Comme on visite un monument (Troyes, épisode 26)
« Faut le déclic. Vous trouvez mes mots bien obscurs. L’obscurité, elle est dans nos âmes, non ? En plus mélodieux. » (Ulysse, James Joyce, p. 66-67)
J’étais inquiet, au début. Pendant les quinze premières nuits de ma résidence, je n’ai pas rêvé. Je me réveillais, jamais très tard, 7h43, 8h11, 8h25, selon le train qui passe, j’ouvrais les yeux, et c’était tout, zéro activité onirique notable, des souvenirs manquaient comme si j’avais moins vécu. J’étais dépossédé d’une manifestation majeure de mon imagination, et j’en étais tout chiffon.
Mais c’est revenu. Il fallait seulement que je m’habitue à cette chambre, à ces draps, à ce silence-ci. J’ai rêvé cette nuit que je devais donner une représentation de mes Giètes au théâtre de La Mure. Christophe S. était là, bien sûr, je le retrouvais dans le sous-sol du théâtre, qui se trouvait être une gigantesque cuisine pour collectivité. J’étais embêté, parce que je n’avais pas prévu de donner ce spectacle, ce soir. Je ne me sentais pas prêt du tout, je cherchais quelque chose dans mes poches nerveusement. J’annonçais : « Il faut pourtant bien la faire puisque ce soir, c’est la dernière représentation », et Tof me répondait, les pieds sur une chaise et les mains dernière la nuque, « C’est ça, oui, comme toutes les autres ». Je m’apercevais que j’avais oublié mon livre, je le lui signalais comme une lacune rédhibitoire, et aussi mon pantalon, je déclarais : « Désolé, mais sans pantalon ça ne va pas être possible, on annule ». Parfois un cuisinier traversait la pièce en nous lançant « Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez déjà presque une heure de retard, les gens s’impatientent ! » , Tof s’occupait en accordant ses instruments, et moi je farfouillais dans des piles de livres entreposés là, me disant, la seule chance qui reste, c’est de trouver un pantalon comme accessoire dans l’un de ces livres géants. En particulier, je retournais dans tous les sens ce qui semblait être une version d’un mètre sur deux de La garde-robe d’Emmanuelle Houdart, dans l’espoir d’en faire tomber mon pantalon.
Un autre. Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je lisais un livre particulièrement compliqué, où toutes les consonnes avaient été remplacées par la lettre g. Ug augge : ig g a gueggueg guigg, g’ai gêgé gue ge gigaig ug gigge gaggigugiègegegg gogggigué, où gougeg geg goggoggeg agaiegg égé gemggagéeg gag ga geggge g. Je n’y comprenais rien, tu penses, je transpirais, mais je m’accrochais, ligne à ligne, paragraphe après paragraphe, je m’épuisais, je lisais mécaniquement, m’accrochant obstinément mais stérilement au rythme gueguettant, soupirant quand je tournais une page comme passant un col à vélo.
J’ai compris au réveil de quel livre il s’agissait, parce que je me souvenais que sa couverture était violette (cf. illustrations ci-dessus). J’ai commencé Ulysse cet été, à Dublin, ce qui est snob, mais j’ai laissé tomber, c’était un trop gros morceau pour moi. Je viens de faire une nouvelle tentative ici, à Troyes où existe un pub « James Joyce » , ce qui est presque aussi chic. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la Guinness. Je n’y arrive toujours pas, je le crains. Ce n’est pas la première fois que la lecture d’un livre influence mes rêves, mais l’autre exemple paru sur ce blog évoquait un livre que j’avais englouti fébrilement ; là, ce serait plutôt un livre que j’ai non-lu, ce qui est plus frustrant. Oui, ce rêve révèle (car c’est à cela qu’il sert : le rêve révèle) une lecture impossible. Je m’acharne sur Joyce, je m’entête, je lis en montagnes russes des pages qui m’emballent et d’autres que je ne suis pas très sûr d’avoir lues une fois que je les ai lues, au point de ne plus savoir exactement où je m’étais arrêté la veille (mais désormais pour plus de sécurité je dispose d’un beau marque-page, merci Laetitia), jusqu’à ne plus comprendre tout-à-fait pourquoi je lis.
Peut-être pour dire « Je l’ai fait » , comme on dit du Louvre. Comme on visite un monument, sans le déranger, sans être dérangé par lui. J’ai fait le Louvre, je l’ai traversé plus d’une fois, et qu’en ai-je retenu, au juste ? Gu’eg ai-ge gegegu, au gugge ?
Bon, alors je déposerai à Gingko, « les Portes du Sommeil », de Fabrice Bourland, pour les rêves!