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Socio-logie

16/08/2023 un commentaire

41uRJAFJ0qL“L’ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur des conventions.” Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Le Contrat social (1762)
(Mais Jean-Jacques Rousseau, asocial notoire, est-il le mieux placé pour parler de sociologie ?)

[Avertissement. Cet article, le plus long et le plus retouché du site avec plus de 100 révisions au compteur, est la réécriture petit à petit mais de fond en comble, copieusement augmentée, d’une version initiale parue au Fond du Tiroir il y a une dizaine d’années. Le gouvernement de la France était alors socialiste et on se demandait ce que cela pouvait bien vouloir dire (pour les plus jeunes : Emmanuel Macron était alors le ministre de l’économie de ce gouvernement socialiste). À cette énigme près, les problématiques n’ont guère changé. Dernière apparition du mot dans l’actualité : « Tous ceux qui prônent la décroissance devraient comprendre que ce serait remettre en cause notre modèle social. » Élisabeth Borne, Première ministre, Rencontre des Entrepreneurs, 28 août 2023.]

Un jeune garçon de ma connaissance vient d’effectuer dans une librairie de bandes dessinées son stage obligatoire d’observation en entreprise, dit stage de troisième.
Il m’a rapporté l’anecdote suivante.
Un vieux monsieur rentre dans la boutique, s’approche de lui et, avec le sourire mais à voix basse et nerveuse, lui avoue en jetant des regards latéraux qu’il recherche le rayon des bandes dessinées, ah, euh, comment dire, des BD, disons, des BD sociales, voilà, sociales. Car il aime beaucoup le social, il adore ça même, le social est son dada, sa passion, le social le met dans tous ses états.
En réalité, il cherchait des BD pour adultes : du cul. Il venait en librairie chercher sa dose de porno. Mais l’exprimer de but en blanc à un ado mineur eût été inconvenant, alors il a usé de ce cache-sexe saugrenu, de cet euphémisme étonnant : l’adjectif social.

De fait, sauf en cas de masturbation (cas tout de même assez fréquent, et qui devait être familier à ce citoyen), le sexe est indiscutablement une activité sociale, même si on accole rarement les deux notions (à l’exception de Jean-Louis Costes qui, pionnier, inventa autrefois le concept d’opéra porno-socio).

Cette burlesque anecdote m’a néanmoins fait méditer sur les multiples outrages subis par ce malheureux épithète.
Axiome : toute activité humaine est sociale, puisque l’homme est un animal social (l’expression date d’Aristote), étant donné que pour faire société, l’homme, y compris la femme, a fatalement des liens, plus ou moins lâches, plus ou moins virtuels, avec ses congénères. La totalité de notre expérience, y compris intime, est a priori sociale. Le Fond du Tiroir, qui n’aime rien tant que savoir ce que parler veut dire, endosse comme il lui arrive parfois sa vocation pédagogique, et se lance dans une énumération des acceptions, pour voir s’il peut épuiser le vocable ou s’il sera épuisé avant lui.

* Tout d’abord, les sciences sociales, qu’est-ce que c’est ? Elles s’opposent aux sciences dures et recoupent, non les sciences molles, mais les sciences humaines. Bonjour la tautologie, humain=social, on le savait, Aristote vient de le dire, on n’avance pas beaucoup.
Parmi les sciences sociales figure, c’est une évidence, la sociologie. Mais également, attention, faux ami ! l’économie. Citons Edgar Morin, pour le plaisir : “L’économie qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement la plus arriérée, car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologique, écologiques inséparables des activités économiques”.

* Tautologie encore, le corps social, c’est ni plus ni moins, la société.

* Tautologie toujours, on remarque parfois que l’adjectif social ne sert strictement à rien dans certains contextes, n’ajoute aucune idée supplémentaire au substantif qu’il est censé qualifier, et peut sans dommage être omis de la proposition. Exemples : l’Etat social de la France est simplement l’état de la France. La misère sociale, c’est la misère. La crise sociale, en gros, c’est la crise partout-partout. L’ordre social, c’est l’ordre (assuré par les forces de l’ordre), etc.

* Un rapport social, de même, c’est un rapport à autrui. C’est une interaction, de quelque nature qu’elle soit, entre deux personnes ou davantage (ce qui fait dinteraction sociale un autre pléonasme flagrant). Exemple : « Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux ! » Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852.

* Un lien social, idem, c’est un lien.
Au surplus c’est un synonyme acceptable du rapport social.
Soit : un lien social est l’ensemble des relations entretenues entre deux ou plusieurs personnes au sein d’un groupe humain donné. L’expression lien social est généralement valorisée : le lien social est réputé bon, propice pour l’individu. Émile Durkheim, inventeur de la sociologie française, parlait de solidarité sociale. Attention, faux ami ! Le lien social ne doit être confondu ni avec le lien social, théorie lacanienne tirée par les cheveux coupés en quatre discours, ni avec Liaisons sociales, groupe de presse économique d’obédience progressiste, créé en 1945 par d’anciens résistants, et poursuivant son existence de nos jours sous la forme d’un site, le titre ayant été racheté par un groupe néerlandais.

* Un contact social, idem, c’est un contact. Du moins, un contact humain. Un contact qui ne serait pas social ne saurait exister, sauf métaphore ou autre abus de langage. Par exemple, le contact d’une voiture, qui ne fait que déclencher un moteur. Ou embrasser un arbre pour retrouver le contact avec la nature. Voire renouer le contact avec soi-même, comme le veut l’injonction du développement personnel.

* Un milieu social, c’est un environnement humain, par opposition à un milieu naturel, qui désignera plutôt l’environnement de tous les autres animaux, si du moins l’humain leur fout la paix.

* Un jeu social, en revanche, fin du quart d’heure tautologique, n’est pas forcément un jeu. Quoique tout dépend ce qu’on entend par jeu. Le jeu social est la somme de tous les liens sociaux inter-individuels, soit un système complexe englobant toutes les interactions au sein d’un groupe donné, où chaque individu est défini par la fonction qu’il occupe, ou le rôle qu’il joue au sein dudit système complexe global. On remarque que jeu est un mot presque aussi polysémique que social, qu’il renvoie explicitement au rôle que l’on joue dans ce système, et par conséquent à tout ce que l’identité sociale peut contenir de factice, de fabriqué, de contraint, ou au moins de conventionnel.
Quoi qu’il en soit, attention faux ami ! Une acception plus contemporaine de jeu social désigne un jeu auquel on joue (seul) en ligne avec d’autres personnes (chacune également seule, devant son écran), sur un réseau social (voir plus bas à cette expression). Attention, autre faux ami ! Le jeu social ne doit sous aucun prétexte être confondu avec le jeu de société, qui est un divertissement mondain ou convivial pratiqué selon des règles pré-établies précises, le plus souvent avec es accessoires (cartes…) et dont le principe exige la présence de joueurs multiples dans la même pièce. On notera que Wikipédia alimente le malentendu voire l’absurdité en ouvrant sa page consacrée au Jeu de société par la phrase Le jeu de société est un jeu qui se pratique seul ou à plusieurs.

* Officiellement, les Affaires sociales, c’est l’ancien nom d’un ministère (qui s’est à l’origine intitulé ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale Et ici le mystère s’épaissit… Il semble que selon la logique des ministres, le social est associé à la santé. Mais comme nous avons vu que tout ce qui concerne la vie en société est social, on ne comprend pas en quoi les problèmes traités par les autres ministères, le travail, l’éducation, la défense, l’intérieur, la culture, l’économie, le logement, l’écologie, le droit des femmes, le commerce, le sport… seraient non sociaux. (Remarquons que le dialogue social, distinct des affaires, a figuré autrefois dans l’intitulé d’un autre ministère qui lui aussi a souvent changé de nom, cette disparition du social dans les devantures des ministères étant sans doute un symptôme à part entière : le social potentiellement partout n’est plus nulle part).

* Plus étonnant : un insecte social, c’est une espèce d’insectes (fourmis, termites, abeilles, guêpes) vivant en colonies et bénéficiant d’une intelligence collective, concept fort troublant pour les homo sapiens-sapiens post-industrialis, à qui l’individualisme est fortement prescrit.

* Plus étonnant encore : une plante sociale, c’est une plante formant de vastes et denses peuplements, tels les phragmites, les bambous, ou l’ail des ours.

* Un fait social (attention, ici nous entrons dans le dur) est une chose. En effet, c’est une découverte essentielle du déjà cité Émile Durkheim en 1895, qui affirmait « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », histoire de souligner simplement qu’ils existent, qu’ils ne sont pas une élucubration de sociologue, ou un concept né de quelque monde des idées platonicien.
Durkheim définit le fait social comme « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel. »
En gros, est fait social tout comportement que la société dicte à un individu, consciemment (par la loi) ou inconsciemment (par l’immersion dans un bain culturel). On comprend que la découverte de Durkheim, égratignant le sacro-saint principe du libre-arbitre, ait été en son temps très critiquée.
Toutefois, la signification recouverte par les mots fait social est aujourd’hui sensiblement différente : ils désignent, aussi, une catégorie fourre-tout de l’actualité, qui ne concerne pas le « people » mais, au contraire, le peuple. La rubrique people est ainsi la chronique des comportements dictés par la société à des gens célèbres ; la rubrique fait social est la chronique des comportement dictés par la société à des gens pas-célèbres.
Le fait social est un événement statistiquement abondant (exemple : statistique sur les naissances), qui se distingue en outre du fait divers, s’affichant quant à lui comme exceptionnel et rompant avec la norme (exemple : statistique sur les assassinats). On peut aussi dissocier la lente et irrésistible progression du vote d’extrême-droite (fait social) et chaque agression raciste ou antisémite (fait divers).

* Un fait social total, extrapolation du précédent, c’est une découverte en 1925 de Marcel Mauss, inventeur de l’anthropologie française et neveu par alliance d’Émile Durkheim. Le fait social total engage la société dans tous ses aspects et pour chacun de ses membres (exemples : la loi, l’éducation, le système économique, le système politique, la religion, les médias… sont des faits sociaux totaux).

* Un comportement social, c’est donc, si l’on s’en tient à la définition de Durkheim, un comportement que la société dicte ou encourage. Mais on notera que comportement social est une expression qui n’existe presque pas, citée ici seulement pour mémoire, parce que c’est son contraire, le comportement asocial, qui est très courant dans les discours, comme si appartenir à la norme implicite ne méritait pas d’être mentionné, contrairement au fait de s’en extraire.

* Une innovation sociale, ainsi qu’une étude d’impact social, sont quant à eux des concepts datant de l’ère suivante dans la grande histoire des sciences sociales. Ils sont inventés non par la sociologie ou l’anthropologie mais par leurs enfants bâtards : le marketing et la publicité, bien décidés à exploiter pragmatiquement les intuitions de leurs prédécesseurs. Une fois admis que le fait social est un comportement dicté par la société à l’insu de l’individu qui croit exercer son libre-arbitre, le marketing et la publicité expliquent comment agir volontairement sur ces comportements dans un but donné (la pulsion d’achat, essentiellement) ; en somme, grâce à eux la société prescriptrice n’est plus une force unique, invisible, collective et anonyme, partout et nulle part tel Dieu lui-même, mais, disons, une Société Anonyme à Responsabilité Limitée.
Ainsi, une innovation sociale sera, non l’expérience massive d’un droit ou d’une liberté nouvelle (la liberté d’expression, par exemple) mais bien plutôt (attention, faux ami !) la mise sur le marché d’un nouveau produit, telles la perche à selfie ou les lunettes connectées à Internet.

* Un cas social, également dit par abréviation populaire cassosse ou KSOS, c’est une personne expérimentant des difficultés économiques, familiales, scolaires, voire mentales ou physiques, bref toute personne susceptible d’être décalée selon les normes sociales. Cette personne incarne l’asocial (voir ci-dessus). Cas social est une désignation très péjorative, voire une insulte.

* Un buveur social, c’est une personne qui prétend « Je ne suis pas alcoolique, je n’ai aucun problème d’alcool, je ne bois que lors de rassemblements avec les amis, durant les fêtes et les soirées » ; tout dépend alors de la densité de l’agenda social de cette personne : si elle passe son temps en rassemblements, fêtes et soirées, elle peut facilement glisser du statut de buveur social à celui d’alcoolique mondain.
Variante aux caractéristiques comparables : le fumeur social.

* Un plan social, c’est un licenciement de masse (exemples ici ou ).

* Un mouvement social, c’est une grève, visant généralement à lutter contre un plan social (voir ci-dessus), à préserver un acquis social (voir ci-dessous – assez loin) ou à promouvoir un progrès social (voir ci-après, juste la ligne suivante).

* Un progrès social, donc (attention, faux ami ! le progrès social n’a strictement rien à voir avec l’innovation sociale, voir ci-dessus !) c’est une amélioration sensible des conditions d’existence observables pour tous les individus d’une société, quel que soit leur rang social.
Ici, deux citations possibles.
1) : « La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social. » Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934).
2) : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. » Slogan inventé par Aristote, encore lui, et largement utilisé par la SNCF dans ses réclames durant les années 80, époque où elle se prenait pour un service public.

* Un commentaire social, ou une critique sociale, c’est une une œuvre ou une intervention publique dont l’auteur (parfois il s’agit d’un artiste) affiche la volonté de s’exprimer sur le monde et non sur lui-même, attendu que ledit monde regorge de faits sociaux (voir plus haut). Exemple de commentateur social : Banksy.
Dans le registre artistique, et spécialement narratif, on parlera selon les cas de drame social ou de comédie sociale, termes qui désignent respectivement un drame, et une comédie – mais prenant place dans un milieu social (voir plus haut). Généralement, le prolétariat.

* Le code social, c’est l’ensemble des prescriptions sur la façon dont il convient de se comporter en société. Contrairement au Code civil ou au Code pénal, le code social n’est pas écrit noir sur blanc, sauf dans certains manuels de savoir-vivre (coucou la baronne de Rothschild), il est de culture orale, transmis et intégré par les individus de façon informelle et inconsciente (coucou Émile Durkheim), souvent par simple imitation.

* Les convenances sociales, c’est le code social bourgeois, lui-même imité du code social aristocratique, « savoir-vivre » garant d’un standing, d’une appartenance, d’un habitus, et donc d’une position sociale. L’on remarque, espérant faire avancer le débat en débusquant les faux amis, que parfois le mot social signifie propre à la haute société, dite aussi bonne société (un événement social sera alors, par exemple, un rituel comme le bal des débutantes où l’on fait son entrée dans la société)… et parfois tout au contraire et sans avertissement, social signifiera propre à la basse société (qui, par pudeur, ne sera pas dite mauvaise société), comme dans l’expression cas social (voir plus haut).

* Une vie sociale, c’est une mondanité (Exemple : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres » , Marcel Proust, Du côté de chez Swann – Proust étant lui-même un excellent marqueur social : soit tu l’as lu soit non).

* Un marqueur social, donc, est l’un des éléments du code social, un signal isolé ; soit un comportement, une pensée, un réflexe, un habit, un savoir, une coupe de cheveux, un accent, une expression faciale, un prénom, etc., qui révèle une origine sociale. Exemples : lire Proust ; prétendre Je lis Proust ; prétendre Je relis Proust ; ne pas lire ; ne pas savoir lire ; fermer la bouche en mâchant ou roter à table ; agencer les différents couverts autour d’une assiette, etc.

* Le spectacle social, qui découle de tous les précédents (jeu, convenances, conventions, code, marqueurs, mondanités, etc.) c’est tout un monde social que l’on observe et relate tel un spectateur, généralement d’un oeil ironique pour en faire la satire sociale, sans en être soi-même l’acteur, voire en en étant soi-même l’acteur, ce qui place dans une situation un rien schizophrène.
Attention, faux-ami ! La société du spectacle a peu à voir avec le spectacle de la société. Car le spectacle est, aussi, un concept sociologique inventé par Guy Debord pour rendre compte de la post-modernité capitaliste intégrée : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images.

* Un malaise social, c’est une sourde angoisse ressentie par plus d’une personne. A contrario, une sourde angoisse ressentie par une seule personne sera dite malaise existentiel.

* Un talent social, c’est une qualité particulière individuelle facilitant l’entregent, une façon d’attirer les relations interpersonnelles en sachant discuter de tout et de rien, provoquer le rire par des facéties, réunir autour de soi les auditeurs et peut-être les amis. Exemples : savoir imiter le président de la République, ou au moins imiter un imitateur qui imite le président de la république, est un talent social ; de même qu’être capable d’exécuter un tour de magie, un numéro de jonglage, ou, au pire, de faire bouger ses oreilles. On s’interrogera sur les différences entre un talent social et un talent tout court, ce dernier étant quant à lui censé permettre la création d’une œuvre. Attention faux ami ! Rien à voir avec une œuvre sociale, voir plus bas.

* Un réseau social n’est plus, aujourd’hui, un carnet d’adresse en papier rempli avec de l’encre, c’est une application, un service interactif connecté favorisant l’exhibitionnisme (rejoignez la page Facebook du Fond du tiroir ! Laïkez-moi !)
Pour approfondir ce que les réseaux ont de social (ou d’asocial : ami Facebook = attention, faux ami !), on consultera avec profit la série Infernet de Pacôme Thiellement et tout particulièrement le dernier épisode, consacré à Facebook.

* Un logement social, c’est une habitation à loyer modéré que les collectivités réservent exclusivement aux citoyens les plus modestes, les plus socialement fragiles, les plus dépourvus de ressources, voire les cas sociaux, voir plus haut (exemple de nécessiteux : François de Rugy).

* Une contribution sociale (généralisée), c’est un impôt.

* Un Forum social mondial, c’est le rendez-vous bisannuel des altermondialistes (par opposition explicite au Forum économique mondial de Davos – un indice apparaît ici : le social est-il l’alternative pure et simple à l’économique ? Relire tout en haut de cette page la citation d’Edgar Morin).

* Une classe sociale, c’est un milieu social (voir plus haut) qui s’est structuré idéologiquement voire politiquement ; soit un fragment homogène de la population hétérogène, qui se définit par ce qu’il a en commun (un habitus, un habitat, un mode de vie, des sources de revenus, une culture, des aspirations, des souffrances). Tout ce qui distingue ce groupe du restant de la population sera justement appelé différence sociale, et quiconque aura en tête sa propre appartenance à une classe sociale et agira en conséquence fera preuve de conscience sociale.
Plusieurs classes peuvent ainsi être conceptualisées. Le concept de
lutte des classes n’est curieusement plus de mise, démodé depuis la chute des pays de l’Est, contrairement à celui de classe dangereuse qui définit toujours les ennemis de classe.
Exemple : « Le fossé qui sépare pauvres et relativement riches devient abyssal. Le consumérisme consume tout questionnement. (…) En conséquence, les gens perdent leur individualité, leur sens de l’identité, et donc cherchent et trouvent un ennemi de manière à se définir eux-mêmes. L’ennemi, on le trouve toujours parmi les pauvres. » John Berger (1926-2017), Le carnet de Bento.

* Une politique sociale, c’est un ensemble d’actions mises en œuvre progressivement par les pouvoirs publics pour parvenir à transformer les conditions de vie des classes sociales (voir plus haut) les plus pauvres, et ainsi éviter la désagrégation des liens sociaux (voir plus haut), la fracture sociale (voir plus bas) ou même l’explosion sociale (les émeutes – voir la presse, de temps en temps). La politique sociale est souvent, même s’ils n’ont pas le monopole du cœur, l’affaire des socialistes, mot à suffixe né en 1831.
Exemple, pour mémoire et par mélancolie, un extrait de La Révolution de 1848 par John Stuart Mill (1806-1873) :
“Le socialisme est la forme moderne de la protestation qui, à toutes les époques d’activité intellectuelle, s’est élevée, plus ou moins vive, contre l’injuste répartition des avantages sociaux.”
Le mot socialisme est aujourd’hui très dévalué par les intéressés eux-mêmes, les dits socialistes (voir ci-dessous à social-traître), ainsi que, à leur décharge, par d’autres hommes politiques du passé qui se revendiquaient du National-Socialisme (soit du nazisme hitlérien), ce qui ne contribue pas vraiment à la limpidité du propos.

* Une loi sociale, c’est une action législative concrétisant la politique sociale (voir ci-dessus) du pouvoir exécutif, dans le but d’offrir aux citoyens un acquis social (voir plus bas). La première loi sociale en France est réputée être la loi du 22 mars 1841 par laquelle le roi Louis-Philippe limita le travail des enfants : interdiction du travail aux moins de 8 ans ; pas plus de 8 heures par jour de 8 à 12 ans ; pas plus de 10 heures par jour de 12 à 16 ans.

* Un droit social (attention faux ami ! Ne pas confondre avec une loi sociale) c’est un simple rappel de principe sans obligation légale, une injonction émise par le commissaire aux droits de l’homme (on trébuche ici sur la tautologie originelle : droit humain = droit social) du Conseil de l’Europe, qui définit ainsi le droit social : Les droits sociaux sont indispensables à tout être humain pour mener une vie digne et autonome. Ils englobent les droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, à un niveau de vie décent, à un logement abordable, à la sécurité sociale et à des protections dans le domaine du travail.

* Une fracture sociale, c’est une différence sociale qui a dégénéré et engendré un conflit social et a nuit au climat social (Attention, faux ami ! ne doit pas être confondu avec la Guerre sociale, qui est un épisode de l’antiquité romaine, ni avec la Guerre sociale, qui était un journal pacifiste).

* La justice sociale est une construction morale et politique qui vise à l’égalité des droits et conçoit la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée. La plus ancienne mention de cette expression se retrouve dans L’esprit des journaux de , dans des propos attribués à Louis XVI concernant le droit de suite. Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Justice Sociale, hebdomadaire catholique bordelais fondé par l’abbé Paul Naudet en 1893. Il fut l’un des principaux organes de la démocratie chrétienne jusqu’en 1908, date de son interdiction par Pie X.

* L’ascenseur social est une métaphore usuelle pour signifier la mobilité sociale ou la promotion sociale, cette possibilité offerte, caractéristique de la méritocratie républicaine, de changer de milieu ou de classe sociale (voir plus haut) en bénéficiant de la justice sociale. L’ascenseur social est généralement unidirectionnel : il monte. (Exemple : “Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à l’autre.” Honoré de Balzac, César Biroteau) Dans l’autre sens, on parlera de descenseur social, expression pittoresque mais rare, ou alors, plus couramment et plus simplement, de déchéance sociale.
Note à benêt : lorsque l’on tape ascenseur social dans Google, la première occurrence proposée est ascenseur social en panne.

* Un Fléau social, c’est un grand malheur qui s’abat plus ou moins simultanément sur un nombre important d’individus ne se connaissant pas entre eux mais partageant une même classe sociale. Exemple : “Quand les riches se droguent c’est pittoresque. Quand les pauvres se droguent c’est un fléau social.” (Paul Schrader)
Attention, faux ami ! Le Fléau Social est aussi une revue publiée par le Groupe 5 du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R), qui a connu 5 numéros entre 1972 et 1974.

* Un acquis social, c’est, selon de quel côté on se place de la barrière sociale, un droit collectif légitime obtenu de haute lutte pour les salariés, ou un scandaleux privilège archaïque ; cet acquis est donc défendu par une certaine classe sociale (voir ci-dessus), a priori basse, et dénoncé par une autre, a priori haute.
Exemples d’acquis sociaux : la sécurité sociale, les prestations sociales.
Ladite haute classe a pour porte-parole le patronat (syndicat des riches), qui martelle que la lutte des classes est aussi ringarde que la Guerre de 100 ans, qu’elle n’existe plus et n’a peut-être même jamais existé… alors qu’en réalité la classe haute a gagné cette lutte et la gagne encore régulièrement. Cf. l’aveu en direct sur CNN en 2005 du milliardaire américain Warren Buffett : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

* Une prestation sociale, c’est un montant d’argent (ou parfois un avantage en nature) alloué par un prestataire social (représentant l’Etat ou l’une des institutions de protection sociale) à un bénéficiaire social. Les comptes de la protection sociale, publiés annuellement, distinguent six catégories de prestations sociales correspondant à autant de risques sociaux : le risque vieillesse-survie (caisse de retraite), le risque santé (la sécurité sociale), le risque famille (les allocations familiales), le risque emploi (les indemnités de chômage), le risque logement (les APL), enfin le bien nommé risque pauvreté-exclusion sociale.
Les prestations sociales constituent une des formes de la redistribution des revenus et représentaient, en 2020, 35,4% du produit intérieur brut (PIB), à hauteur de 813 milliards d’euros (attention faux ami ! rien à voir avec le 813 d’Arsène Lupin, quand bien même il existe un Arsène Lupin Social Club !). Cette somme explique pourquoi les prestations sociales sont réputées, dans les plus hautes sphères de l’Etat, coûter un pognon de dingue, et le signifier haut et fort permet de faire honte aux bénéficiaires sociaux. La honte intériorisée du bénéficiaire social est en effet un moyen efficace de faire diminuer la dette sociale (voir ci-dessous).

* La dette sociale, c’est donc le contrecoup de la prestation sociale : elle correspond aux déficits cumulés des organismes de sécurité sociale. On y retrouve principalement ceux des différentes branches du régime général mais également ceux du Fonds de solidarité vieillesse (FSV). On notera cependant que la dette sociale n’est que l’une des trois composantes de la dette publique française, et représente 9,9% de celle-ci. Les deux autres composantes sont la dette de l’État (77,2% de la dette) et des collectivités locales (8,8% de la dette). La dette publique française s’élève au total à 2 257 milliards d’euros (chiffres indicatifs, datant d’avant le confinement de 2020-2021).

* La TVA sociale, c’est un gadget économique très étudié mais jamais appliqué en France (sauf outremer), qui consiste, pour faire baisser la dette sociale, à réaffecter une partie des bénéfices de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) aux dépenses sociales, histoire de bien rappeler aux consommateurs que certes ce qu’ils dépensent leur coûte cher, mais moins que ce qu’ils coûtent (culpabilisation toujours).

* Un social-traître, c’est un social-démocrate qui refuse les voies de la révolution sociale (qui récuse par exemple le bien-fondé d’un mouvement social, voir ci-dessus)

* Un socio-démocrate est d’ailleurs défini selon Wikipedia en des termes qui s’appliqueraient à l’identique à un social-traître : « De nos jours, le terme de social-démocratie désigne un courant politique qui se déclare de centre gauche, réformiste tout en appliquant des idées libérales sur l’économie de marché » . Socialiste et socio-démocrate peuvent être considérés comme synonymes et communiant à genoux devant le marché en nommant un banquier de chez Rothschild (oui, même nom de famille que la baronne Nadine, voir ci-dessus à code social) ministre de l’Économie.

* Socio tout court, c’est un super-(anti-)héros sociologue et explicitement victime de l’économie de marché.

* Une raison sociale, c’est le nom d’une entreprise. Un siège social, c’est la localisation de la même entreprise. On remarque que société est ici synonyme d’entreprise, par conséquent social = entreprenarial. Un bien social est ainsi la propriété privée d’une entreprise, son capital social, et pourra éventuellement faire l’objet d’un abus de bien social, à ne pas confondre (Attention, faux ami ! voire authentique ennemi !) avec le comité des œuvres sociales, dit également comité d’entreprise, qui concerne quant à lui les conditions matérielles des travailleurs au sein de la même entreprise – à rapprocher du service social.

* Une part sociale est si négligeable au singulier qu’on en parlera plutôt au pluriel : les parts sociales sont des parts de capital d’une entreprise à forme mutualiste ou coopérative (une banque, par exemple). En détenir, c’est donc être copropriétaire d’une fraction de l’entreprise.

* Une signature sociale correspond à la signature du représentant légal d’une structure qui en engage la responsabilité (s’applique, à ma connaissance, surtout aux cabinets d’experts-comptables).

* Un membre social, c’est une personne qui, à jour de ses cotisations et droits d’adhésion, peut revendiquer sa pleine appartenance à une association, à une amicale, etc. Ici société peut être considéré comme synonyme de club, et social nous rappelle sa parenté avec associé.

* Les partenaires sociaux, ce sont, tous-ensemble-tous-ensemble afin de démultiplier la confusion, les patrons (tenants d’intérêts privés, bénéficiaires de biens sociaux, voir ci-dessus, et détenteurs de la signature sociale) ET les ouvriers (tenants d’intérêts privés plus modestes mais aussi d’intérêt collectifs et publics, qui eux sont les bénéficiaires d’œuvres sociales, voir ci-dessus), lorsque ces personnes appartenant à des classes sociales ennemies, et aux intérêts divergents, ont l’occasion de se rencontrer. Soulignons que dans l’expression partenaires sociaux, le mot partenaires, aussi énigmatique que le mot sociaux, mériterait sa propre exégèse.

* L’Assistance sociale est souvent synonyme de l’Aide sociale. Une assistante sociale ou travailleuse sociale (généralement une femme, mais pas toujours, car il existe des assistants sociaux, sans doute des hommes assez peu virils pour faire un métier féminin, ainsi que les assistants maternels, les maîtres d’école ou les infirmiers), localisé(e) dans un centre social, c’est un(e) courageux(se) héros(ïne) débordant de vertus telles que l’abnégation, la générosité, la compassion, l’écoute ; ou bien c’est un désolant cache-misère privé de moyens réels, un pansement sur une gangrène.
On parlera aussi d’aide sociale.
On dit faire dans le social pour qualifier, et souvent disqualifier, toute forme d’assistance à autrui, de soutien dispensé aux nécessiteux sans contrepartie par les pouvoirs publics, ou par extension d’entraide entre deux particuliers.
Exemple : « J’fais pas dans le social » signifie « Démerde-toi » .
Le social doit être ici compris dans un sens métonymique et abrégé pour Le travail social, cette catégorie de métiers qui ne sauraient être respectés puisqu’ils ne rapportent pas d’argent. Les pouvoirs publics auront soin d’humilier régulièrement les travailleurs sociaux, jetant dans le même sac les assistés sociaux et les assistants sociaux, au motif que les prestations sociales (voir à cette entrée, ci-dessus) coûtent (comme on sait) un pognon de dingue, ou qu’ils s’illusionnent s’ils imaginent que l’argent magique existe.

* Vive la sociale !, c’est un roman autobiographique (1981) puis un film (1983) de Gérard Mordillat, dont le titre provient d’un slogan peint dans le métro que contemple le narrateur, enfant.
La Sociale, par élision du substantif, désigne la République sociale, telle qu’auto-définie par opposition à la République bourgeoise, dichotomie très active dans la vie politique française notamment en 1848 et en 1870. Vive la sociale est un cri poussé par certains des 147 communards au moment d’être fusillés par les Versaillais (tenants de la République bourgeoise) devant le mur des Fédérés, le 28 mai 1871.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Sociale, sous-titré Vive la Sécu !, film documentaire de Gilles Perret (2016), qui, quant à lui, par élision d’un autre substantif, est consacré à la Sécurité sociale.

* La République sociale, c’est une chanson révolutionnaire écrite par Emmanuel Delorme cette même année 1871, pendant et à propos de la Commune de Paris. La musique est sur l’air de L’Âme de la Pologne.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec le Républicain social (Philetairus socius), petite espèce de passereau endémique des zones arides du sud de l’Afrique, notamment du Kalahari. Il est l’unique espèce du genre Philetairus. L’espèce est remarquable par ses nids : collectifs et habités à l’année, ils sont énormes, et peuvent être construits par des centaines d’individus. L’espèce n’est actuellement pas menacée.

* L‘individualisme social, ce n’est pas un oxymore, c’est une proposition politique et même éthique, tout-à-fait stimulante, de Charles-Auguste Bontemps (1893-1981), militant pacifiste, anarchiste, l’un des penseurs du refus de parvenir. Bontemps prône un « collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Histoire d’ajouter un terme accolé à l’adjectif social, comme si on en manquait, il précise dans sa célèbre plaquette : « il m’a été demandé un résumé précis de ma conception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social ».

* Le Samu social, ou Samusocial tel qu’il s’écrivait tout attaché lors de sa création en 1993, est une fédération d’ONG ayant pour but de venir en aide aux personnes démunies. Le mot-valise se compose de SAMU, qui signifie Service d’Aide Médicale Urgente, et de social qui signifie, ma foi, tout ce que nous savons à présent, si jamais nous avons réussi à savoir quelque chose. Dans la foulée de l’exemple français un Samu social international a été fondé en 1998.

* Un mérou social, c’est… Ah… Non… Je ne sais toujours pas ce qu’est un mérou social. C’est peut-être un animal mythologique, ou une simple vue de l’esprit, chimère pour théoriciens. Comme l’Europe sociale.

Quelle pagaille. Que de faux amis dans le monde social. Si vous en voulez encore, on peut également se plonger dans l’étymologie mais je vous préviens, ce qu’on y trouvera ne lèvera pas l’imbroglio, en ajoutera au contraire une louche : socius vient du verbe latin sequor, suivre, qui a aussi donné secte, et dès Rome l’adjectif avait les usages les plus divers (le socium templum était un temple dédié à plusieurs divinités, le socius lectus était le lit conjugal, la socia agmina était l’armée auxiliaire, etc.).

Et il faudrait ne pas désespérer d’un gouvernement dit socialiste ? Et quoi encore ? Crier Vive le roi ? Ne plus trousser les filles ? Aimer le filet de maquereau ?

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Bonus 1 : “Toujours le Social. Le contrat social, le sens social, l’avenir social, la souffrance sociale, le spectre social. Cette croyance à la Société est quand même la plus étrange qui ait jamais existé.” Philippe Sollers (1936-2023), Passion fixe (2000)

Bonus 2 : l’adjectif convivial, en quelque sorte et en quelque endroit synonyme de social, désigne quant à lui désormais et plus prosaïquement une facilité d’utilisation, en parlant d’un système informatique. Bonne convivialité à tous.

Bonus 3 : J’ai fait ma part mais si vous avez encore faim, une fois épuisées les occurrences de social vous pourriez vous pencher sur celles du plus récent sociétal. Un indice puisé chez Grégoire Bouillier, Le dossier M, livre premier, dossier rouge, « Le Monde », partie V, niveau 3 :

« [C’est] à cette époque aussi [les années 80] que les problèmes de société ont été remplacés par des questions dites « sociétales » , fabuleux mot permettant d’évacuer d’un coup d’un seul les problèmes liés à la lutte des classes. Exit la lutte des classes, déclarée obsolète sans autre forme de procès, on ne se demande pas pourquoi, ni par qui. »

Benvenuto

14/08/2023 Aucun commentaire

Une carte postale envoyée par le Fond du Tiroir en vacances !

Gênes : les murs sont mal élevés.

Baci di Genova (Liguria, Italia). Où la présidente italienne du conseil des ministres, Giorgia Meloni, se fait traiter de fasciste sur des murs sans bonnes manières. Cette insulte n’est hélas pas qu’une exagération rhétorique, tant la Meloni révèle des sympathies (et des mesures) d’extrême-droite : racisme, anti-IVG, homophobie, préférence nationale, etc. Lorgner sur l’Italie permet de se faire une idée de ce qui se passerait en France si la Le Pen était élue.

(souvenir de Sampierdarena, quartier ouest de Gênes)

Prise de température politique : nous sommes accueillis sur place par un très sympathique autochtone anarchiste, photographe de son état. Nous apprenons qu’il a autrefois documenté en images le fameux G8 de Gênes, cet événement fondateur de notre époque, presque mythologique, où la répression des opposants a été qualifiée par Amnesty International de « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale ». Nous ne pouvons que mesurer à quel point ces répressions ont servi de prototype (en France, si tu n’es pas content, gare au flashball), et à quel point le record de « plus grande violation des droits humains et démocratiques » ne demande désormais qu’à être régulièrement battu.

Après avoir demandé à notre hôte le nom de son réseau wifi afin de me connecter (son réseau s’appelle ANTIFA, je vous le dis au cas où vous passeriez chez lui), je poursuis la conversation politique. Il soupire en évoquant la situation actuelle de son pays : « Les choses ne vont pas changer avant longtemps en Italie, il faut être patient, ce que nous représentons est une minorité… [puis, reprenant le sourire :] Mais une très grosse minorité ».
Il arbore sur son t-shirt un slogan qui m’enchante et me convainc immédiatement que je fais partie de la même grosse minorité que lui : Padrone di niente, servo di nessuno.
Maître de rien, esclave de personne. Programme politique essentiel et suffisant. Ni exercer, ni subir le pouvoir. Car Le pouvoir est maudit et voilà pourquoi je suis anarchiste (Louise Michel).

Pour cueillir un autre témoignage de la très grosse minorité italienne qui au quotidien fait de son mieux contre la fascisation de son pays et de l’Europe, on est prié de voir la nouvelle série de Zerocalcare, Ce monde ne m’aura pas, dont le titre original est bien meilleur, Questo mondo non mi renderà cattivo : Ce monde ne me rendra pas méchant. Je nous le souhaite aussi.

Bon, ceci dit c’est le mois d’août, il fait chaud, je vais me baigner, on a le droit de ne ni-exercer-ni-subir le pouvoir sur la plage.
En ce qui me concerne, et en dépit de Meloni, Berlusconi, Mussolini, et autres fâcheux contingents, ce n’est pas encore cette fois, Gênes sous les yeux, que je reviendrai d’un pouce sur ma conviction que l’Italie est le plus beau pays du monde. Et Portofino, donc. Et les cinque terre, etc.
La preuve en images ci-dessous : l’Italie est le seul pays du monde où même les supermarchés sont beaux, aménagés qu’ils sont dans d’anciens palais.

(la suite demain)

Violence en col blanc, violence en uniforme bleu, violence en cagoule noire

01/07/2023 Aucun commentaire
Photo : merci le Dauphiné Libéré. Le saccage de la librairie le Square, à Grenoble, 30 juin 2023

Un policier tue un ado, encouragé par son collègue qui lui parle comme s’ils jouaient à un jeu vidéo, « Vas-y, shoote-le ! » = ce sont, selon les termes du gouvernement, des « débordements regrettables ».

S’en suivent des émeutes dans les rues, un peu partout en France = ce sont, selon les termes du gouvernement, des « incivilités inexcusables ».

Tant que les pouvoirs publics n’auront pas pris conscience de la continuité linéaire entre ces deux violences, ainsi que d’autres (ce gouvernement EST violent), les violences se poursuivront.

Pour autant, je n’excuse rien. Je me permets de trouver plus « inexcusables » que toutes les autres violences, les destructions de librairies et de bibliothèques, qui sont lieux d’émancipation et non d’oppression, victimes collatérales des violences du gouvernement et des violences de rues.

Alors je relis un poème de Victor Hugo, « À qui la faute ? » in L’Année terrible, 1872.

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?
– Oui.
J’ai mis le feu là.
– Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
– Je ne sais pas lire.

Mise plutôt sur le monde

13/06/2023 Aucun commentaire

Saison du bac.
Le Fond du Tiroir a une pensée pour les bacheliers, présents passés et futurs, et offre gracieusement à tous un sujet négligé par l’Éducation Nationale et qui mêle habillement culture académique, actualité, et rock ‘n’ roll.

Vous considérerez d’abord en parallèle puis en confrontation dialectique l’aphorisme énigmatique noté par Franz Kafka dans son journal : « Dans le combat entre toi et le monde, choisis le monde », et la chanson de The Clash : « I fought the law and the law won. »
Vous alimenterez impérativement votre réflexion par quelques concepts-clés issus de la vie politique française tels que « 49.3 », « Réforme juste, équilibrée et inévitable », « Brav-M », « Flashball », « Texte définitivement adopté par l’Assemblée » ou « Validation par le Conseil Constitutionnel » (liste non exhaustive).

Que faire des ordures

27/05/2023 Aucun commentaire
Photogramme : L’Île aux fleurs (Ilha das Flores), court métrage génial de Jorge Furtado, Brésil, 1989. À revoir régulièrement ici.

L’alchimie, pré-science du symbole plus que de la physique, rêvait de disposer à volonté de la matière, aspirait à la décomposition et à la recomposition des éléments, ambitionnait de défaire et refaire le monde : son principe était la transformation.

Pour l’opération de décomposition, l’alchimiste utilisait l’alambic, qui sépare par distillation la matière en ses différentes substances élémentaires ; pour l’opération inverse, la transformation par fusion ou amalgame, il utilisait l’athanor, mythique four philosophique à combustion lente, outil suprême censé permettre la création de la pierre philosophale, qui changera le plomb en or – mais aussi guérira toutes les maladies et apportera, enfin, à l’homme le bonheur.

Athanor est également le nom, poétique et vaguement inquiétant, du centre de tri et d’incinération des ordures ménagères de l’agglomération où j’habite, réceptacle du souci alchimique de notre temps : la transformation de la matière que nous produisons sans cesse, au sens de plomb, au sens de résidu, au sens de détritus, au sens de rebut, au sens de relief, au sens de merde. Athanor est dédié au tri, selon le mot plus prosaïque qu’alchimique, de près de 250 000 tonnes de déchets par an, à l’échelle de 49 communes et de leurs 450 000 habitants. J’en suis.

J’en rêvais depuis des années. J’ai enfin eu aujourd’hui l’occasion de visiter Athanor.

Une traversée du miroir. Un dévoilement de la face cachée ultime de notre mode de vie délirant (consommation-extraction-pillage-destruction). Une expérience d’initiation au destin de tout ce que nous jetons à la poubelle pour mieux penser à autre chose, et chaque seconde de la visite guidée était passionnante, autant du point de vue politique, que sensoriel, que technique ! Un centre de tri est, si l’on veut, une sorte de parc d’attractions, mais pour les adultes, pour les conscients, un parc à thème dont le thème serait enfin le réel. Pas de souris à grandes oreilles et gilet à boutons, seulement des bons vieux rats.

Il me semble que tout le monde devrait faire un tour, au moins une fois dans sa vie mais le plus tôt possible, dans ce château hanté de la modernité. Adultes, enfants, usagers, professionnels, élus, citoyens. Je m’emballe au pied des emballages entassés : on devrait le visiter en famille, entre amis, organiser des sorties scolaires ou naturalistes (on trouve ici un nombre remarquable d’espèces d’oiseaux et de rongeurs), des séminaires, des week-ends, des goûters, des escape games, des mariages, Saint-Valentin ou fêtes d’anniversaires, des veillées funèbres, enfin tous les prétextes rituels seraient bons pour voir ce qu’on n’a pas envie de voir, comprendre ce qu’on n’a surtout pas envie de comprendre, méditer.

Bien sûr on ne serait pas obligé de faire, comme je fais malgré moi, des associations d’idées bizarres : sur le moment, j’ai gardé pour moi les visions qui me sont venues. Ce paysage clôturé formé par deux bâtiments qui se regardent en chien de faïence, le centre de tri horizontal, et l’incinérateur vertical terminé par deux longues cheminées d’où s’échappe la fumée, m’évoquait un camp de concentration ; les montagnes d’ordures ont convoqué aussi en moi la dernière scène de Zabriskie Point d’Antonioni et boum ; Powaqqatsi, également ; surtout, L’île aux fleurs.

Tous les sens sont saisis : le bruit des machines, l’odeur des décompositions, les trépidations incontrôlables, et naturellement la vue des monceaux de détritus hauts comme des villes, alimentés en permanence par la noria des camions-bennes. Sensation terrible et désespérée de course contre la montre : vas-y colibri, pioche et trie là-dedans, minutieusement, ton kilo de plastique vert, pendant qu’au-dessus de toi versent deux nouvelles tonnes de drouille toxique et mêlée. Les ordures sont là, il n’est plus temps de les nier, il nous faut les « traiter » autant que possible, c’est-à-dire pas autant que l’on voudrait. Que faire des ordures ?

Deux fins possibles :

– Par ici, on compacte tant bien que mal la matière grossièrement triée, réunie par balles cubiques et thématiques (un bloc d’alu, un bloc de carton, un bloc de plastoc… surtout du plastoc, qui aura beau être recyclé se retrouvera pourtant in fine dans les océans, intégré au cycle de l’eau… je m’approche d’une balle de papier de deux mètres de haut, car je suis et serai toujours toujours attiré par le papier, et j’aperçois, saillant de la masse, surtout des prospectus publicitaires, quelques feuillets manuscrits dont des copies d’écolier corrigées en rouge, et même un livre ratatiné dont je réussis à lire une ligne, que j’oublie aussitôt), balles qui seront chargées dans d’autres camions, vendues une bouchée de pain à qui voudra les recycler à l’autre bout de la France (puis ? vers quel pays-décharge en voie de développement ? sachant que le mot développement, aussi mythique que l’alchimie, désigne justement le mode de vie insane qui produit les déchets).

– Mais par là le résidu, tout de même une moyenne de 40% de « refus » , c’est-à-dire de déchets juste bons à brûler, direction l’incinérateur et le ciel, anus mundi. 40%, contre 20% à l’échelle nationale : elle a bonne mine Grenoble la « capitale verte » .

Parmi les observations sociologiques les plus fulgurantes : dans la salle où les « opérateurs » (c’est leur titre professionnel) trient à la main nos déchets sur des tapis roulants, dernière tâche que les machines ne savent pas faire, la plus sale, la plus ignoble et la plus dangereuse (oui, bien sûr qu’il y a des tessons de verre et tant d’autres débris intrus qui n’ont rien à faire là, et vous, vous triez impeccablement, chez vous ?) 100% du personnel, du moins le jour de ma visite, était constitué d’hommes noirs, nous les regardions travailler à travers des vitres, dans leurs gilets jaunes. Qu’est-ce que cela dit de notre monde ? Qu’est-ce que cela dit de l’abolition supposée de l’esclavage (l’esclavage a été aboli en France au moins quatre fois, 1315, 1794, 1815, 1848 et qu’est -ce qu’un commerce qu’on a besoin d’abolir régulièrement) ? Qu’est-ce que cela dit de notre principe d’enfouissement ? Qu’est-ce que cela dit de la République Française ?

Terminons sur un peu de poésie, faute de quoi nous ne nous en sortirons jamais. Dans cette magnifique chanson, Jeanne Cherhal visite une station d’épuration, Et sachez qu’en hiver/Inhaler au grand air/Le ventre de la terre/On dirait du Baudelaire.

Poisson volant

06/04/2023 Aucun commentaire

Aujourd’hui : nouvelle journée de grève, mobilisation et manif contre la réforme des retraites. Nous en sommes à combien, septième, dixième, quarantième journée, je ne sais plus, j’ai perdu le fil, je ne les ai pas toutes faites.

Le gouvernement ne bouge pas. Le président ne bouge pas. Rien ne bouge à part l’essentiel, le Peuple (je luis mets une majuscule pour faire plus hugolien).

Or par hasard c’est aujourd’hui que passe sous mes yeux Le Président d’Henri Verneuil, vieillerie de 1961. Et je suis époustouflé de ce qu’il me dit sur la situation d’aujourd’hui.

Est-ce réellement, du reste, un film de Verneuil qui, après tout, n’a fait que diriger, filmeur plutôt qu’auteur ? Ou est-ce plutôt un film de Jean Gabin qui le porte tout entier sur ses épaules de patriarche ? Ou est-ce un film de Georges Simenon, qui écrivit le roman quatre ans plus tôt (le livre, qui tourne davantage autour de la décrépitude du protagoniste, ancien président du Conseil rédigeant ses mémoires et méditant ses combats, est plus morbide et crépusculaire que le film) ? Ou est-ce un film de Michel Audiard dont l’esprit vachard suinte de chaque réplique ?

Le film est resté célèbre pour un bon mot :

– Il existe des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !
– Il existe aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !

… mais on pourrait citer treize bons mots à la douzaine. J’en prélève un autre qui me plaît beaucoup, très classe et bien loin du cynisme que l’on prête d’ordinaire à Audiard :

Monsieur le Président, vous pouvez tout !
– C’est bien pour ça que je ne peux pas tout me permettre.

Surtout, ce que ce film nous raconte d’utile pour comprendre aujourd’hui, et peut-être toute l’histoire politique française, tient en une idée-force : la loi est faite par les riches, afin de les rendre encore plus riches.

Ce film parle, comme si on y était, de l’arrivisme en politique : de notre startup nation, de sa startup assemblée, de son startup sénat et de son startup président, à cause de qui la vraie démocratie sera encore, sera toujours, confisquée par la ploutocratie. La déconnexion entre les députés Renaissance qui ont voté la réforme des retraites et les Français qui la subiront, est en réalité une très ancienne tradition. Cette tradition est ici mise en scène, en direct de 1961.

Gabin incarne un type d’honnête homme, animal politique intègre et idéaliste, plus rare encore dans le monde réel que les poissons volants (en guise de repère, il s’était fait grimé en Georges Clémenceau car le Tigre était l’un des rares hommes politiques qu’il respectait), tandis que son adversaire, le député Philippe Chalamont qui attend son heure à la Chambre après avoir fait carrière dans les banques d’affaires (sic), interprété par Bernard Blier, est quant à lui un modèle infiniment plus courant, récurrent, voire banal, un invariant de la médiocrité. On aurait hélas pour le réincarner aujourd’hui l’embarras du choix : il est Macron bien sûr, comme il a été Sarkozy le président des riches, il a été Fillon, il a été Juppé droit dans ses bottes, il est chaque ministre pris, telle Agnès Pannier-Runacher, la main dans le pot de confiture du conflit d’intérêt, il est l’ignoble Jérôme Cahuzac, il est leurs prédécesseurs et leurs successeurs. Il est le Pouvoir politique français en personne, autrement dit le business, la bourgeoisie capitaliste, depuis, grosso-modo, que Thiers a écrabouillé la Commune pour installer les épiciers.

Dans la tirade la plus célèbre du Président, exceptionnel exercice d’éloquence que les détracteurs du film ont qualifié de populiste (on disait poujadiste à l’époque), Gabin seul contre tous commence par rappeler :

J’ai vu la police charger les grévistes, je l’ai vue aussi charger les chômeurs, j’ai vu la richesse de certaines contrées et l’incroyable pauvreté de certaines autres…

Oh oh… Est-ce un reportage d’actu ? Elle en est où, la manif, dites ?
Puis, Gabin président rappelle que l’affairisme est la clef historique de toute politique (y compris le colonialisme ! quand le film sort, la France n’est pas encore sortie de la guerre d’Algérie). Ensuite, extralucide, il assène que l’Europe en train de se construire sera celle des multinationales et des lobbies :

La constitution de trusts horizontaux et verticaux et de groupes de pression qui maintiendront sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes. On ne vous demandera plus, messieurs, de soutenir un ministère mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration.

Et pour terminer en apothéose, flinguant sa carrière, il se met à interpeler par ordre alphabétique chaque député dans l’hémicycle et énumère ses intérêts. Geste anachronique et jouissif du lanceur d’alerte. Tous ces élus du peuple en croquent et pensent à leur biftèque, CQFD. Essayez de visionner l’extrait sans vous laisser gagner par l’hallucination de regarder LCP en 2023 (quoiqu’en 2023 on verrait davantage de femmes, déjà ça de gagné même si le progrès est modeste, on trouve des femmes d’affaires parmi les hommes d’affaires) :

Post-scriptum qui n’a presque rien à voir :
Indigné par les propos de Gérald Darmanin, écœurant ministre de l’Intérieur (ça ne sent pas très bon à l’intérieur, faudrait aérer) sur la Ligue des Droits des L’Homme, je viens de me précipiter pour adhérer à cette vénérable association.
Je ne suis pas le seul.
Intéressante variation sur l’effet Streisand.

J’espère que cet afflux des dons ne servira pas de prétexte supplémentaire à couper les aides publiques.

8 mars : le jour de la pourpre

08/03/2023 Aucun commentaire

Joyeux 8 mars !
Le saviez-vous ? Le 8 mars n’est pas seulement la journée internationale des droits des femmes, mais également le jour de saint Jean de Dieu. (De même, le violet n’est pas qu’une couleur féministe, c’est également la couleur des hommes qui préfèrent s’habiller en robe : les évêques et la plupart des ecclésiastiques de cour au Vatican autour du pape, ou à Londres autour de l’archevêque de Canterbury.)

Qui était ce Jean de Dieu célébré le 8 mars ? João de Deus (1495-1550) est le fondateur d’un ordre hospitalier et en outre un ex-libraire (car l’on n’est pas obligé d’exercer toute sa vie le même métier), deux éléments de biographie qui le rendent plutôt sympathique, et qui ont fait de lui le saint patron des infirmiers, des imprimeurs, des relieurs et des alcooliques. Mais retenons aussi que lors d’une vision mystique il aurait reçu la couronne d’épines des mains mêmes de la Sainte Vierge, c’est à dire de ce personnage mythologique qui n’est pas pour rien dans l’oppression patriarcale des femmes, balisant depuis deux millénaires l’horizon des possibles pour la moitié du genre humain : soit vierge, soit mère, soit les deux à la fois (idéal de science fiction présenté aux jeunes filles à fin de schizophrénie) soit aucun des deux et dans ce cas salope et sorcière.

Écrasons l’infâme avec le Fond du Tiroir ! En ce 8 mars, rappelons que tant qu’on n’aura pas identifié et sectionné les liens entre le patriarcat et les religions monothéistes, on n’aura pas fait avancer d’un centimètre la condition féminine !
Et bonne journée à toutes.

Autre chose : depuis le moment, scandaleusement récent, où l’anatomie exacte du clitoris a été connue (il est aberrant de songer que l’humanité a été capable de fabriquer la bombe atomique avant de savoir décrire un organe si utile à son bonheur), j’éprouve comme une sensation de déjà-vu, il me semble reconnaître cette forme sans toutefois être capable de mettre le doigt dessus.
Et puis ce matin, eurêka, en observant « Phryge », la grotesque mascotte des grotesques jeux olympiques de Paris 2024, la vérité m’éblouit.
Le clitoris est évidemment un bonnet phrygien.
Marianne porte son clitoris sur la tête depuis toujours, et on ne le savait pas. (Voilà qui m’évoque Hitchcock parlant quelque part des actrices qui « portent leur sexe sur leur visage ».)
Vive la Révolution féministe ! Vive Marianne ! Vive le clitoris ! Vive la République ! Vive la France !

La machine à décerveler du père Ubu

27/10/2022 Aucun commentaire

Le formidable et palpitant film documentaire consacré à « l’agnotologie » et à la désinformation, La Fabrique de l’ignorance (Franck Cuveillier et Pascal Vasselin) a reçu le prix Parisciences 2021, et c’est justice.

Cette archéologie, non pas du savoir, mais du non-savoir stratégique, est une œuvre de salubrité publique. Les deux auteurs décortiquent comment, depuis les années 50, les grandes compagnies (tabac, amiante, carburants, pesticides, chimie, plastiques, agroalimentaire, nucléaire, numérique, etc.) ont privatisé la méthode du doute scientifique ainsi qu’ils ont privatisé tout le reste du bien commun, afin de retourner perversement la science contre elle-même, et de dynamiter la notion même de savoir. Sophisme : le scepticisme est une vertu scientifique, n’est-ce pas ? Alors les climatosceptiques sont les seuls vrais scientifiques. Les conclusions de leurs commissions d’experts appointés par ces compagnies (ou, pire encore, sincères) est, de façon récurrente, “On ne peut pas savoir” (si le tabac, l’amiante, les carburants, les pesticides, la chimie, les plastiques, l’agroalimentaire, le nucléaire, le numérique, etc… sont réellement dangereux).

Ainsi est réduit à néant tout ce qui pourrait entraver leur “bizness as usual” et leurs profits. Dans l’un des documents confidentiels ayant fuité (cf. la 26e minute du film), on lit cet aveu extravagant :

« Le doute est notre produit car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse. »

Le doute, principe qui enorgueillit et élève la pensée humaine au moins depuis Descartes, est ravalé à l’ignoble niveau de l’astuce marketing. La responsabilité morale de ces compagnies dans la confusion mentale généralisée à notre époque saturée de “faits alternatifs” , de mensonges décomplexés, de trumpisme et de poutinisme, est colossale et sera impossible à rembourser – tout comme les crimes contre le vivant lui-même.

Le documentaire n’est plus en ligne sur Arte (sauf en payant sur la boutique) mais on le trouve en deux clics sur Youtube.
Le paradoxe, ironiquement souligné par le cinéaste lui-même, est que son succès aura été, aussi, celui des complotistes qui ont massivement regardé le film… Mais il est parfois terriblement difficile de contredire les complotistes : comment appeler un cénacle de messieurs encravatés qui se réunissent dans une salle de conférence et élaborent une stratégie globale de décervelage, sinon “un complot” ?

Également sur Youtube : notre chanson Vos gueules (Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne et Nicolas Coulon), d’une actualité sans date de péremption puisque les gueules ne se ferment pas, ferait une excellente bande originale pour ce film. « Tiens, une abeille est morte, tralalala… » :

Sur le même sujet que La fabrique de l’ignorance, et mettant en exergue cette hallucinante même citation (Notre produit, c’est le doute), on se réfèrera à ce déjà classique de 2010 réédité cette année aux éditions du Pommier, Les Marchands de doute de Naomi Oreskes et Erik M. Conway.

Un jeton dans le bastringue

21/10/2022 un commentaire

C’est reparti.
Tout va reprendre ! ce Sarabbath ! Vous entendrez siffler d’en haut, de loin, de lieux sans noms : des mots, des ordres… Vous verrez un peu ces manèges !… Vous me direz…

Après Guerre au printemps, un nouvel inédit de Louis-Ferdinand Céline sort en librairie pour cet hiver : Londres. Le synopsis semble connu puisque c’est celui de Guignol’s Band, donc ce roman est sans doute une variation sur un thème déjà lu. Bien sûr que je le lirai, mais je ne me précipite pas, je prends mon temps, comme pour le précédent.
En attendant, le hasard fait (ceux qui savent, savent qu’il n’y a pas de hasard) que je lis beaucoup de Robbe-Grillet ces jours-ci. Or au 12e chapitre de sa Préface à une vie d’écrivain, je lis ceci qui est l’un des propos sur Céline les plus intelligents qui me soient passés sous les yeux :

C’est la forme de l’écriture qui critique le monde, ça n’est pas du tout les histoires qu’on raconte. Les grands romans soviétiques qui glorifient la révolution, le peuple, les lendemains glorieux sont une littérature parfaitement réactionnaire. Tandis qu’au contraire un écrivain qui va mettre en cause l’écriture même du monde va être lui [révolutionnaire]. Il ne faut pas du tout s’étonner du cas de Céline, ce n’est pas un cas à part. Céline est ce qu’on devrait appeler un écrivain de gauche bien qu’il ait été d’extrême droite. Il portait l’esprit d’une révolution, on ne peut pas en dire autant de beaucoup de bons esprits de gauche de l’époque, qui au contraire faisaient de la littérature de droite. (…) Pourquoi est-ce que j’ai connu Céline très tôt alors que je ne connaissais pas du tout la littérature, c’est parce qu’il était d’extrême droite. Mes parents étaient d’extrême droite, ce qu’on lisait c’était les chroniques de Brasillach dans l’Action Française où l’on parlait de Céline, on ne parlait jamais d’André Breton. Céline avait la chance d’être antisémite donc on pouvait en parler à la maison. Et il se trouve que c’est le grand écrivain révolutionnaire !

Bravement, je reproduis ces lignes intéressantes sur Fachtreubourk… Immanquablement, la mention de Céline crée la polémique, sacré Ferdine et sacré Fachtreubourk, ils ne déçoivent jamais !
Sous mon post, deux commentaires apparaissent, deux malentendus, deux jugements avec lesquels je ne puis être d’accord et auxquels il me faut répondre, je réponds.

YG écrit sur mon mur :

Merci Fabrice pour ces trouvailles. Merci de distiller ces perles d’intelligence.On peut donc être catalogué à l’extrême droite et être révolutionnaire. Dans un monde soumis à l’injonction progressiste être conservateur est donc devenu révolutionnaire. Logique en somme.

Je me sens obligé de répondre :

« Pas d’amalgame » comme dit l’autre !
Je ne t’accompagnerai certes pas jusqu’à l’idée générale Être conservateur est donc devenu révolutionnaire, qui ne concerne que ce que l’on appelle la révolution conservatrice. Celle-ci a fort peu à voir avec la littérature, où l’idée de Robbe-Grillet (la révolution est dans l’esthétique et non dans le discours), pour brillante qu’elle soit, ne saurait s’ériger en cas général, ni autoriser à qualifier par principe et par paradoxe de révolutionnaire toute idée conservatrice : les contemporains de Céline classés dans la même case politique que lui (Rebatet, Brasillach, Chardonne, ou même Morand…) étaient des réacs dans le fond ET dans la forme !

Puis, FD écrit sur mon mur :

Je vais certainement me faire lyncher. Mais les premiers livres de Céline que j’ai eu entre les mains étaient ? L’école des cadavres et Bagatelles pour un massacre. C’était tellement nauséabond que je n’ai jamais pu lire autre chose de lui. Il avait peut-être du talent, beaucoup le disent mais j’ai toujours à l’esprit les précédents cités.

Je me sens obligé de répondre :

Non non pas de lynchage.
Le Fond du tiroir est, par principe, contre le lynchage.
Cependant je me permets de trouver dommage que vous n’abordiez Céline que par ces deux livres-là précisément (quelle drôle d’idée ! ou quelle malchance !), deux livres pénibles, polémiques, répétitifs, de circonstance, deux livres « engagés » et fourvoyés… plutôt que par son œuvre romanesque. C’est un peu comme si vous vous contentiez, pour vous forger une opinion sur Eluard, d’avoir lu sa vibrante Ode à Staline (1950), ou sur Aragon, son confondant éloge du goulag qui enfin dressera l’homme nouveau (Pour un réalisme socialiste, 1935).
Ces deux interventions/réactions à l’actualité n’épuisent pas leurs auteurs respectifs et sont seulement susceptibles d’épuiser leurs lecteurs (1).
Bon, de même, Bagatelles pour un massacre existe, mais ce n’est pas le meilleur livre de Céline.
De même qu’il est préférable, en principe, de lire un grand roman épique et total tel Voyage au bout de la nuit plutôt qu’un pamphlet fulminant torché en vitesse, il vaut également mieux lire un livre qu’un post Facebook. J’en profite pour rappeler à toutes fins utiles que mon opuscule Lettre ouverte au Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris est toujours en vente au Réalgar.

Ah et j’ai même un certain PL qui juge bon d’écrire :

Mouais, le fumeux poncif du « style contre les idées » : Robbe-Grillet était apparemment aussi mauvais critique qu’écrivain ou cinéaste.

Mais là, j’atteins mes limites et m’abstiens de répondre. L’idée que l’on peut discuter avec tout le monde par la magie d’Internet est un leurre.

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(1) – On peut sans avoir à réfléchir trop longtemps citer un exemple plus contemporain : il est fortement conseillé, avant d’exprimer le moindre avis sur l’écrivain Virginie Despentes, d’avoir lu autre chose que sa chronique « On se lève et on se casse » ou, pire encore, sa déclaration d’amour débile aux frères Kouachi parue dans les Inrocks. Elle aussi vaut mieux que ça.

« J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés jusque dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “on a vengé le prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant. »
Virginie Despentes, Les Inrockuptibles du 17 janvier 2015, 10 jours après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo.

Sans doute

13/08/2022 Aucun commentaire

Ce matin, je ne suis pas optimiste. Rushdie est désormais hors de danger, mais j’incline à penser que l’attentat dont il a été victime n’est que l’un des milliers de symptômes d’une maladie hélas incurable dont le genre humain finira par crever. Lorsque l’humanité sera, très prochainement, décimée par les guerres, les désastres nucléaires, les crises climatiques, la disparition des écosystèmes, l’empoisonnement de l’eau, de l’air, de la terre, les catastrophes environnementales, les sécheresses et les tsunamis et les mégafeux… les quelques humains survivants n’auront toujours rien compris et continueront de se battre et de s’entretuer jusqu’au dernier en hurlant « Mon dieu est le seul dieu » ! Comme disait Yves Paccalet, L’humanité disparaitra ? Bon débarras !

Je relève dans la presse que « L’auteur de l’agression [de Salman Rushdie à NewYork le 12 août 2022], dont le mobile n’est pas encore connu, a été arrêté et placé en garde à vue, a précisé la police dans un communiqué. »

Comment ça, « mobile inconnu » ???? Le mobile est parfaitement connu depuis 1989, 6 millions de dollars tout de suite plus la promesse d’un ticket pour un paradis imaginaire plein de jolies jeunes filles !
Les chasseurs de prime y compris dans l’au-delà sont toujours parmi nous. Rediffusion au Fond du Tiroir (article de novembre 2020) pour se souvenir du crime exact qu’a commis Rushdie pour mériter un tel contrat sur sa tête. Je résume en un mot pour qui n’aurait pas le temps de cliquer : Rushdie est coupable d’avoir écrit un roman.

La très curieuse et ambiguë locution « sans doute » est susceptible de donner du fil à retordre à tout étranger qui s’initierait à la langue française, tant elle semble dire le contraire du sens même des mots qui la composent.
Littéralement, « sans doute » signifie que les doutes sont absents, que les faits exposés dans la proposition sont donc avérés, prouvés, admis comme certains.Or dans la langue courante on emploie « sans doute » comme synonyme, non pas de « assurément » mais plutôt de « peut-être » ou de « probablement », on l’emploie par précaution afin de suggérer au contraire que le doute EST permis, qu’on n’est au fond sûr de rien, restons prudents, qui sommes-nous pour étaler la certitude de nos énoncés.
Exemple : la phrase « Je suis en vie, et je le serai sans doute encore demain » n’exprime pas une absolue certitude de ma longévité à 24 heures, mais seulement un espoir raisonnable appuyé par divers indices et probabilités statistiques, toutefois nuancé, sans certitude à 100%, puisque le futur n’est pas écrit, et demain, allez savoir, je m’effondrerai peut-être d’un AVC ou sous les coups de couteau d’un abruti.

Parmi les réactions presqu’ unanimes de la classe politique française suite à la tentative d’assassinat envers Salman Rushdie, je relève ceci, toujours dans la même presse de référence : « « Les fanatiques religieux qui ont lancé une fatwa contre lui en portent sans doute la responsabilité », a déclaré le député Insoumis Alexis Corbière. »
En portent sans doute la responsabilité.
Ce « sans doute » est obscène, ignoble, dégueulasse et me donne envie de vomir.

Pourquoi pas : Les femmes d’Afghanistan sont actuellement en situation de grande détresse, sans doute à cause du retour au pouvoir des talibans (mais il y a le réchauffement de la planète et le coût de la vie, aussi, alors on ne sait pas).

La France Insoumise tortille sans doute à nouveau du cul à l’heure d’affirmer sa position sur l’islam radical.
J’ai voté Nupes aux dernières élections… Il m’est arrivé de voter Insoumis aux précédentes… Je le referai sans doute… Mais les tergiversations de la France Insoumise face à l’islamisme me débectent. Enfin, quoi, nom de dieu, NOM DE DIEU oui c’est le cas de le dire, ce serait si difficile que ça, ça leur arracherait la gueule, de dire une bonne fois : « Gros bisous à tous nos amis et électeurs musulmans ou « d’origine musulmane » ou « de culture musulmane », mais l’islamisme, comme les diverses autres sortes de fascisme, c’est de la merde et on en meurt » ?

Sans doute.