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Baise malchanceuse

Actualité flaubertienne.

Avez-vous vu Bad Luck Banging or Loony Porn, film roumain réalisé par Radu Jude, tourné pendant la pandémie en 2021, et ours d’or à Berlin (les Berlinois ont de l’audace) ? Traduction possible du titre anglais : Baise malchanceuse ou Porno cinglé. J’apprends ici que Babardeala cu bucluc sau porno balamuc, le titre original, emploie des mots d’origines gitanes et ottomanes, et constitue d’entrée de jeu une provocation au nationalisme roumain.

Comme chez Flaubert, l’intrigue mêle le grotesque et le tragique ; si elle n’était pas si trash, elle pourrait valoir à ce film d’être ajouté à la litanie prodigieusement longue, récurrente comme un symptôme, des sorties au cinéma qui ces jours-ci abordent la crise de l’enseignement en collège ou en lycée : ici, Emi, incarnée par Katia Pasacriu, est une prof de collège qui subit humiliation, mise au ban et vexation infligée par un tribunal populaire parce qu’une vidéo sexuelle privée qu’elle a tournée avec son mari se retrouve sur Internet…

Jude filme la déambulation dans Bucarest de cette femme inexpressive derrière son masque anti-Covid, en suggérant que la véritable obscénité est ailleurs que sur Youporn. PARTOUT ailleurs. Dans les rues, dans les médias, dans les supermarchés, dans les files de bagnoles, dans les façades, enseignes et publicités, dans les micro-agressions et soubresauts de ressentiments recuits à même le trottoir, dans les haines de tous contre tous, dans la compétition libérale généralisée et érigée en système.

Et puis, pile au milieu du film, sur une ritournelle incongrue de Boby Lapointe, l’histoire s’interrompt brutalement pour céder la place à une sorte de court-métrage expérimental directement hérité du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert.

Défilent sous nos yeux, dans l’ordre alphabétique, c’est-à-dire dans une parodie d’ordonnancement, divers concepts et clichés dont les définitions et exemples, un à un, démolissent froidement notre zeitgeist et notre ordre moral en cache-sexe. Les violences politiques, policières, patriotiques, religieuses et mémorielles, nous sont assénées avec une ironie d’autant plus cinglante qu’elle n’est jamais que l’enregistrement du réel : c’est le fascisme d’hier et de demain que nous voyons, et la Roumanie est, à quelque chose près (la pression et l’oppression catholiques y sont sans doute pires qu’ailleurs), le monde.

Ainsi, pour l’entrée Transformation nous admirons une magnifique fleur éclore au ralenti tandis que nous lisons un fait divers recueilli dans la presse :

Un Américain accusé d’avoir tué ses deux colocataires, a déclaré à la police partager avec eux des opinions néonazies, jusqu’à ce qu’il se convertisse à l’Islam. Il les a ensuite tués parce qu’ils ne respectaient pas sa foi.

Un peu plus tôt, parvenus à la lettre C, à l’entrée Cinéma nous étions pourtant avertis par cette note d’intention :

Nous avons appris à l’école l’histoire de Médusa. Elle avait un visage si laid qu’à sa vue les êtres et les âmes se transformaient en pierre. Lorsque Athéna a ordonné à Persée de tuer le monstre, elle l’a prévenu de ne jamais regarder directement son visage, mais seulement son reflet dans son bouclier lustré. Suivant ce conseil, Persée réussit à décapiter Médusa. La morale est qu’il nous est impossible de voir les horreurs actuelles parce qu’elles nous paralysent d’une peur aveugle, et que nous ne pouvons les percevoir qu’au travers d’images qui en reproduisent l’apparence. Le cinéma est le bouclier lustré d’Athéna.

Précision à l’attention de quiconque ne ferait pas la différence entre l’ironie et le cynisme, soit entre le recul empathique Flaubertien obligeant le lecteur à s’impliquer pour saisir ce qui n’est pas dit, et la potacherie ricanante se payant la tête de ses personnages afin de mettre le public dans sa poche : c’est la différence entre un film de Radu Jude et un film de Ruben Östlund.

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