie pas. Il allume sa caméra sur moi. Je me réveille et je décide de retenir son conseil de l’au-delà, je respire.