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Feu le PB

01/11/2023 Aucun commentaire

31 octobre 2023 : Le Petit Bulletin, hebdo culturel gratuit, institution grenobloise, disparaît juste après avoir célébré ses 30 ans.
En hommage égocentrique et par pur exhibitionnisme je reproduis ici la une et la page 3 du n°436 daté du 7 mai 2003 de cette valeureuse feuille de chou.
Un premier roman intitulé TS défrayait la chronique. C’était le bon temps ou quoi ?

Hommage à Alain Rey (1928-2020)

29/10/2020 Aucun commentaire

Je me souviens de ma rencontre avec Alain Rey. C’était en 2005, au salon du livre de Saint-Paul-Trois-Châteaux. C’était la fin de nos journées, le ciel était mi-chien mi-loup, je l’ai aperçu dans une cour, devant une porte, au pied d’une volée de marches, quelque chose comme ça, en tout cas en transit, il allait ou il venait, enfin c’était maintenant ou jamais. J’ai pris mon élan et ma respiration et je lui ai récité d’une traite la tirade que je venais de répéter dans ma tête : « Ni Dieu ni maître, c’est entendu, mais tout de même on a des héros. Vous êtes mon héros. » Ça l’a fait rire. J’ai repris mon souffle et précisé ma pensée, je lui ai dit : « Je suis invité dans ce salon du livre pour mon roman, tenez le voici je vous l’offre, dont le héros ne peut comprendre le monde qu’en consultant son dictionnaire, c’est sa cuirasse, son gilet pare-balle. Bon, je préfère vous prévenir, le dictionnaire en question est un Larousse, pas un Robert… » Il a encore ri, sans me vanter j’aurai fait rire Alain Rey deux fois et il a répondu « Oh mais c’est très bien un Larousse, merci ! ».

Il était la langue française sur deux pattes, il manquera à quiconque manque la langue française au jour le jour.

Qu’aurait-il fait aujourd’hui par exemple ? Par exemple il aurait commenté le cours du temps, l’air ambiant, il aurait pris un mot dégueulé par l’actualité et il aurait décrit le monde, il nous l’aurait offert à comprendre, tiens peut-être il aurait choisi « égorgement » et il nous aurait parlé des gouffres. Égorgement, du latin gurges, gouffre, comme on dit les gorges de l’Ardèche, passage étroit entre deux montagnes, chemin risqué. Il aurait enchaîné sur les gargouilles qui se gargarisent, qui régurgitent et font les gorges chaudes parce que la gorge est le siège de la parole, égorger c’est rendre muet. Enfin il aurait parlé de littérature, comme remède, comme consolation, comme élévation, et comme simple paysage et air ambiant, il aurait dit que le gouffre et la gorge dans le paysage et l’air ambiant ont engendré une fière lignée de géants, Grangousier, Gargamelle, Gargantua et Pantagruel.

Je le crie à gorge déployée : qu’Alain Rey, mon héros, repose en paix.

Transcuration

08/10/2018 Aucun commentaire

Je perds encore mon temps sur Internet. Va savoir comment, à la suite de je ne sais quel virage tordu et déjà oublié de sérendipité, je me retrouve en train d’éplucher consciencieusement la page Wikipedia consacrée à la Transcuration alors que franchement j’ai autre chose à foutre mais bon la Transcuration c’est comme tout, c’est un peu intéressant et ce qui est un peu intéressant attire l’oeil et détourne du travail et toute diversion est bonne à prendre, enfin bonne je me comprends, alors je lis.

En haut de la colonne de droite apparaît en guise d’illustration la photographie de deux perceuses disposées à plat, tête-bêche, sur fond blanc. Légende : « Exemple d’outils traditionnels associés à une Transcuration ».

Le corps de l’article, après un sommaire tout en liens bleus permettant d’accéder facilement à la section désirée, détaille l’histoire de la Transcuration à travers les siècles, ses origines, ses variantes locales, ainsi que ses usages déviants et polémiques en neurobiologie et en acupuncture.

Je saute quelques paragraphes pour atteindre La Transcuration aujourd’hui. J’apprends que :

La Transcuration est un procédé rhétorique impliquant, dans le but de marquer l’auditoire, l’expression métaphorique d’une violence corporelle telle que la mutilation, la destruction d’un organe ou le prélèvement de chair. Exemples classiques de transcurations : « Son départ m’a brisé le coeur », « Mon voisin me casse les pieds », « Ta musique me fait saigner les oreilles », « La nouvelle m’a troué le cul » (vulgaire) ou bien « C’est à se faire péter la caisse ».

J’écarquille les yeux, je répète à voix haute, « C’est à se faire péter la caisse », eh attends, je connais cette phrase, je crois que je l’ai écrite quelque part, laisse-moi réfléchir.

Le temps de réfléchir, je me réveille.

Aussitôt je sors du lit, j’allume l’ordinateur, je chauffe la wifi et me précipite sur Wikipedia pour finir de lire cette page, c’est trop bête je me suis interrompu à quelques lignes de la fin, j’en étais aux exemples. Hélas quelle incroyable déconvenue m’attend. La page Transcuration est introuvable sur Wikipedia ! Elle était encore là il y a un instant ! Elle vient peut-être d’être supprimée à la suite d’un litige ? Je ne trouve même pas son historique. J’hésite à la re-créer sur le champ. J’ai tous les éléments en tête. Ah, non, il me manque l’illustration, les deux perceuses. Mais j’ai une solution : je crois me souvenir que le webmaster (masqué) du Fond du tiroir possède deux perceuses… Je lui donne sans tarder les instructions d’après mon souvenir, qu’il n’omette pas la disposition tête-bêche ni le fond blanc, et par retour de mail, car il est vif, il me livre la photo ci-dessus.

Mon devoir semble me dicter de créer cette page, tant il est évident que la Transcuration existe, et que l’on pourrait dire d’elle ce que le docteur Faustroll disait de la ‘pataphysique : le besoin d’un tel concept se fait généralement sentir. Pourtant, un scrupule m’étreint. Je crains et regrette par avance que, comme souvent, Wikipedia ne brise les enthousiasmes en objectant sèchement :

Cet article ne cite pas suffisamment ses sources. Si vous disposez d’ouvrages ou d’articles de référence ou si vous connaissez des sites web de qualité traitant du thème abordé ici, merci de compléter l’article en donnant les références utiles à sa vérifiabilité et en les liant à la section « Notes et références »

Sur un trottoir, face à la Poste, Chambéry, 1985

31/05/2012 3 commentaires

Ah comme c’est amusant de vivre !
Je ne savais pas que c’était passionnant de respirer,
d’avoir du sang qui passe dans les veines,
des muscles qui bougent…
Jean Anouilh, Eurypide

C’était l’autre jour, nous étions à table, nous parlions de je ne sais quoi, nous profitions d’un rire, ou du goût de la nourriture, ou juste de la chaleur du printemps sur nos peaux qui, coup de chance, se trouvaient côte à côte. Soudainement ma fille, la plus jeune des deux, celle qui tant bien que mal rentre dans l’adolescence, s’exclame hors propos, comme un chien pousserait un petit aboiement dans un jeu de quille : « C’est bien, de vivre. » Pris de court par cette assertion abrupte, je n’ai pas relevé, j’ai sans doute acquiescé, c’était le minimum à faire, sans creuser la question nous avons fait comme si tout était normal, tout était normal d’ailleurs, c’est ça qui était bizarre, nous avons repris ou changé la conversation, peu importe, j’avais été envahi d’une émotion forte mais non identifiée.

Ensuite, j’ai réfléchi sur cette émotion. Je crois qu’il s’agissait d’une forme de profond et pourtant diffus soulagement, comme si nous l’avions échappé belle, comme si m’avait été remise la preuve d’avoir accompli, du moins achevé, quelque chose dans l’éducation de cette enfant, ou alors n’avais-je rien fait du tout, nous avions simplement eu de la chance, nous pouvions souffler, et j’ai décidé d’écrire un article pour le blog.

Le roman TS reste le livre pour lequel j’ai mené le plus d’interventions en milieu scolaire. Disons que ce livre fait toujours son petit effet. Si l’on s’en tient aux faits, ce qui n’est pas forcément le plus intéressant, ce roman raconte la dépression et la tentative de suicide d’un adolescent. L’une des questions que me posent le plus fréquemment les ados est : « Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vous ? L’avez-vous faite pour de bon, la TS ? » Et je lis systématiquement de la déception dans leurs yeux lorsque  j’avoue : « Non. J’étais sans aucun doute un terrain favorable à la tentative, mais j’ai traversé les ans sans passer à l’acte. Mon passage à l’acte, c’est l’écriture, c’est la fiction. Mon ambition n’est pas le témoignage, c’est la littérature. » Il arrive qu’ils m’en veuillent presque, se sentent escroqués. Ils auraient tellement préféré rencontrer un survivant plutôt qu’un mytho.

Alors je me souviens. Je ne leur dis pas tout aux jeunes filles aux jeunes gens, je ne rentre pas dans le détail topologique dudit terrain favorable, ses couches archéologiques et reliefs, sédiments et failles, je ne raconte pas l’époque où les avantages d’être en vie me semblaient discutables, je ne cherche pas à traduire ce corps et cet esprit que j’étais, ce chaos écœuré et sec, cette fragilité du dedans, ce vide du dehors, cette solitude gorge acide, je ne déballe rien du contexte, on s’en fout du contexte, je ne re-raconte rien, ils n’ont qu’à lire le livre, c’est dedans, la vulnérabilité, tout, pas besoin de parler, je me souviens pour moi seul.

Et je revois, je revis cette fin d’après-midi de 1985, au printemps je crois, logiquement ce devait être au printemps, où je suis sorti du lycée, où j’ai traversé le parc du Verney en direction de la Poste, parce que l’arrêt de bus de la ligne qui me ramènerait chez mes parents se trouvait derrière ce gros bâtiment un peu gris, un peu moche, un peu quelconque, je rentrais chez mes parents comme j’aurais pu me jeter à l’eau.

Je me suis immobilisé, juste le temps de respirer. Inspiration, expiration. Je me suis senti vivant. Qu’est-ce que cela veut dire ? J’arrive au point le plus difficile à exprimer de ce récit. Je me suis senti vivant. J’avais la liberté de me mettre en marche vers la Poste ou de demeurer sur le trottoir, parce que mes muscles m’obéissaient. Je sentais ces muscles, je les éprouvais comme à l’instant de les mettre en branle, sans bouger pourtant. Je sentais mes vêtements. Le poids du cartable. La transpiration de mes paumes. Le bruit des voitures. Le vent, léger. Les odeurs. Tout ça pour la première fois, comme un super-héros dont les sens sont décuplés par accident chimique. Et cette vision, en face : la Poste, avec sa façon extraordinaire, unique au monde, d’être moche, grisâtre, beigeasse, jaunabre, mastoc, entre elle et moi une infinité de particules miroitait. Les feuilles des arbres bougeaient.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté debout, immobile, sur le trottoir, cartable sur le dos, face à la Poste, à être vivant. Ma poitrine se soulevait et s’abaissait doucement, voilà ce que je me rappelle, ainsi que la couleur exacte de la lumière sur les murs de la Poste. Ensuite je me suis remis en marche, j’ai contourné la Poste, j’ai calmement attendu à l’arrêt que le bus arrive, quand il est arrivé je suis monté dans le bus, je suis rentré chez mes parents. Quelque chose avait changé, mais rien n’était acquis. Aucune garantie définitive. Les rechutes restaient possibles. Elles sont advenues. Autres histoires. Mais j’avais là, en moi et pour toujours,  un souvenir qui me servirait, qui me sert encore : la lumière sur la Poste.

J’ignore si cette expérience, qu’on pourrait qualifier de révélation si elle n’avait pas aussi un aspect trivial, est intelligible. J’ignore si elle est transmissible. J’ignore si elle est banale. J’ignore si elle est intéressante. J’ignore si elle est racontable – c’est la première fois que j’essaye. L’un dans l’autre, c’est bien, de vivre.

Je n’ai rien vu à Ground Zero (Troyes épisode 11)

11/09/2011 Aucun commentaire

« Aujourd’hui, le 11 septembre a 10 ans ». Phrase absurde, comme s’il n’y avait eu qu’un seul 11 septembre dans l’histoire. Il y en eut forcément d’autres. C’est inquiétant, ce hold-up des terroristes sur le calendrier, c’est aussi là qu’ils ont réussi leur coup, ils nous confisquent le temps et la façon de le décompter. À moins que ce ne soit pas eux qui nous obnubilent l’agenda, mais plutôt ceux qui ont besoin des terroristes comme épouvantails justifiant les guerres. Le mot « terroriste » s’applique aussi à ceux-là, stricto sensu.

Comme tout le monde, je me souviens parfaitement de mes faits et gestes du 11 septembre 2001, et je suis à même de relater spontanément comment j’ai appris, qui me l’a rapporté, à qui je l’ai répété, où et quand, tous les détails sur simple demande, comme poussé par le besoin d’un alibi. Je venais d’entreprendre l’écriture de mon roman TS à l’époque, et je me suis interrompu plusieurs jours, désemparé, persuadé que mon roman n’avait aucun intérêt, et que plus généralement les livres ne servaient à rien.

Puis je me suis remis au travail. Il faut bien. On n’est pas obligé de croire que les livres servent encore mais il faut faire comme si, sinon ce sera de notre faute s’ils ne servent plus à rien.

Je retourne à mon fournil.

La clef à tant de bons ouvrages

04/07/2011 Aucun commentaire

« Un jour on sentira la commodité d’avoir un dictionnaire
qui serve de clef à tant de bons livres. »
Fénelon, Lettre à l’Académie : projet d’achever le dictionnaire

Certes, j’avais en tête au moins un précédent. J’ai été fortement influencé par Raymond Queneau, qui prétendait avoir lu dans son enfance, de la première à la dernière ligne, le  tome premier du dictionnaire Larousse en sept volumes, « ce qui explique que je connaisse encore aujourd’hui une quantité stupéfiante de mots commençant par A à C ».

Mais ce n’est, je le jure, qu’après avoir écrit un roman où le narrateur ne se sépare jamais de son dictionnaire, le fétichise, l’utilise pour comprendre le monde hostile mais aussi pour accoucher sa propre histoire, que je me suis rendu compte que le « roman à dictionnaire » était davantage qu’une figure de style, une catégorie narrative très fournie. De la même façon que, lorsqu’on vient d’apprendre un mot nouveau, on le rencontre comme par hasard de-ci de-là, j’ai depuis lors lu un certain nombre de romans dont le héros déambule muni de son dictionnaire et recopie devant vous, mesdames et messieurs, des définitions entières. C’en est presque banal, au fond un lieu commun à l’image du dictionnaire lui-même, objet sacré et cependant outil trivial. Je ne suis guère original. Mais je n’en suis même pas vexé : quand on lit les dictionnaires, on se doute bien que l’on n’invente rien.

Je cite quelques-uns de ces romans à dictionnaire tels qu’ils me reviennent en mémoire, je suis sûr que vous pourriez, vous y mettant à plusieurs, en trouver sans effort dix fois autant : Allah n’est pas obligé de Kourouma, Le gone du Chaâba de Begag, Gros-Câlin d’Ajar, Tout seul de Chabouté, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran d’Eric-Emmanuel Schmitt, Mange-moi de Nathalie Papin… Et spéciale dédicace au Petit Robert.

Sans parler des romanciers qui ont écrit leur propre dictionnaire : Leiris bien sûr, et puis Flaubert-encore-lui-toujours-lui, qui donne dans son Dictionnaire des idées reçues cette définition à l’entrée Dictionnaire – En dire : « N’est fait que pour les ignorants. »

Jean Pruvost, éminent lexicographe lexicomane lexicophile lexicovore lexicothécaire etc., gigantesque collectionnaire de dictionneurs, auteur en outre d’une biographie de Pierre Larousse et d’une autre, hélas épuisée, de son rejeton le Petit Larousse (et par ailleurs professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, chercheur au CNRS et directeur éditorial chez Honoré Champion) recense amoureusement les citations au sujet des dictionnaires. Il vient de publier une chronique à ce sujet, où il me cite, avec ferveur.

Que dire sinon merci beaucoup ? Je suis très honoré, champion.

Mathias Enard est un grand écrivain

01/06/2011 5 commentaires

Je viens de lire L’alcool et la nostalgie, le dernier roman de Mathias Enard. C’est très bien. J’ai tout lu de Mathias Enard je crois, presque, à part son best-seller démesuré Zone, devant lequel je recule encore. Mais tout le reste, quand j’ai pu, même ses articles, même ses traductions, même son album jeunesse, même ses nouvelles de commande, et tout est très bien, constant, divers, une œuvre, une vraie. Je la surveille. J’ai mes raisons.

Je viens d’achever L’alcool et la nostalgie et j’en suis étourdi. Cette dérive russe se prétend ou semble se prétendre strictement autobiographique : les protagonistes surgissent dans le monde réel du paratexte, « Mathias » le narrateur est aussi l’auteur et « Jeanne », l’amour perdu, est la dédicataire. Mais je n’y crois guère. Si autobio il y a, elle est sans aucun doute piégée, biaisée, romancée. D’ailleurs ce triangle amoureux tragique, avec dans un angle le narrateur, dans l’autre Vladimir l’ami/rival/doppelgänger/ogre, et dans le troisième Jeanne la frêle muse qui s’automutile, ressemble un peu trop et trait pour trait au casting qu’on lisait déjà dans le deuxième roman de Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, lequel était peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, peut-être autant de la fiction, et puis d’ailleurs ce prénom, Jeanne, est louche, c’est celui de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars dont Mathias Enard dit s’être inspiré, alors vraiment on s’en fiche de l’autobio, on ne veut pas le savoir, l’important c’est le souffle. Mathias Enard est en pleine possession de son souffle, on l’écoute en vibrant, on le suit à l’aveugle, on s’embarque dans sa transe lyrique et désespérée, dans sa mélancolie éthylique qui déborde l’érudition par tous les pores.

Je l’ai raconté plusieurs fois, je l’ai même écrit là-dedans sur le mode pathético-burlesque, je le répèterai tant qu’il le faudra : le Festival du premier roman de Chambéry au printemps 2004 fut un événement déterminant de ma vie, de mon existence « d’auteur » tout au moins. Ce festival, belle et brave institution de littérature vivante prend à cœur de découvrir : il recense depuis un quart de siècle les premiers romans publiés dans l’année, lit, fait lire, débat, déblaie, puis invite une poignée de « primoromanciers » comme ils disent, triés sur le volet, et pendant quelques jours au mois de mai, les choie, les célèbre, les écoute, les trimballe, les envoie un par un ou en commandos au-devant des publics, d’adultes, d’enfants, d’autres écriveurs, bref les prend au sérieux, et les traite comme des princes. J’ai eu l’honneur de connaître ce baptême du feu, ce privilège de celui qui, écrivant depuis un an ou depuis toujours, est brusquement lu.

C’est à Chambéry que j’ai reçu la première preuve, gratifiante et perturbante, que j’étais lu par des gens que je ne connaissais pas. J’étais lu, avec attention, gourmandise, bienveillance, fébrilité parfois, j’étais attendu, j’avais la sensation d’être pris pour un écrivain, de « démarrer une carrière ». Parmi d’autres qui, eux aussi, avaient publié leur premier roman l’année précédente, mais qui passé ce point commun avaient des profils  variés, des trajectoires singulières : on comprenaient de certains, comme JP Blondel, qu’ils n’étaient qu’au début de leur carrière et qu’ils publieraient désormais et pour longtemps un ou deux livres par an ; tandis que d’autres avaient écrit le livre de leur vie, et s’en tiendraient là. Et moi, où me situais-je ? Entre les deux, peut-être. Je n’épiloguerai pas sur la fibre névrotique de mon caractère qui, par la suite, m’a incité à esquiver cette « carrière » entrevue et, en lieu et place, à labourer, semer, arroser, et récolter le Fond de mon tiroir.

Il n’en reste pas moins que ces quelques jours de mai 2004 à Chambéry m’auront permis de lire des premiers romans (ce qui ne me serait pas venu à l’idée) et ainsi de me faire une petite idée de ce à quoi ressemblaient les primoromanciers mes pairs, et la primolittérature si elle existe. J’y ai lu des premiers livres qui, surprise bonus, m’ont enthousiasmé, j’y ai noué des contacts avec Jeanne Benameur et Thierry Magnier qui se sont révélés fertiles quelques années plus tard, et j’y ai même rencontré certains écrivains qui, suprême cerise sur le gâteau de Savoie, m’honorent depuis de leur amitié (celui-ci ou celui-là voire ce troisième).

J’étais invité, donc, à Chambéry pour mon premier roman, TS. Mathias Enard pour le sien, La perfection du tir. Ce roman m’a été un rude choc. Quand bien même certains des autres primoromanciers avaient signé de bons et estimables romans, sympathiques et/ou sincères, très émouvants ou très drôles ou très habiles, j’avais senti que celui-là planait un peu plus haut : une exigence, une tension, une énergie, une originalité, une âpreté dans le sujet comme dans l’écriture, un évident engagement littéraire. Un incontestable souffle, déjà, car tout est là, tout y était, tout est dans le souffle. Comme me le résumera plus tard un autre écrivain de la cuvée « Chambéry 2004 » : « Mathias, c’était le major de promo ».

J’ai eu quelques autres occasions de rencontrer Mathias Enard dans les mois qui ont suivi. Nous avons notamment été conduits à mener une rencontre scolaire en commun (un troisième larron était présent, l’aimable Sylvain Estibal), dans un lycée de Belgique. Or, il s’est passé là quelque chose. Vers la fin de l’heure, un élève a posé une question un peu bateau, un peu naïve, un peu consensuelle, comme pour conclure sur le mode Salut les copains, bling, Druckeroïde : « Est-ce que vous aimez les livres l’un de l’autre ? »

La réponse ne fut ni bateau, ni naïve, ni consensuelle. Mathias a répondu : « Ben, heu, non. Franchement, non. Cette histoire d’ado, là, non, ça ne m’intéresse pas beaucoup… » J’étais assis à côté de lui, sur l’estrade, face à la classe, et j’en suis resté foudroyé, stupide. On n’est pas de bois. Mine de rien, il venait de briser un tabou, pulvériser le pacte tacite de non-agression entre auteurs, cette veulerie de principe si caractéristique et par conséquent si aisée à moquer, ces hypocrisies douceâtres et réciproques comme autant d’ascenseurs, que j’ai vues à l’œuvre des millions de fois, sur les plateaux des salondulivs ou des télévisions, « votre ouvrage est remarquable cher(e) collègue », cette politesse de façade qui n’en pense pas moins et qui ménage les susceptibilités (c’est délicat) ainsi que les entregents (c’est cynique)…

Quelques instants plus tard, enfin sortis du lycée, nous fumions une cigarette sur le trottoir. Mathias Enard me demande, pour rattraper le clou et enfoncer le coup : « As-tu pensé, pour promouvoir ton roman, à te mettre en cheville avec des psychologues scolaires, des spécialistes de l’adolescence, des campagnes de prévention du suicide, la DDASS ?… » J’ai pris cette placide suggestion pour une perfidie, m’expulsant sans papiers, me raccompagnant à la frontière du champ littéraire, un peu comme si je lui avais conseillé d’aller faire la réclame de son roman sur un sniper dans un colloque de tireurs d’élite sponsorisé par Smith & Wesson.

Voilà qui est sûrement bête à avouer (je suis sur mon blog, j’avoue ce que je veux même si c’est bête) : j’ai ressenti sur le moment une grande peine, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre. Non seulement une grande peine comme pour n’importe quelle variante d’amour à sens unique (je t’aime, tu ne m’aimes pas, j’ai le cœur brisé), mais aussi, au-delà de la blessure narcissique, une relégation, un désaveu cuisant qui en une phrase effaçait tout le bienfait du Festival de Chambéry : non, tout compte fait, ta prose est irrecevable, elle ne mérite pas le label « littérature », remballe gamin, rentre chez toi. Ma fragile dépression adolescente ne faisait pas le poids à côté de, ou disons plutôt, contre, l’implacable histoire de sniper yougoslave de Mathias Enard. « À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres » (Flaubert à Louise Collet, 19 septembre 1852), et dans cette incertitude, le seul indice vaguement fiable est la reconnaissance des pairs. L’adoubement réciproque est la fonction (pour employer un vocabulaire ethnologique) de ces rituels trop polis pour être honnêtes.

Mon anecdote est minuscule, puisqu’elle n’a par la suite rien permis, ni rien empêché. Elle ne joue aucun rôle dans le fait que je continue de lire Mathias Enard. J’ai rencontré l’auteur, à peine, pratiquement pas au fond, et ce n’est rien ; je le lis avidement de la même façon que je lis certains écrivains morts : je ne sais si un plus grand compliment est possible – si c’est vraiment de littérature que l’on cause, peu importe les hommes et les relations qu’ils entretiennent, seuls comptent les livres. Au moment où Mathias Enard vient de parrainer la dernière édition du Festival du premier roman de Chambéry, je me réjouis, et même je me félicite (quel sang-froid mes amis), d’affirmer aujourd’hui librement, c’est-à-dire simplement, en lecteur, sans l’ombre d’une jalousie, sans le moindre ressentiment : « Mathias Enard est un grand écrivain. »

J’ai toujours dans ma bibliothèque l’exemplaire de La perfection du tir que Mathias Enard m’a dédicacé à Chambéry. À mon attention il avait griffonné sur la page de garde un petit dessin qui réunissait en quelque sorte les deux gimmicks de nos romans respectifs : dans un cercle représentant la lunette d’un fusil, une silhouette humaine trimbalant un gros dictionnaire ; depuis 2004, entre deux feuillets, son personnage s’apprête à liquider le mien. La blague est brutale mais, je le reconnais, assez drôle.

Du reste il est grand temps que je me frotte à Zone.

Ce soir on improvise (Encore un dernier souffle)

17/03/2011 2 commentaires

Comme on le sait, je me donne régulièrement en spectacle depuis trois ans avec Christophe Sacchettini. Lui et moi avons adapté mon roman Les Giètes en une lecture musicale déjà représentée une trentaine de fois. Et je ne m’en lasse pas, je vibre sur l’estrade comme au premier jour, je m’enivre live de cette adrénaline, je raffole de cet accomplissement bonus du texte, ressuscité dans ma bouche et servi chaud directement du producteur au consommateur, et on rit, on pleure, on vit, on meurt, commediante, tragediante…

Forcément, à force de faire la route ensemble pour aller jouer dans des lieux insoupçonnés, Christophe et moi discutons dans la voiture. Nous nous montons le bourrichon. Je l’interpelle (ping !) : « Il tourne bien, ce spectacle. Je l’aime. Il est au point. Mais on pourrait peut-être faire autre chose, un jour, non ? Travailler sur un autre de mes bouquins… »

Il m’interpelle en retour (pong !), aussi sec : « Ah, moi, un de tes livres que j’aime bien, c’est TS… » Mais je décline illico, je m’insurge même. TS, hors de question, jamais de la vie, on n’y touche pas. On ne le fera pas. Ah, bon. Puis nous parlons d’autre chose. De cinéma, par exemple.

Christophe, musicien aguerri et (en ce moment du moins) très occupé, a toutefois gardé un pied dans l’organisation de divers stages pédagogiques où il transmet et vulgarise les musiques qu’il aime. Or voilatipa que, préparant les récentes vacances de février, il m’interpelle au téléphone (ping !) : « Le prochain stage est consacré à l’impro. Et si on y donnait nos Giètes, mais en les ré-improvisant ? Depuis le temps qu’on les joue, on les connaît par cœur, c’est l’occasion rêvée de les remettre à plat, de recommencer tout le travail d’invention, de se mettre en danger… On choisit d’autres passages du livre, on invente un spectacle bis en public et en direct, devant les stagiaires… Toi, tu ne me préviens pas des extraits que tu choisis de lire, moi je ne te dis pas ce que je jouerai ni quand ni sur quels instruments… On verra bien ce qui se passe ! C’est le principe ! On se lâche ! »

 

C’est tentant, mais fort intimidant. Mon premier mouvement est de dire « On ne le fera pas ». L’impro, je m’en méfie, moi… J’ai trop d’inhibitions, par nature je suis plutôt de composition inverse, genre control freak. Plus les rouages du spectacle (ou du texte, aussi bien) sont huilés, mieux je me sens, mieux je carbure, quitte à sortir des rails ensuite, emporté par le mouvement. Pourtant, l’idée fait son chemin. Et finalement, le mois dernier, je l’interpelle (pong !) : « Bon, Christophe, okay, on prend le risque. Mais alors on le prend jusqu’au bout. On change même de bouquin. On passe du vieillard à l’ado. On va la faire sur TS, cette impro.

– Hein ? TS ? Mais je croyais que tu ne voulais pas y toucher ? Qu’il était bien comme il est et qu’il n’avait pas besoin de la scène et de la haute voix ?

– Je change d’avis. J’ai écrit ce livre il y a dix ans, et là j’ai envie de lui faire un sort pour son anniversaire. Pour voir. On se lâche oui ou zut ?

– On se lâche. Faut que je le relise. »

Il relit. Moi aussi. Bigre, c’est sacrément dur… Très charnel, tout près des tripes… Ce bouquin possède une tension spéciale, je me souviens parfaitement, j’ai travaillé pour, il est d’un bloc,  composé organique, comment improviser quoi que ce soit, prélever un passage, retrancher ? Je ne l’avais pas relu depuis longtemps… Ce livre, mon premier, est peut-être mon meilleur, mon seul qui compte, voilà un sentiment que je ne dis pas souvent, que je ne pense pas davantage, c’est trop gênant comme aveu, mais après tout c’est possible, voilà pourquoi peut-être je le prétends intouchable, par délicatesse, et lâcheté… Le syndrome « J’ai tout dit dans mon premier livre ! l’unique important au fond, depuis lui je ne suis bon qu’aux redites plus ou moins nécessaires, plus ou moins laborieuses »… Au fil de ma relecture de cet ouvrage princeps, je constate maints points communs avec mon dernier roman en date… En mieux, me semble-t-il… « J’avais déjà tout écrit ! » comme dit ce pauvre Martin Eden… Je suis obnubilé par une citation, une autre, que j’ai pourtant oubliée (ne vous moquez pas, ce sont des choses qui arrivent) : je crois que T.H. Lawrence (ou alors un autre) a dit (ou pas) quelque chose qui ressemblait à : « Pour faire le tri dans les bibliothèques  et les librairies encombrées, on ne devrait lire que les livres dont les auteurs seraient morts s’ils ne les avaient pas écrits. » Je ne veux pas verser dans le romantisme complaisant, mais il me semble qu’au sein de ma bibliographie, un seul livre répondrait à cette définition… Oh certes oui hélas, je serais (en quelque façon) mort de n’avoir pas écrit celui-ci… Bigre de bigre… Improviser là-dessus ? On ne le fera pas.

 

Le temps passe. Chacun y réfléchit, de son côté. On en parle à peine. Je me demande dans quoi j’ai mis les pieds. Je sais que ce roman palpite encore en moi comme hier, mais suis-je encore capable d’incarner un ado, à mon âge, sans cabotiner outrageusement ? L’échéance approche, ce n’est plus intimidé que je suis, mais vaguement paniqué. Le matin même précédant notre happening, Christophe m’appelle. Même, il m’interpelle (ping !) : « Je viens d’avoir une idée !

– Aïe.

– Mais si, écoute. Vu le dispositif de ce roman, le duel entre les deux personnage, le mutique et celui qui essaie de le faire parler, il faut qu’à un moment donné du spectacle, on intervertisse les rôles. Je te prends le livre des mains, et c’est moi qui lis un chapitre.

– Oui, pourquoi pas. Un transfert, en quelque sorte. C’est pertinent. Mais pendant que tu lis, je fais quoi, moi ?

– Ben, tu joues de la musique !

– Pardon ? »

Jouer de la musique ? Moi ? Improvisant au surplus ? Et devant un public de musiciens ? Jamais de la vie ! Certes, j’en joue un peu, de la musique. Je fourbis du trombone dans un orchestre où je m’amuse bien… (Où, notez-le bien, je fais partie de la sous-catégorie de ceux qui n’improvisent jamais, qui se contentent de lire tant bien que mal la partition.) Mais de là à dire que je sais jouer ! Que je suis « musicien » ! Que je vais improviser au chic, mesdames et messieurs ! J’ai une trop haute idée de la musique et des musiciens pour m’en prétendre et m’en conter ! Zéro prétention musicale, afin d’avoir les prétentions à hauteur de mes moyens ! Je ne le sais que trop que je ne « créerai » jamais rien en musique, oh je me contente de faire joujou, et je réserve mes ambitions esthétiques, par défaut allez savoir, à la seule littérature. Je méninge à toute berzingue, Christophe est toujours au bout du fil, il attend, et tout compte fait je l’interpelle (pong !).

« De toute façon, je n’ai pas mon instrument sous la main, donc l’affaire est réglée. Mais !… Mais !… Mais en revanche j’ai là, dans un placard, un tuba. Le tuba n’est pas mon instrument. Je sais à peine en jouer. Je le sors de son étui une fois chaque Saint-Glinglin pour deux trois prout-prouts et voilà tout ce que je sais du tuba. Donc, quitte à improviser, autant le faire dans un instrument que je ne maîtrise pas. Ainsi soit-il, je jouerai ce soir du tuba, parce que TS est un roman sur le souffle, alors voilà, le personnage doit apprendre à respirer, il va bien falloir qu’il réussisse à souffler dans ce monstre à quatre pistons, c’est toute l’histoire… »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? N’importe quoi ! Voilà que je me suis engagé pour donner le soir-même un spectacle dont j’ignore tout, à part une chose : j’aurai entre les mains un instrument dont je ne sais pas jouer.

Christophe m’encourage avec une citation de Miles Davis, le même genre, obnubilante, encore une de ces citations qu’on a presque oubliées mais qu’on réinvente approximativement, enfin bon elle est peut-être bien de Miles Davis malgré tout : « Improviser, c’est jouer au-delà de ce que l’on sait ». D’un autre côté merci bien, tu parles d’un encouragement ! Je pense aussi à une autre citation qui m’aide un peu, je ne sais plus quel oulipien, peut-être Perec en personne, définissait ainsi le principe même de l’OuLiPo : c’est au fond très simple, il s’agit seulement de s’ingénier à résoudre des problèmes que l’on s’est ingénié à se poser. Surmonter des difficultés (insurmontables) qu’on s’est imposées soi-même, et le résultat quand tout fébrile on y parvient, est un paradoxe : la liberté par la contrainte. Je n’étais pas fier, avant la représentation, plus contraint que libre. « On ne le fera pas ». Cette liberté de ne rien faire, jusqu’au bout, qui permet de faire. Le trac comme jamais (et pourtant, le trac, je l’ai toujours), et la chiasse, son corollaire dans les viscères.

Eh, bien, je l’ai fait. Nous l’avons fait. Et oui, j’ai aussi soufflé dans mon tuba. Merci Christophe. Merci pour tout. Je t’embrasse.

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’exaltation dans lequel cette situation inédite m’a plongé. Qu’il me suffise de dire qu’en sortant de scène, en nage et à fleur de peau, j’ai demandé l’heure à Christophe. Il m’a dit que notre performance musicale, littéraire, et, pour l’essentiel, innommable puisqu’improvisée, avait duré près de deux heures et demie. Et que (presque) aucun membre du public n’était parti avant la fin. Il aurait pu me dire 30 minutes ou 12 heures, je l’aurais cru aussi. Pour le reste, je ne donnerai pas de détails. Ce que j’aime aussi dans cette soirée inespérée et non reproductible, soigneusement miraculeuse, c’est son caractère occulte, comme une cérémonie secrète, elle n’est déjà plus qu’un souvenir, un fantôme. Vous y étiez ? Alors vous savez ce que je veux dire. Vous n’y étiez pas ? Tant pis pour vous.

Vous la trouvez peut-être décevante, la fin de mon histoire… Bah. Je vous souhaite, bien sincèrement, bien tendrement, bien affectueusement, d’improviser. Ah, est-ce bien Sonny Rollins qui disait « Improviser c’est composer très vite » ? Et était-ce vraiment John McLaughlin, lui qui répliqua « Composer c’est improviser lentement » ? Je ne sais plus ! Je ne sais plus rien !

À dossier de presse, presse de dossier

13/02/2011 2 commentaires

Trois ans après sa première, le spectacle musical adapté des Giètes vit toujours, pour la grande surprise et grande joie des deux duettistes, Christophe Sacchettini et moi-même. Des enseignants ou bibliothécaires ou organisateurs de spectacles nous le réclament de ci-de là, et comme nous espérons qu’il nous le réclameront encore, il était temps de nous fendre d’un petit dossier de présentation, à la fois cahier des charges techniques et dossier de presse, téléchargeable ici même. Il paraît que ça se fait, dans le milieu du spectacle vivant. Mais il paraît que ça ne se fait pas tout à fait ainsi, que j’ai été trop long, un chouïa « trop littéraire »… Baste ! C’est bien de littérature qu’il s’agit ! Zarma-jarnicoton ! (oui, j’aime les jurons composés.)

Également au registre « relations de presse », j’ai été récemment contacté par un journaliste du magazine grenoblois, gratuit et en ligne Gre-News (qui incidemment vient de changer de nom, et s’appelle désormais, pour plus de clarté, Gre-City-Urban-Metro-Local-Agglo-Zentrum-Public-Urban-Cheflieudkanton-News ou quelque chose d’approchant). Cet organe prépare un dossier sur « les Isérois qui écrivent », ma foi pourquoi pas, et m’a adressé un petit questionnaire. J’ai répondu de mon mieux mais hélas, ziva-ventrebleu ! il est à craindre que je me sois montré, dans mes réponses, à nouveau « trop long et trop littéraire ». Comme j’ignore comment ce journal pressé pour gens pressés va condenser mes propos, j’en refourgue ci-dessous l’intégralité. Fuck-saperlipopette !

Comment  et quand a débuté votre histoire avec les mots, quels  sont vos  premiers souvenirs d’histoires que vous avez imaginées  ?
Je crois que j’ai découvert très tôt, avant dix ans, qu’on n’exprimait pas la même chose en parlant et en écrivant. Étant peu bavard de nature, j’ai compris que l’écriture était une excellente façon, idéale pour moi, de réfléchir, et d’inventer. Je ne sais plus ce qui est venu en premier, inventer ou réfléchir, mais il me semble que c’était un peu pareil. Je me souviens qu’en CE1 ou CE2, un instit nous donnait comme devoir à la maison d’écrire des phrases avec des mots que nous venions d’apprendre. J’ai pris cela pour une contrainte oulipienne (je n’avais jamais entendu parler de l’Oulipo, bien sûr), et avec le mot du jour je construisais jour après jour un feuilleton compliqué dont les héros récurrents étaient « M. X et Bruno l’asticot ». Je suppose que c’est là « les premières histoires que j’ai imaginées ».

A  quel moment vous êtes-vous dit « Je me lance: je veux  partager ça avec  les gens » ?
Bonne question. Le désir d’écrire est, en effet, distinct du désir de publier. J’aurais pu me contenter du premier, la beauté du geste, la fin en soi. À quoi bon publier ? Je vois deux motivations principales : le pur et simple narcissisme (voir son nom imprimé, ça fait plaisir, on tient une preuve qu’on existe), et l’envie de rembourser ce que l’on a reçu. On écrit parce qu’on a lu (j’énonce là une banalité). Les livres des autres m’ayant marqué à vie, publier à mon tour, faire partie de ce monde de l’imprimé, était comme une reconnaissance de dette, ou un passage de flambeau.

Quelle a été la réaction de votre entourage  ?
Personne dans mon entourage n’était au courant que mon premier livre existait avant de l’avoir entre les mains. Je leur ai fait la surprise. Les réactions ont été très diverses. Ma mère ne m’a plus adressé la parole pendant six mois. Tant pis. On n’écrit pas pour faire plaisir à sa famille. Il y faut des motivations plus solides.

Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur cette aventure  que fut la rédaction de votre premier roman ?
Je me rappelle cette période d’écriture comme d’un très long moment de tension, neuf mois de concentration. Commencer un livre, c’est plutôt facile. Le terminer demande beaucoup d’entêtement.

Comment décririez-vous votre rapport à l’écriture et votre  univers?
Je ne considère pas l’écriture comme un métier, mais incontestablement comme un travail. Et des plus rudes. Je suis lent et laborieux, je remâche, je corrige, j’affine sans fin, je recommence. J’ai davantage l’habitude de réécrire que d’écrire. Mais depuis que j’ai ouvert un blog, je teste aussi une écriture plus lâchée, plus directe et nerveuse. Et puis j’édite, aussi. Contrairement à certaines idées reçues, je suis venu à l’auto-édition non par dépit de ne pas trouver preneur dans l’édition traditionnelle, mais après avoir été édité ailleurs. J’ai découvert, depuis que je suis « éditeur », que faire le livre me passionnait tout autant que l’écrire.

Quels sont vos projets actuels ?
Je sors ce mois-ci une plaquette en hommage à Louis-Ferdinand Céline, aux éditions du Pré-Carré. Je trouve tout à fait judicieux que Céline ait été retiré des célébrations officielles, parce que cela donne champ libre pour le célébrer officieusement. Plus globalement, j’espère à l’avenir continuer à alterner des livres « grand public » (tout est relatif)  chez des éditeurs ayant pignon sur rue, et des expériences plus personnelles, plus underground, au sein de ma maison d’édition, « Le Fond du tiroir ». En l’occurrence, je prépare à la fois un roman RELATIVEMENT traditionnel, inspiré d’une vieille histoire paraguayenne, et un livre tout à fait impossible, peut-être même illisible, un OVNI où j’entreprends de traduire le quotidien en alexandrins rimés, c’est-à-dire repeindre l’éphémère aux couleurs du sublime.

Que diriez-vous à un jeune qui veut se lancer dans une  aventure comme celle-ci ?
« Ecoute tout le monde, et ne sois d’accord avec personne. Évite aussi, si possible, d’être d’accord avec toi-même. »

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)