Depuis au moins trois décennies, j’aime, j’admire et je cite (ici ou ailleurs), Jean-Christophe Menu. Menu est « inspirant », pour employer un vocabulaire de millenial. Je ne saurais sous-estimer l’influence de son oeuvre d’auteur, de dessinateur, d’éditeur, d’agitateur, de fouteur de merde en réseau. Toujours peu connu du grand public, il est en quelque sorte l’équivalent de ce qu’est en musique le Velvet Underground (Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe »). Or Menu a subi la semaine dernière une très grave crise qui a failli lui faire traverser en coupe le fil du rasoir. Tous ses amis, moi compris, se sont alarmés et lui ont témoigné leur soutien. En réponse, il vient de publier un long post, sorte de compte-rendu depuis l’enfer. Je me permets de copier-coller ci-dessous ce texte, que j’estime capital, d’utilité publique. Au moment de lancer son dernier livre en tant qu’éditeur (« Le Copirit », réédition d’une oeuvre de jeunesse de Jean-Claude Forest) Menu est parti en cacahouète pour une imprimante. Une fois la crise passée, il a remonté le fil afin de comprendre de quoi cette imprimante était le symptôme et la métonymie. Quiconque, comme moi, fait des livres (ou autre chose, après tout), se retrouvera dans ce témoignage éclairant : la joie de créer se brise sur le mur du réel, pour des raisons qu’il décortique lucidement. Mais au-delà de ce cercle de créateurs, son texte parle de tout un chacun puisqu’il signale les deux dangers propres à l’époque : la loi du plus fort capitaliste en guise de fond, la numérisation universelle en guise de forme. Pile et face de la déshumanisation en cours. Non, le second n’est pas un « progrès » mais bien le bras armé du premier, déshumanisant, détruisant la relation humaine pour la réduire à la pure consommation individualiste et décervelée. En outre, dernière considération politique, le terrible constat « Il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground » résonne comme un sinistre écho, appliqué à la sphère culturelle, du phénomène planifié de disparition de la classe moyenne.
« Attention gros post plein de texte. Chères et chers ici, je suis vraiment très touché de vos mots, de vos appels, de vos encouragements. Franchement je ne m’attendais pas à tant de signes, je ne savais pas que je comptais pour autant de monde, je ne vais pas en tirer de la fierté, mais je ne vais pas nier que ça m’a fait énormément de bien, que ça m’a sauvé peut-être. Ces réseaux peuvent avoir du bon… Merci à ceusses de la vraie vie, les virtuels ici dont j’ai entendu pour la première fois la voix, les proches, les moins proches. Le burn-out peut arriver à n’importe quel moment. Comment on arrive au burn-out ? Il y a des signes avant-coureurs bien sûr. De plus en plus de crises d’angoisses, quand on a tant de mal à s’adapter à la technologie comme moi. L’appli sncf ? Pétage de plombs. Une lettre de l’Urssaf ? Pétage de plombs. Super-U ? Crise d’angoisse. J’estime que le tout-numérique administratif fait des ravages sur les hypersensibles dans mon genre, c’est de la mise en danger institutionnalisée. Un des signes parmi d’autres de la déliquescence générale. Tout devoir faire avec des robots. Quelle mauvaise SF. Donc c’est l’été, on met un peu tout en sommeil, même si on ne bouge pas, après tout on habite dans un chouette endroit et on se plaint plutôt du sur-tourisme là où je suis. Et puis il y a un gros anniversaire. Un chiffre que quelque part je suis étonné d’atteindre. Et je suis ravi d’avoir mes 3 filles, pour la 1e fois ensemble depuis leur enfance, car oui, toute ma vie a été bien compliquée, et même si le moment est merveilleux, beaucoup de choses difficiles remontent à la surface. Et puis je bois beaucoup évidemment. Et en fait « ça va aller », ben non. Les causalités, les valises de merde qui se transmettent de génération en génération, qui trouvent leurs sources dans une guerre ou un abus, les secrets de placard dans toutes les familles, c’est épuisant et ça ne s’arrêtera jamais. Et puis il faut se remettre à bosser. En fait, aller vers l’ordi est une torture. Déjà, tout est obsoléte dans mon installation pourrie. Un vrai gag, mais c’est comme ça. Et donc, c’est un minable problème d’imprimante qui engendre le Pétage de plombs. J’ai là par terre la pile de Copirit, les emballages pour les journalistes, il faut que j’imprime le communiqué de presse, l’imprimante ne veut pas marcher, et c’est la goutte d’eau, et je me tape la tête contre une porte en hurlant et les pompiers arrivent. Et une fois à l’hôpital, au bout de 2 h sans voir personne, je pars par la fenêtre et je monte à pied vers la ville. J’étais au rez-de-chaussée je précise, pour pas faire le héros. J’ai attendu que les ambulanciers dehors aient fini leurs clopes et que les couloirs soient vides. Simple. J’ai la faiblesse de penser que je connais mieux mon problème qu’autrui. J’ai tort, mais la perspective de me faire perfuser avec dieu sait quoi alors que j’ai autre chose à foutre a été déterminante. Mon amie Laurence qui m’a récupéré a été cash : « je t’écoute une heure, c’est moi qui décide si je te ramène chez toi ou à l’hosto ». Ce qui est grand car elle ne voulait pas que je me remette en danger ou mette Laura en danger. Elle me ramène (merci Laurence), il y a les gendarmes bien sûr, plus tard le Samu. Bon. Il ne m’a manqué que les palotins du père Ubu. Je regarde les paquets à faire. On en est où de ce système ? Envoyer des SP [services de presse], à des gens qui sont payés pour ça, tandis qu’on fait tout bénévolement ? Frayer avec des tocards qui ont une colonne à remplir pour vendre 3 bouquins ? C’est ça la vie ? Devenir hypocrite à 60 ans, intégrer ce système tout naze au péril de sa santé, pour faire tourner un système totalement merdique alors que mon vœu le plus sincère est qu’il disparaisse ? Où sont mes principes révolutionnaires d’antan ? Faire des livres c’est magique. C’est pour ça que j’ai rempilé. Mais oui, c’est de l’industrie qui participe aux malheurs de la planète. Un imprimeur, c’est des machinistes qui tournent, ce sont des artisans, des ouvriers. Nos états d’âme d’artistes, ils connaissent pas et c’est tant mieux. Par contre ils aiment le travail bien fait, et c’est là où on communie. Voir les « belles feuilles » sortir des presses, c’est un des meilleurs moments du monde. Et ça se passe avec des « vrais gens ». Ça aussi c’est beau. Alors pourquoi tout part en couilles ? Trop d’industrie, trop de production, trop d’offre et souvent merdique, à tous les niveaux. Le livre n’échappe pas à la règle, c’est du Naf-Naf culturel. Tout le processus est beau, et puis à la fin ça s’apparente à une marée de plastique dans les océans. Je me suis toujours identifié à Bertrand Labévue à qui on essaye de changer les idées en bagnole, et il revient encore plus déprimé qu’avant parce qu’il a vu des hérissons écrasés. Tout ce qu’il y a à côté de l’Edition, la distrib, les fichiers excel, les fiches Onyx de mes couilles pour faire plaisir à la Fnac et à Amazon, la presse, tout ça c’est de l’industrie et du capitalisme, dont tu dépends malgré toi. C’est l’essence de tout travail tu me diras, mais je peux pas m’y faire. Surtout de plus en plus bureaucratique à tout niveaux. C’est un système exsangue, de la merde qui te fais péter les plombs. Comme le reste, comme la politique, ça tourne en rond en essayant de sauver les apparences, mais l’enjeu a disparu, il ne reste que le système. Tout vide. Surtout quand ta boîte est basée sur le bénévolat. Je me plains pas, je claque un héritage en refaisant des livres, ça me plaît, c’est mon choix, et j’ai honte d’avoir ce luxe mais au moins je fais ce que j’ai toujours aimé. J’ai essayé la diffusion en direct avec la Munothèque : on arrive au point mort plus rapidement, les sous arrivent de suite, on parle avec les acheteurs, c’est beaucoup plus sympa et clair. Mais c’est plus de travail de tout faire. Et puis arrive un moment où tu as peur de harceler les gens. Je le vois bien qu’on est trop nombreux à essayer de fourguer sa came. Qui peut se payer tout, aider tout le monde ? Personne. Et rentrer dans des statégies « ma merde est meilleure que ta merde » je peux pas. Plus de risques de pétages de plomb aussi car le cerveau ne gère pas tant de métiers différents. Faire tous les festivals ? J’ai plus l’énergie. Le système, même avec des distributeurs nés dans la mouvance indépendante, est un gros système industriel, tous basés sur les mêmes méga-data, Électre mes couilles, Fnac mon cul. En vertu de quoi on devrait faire plaisir à la Fnac ? Ils font quelque chose pour nous ? Quand je pense qu’avec l’Asso on avait réussi à imposer la vente ferme aux Fnac. C’était il y a longtemps. il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground. Il y a eu une bataille de perdue, mais elle a été perdue à tous niveaux. Et tout seul c’est juste pas possible. Et qui s’intéresse aux livres et pour combien de temps ? Nous devenons une secte et elle ne va pas se renouveler. Je pense à Fahrenheit 451 et à THX 1138 tout le temps. Mais je dois avouer que les gendarmes d’hier étaient gentils. C’était pas la Gestapo. ça pourrait le devenir. Y’a eu ça aussi, le mois de juin et ses menaces, on a préféré vite oublier, il faut se souvenir qu’un chef d’état complètement cinglé a fichu la merde dans la tête de 60 millions de personnes, qu’il continue, au mépris de toute démocratie, et que ça ne peut pas rester impuni. Sans parler du reste, de Gaza. S’il y a encore des gens dans mes contacts à penser qu’Israël ne fait pas un génocide à Gaza, merci de vous en aller. Et discrètement. Car on est tributaire de tout, un truc pareil est en filigrane pour tout le monde, la planète est un corps comme le nôtre, on voit l’éxéma, on voit la gangrène. Ce que subit la planète je l’ai toujours vécu dans mon corps. Et c’est pas nouveau, gamin on me foutait devant la télé, c’était la guerre au Liban, la famine au Bangladesh, et je me demandais bien pourquoi on me donnait ça à savoir puisque je ne pouvais rien faire. N’étais-je pas un enfant ? Pourquoi on montre les horreurs des adultes aux enfants ? Pourquoi à la télé il n’y avait pas Franquin ou Tillieux ? Bande de cons. Désormais je ne voudrais que dessiner. Voilà j’ai essayé de donner des indices pour vous remercier. Je ne sais pas comment je vais réagir suite à ça. Je vais devoir élaguer. Accepter d’être un vieux schnock. Probablement redisparaître des réseaux alors que c’est grâce à eux et à vous que je sors de cette crise. Enfin, je ne sais pas si je vais m’en sortir. Il faut tout réinventer. Faire des bricoles car il n’y a que les bricoles qui aient de l’importance. Mais moins. Et pour les paquets, on attendra. Bisous. Jcm »
Le Fond du Tiroir a été micro-éditeur, douze livres au compteur : il cause en connaissance. La micro-édition a mauvaise presse. Elle est perçue comme une activité dilettante, peu sérieuse, peu exigeante, peu ragoûtante, voire parasitaire (tâchez d’en discuter avec un libraire, pour voir) à la manière de la fausse monnaie qui porte atteinte à la vraie, de l’ivraie qui cache le bon grain. Il est du reste fort exact qu’on trouve dans la micro-édition des quantités décourageantes de drouille, de livres ni faits ni à faire, surtout à une époque qui, via notamment les kindle d’Amazon, laisse croire que tout le monde peut « faire un livre ». Mon point de vue est sensiblement distinct de la condescendance générale. Il est que, dans la micro-édition très exactement comme dans la grande édition, la vraie, la parisienne, voire dans toutes les activités créatives humaines, un même phénomène joue : la masse ensevelit les pépites. Les mauvais livres enterrent les bons, la fausse monnaie cache la vraie, l’ivraie nuit au bon grain etc. Parce que voilà : en réalité, éditer un livre, le micro-éditer, l’auto-éditer en artisan, comme on voudra, est un geste artistique, au même titre que l’écrire, c’est-à-dire une prise de risque. Risque de réussir ou d’échouer ; risque d’être bon ou mauvais, ou tout simplement médiocre et kindle ; risque d’être génial (personne n’est à l’abri) ou banal (personne, non plus). Ce geste/ce risque est toujours respectable même lorsque le résultat ne l’est pas. Ce préambule établi, je me trouve bien sûr ici devant vous pour parler des pépites géniales, et laissons la drouille là où elle est. Je reçois dans ma boîte aux lettres quelques aventures micro-éditoriales sensationnelles, que j’égrènerai ci-après.
II
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : L’Infundibuliforme d’Aston Verz.
Même si je me suis régalé de Gens de Dublin ou des Lettres de James à Dora… Même si je suis allé jusqu’à me frotter (transpirant d’abondance) à Ulysse… Je confesse n’avoir jamais lu Finnegans Wake, livre réputé le plus illisible de James Joyce qui, déjà, n’est pas l’auteur le plus facile du monde. Non seulement illisible mais, corolaire, livre intraduisible (Finnegans Wake a été non pas traduit mais adapté en français par des écrivains, c’est-à-dire des créateurs de langues eux-mêmes, Beckett, Soupault, etc.) et bien sûr inadaptable au cinéma. Tout cela n’intimide pas Aston Verz qui depuis des années (du moins pour autant que je sache ! en réalité ce peut être depuis des décennies ?) adapte Finnegans Wake en bande dessinée. Ou plutôt en graphitation, comme il l’écrit, puisque l’ouvrage naît à la mine de crayon. Régulièrement, il en publie une planche sur les rézos. Puis, planche après planche, lorsqu’il a bouclé un chapitre il l’imprime – or une telle compilation vient juste d’advenir, que l’on peut commander à l’auteur pour une somme dérisoire. Nous sommes bien en présence d’un maniaque passionné et patient, construisant une œuvre dont l’essence est très distincte des brouettes d’adaptations « digest » de romans en bandes dessinées, proliférant en librairie. C’est le contraire, même. Certes, que ce soit en feuilleton goutte-à-goutte ou en recueil fanzine, « on n’y comprend rien ». Sauf qu’on comprend l’essentiel, on comprend qu’il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose dans chaque planche, dans chaque dessin : une aventure graphique se joue sous nos yeux, de même que le texte de Joyce est une aventure langagière. Il suffit de dépasser l’abscons pour en saisir la pure joie, et ce n’est pas si difficile. Il semble que James Joyce a forgé cette fameuse locution anglaise désormais passée dans le langage courant français : « Work in progress ». Durant les 17 années de son écriture, c’est par ces trois mots qu’il désignait son roman avant que celui-ci ne trouve, au moment de sa publication, son titre définitif : Finnegans Wake. Work in progress : œuvre en progression, non finie, peut-être même infinie (on sait que les derniers mots du roman s’enchaînent avec les premiers comme une seule phrase prise dans une boucle de Moebius). C’est dire si Aston Verz n’est pas au bout de sa peine, et s’il ne parvient jamais au parachèvement ce sera tout de même parfait, puisque dès qu’il a terminé une partie il retouche tout le reste. D’ailleurs Infundibuliforme signifie « en forme d’entonnoir » : le couvre-chef des fous.
III
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : deux cahiers photographiques, La crise de la quarantaine et De coiff’hair par Michelle Dollmann.
Michelle Dollmann a été bien des choses, mais disons qu’elle est aujourd’hui photographe (on a pu la croiser ici, par exemple). Pour son bon plaisir et à ses dépens, elle autoédite (je ne suis même pas sûr qu’elle vende, peut-être offre-t-elle seulement) deux charmants albums de photos pince-sans-rire, qui ne paient pas de mine, qui ressemblent avec leurs coins arrondis aux cahiers de brouillon d’autrefois. Le premier, La crise de la quarantaine, n’est composé que de photogrammes extraits de films américains sous-titrés en français, et ainsi les images « parlent » comme dans un roman-photo. Sur chacune des doubles pages, un dialogue s’invente de toutes pièces entre, d’un côté, Woody Allen que nous voyons et entendons user de son légendaire bagout et de son sens de la vanne ; de l’autre, en vis-à-vis, une diva hollywoodienne anachronique (Lauren Bacall, Rita Hayworth, Ingrid Bergman et consœurs) lui répond, la plupart du temps pour le remettre à sa place. Cet art du montage/collage est ludique et burlesque. Mais sûrement qu’il dit quelque chose de profond sur l’Hollywood post-#metoo : on t’aime, Woody, mais maintenant ferme-la, laisse parler ces dames. Le second, De coiff’hair, concrétise ce que nous sommes nombreux à avoir rêvé de faire un jour : une compilation sociologique de témoignages visuels sur un phénomène urbain très massif et pourtant très énigmatique, l’épidémie d’enseignes de coiffeurs à base de calembours pleins de Tif, de Hair, et de Coiff. Chais pas Coiff’Hair, comme disait Anna Karina dans Pierrot le fou. Michelle a-t-elle fait un tour de France des salons de coiffure ? En tout cas, sans me vanter, la toute première vitrine photographiée, qui a l’honneur d’inaugurer son recueil est celle du coiffeur de mon village, L’art de pl’hair. Et au nom de toute la municipalité je la remercie de remettre ainsi mon village au centre de la coupe avec la raie au milieu.
IV
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : les éditions Pscht-Étanche, nom composé abracadabrant et sorte d’oxymore (le fluide jaillit/le fluide est contenu).
Sébastien Lumineau, dessinateur connu durant la première partie de sa carrière sous le pseudonyme d’Imius, a été publié par l’Association, Cornelius, les Requins Marteaux, Delcourt… Voilà que cette année il tombe à son tour dans la catégorie des auteurs-qui-deviennent-microéditeurs et inaugure sa structure de bon plaisir. C’est sous cette bannière bizarre qu’il bricolera en liberté quelques livres remarquables qui ne seront peut-être pas remarqués, que personne ne lui a réclamés, et qui ne seront distribués nulle part sinon sur les salons et sur son site. La première salve disponible, généreuse, éclectique dans ses formats, ses auteurs et ses manières, compte pas moins de cinq ouvrages :
– Pscht Étanche, comix éponyme qui compile des bandes dessinées de Lumineau parues notamment dans Le journal de Delphine et Marinette.
– ÉPÉ 00 : mini-livre gratuit qui explique l’origine du nom de l’enseigne. Aaaaaaaaah, d’accord, eh, ben, dis donc.
– ÉPÉ 01 (mon préféré) : Faux plafond premier livre publié de Bernard Thomas (ne pas confondre avec Thomas Bernhard – quoique). Formidable recueil de souvenirs d’enfance et de photos de famille qui n’ont rien du tout d’attendrissant ni de complaisant : on est plus proche de Pialat que du Petit Nicolas. Nous saisissent en vrac l’âpreté de l’enfance s’ajoutant à celle de la campagne, la relation crue des violences, méchancetés et mensonges des adultes, la transmission héréditaire des traumatismes, mais aussi, heureusement, un peu de joie et d’humour absurde. Il y est beaucoup question de la mort, puisqu’il n’y est question que de la vie. Fragment choisi (parmi les plus rigolos et non les plus trash) :
La nuit en colonie de vacances, nous communiquons avec les morts grâce à un verre Duralex et des lettres de Scrabble disposées en cercle. Nos doigts posés sur le verre nous invoquons l’esprit de Kurt Cobain ou d’Hitler. Curieusement, ils nous répondent toujours en français. Lors d’une séance nous avons même invoqué Satan et j’ai eu le bras pétrifié par le froid pendant deux jours malgré des massages répétés à la pommade Vicks Vaporub. Une fois, nous avons même demandé à Dieu où vont les gens après la mort. Le verre s’est arrêté successivement devant la lettre P, puis A, puis R, puis à nouveau A, puis encore P… Maintenant je sais que lorsqu’on meurt on va tous au parapluie.
– ÉPÉ 02 : Pousse la porte par Ronald Grandpey. Objet purement graphique est extrêmement élégant, bande dessinée muette et improvisée pensée comme une seule cavalcade. Un cheval galope de la première à la dernière page. On sent bien que pour l’auteur, travaillant par ailleurs dans l’animation, le mouvement est une fin en soi.
-ÉPÉ 03 : La berlue d’athée (quel merveilleux titre !) par Sébastien Lumineau lui-même, qui s’est tout de même réservé un espace personnel de création dans cette fournée inauguréegurale. Davantage écrit que dessiné, ce livre qu’on n’ose dire « d’actualité » retrace le chemin spirituel de son auteur, depuis la bigoterie dans laquelle il baignait enfant jusqu’à sa décision adolescente d’être athée, cohabitant avec une sensibilité mystique. Fragment choisi :
Le jour de ma confirmation, j’eus la révélation : je n’étais sans doute pas croyant. Sur les bancs de l’église, avant que le sacrement ne commence, je fis part de mes doutes à Nathalie [l’animatrice du catéchisme qui subit tant bien que mal ce groupes d’adolescents déconneurs], argumentant le fait que j’étais trop jeune pour décider, et surtout pour avoir sérieusement réfléchi à la question. Nathalie, fatiguée de mon comportement puéril et infernal tout au long de l’année, me cloua le bec d’un « C’est trop tard maintenant ».
Notons que le travail artisanal de l’édition, qui fait que le livre est assemblé à la main, permet quelques trouvailles graphiques : ici la page de titre est recouverte, pour ne pas dire emballée, par la page de couverture translucide mentionnant auteur et éditeur, ce qui fait que le titre n’est lisible qu’en transparence, comme une apparition surnaturelle.
V
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Il neige et Les eaux de Joseph Beaude, par l’Atelier typographique de l’Estey.
Vaille que vaille, avec exigence et opiniâtreté, l’ami Hervé Bougel poursuit son travail sur la terre, pratiquement sa mission, qui est de faire des livres – du moins lorsqu’il n’en écrit pas. Soulignons cette spécificité : ici micro-édition ne signifie pas auto-édition, puisque les livres signés Bougel paraissent ailleurs que chez Bougel (chez Jean-Louis Massot, à l’enseigne des Cahiers du Dessert de Lune qui auront été fondatrices pour lui, puis à la Table Ronde, au Réalgar, chez Buchet-Chastel… cf. plus bas, section VIII).
Lorsqu’il était grenoblois, Hervé a cultivé son pré#carré des décennies durant. À présent qu’il est bordelais, au bord d’un estey devenu Estey, il continue de créer avec ses outils typographiques, lentement mais sûrement, des écrins dignes de la voix des poètes. La dernière fois que les éditions de l’Estey m’avaient réjoui les yeux et les mains, c’était avec Le livre secret pour Youki de Robert Desnos, extraordinaire coffret-leporello. Les deux nouvelles plaquettes littéralement sorties de la presse sont des objets plus ordinaires, si tant est que ce mot eût ici la moindre pertinence : deux livres toutefois scellés à la cire et portant sur leur couverture le nom de Joseph Beaude (1933-2015). L’un des deux réédite un texte paru autrefois au pré#carré, d’ailleurs en incipit je mentionnais l’opiniâtreté comme l’une des qualités essentielles d’Hervé.
Simple, limpide et pur comme un paysage blanc, ancré dans le monde comme un haïku, Il neige s’ouvre ainsi :
Vient un jour où les images n’infectent plus la langue on peut dire il neige quand il neige
Et ensuite, eh ben, ça va mieux. On lève la tête hors des mots, ils nous ont rendu plus fort, on regarde par la fenêtre, la neige peut venir, même en juin. Chaque aventure typographique de l’Estey réclame plusieurs mois de travail. Guettons la prochaine : L’album de Poil de Carotte de Jules Renard.
VI
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Aristée de Vincent Vanoli, ed. l’Apocalypse.
Par principe, par fidélité, avant tout par plaisir, j’achète systématiquement tout ce que JC Menu façonne dans sa micro-structure, l’Apocalypse. Qui a une histoire singulière et revient de loin. En 2011, en délicatesse avec l’Association, son historique terrain de jeu, l’héroïque et intrépide Menu fonde sa propre maison, l’Apocalypse (soit un tout petit peu devant « l’Association » selon l’ordre alphabétique…) avec la ferme intention de publier là quantité de beaux livres (et même de disques vinyle), faits de mots et de dessins – la définition est lâche mais l’exigence extrême. Éblouissantes rééditions ou époustouflantes nouveautés : Topor, Nadja, Delfeil de Ton (Menu est déterminé à compiler l’intégralité de ses Lundis parus dans l’Obs, rien que ça, une dizaine de volumes au moins), Geneviève Castrée (morte prématurément peu après), Rachel Deville, Willem, Thomas Ott… De la joie pour les yeux, pour l’esprit et pour les mains. Las ! Après deux années au rythme stakhanoviste (15 parutions), Menu a mangé la grenouille ainsi que son chapeau. Tout le monde, lui le premier, pensait que c’en était fini à jamais de l’Apocalypse. Pourtant, après huit ans de hiatus il relance l’affaire en 2022, de façon plus modeste et prudente (en tout cas du point de vue économique – pas esthétique), publiant ses livres au compte-goutte, et chaque goutte compte. Il a eu la bonne fortune de recevoir un prix spécial du jury au dernier Angoulême pour Hanbok de Sophie Darcq, ce qui lui a assuré une certaine visibilité et a conforté son programme à venir (dont un livre signé JC Menu himself prévu à l’automne). En attendant, sa dernière livraison en date est l’extraordinaire Aristée de Vincent Vanoli. Vanoli est un auteur-raconteur, qui jusque là fuyait le « beau dessin pour le beau dessin » et ne faisait des livres que lorsqu’il avait une histoire à retranscrire (pour ma part celles qui m’ont le plus touché étaient les plus autobiographiques, et cependant oniriques – Objets trouvés, Le passage aux escaliers, etc.). Au contraire, cet Aristée né durant le confinement comme tant de projets improvisés qu’on n’a pas vu venir, s’est d’abord voulu suite d’images, sans texte et sans narration, chacune renfermant un monde et un récit. Ce n’est qu’assemblés dans un élégant volume à l’italienne toilé (imprimé chez les Deux-Ponts, s’il vous plaît) que ces 80 dessins charbonneux, à raison d’un seul par page, chacun étant une fin en soi et un concentré de poésie, tissent les errances d’un géant sans ombre, ses allers-retours de la campagne à la ville, silhouette qui enjambe les routes, les monts, les pylônes, les hommes, leurs agissements et leurs agitations. Il s’extrait du paysage pour s’y fondre quelques instants plus tard. Sa présence fugace et fantomatique, peut-être bienveillante, est-elle la réincarnation littérale de l’Aristée grec, dieu rustique et humble ? Ou bien est-il un simple (?) esprit de la nature, témoin qui ne fait que passer puisqu’il est déjà partout mais restera plus grand que nous ? Conseil d’écoute : I used to walk like a giant on the land de Neil Young.
VII
(mais est-on vraiment encore « micro-édition » lorsqu’on vise la distribution en kiosque ?)
Avant Charlie Hebdo existait Charlie Mensuel. Le mensuel, moins politique et plus artistique que l’hebdo, a vécu de 1969 à 1986, successivement dirigé par Delfeil de Ton, Wolinski, Willem et Mandryka. Il était un irremplaçable laboratoire pour le renouveau de la bande dessinée. À titre personnel je peux témoigner que, préado, je feuilletais les exemplaires que laissait traîner mon tonton et que le rouge me montait aux joues en admirant les pages de Crepax, Pichard ou Barbe. Les autres pages me faisaient marrer, ou réfléchir, ou les deux à la fois (Mafalda). C’est là-dedans, également, que j’ai lu du Jean-Patrick Manchette pour la première fois, mais je n’en savais rien. Or voilà qu’est annoncée pour septembre la sortie en kiosque d’une revue de bande dessinée de création qui reprend et féminise le flambeau : Charlotte mensuel, truffée de grands auteurs d’aujourd’hui et d’hier (Chris Ware, premier nom de la liste, a suffit pour que je m’abonne sans plus tergiverser), sous la direction de l’écrivain et critique Vincent Bernière – qui tenait la chronique bande dessinée de Beaux Arts. L’événement est important et rare (c’est simple : ce n’était plus arrivé depuis À suivre selon eux / plutôt depuis Franky et Nicole selon moi, mais peu importe, les deux organes ont succombé), et constitue une grosse prise de risque étant donné l’état général de la presse. Voici le lien pour soutenir ces intrépides dès maintenant en souscription. Il est à noter que si la collecte atteint 35 000 euros, tous les abonnés recevront en poster l’excellente illustration ci-dessus, signée de ce pauvre bâtard de Joe Matt (prématurément disparu en septembre 2023), qui ne peut que toucher au cœur nombre de personnes dans mon genre, ayant du mal à se retenir d’accumuler compulsivement livres et revues.
VIII
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Métaphysique d’Hervé Bougel, Bruno Guattari Éditeur
Je n’ai pas bien dormi, cette nuit [30 juin 2024 : premier tour des élections législatives avec score record de l’extrême-droite]. Je me retournais dans mon lit yeux ouverts, essentiellement occupé à résister à la tentation de me relever pour consulter de nouveau les résultats en lumière bleue, on ne sait pas, si jamais, la cartographie couleur étron frais, département par département. Sans que cela fasse vraiment diversion, je me consacrais aussi à énumérer intérieurement les amis qui, désormais, pour une raison ou pour une autre, chacun la sienne mais toujours la même au fond, ne se sentiront plus les bienvenus dans ce pays. Il ne seront plus TOLÉRÉS. Quelques uns me lisent, ils se reconnaîtront. Leur sentiment ne me sera pas étranger. Et puis aujourd’hui, j’ai marché dans la nature, j’ai arpenté les chemins, j’ai mis mon nez dans ce qui pousse. Tout pousse, et quelle joie de le vérifier avec les yeux le nez les oreilles et la peau, alors ça va, tout poussera dans les péripéties. Les figuiers délivreront leurs figues, les poiriers délivreront leurs poires, les ruisseaux délivreront leurs eaux, les chattes délivreront leurs chatons, les petits éditeurs de poésie délivreront leurs plaquettes d’oxygène, et aussi longtemps qu’on délivrera en choeur, ma foi on sera délivré, tant bien que mal. Hervé m’adresse son dernier recueil de poésie, dont, je l’avoue, le titre ne me disait rien qui vaille. Pourquoi Métaphysique alors que ce que j’aime dans son écriture est profondément physique, du genre que l’on vérifie avec les yeux le nez les oreilles et la peau ? Il m’a fallu lire pour comprendre, et peut-être que le climat politique m’a aidé, mais oui, en fin de recueil tout était devenu clair : « métaphysique » au sens où nous sommes vivants, par conséquent nous sommes mortels, et réciproquement. C’est tout simple au fond la « métaphysique », pas si intimidant. « Métaphysique » comme l’est l’un des plus beaux proverbes (et monovocalisme en e) de Perec, qui eût pu servir ici d’exergue : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ». La figues et les poires, les ruisseaux et les chats, la poésie physique et métaphysique, le pas de côté pour mieux voir, et la force de vie qui surgit toujours : merci.
« Nous sommes là Et nous rêvons À la fragilité De notre temps Immuable Ce qui de nous Pousse en terre Rejoint la cime Et se mange Les yeux oubliés La pensée belle Des nuées Un parfum Proposé au vent Le coeur ignoré Comme si le monde fleurissant Pensait aussi à nous » (p. 39)
IX (9e et dernier épisode – j’avais bien quelques idées supplémentaires d’exploration des papiers empilés sur ma table de chevet, au train où vont les piles je pourrais ne jamais cesser mais baste, je ne suis plus d’humeur, pour le temps présent j’ai perdu l’envie de présenter mes papiers)
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : La Civette, Bruno Heitz, éditions On Verra Bien.
Yann continue de mener son frêle esquif à l’abri des vents et tempêtes, en publiant discrètement un ou deux livres par an, soigneusement sélectionné(s) et peaufiné(s). Sans toutefois dédaigner les inédits, On Verra Bien s’est fait une spécialité de la réédition, ou carrément de la résurrection, de romans oubliés du milieu du XXe siècle. On lui doit notamment d’avoir (re-)découvert des voix aussi singulières et gouleyantes, âpres ou poétiques, que celles de Ernest Pérochon (Les Hommes frénétiques, stupéfiant roman de SF écrit en 1925), Georges Magnane, Christian Bachelin ou JMA Paroutaud.
La dernière parution en date d’On Verra bien sonne pareillement « vintage »… sauf qu’il s’agit d’une authentique nouveauté, et même d’un premier roman. Certes, son auteur est loin d’être un perdreau de l’année : Bruno Heitz a signé son premier livre il y a 45 ans, et il est devenu entre temps l’une des superstars de la bande dessinée et du livre pour enfants. Ayant franchi l’âge de la retraite (y compris selon les récents critères macronistes) voilà qu’il écrit pour la première fois un livre sans images. Sans images mais pas sans imaginaire : le lecteur reconnaît en quelques pages l’univers rural et drolatique, quotidien et absurde, à la frontière de la chronique populaire et du polar, qu’Heitz a déployé notamment dans ses séries Un privé à la cambrousse ou Les dessous de Saint-Saturnin, ou bien dans J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli et ses déclinaisons.
Ici je glisse une confidence : à l’époque où je fréquentais le milieu de la littérature jeunesse, je croisais parfois Bruno Heitz puisque, à la fois immensément talentueux et immensément sympathique, il était d’à peu près tous les salons. Or souvent je me débrouillais pour me retrouver assis à la même table que lui, assuré ainsi de finir le repas en pleurant de rire et en me tenant les côtes. Car, avant même de toucher un outil, qu’il soit crayon ou stylo, Bruno est un conteur exceptionnel, qui en a toujours une bonne à raconter, puisant dans ses souvenirs ou les inventant au fur et à mesure. Il incarne chaque personnage, il fait même les voix et on ne se lasse pas de son petit théâtre, bonhomme et pourtant vachard, tendre mais sans concession, empathique quoique malicieux, pittoresque mais pas caricatural : profondément humain, donc marrant et brutal, en même temps.
C’était ce même régal que j’espérais de sa Civette. Je ne suis point déçu. Nous voici à Villeneuve-les-Granges, bled imaginaire mais facile à situer sur une carte en triangulant les indices disséminés : Chalon-sur-Saône est la ville la plus proche ; Lyon, une cité lointaine quasi-mythique, lieu de débauche et d’administration ; et l’un des deux bistros de Villeneuve s’appelle « Café de Paris » puisqu’il est placé dans une rue qui, sans doute, mène à la capitale, mais cette idée-là est une pure abstraction.
L’époque n’est pas précisée non plus mais là encore les indices sont suffisants pour inspirer au lecteur une approximation fiable : de Gaulle est encore président. Parmi les innombrables marqueurs temporels émaillant ce qu’il faut bien appeler un roman historique, voici une notation sur les voitures, remarquable de pertinence sociologique mais aussi d’acuité esthétique, morceau choisi qui permettra de goûter l’expressivité de Bruno Heitz et le sel de ses images (on précisera à toutes fins utiles que, selon Wikipedia, Citroën a produit en série l’Ami6 de 1961 à 1969) :
Il n’était pas très populaire, [le nouveau docteur]. Rien que sa voiture, déjà : une originalité, cette nouvelle Citroën, la 3CV qu’on appelle aussi Ami6. Une drôle de bagnole qui fait un bruit de 2CV mais qui se donne des airs de grosse voiture avec des phares rectangulaires, un capot plongeant et une lunette arrière inversée. Une bizarrerie à Villeneuve, où on est plus habitué aux Juvaquatre et aux 2CV, ou même aux Rosalie d’avant-guerre, camionnettes pour la plupart. Cette voiture au style tarabiscoté, qui se dandine comme son aînée la deux pattes, ça fait sourire, comme on se moquerait d’un ouvrier portant un nœud papillon ou un chapeau melon pour aller au turbin. Mais ce qui a le plus intrigué, ce n’est pas la voiture, ni le collier de barbe du petit docteur. C’est son goût pour les cigarettes blondes. Dans ce village, on ne fume pas de ces tabacs qui sentent le miel. C’est une drôle d’idée, de fumer des blondes, une idée de citadin, d’acteur de cinéma… pour ne pas dire d’inverti.
Car oui, au fait, la fameuse Civette qui donne son titre au roman est la patronne du tabac, une veuve qui, comme tous les autres personnages, juge et ordonne le monde depuis son propre comptoir : elle sait qui fume ou non, et quelle sorte, du vieux gris, du Caporal de troupe, ou, exceptionnellement, des cigarettes blondes, pour les excentriques et les gens pas d’ici. Autour d’elle, grenouillent chacun à son tour et chapitre après chapitre, comme autant de trognes, le docteur adultère, le bistrotier morose et sa rivale la bistrotière accorte, l’amoureux éconduit, l’instit dépressif et sa remplaçante pète-sec dont personne ne sait qu’elle vit avec une femme, le correspondant local du journal quotidien qui passe pour un intellectuel puisqu’il utilise des locutions latines, le pharmacien sournois, la postière à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, la cantinière revancharde, l’alcoolique qui a perdu son bébé… Chacune et chacun va jouer son rôle dans l’intrigue qui, bien sûr, de ressentiment en superstition, de complot de cambrousse en lettre anonyme, finira mal.
Tout ceci est délicieux. Mais l’anxiogène air du temps m’incitant à tirer de chaque événement, y compris de mon plaisir de lecture, un commentaire politique, je me dis, levant soudain les yeux pour aller voter, que ce conte cruel issu de notre passé n’est pas passéiste. Évoquer les périodes révolues, les périodes qui « résistaient au changement », en l’occurence cet âge prétendu d’or qu’étaient nos Trente Glorieuses, n’est pas réactionnaire, puisque non, décidément, ce n’était pas mieux avant. Tout a changé, sauf l’essentiel : les gens se détestaient déjà, se méprisaient ou s’ignoraient, se tuaient, les préjugés et les ragots dans les villages n’avaient pas besoin des réseaux sociaux pour faire de gros dégâts. Mais certains individus, rares, étaient (sont) admirables. Ceux qui font ce qu’ils peuvent.
Comment survivre en ces temps troublés ? Comment vivre ? Culturellement, spirituellement, socialement… Et économiquement, déjà.
Pour parler de l’économie de la création artistique, on n’est pas obligé de pleurer (mieux vaut rigoler un bon coup, comme avec les délicieux vidéo-tracts de Guillaume Guéraud), mais force est de reconnaître que la situation est grisouille.
Comment produire des livres, des CD, des spectacles, etc., comment s’exprimer ? Sinon en faisant fortune, puisqu’on est libre de ce genre de rêve staracoïdes ou macronesques, du moins en gagnant sa vie décemment.
Les plus touchés par la crise (dite crise partout-partout) sont les musiciens, puisque la chaîne économique de distribution de la musique enregistrée est désormais en ruine, et ce sont eux les premiers qui, dans la grande tradition D.I.Y. ont inventé des solutions de financement alternatif. La plus radicale dont j’ai eu vent est la plateforme Donation Conspiracy, où chacun est invité à faire un don au musicien ou au label de son choix. Nulle contrepartie du genre poster dédicacé ou MP3 exclusif. Rien : on apprécie un artiste, on a envie qu’il continue, on lui file du blé, j’aime beaucoup ce que vous faites voici dix euros, c’est tout.
Mais la plus connue, sans doute la plus efficace, de ces économies de rechange, est le crowdfunding, littéralement financement par la foule : le don avec contrepartie, sur projet. C’est la souscription 2.0, le pré-achat participatif à l’échelle Internet.
On peut crowd-funder n’importe quoi : un livre, un journal, un disque, un spectacle, une expo, une boutique, un jeu, un festival, une invention, une start-up, un film (des cinéastes reconnus s’y sont essayés, récemment Jodorowsky ou Dario Argento), la restauration d’une œuvre d’art, voire une école dans le tiers-monde (en ce cas la contrepartie peut être un dessin d’enfant, sacré trophée) ou une campagne électorale (un magnifique porte-clefs avec le logo du parti – chacun ses goûts).
En 2014, j’ai sérieusement étudié la possibilité de transiter par une plateforme de crowdfunding pour boucler le budget du dernier livre du Fond du tiroir… et puis, pressé par les délais et par le souci du contrôle absolu, et doutant quelque peu de rassembler plus efficacement une fanbase sur ladite plateforme que par mes propres moyens, j’ai renoncé. Mais je pourrais y revenir pour le prochain.
En attendant ce jour, je suis curieux des initiatives qui pullulent dans les marges participatives, et je suis client occasionnel de projets en crowdfunding. Des livres, principalement. Dernier en date : Ahimsâ l’instant neige d’Etienne Raphael et Dom (dessinateur autrefois connu sous un autre pseudo, Lidwine). L’épais volume ne paraîtra qu’en 2017 (un tel militantisme n’a de sens que long et lent), mais dans l’intervalle on reçoit régulièrement des infos sur l’avancement du projet, sous forme de réflexions, de nouvelles, de références historiques, de dessins (ou sous la forme du drapeau reproduit ci-dessus, orné du nom des 500 premiers souscripteurs : on peut s’amuser à traquer son propre blase façon Où est Charlie), et c’est excitant comme de participer à une utopie en marche, de rejoindre des gens qui pensent et qui font. Ça tombe bien : le livre lui-même est consacré à une utopie. La non-violence. Commencer par le plus difficile : y croire. Tous les détails ici. Il ne reste que 15 jours pour participer à la souscription.
Avertissement : le présent article est peut-être la suite de celui-ci qui s’interrogeait, il y a un an jour pour jour, sur les modes de vieillissement de l’artiste, en opposant déjà deux films tardifs de deux cinéastes vénérables.
Depuis la bascule du 7 janvier, atteint en chaque partie intime comme l’exprime mieux que moi Emmanuel Guibert, j’éprouve un peu plus de mal à tout. Du mal à lire, à écrire, à travailler, à décrocher, à raccrocher, à avancer. Et même à regarder des films, comme si la fiction et l’image posaient désormais un petit problème. Pas un petit problème de sacrilège, hein, ça va bien avec ça. Petit problème de nécessité, de pertinence, de raccord au temps présent.
C’est au bout de huit jours que j’ai tenté de m’y remettre : j’ai glissé un DVD dans mon lecteur. Or j’ai détesté le premier film que j’ai vu, qui était pourtant d’Alain Resnais. Quoi ? Un film de LE Alain-Resnais me tombait des yeux ? J’en étais malheureux, me demandant si tout carrément je n’aimais plus le cinéma, comme l’avoua J-B Pouy, et cela aurait été très grave, bizarre, déchirant, moi ciné-fils à la Daney, un peu comme quand le capitaine Haddock découvre qu’il n’aime plus le whisky.
Heureusement, quelques jours ont passé, et j’ai vu un autre film, de Polanski celui-ci. Et je l’ai adoré. Ouf. Le problème ne venait pas de moi, finalement. Il faut envisager que le Resnais était tout simplement un nanar.
Aimer boire et chanter vs. La Vénus à la fourrure. Soient deux cinéastes chenus n’ayant plus rien à prouver, toute carrière derrière, toute liberté devant ; pour leur dernier film (l’un des deux ayant trépassé depuis, ce sera vraiment son dernier), tous deux choisissent d’adapter une pièce de théâtre dont les protagonistes sont des comédiens de théâtre ; leur mise en scène joue donc sur la plongée en abyme de la séduction et de l’art du comédien, en un huis-clos qui de façon explicite ou symbolique ne quitte jamais la scène ; tous deux confient de façon un peu perverse le premier rôle féminin à leur propre femme, au passage sensiblement plus jeune que Monsieur (Sabine Azéma pour l’un, Emmanuelle Seigner pour l’autre), rôle plein de duplicité d’une actrice qui profite de son art pour embobiner un homme, jouer avec ses sentiments et le manipuler.
Les ressemblances s’interrompent ici. Le Resnais est poussif, rance, interminable, factice, gâteux et déprimant. Le Polanski est subtil, ambigu, énergique, perturbant (on ne sait jamais si la relation sado-maso s’applique d’abord à la relation de couple ou à la relation de travail metteur en scène/acteur), une jubilation du début à la fin. Un film jeune.
Quel soulagement. J’aime toujours le cinéma ! Art éternellement jeune puisqu’art du mouvement, conformément à son étymologie.
Tiens (pour replonger une seconde dans Charlie), un autre qui reste méchamment jeune, c’est JC Menu.
J’avais prévu de mentionner en coup de vent l’excellente dernière livraison de la revueKaboom qui, outre des dossiers de bon aloi sur Taniguchi, Jack Kirby et surtout ce génie méconnu qu’est Richard McGuire, accorde une tribune libre à Menu pour une énième apostille à ses Plates-bandes, où Menu dresse un état plutôt piteux de la petite édition indépendante, rattrapée à force d’invisibilité par l’usure et la perte d’envie, par l’âge en somme (Menu parle pour son compte : il jette hélas l’éponge de l’Apocalypse) – la solution au marasme préconisée par Menu étant, sans surprise, le repli dans le maquis, la radicalisation underground… (Sur ce sujet, avez vous 52 mns devant vous ? Précipitez-vous sur le film Undergronde de Francis Vadillo.) Mais finalement, plutôt qu’à lire les considérations de Menu sur ses propres plates bandes piétinées, je préfère vous enjoindre à écouter son admirable discours de réception du prix posthume remis à Charlie Hebdo durant le festival d’Angoulême le jeudi 29 janvier, il fait du bien, Je suis Charlie bordel de merde.
Rien à voir, âne-au-coq : toujours dans une période très à l’affût des médias, ce que j’ai entendu de plus stimulant cette semaine à la radio est, à ma propre surprise, une interview de longue durée de Charles Fiterman sur France Culture. Alors que je l’avais complètement oublié, le vieux Fiterman…
Quel trésor, quel recul, quelle intelligence (quand il parle de la dénaturation du langage, lorsqu’on parle par exemple exclusivement de « coût du travail » alors que le travail rapporte de l’argent, preuve que l’on a intégré la dialectique du Medef), quelles savoureuses anecdotes (lors d’une conférence avec les Anglais au sujet du Concorde, son micro crachouille, il réclame un tournevis pour le réparer, les Angliches n’avaient jamais vu ça, un ouvrier ministre… Nous mêmes n’avalons plus jamais vu ça, du reste, tous les ministres sont énarques consanguins, une partie du problème français est là…) Je vote Fiterman ! (depuis les Giètes, j’assume ma tendance vieux-coco…) !
L’héroïque Jean-Christophe Menu tente de planifier et d’orchestrer l’Apocalypse. Le nouveau site de cette valeureuse maison d’édition sera mis en ligne le lundi 17 novembre. (D’ici là, vous pouvez toujours y aller, mais les infos sont un peu moisies. Des nouvelles plus fraîches sur leur page Facebook.)
Promotion à venir : pour quelques livres achetés sur cet imminent site flambant neuf, l’amateur se verra gratifié d’une belle et verte réédition du livre Munographie (la première mouture vit le jour aux Éditions de l’an 2, 2004) où je suis cité en tant que mederologue, dignité qui m’honore aujourd’hui comme autrefois.
Yann Fastier est un auteur avec une attitude sur la littérature jeunesse. Il fait et il cause, son avis est donc averti comme son oeuvre est réfléchie. Il a signé, d’une part de nombreux livres, que je lis de longue date (j’étais même abonné à la préhistorique revue Flblb, pour avouer mon âge) ; et d’autre part, plusieurs blogs, dont celui-ci que j’ai lu intégralement, du premier au dernier article, commentaires inclus (rarissime, ça ! lire de A à Z, comme on ferait d’un livre, rien à voir avec l’usage ordinaire d’un blog… Sondage express, quiconque ici aurait-il lu tout ce blog depuis le début ?), blog anti-langue de bois, pas piqué des mites, intitulé Le cimetière des lénifiants, où, explicitement, il s’agissait d’enterrer les livres jeunesse que monsieur Fastier jugeait médiocres – ou, par un contraste d’autant plus éclatant, d’encenser ceux qu’ils admirait. J’aimais beaucoup son ton iconoclaste, vachard mais toujours argumenté, tellement bienvenu dans le milieu « littérature jeunesse » sclérosé par son obligation d’être sympa et ses prescripteurs de bon goût.
Yann Fastier a fermé ce blog, mais il en ouvre un autre, et de là lance une nouvelle structure d’édition (d’auto-édition) appelée On verra bien. J’aime les auteurs qui, ayant publié hadroitagauche, délaissent, fugitivement ou durablement, leurs éditeurs, leurs habitudes, leur distribution, leur visibilité, leurs droits d’auteur, en somme leur carrière, et remettent leur compteur à zéro en auto-publiant ce qui leur chante, je les aime tendrement, fraternellement. Ils sont plus nombreux que l’on croit. Une jolie petite armée mexicaine. Je donne à l’occasion des exemples, comme ici, ou ici, ou même ici, ou comme là – ou naturellement comme Benoît, je cite Benoît à tout bout de champ parce que sa démarche héroïque a été le vrai déclic pour moi, peut-être pour d’autres aussi, vive Benoît ! Benoît Président ! Benoît pape ! (Allez hop, Benoît XVII, fumée blanche et on n’en parle plus.) Ou encore, comme Larcenet qui, ah ben tiens regarde comme c’est curieux la coïncidence, co-fonda en 1997 la maison d’édition Les Rêveurs, dont la toute première collection fut baptisée en 1997 On verra bien. Déjà à l’époque cette injonction circonspecte mais confiante formait une roborative enseigne.
Bref. La note d’intention d’On verra bien, les nouveaux, les prochains rêveurs, m’a enchanté, et j’ai souscrit à leurs futures parutions les yeux fermés. Je vous enjoins à faire de même : souscrivez, les amis, 9 ou 20 euros c’est bien peu pour encourager celui qui fait, et pour se laisser surprendre par un objet introuvable ailleurs. Je suis attentif, depuis, aux péripéties, à leurs lents fignolages de leur premier livre (signé par un blogueur du nom de dOg), à leur joie égoïste et sublime de la beauté du geste, à leur plaisir de recevoir leurs numéros d’ISBN, ah, ça me rappelle ma jeunesse. Tous mes vœux, les gars.
Une fois pas coutume : Hervé Bougel est prophète en son pays. Les bibliothèques de Grenoble célèbrent son inlassable travail d’éditeur par une exposition et une série de rencontres, sous l’intitulé général La poésie cousue main, qui rend justice à sa triple casquette de poète, d’esthète, d’arpette. Le défilé sur podium, à moins que ce ne soit le vernissage de l’expo, aura lieu le vendredi 22 mars prochain à partir de 18h30, à la Bibliothèque d’Étude de Grenoble. Je serai présent, puisque non seulement Hervé et moi co-éditâmes une Racontouze, mais surtout j’ai la joie l’honneur et l’avantage de me compter parmi les auteurs des éditions pré#carré, où j’ai publié en 2011 une lettre morte, une plaquette bleue reliée à la main d’un brin de raphia, oui messieurs-dames, noué par les mains mêmes du taulier figurez-vous, intitulée Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris.
Depuis quinze ans peut-être qu’il anime à bout de bras son atelier carré de poésie qui dit bonjour, en tout état de cause depuis sept ans que je le côtoie, Hervé passe par des phases de doute et de lassitude, du type : « Cette fois ça suffit, pré#carré me pompe toute mon énergie, je jette l’éponge, j’ai des choses à écrire au lieu de me consacrer à l’écriture des autres… » Mais tout aussi régulièrement, il tombe sur un manuscrit qui fouette son enthousiasme, remonte son ressort, et c’est reparti mon kiki. Lisez donc ce vieux post sur son blog, entendez comme il parle bien d’un texte qu’il veut défendre, et en filigrane, de son métier d’éditeur. Il va de soi que je ne lui jette pas la pierre, cyclothymique moi-même, je comprends les pétages de feu aussi bien que les pétages de durite.
Aujourd’hui, toutefois, il semble que le pré#carré pourrait toucher pour de bon à son terme, et que cette belle expo soit bouquet final, fête d’enterrement (de première classe)… Quelques indices de liquidation : aucun signe de vie sur sonblog-très-intéressant depuis six mois… Certes on peut toujours lire les archives, qui seront stimulantes longtemps (je reconnais sans rechigner que son blog, tutti-frutti des travaux et des jours, des humeurs et bonnes et mauvaises fois, des livres qu’on fait et de ceux qu’on lit, me fut une source d’inspiration directe).
Bah. Même si vraiment le glas d’un cycle a retenti, on retrouvera RVB ailleurs. Il suffira de le chercher là où il se trouve – il est très actif sur Facebook où il a inventé la Photo qui bouge (ici l’émission de radio qui a fait le renom de ce gang de maniaques), et ses prochains livres, cousus par d’autres, feront forcément parler.
La Librairie éphémère n’est pas un endroit mais un événement. Elle se tient deux fois l’an à la Halle Saint-Pierre (Paris 18e) à l’instigation d’Isabel Gautray de Passage Piétons éditions, et réunit des dizaines de petits (voire micro-) éditeurs, invisibles dans les librairies pérennes et autres échoppes en dur. De l’FMR pour livres SDF.
Non seulement la prochaine édition, qui aura lieu du 11 décembre au 6 janvier 2013, réservera un coin de table aux artisanales productions du Fond du tiroir, mais les visuels (affiche et flyers) ont le bon goût de mettre en avant une linogravure extraite de Double tranchant. Les épreuves réalisées par Jean-Pierre Blanpain pour ce sublime objet d’art seront en outre exposées sur place durant toute l’éphémerité de la Librairie. Vernissage jeudi 13 décembre 18 à 21h, sans moi pardon j’ai autre chose à faire, mais avec JPB himself, qui se fera un plaisir de se rendre disponible pour des dédicaces et plus si affinités. Surtout si vous l’abordez en lui déclarant : Au fait Jean-Pierre, puisque je vous tiens, sachez que j’ai été très touché par le dernier article publié sur votre blog, celui à propos de Montreuil, les livres pour enfants, mais les livres d’un côté et les enfants de l’autre hélas.
Quant à moi j’étais censé récupérer aujourd’hui Georgie-boy chez l’imprimeur, mais phoque godedème chiite et bladi elle ! J’en suis empêché par l’alerte orange et la neige partout-partout. J’abandonne George dans ses cartons et sur sa palette, je l’imagine tout seul dans les entrepôts des Impressions modernes, on éteint la lumière pour le week-end, j’espère qu’il sera sage et ne s’ennuiera pas trop, c’est difficile à dire, ce garçon n’a l’air de rien. Merci aux souscripteurs d’accepter mes excuses pour le délai, le livre ne leur sera posté que la semaine prochaine.
Mais ce n’est que partie remise ! Je ne risque pas de l’abandonner, celui-ci. Un livre naît pendant qu’un autre meurt (Heeey ! / Hooo !). Car une autre nouvelle tombe aujourd’hui, parallèle à la neige, et fait plus que jamais du Fond du tiroir mon unique éditeur : mon « best-seller » (tout est relatif) dans l’édition traditionnelle, Jean Ier le Posthume, est épuisé chez son éditeur, Thierry Magnier, qui ne souhaite pas le réimprimer vu les faibles ventes, et m’a proposé de me rendre les droits. Je ne sais pas du tout ce que je vais en faire (éditer ce livre au FdT ? ce serait absurde, mais je n’en serais pas à ma première absurdité), mais en tout état de cause une évidence m’explose à la figure : mon plan initial, qui visait une « carrière » avec un pied dans l’édition normale, et l’autre dans mon Tiroir, est un échec consommé. Désormais je suis intégralement sous le radar, et FMR.
Une mise au point saisonnière. J’autoédite. Cela signifie que j’écris un livre, puis que je le conçois, le rêve et le pense, le mets en page, l’imprime, le vends. Je ne suis pas un maillon, je suis toute la chaîne. (Je précise encore, je précise toujours, que je ne ferais rien de tout cela si j’étais réellement seul, et que les livres du Fond du Tiroir doivent la moitié de leur ADN à leur co-géniteur, Patrick ‘Factotum’ Villecourt.)
L’auto-édition a mauvaise presse. Elle reste, dans les esprits, une édition de seconde catégorie, une édition par défaut, à la marge du champ littéraire. Elle n’est pas passée à travers le filtre de l’Éditeur, qui seul a le pouvoir de valider la dignité d’un texte. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce filtre éditorial, qui parmi les masses de volumes imprimés avec ou sans ISBN, départage à l’usage des réseaux commerciaux mais aussi des mentalités, les livres qui existent et ceux qui n’existent pas. (Notons que cette emprise symbolique de l’intermédiaire-accoucheur est moindre dans le champ de la musique, où l’on louera tel album auto-produit en admirant le fait qu’un musicien soit simultanément créateur et metteur en forme.)
On renifle de loin l’auto-édité, on le soupçonne, souvent à juste titre hélas, de publier lui-même son livre inexistant parce qu’il a échoué à le faire exister ailleurs, chez un vrai, et on le regarde avec condescendance bricoler à toute force et à la va-vite des bouquins nases et mal fichus, farcis de coquilles et de clichés, juste parce qu’il fait partie de ces malheureux naïfs qui croient qu’ils vont exister un peu plus (c’est un vain leurre, on vient de le voir, ils n’existent pas et ne le savent pas) s’ils voient un jour leur blase sur la couverture d’un objet parallélépipèdique imprimé (fantasme très courant qui ne me semble pas refluer socialement, alors même que le livre lui-même est un objet symboliquement en perte de vitesse).
Je ne nie pas que l’auto-édition soit ce purgatoire mal famé des auteurs frustrés et des livres ni faits ni à faire – il m’est arrivé de participer à des salons d’auto-édités, oh putain la misère, bonne chance à tous, les gars. Pourtant elle est aussi autre chose, digne d’intérêt, de respect, de passion, au minimum d’une curiosité élémentaire : elle est un geste radical et libre qui consiste à séparer sa création des tuyaux et robinets de l’industrie du divertissement, et assumer pleinement la réalisation et la défense de son travail.
Benoît Jacques est un modèle représentatif de cette attitude : Benoît auto-édite des livres magnifiques qui ne ressemblent qu’à lui parce qu’il aurait l’impression de se trahir chez un autre éditeur, et l’admiration que j’ai pour Benoît Jacques Books m’a aiguillonné dès les prémices du Fond du Tiroir. J’ai pu également évoquer dans ces colonnes le cas de l’énergumène Marc-Édouard Nabe, ou de l’une de mes idoles permanentes, Alan Moore… Mais il en existe d’innombrables, pas si bien cachés que ça, qui ne demanderaient qu’à être découverts.
Alors je découvre. J’en tiens un bon, aujourd’hui : David de Thuin. DDT est un dessinateur de bandes dessinées animalières post-Macherot qui produit beaucoup, édite ici et là (Dupuis, Casterman, Bayard), mais qui a ressenti le besoin, en plus de ses séries chez les éditeurs à filtre, de publier des volumes plus intimes à l’enseigne David de Thuin éditeur.
Dans Interne (deux tomes parus) le dessinateur compulsif livre sa vie, donc ses dessins, sous une forme hybride, à la fois bloc-note quotidien et laboratoire spatio-temporel, où des ébauches narratives abandonnées quinze ans plus tôt voisinent avec des photos du ciel, et des nouvelles de ses chats. On découvre surtout, page à page, mot d’enfant après aventure minuscule, la vie familiale de DDT, ainsi que ses relations avec le monde extérieur, plus ou moins loin. L’homme est un peu poète, donc gentiment inadapté social, prompt à inventer un proverbe pour quitter un fâcheux ou renoncer à telle compagnie pour se précipiter dans la forêt regarder la couleur des feuilles. Rien de comparable avec le Journal de Fabrice Neaud qui reste, me semble-t-il, le chef-d’oeuvre de l’autobiographie dessinée, mais ce journal-ci, tout en douceur, est rudement attachant. L’ensemble aurait pu s’appeler Les petits riens, mais le titre était déjà pris par Lewis Trondheim, qui donne, en un rien plus vachard, dans le même créneau de l’autobio anecdotique et animalière.
Les gags les plus drôles ne dépareraient pas une bonne sitcom (DDT par-dessus l’épaule de sa fille en train de dessiner : « Ah ! Ah ! Il est marrant, ton bonhomme ! Quelle tête de gros con avec sa moustache ! » Réponse, évidemment : » C’est toi. Et maintenant je vais dessiner maman »), mais ce qui fait la saveur particulière d’Interne est que DDT ne cherche pas à être drôle à tout prix, il est juste là, il nous raconte une anecdote seulement pour que lui et nous ne la laissions pas perdre tout de suite. Je vous convie, plutôt je vous offre, à lire une planche que j’aime tout particulièrement, vous allez voir, elle est magnifique, il ne s’y passe strictement rien (cliquez dessus pour l’agrandir, débrouillez-vous pour rentrer dans le ciel).
Autre dialogue : « Papa ! Tu viens jouer avec moi ? – Pas maintenant. Plus tard. T’as qu’à jouer tout seul ! Quand moi j’étais petit, tu n’es jamais venu jouer avec moi, toi. – Mais… Je pouvais pas… J’étais mort. »
L’un dans l’autre, c’est frais comme un courant d’air, jeune même à 40 ans, tendre et coloré, c’est touchant comme une photo de famille qui ne serait pas posée, c’est prodigieusement vivant. Ça mérite d’être lu, et c’est auto-édité. Si vous commandez les livres sur son site, l’auteur vous propose très gentiment une dédicace. Vous savez ce qu’elle vous dit l’auto-édition ? Elle vous dit bonjour.
(Londonomètre : pas énorme en quantité, mais alors en qualité, si vous saviez.)
Essayez de taper « François Corbier » dans la gueule béante de Google. La première association de mots que vous suggèrera l’oracle est « François Corbier mort ». Ce qui signifie que les gens qui cherchent des renseignements sur Corbier souhaitent le plus souvent savoir quand il est mort, de quoi, dans quelles circonstances, et à quel âge (histoire de vérifier s’il fait partie du Club des 27).
Or je suis en mesure de certifier que Corbier est vivant : je l’ai vu chanter hier dans un troquet de Troyes. Je me demande si Corbier est au courant, pour Google. Il y aurait de quoi choper un maousse bourdon. Lui qui est la bonne humeur incarnée et barbue. Ou alors, il est mort et n’est pas au courant, parce qu’il n’a pas Internet. Il a dans son répertoire une chanson rigolote sur les chanteurs morts, à la fin de laquelle il se présente comme « le seul chanteur mort encore un peu vivant ».
Corbier est prodigieusement sympathique. Archéo-chansonnier et gibier de potence (son pseudonyme est une déformation du vrai nom de François Villon, François de Montcorbier), il porte gaiement ses refrains anars, sa chemise noire, son swing à la guitare, sa gouaille douce, ses amours risibles et ses gentilles satires anti-nucléaires, ses micro-chansons de trois secondes (et voici la chanson du pompier qui repeint un pont. Attention, une, deux… Peint ! Pont ! C’est fini) et ses blagues rodées mille fois (Pardon, je suis en retard, je me suis perdu en route… J’ai demandé mon chemin à un agent, il m’a dit, mais, c’est vous ? c’est vous ? c’est bien vous ? Je vous connais, je vous regardais quand j’étais petit, vous étiez dans Dorothée ! J’ai répondu, euh, non, pas tout à fait, j’étais à coté…) Parfaitement insoucieux de toute ringardise, il n’est par conséquent pas ringard pour un poil.
Pourquoi je raconte Corbier sur un blog dont la fonction est plutôt de purger mes états d’âme d’auteur en résidence ? J’y viens. À un moment donné, Corbier nous dit : « Il y a deux sortes de chanteurs. Il y a les juke-box, qui ont derrière eux un stock de chansons connues et martelées par les radios, qui montent sur scène pour les rabâcher à l’identique, le public est content, il a entendu la même chose qu’à la radio, et le juke-box a bien gagné sa vie. Et puis il y a les autres, qui sans vraiment gagner leur vie chantent dans des petits lieux comme celui-ci [le bistrot était particulièrement bruyant, les mangeurs et les buveurs concurrençaient le chanteur en décibels, parfois jusqu’à la pure et simple impolitesse], ils chantent leurs chansons que vous connaissez, ou pas, peu importe. Je suis de cette catégorie. Je chante encore parce que j’aime ça » .
Je sens que je suis de la même catégorie. Je me verrais bien, voilà tout le mal que je me souhaite, écrire et chanter encore à 65 ans mes chansonnettes que personne n’écoute, tout seul au fond de ma fumerie, pour un public de vieux Chinois. Les derniers albums de Corbier ne sont pas distribués. Ils sont en vente exclusivement par correspondance sur son site personnel, ou alors en direct sur les lieux de concert. Vous savez ce qu’elle vous dit, l’auto-édition ?
Londonomètre : mille à l’aise, mais pas sûr ça tienne à la relecture demain.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
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