Au revoir, au revoir, Prague, au revoir ! Je t’ai aimée.
À bientôt, Kafka. Je t’aime.
Kafka mérite-t-il les innombrables statues, plaques commémoratives, hommages divers contre lesquels on se cogne sans arrêt dans les rues de Prague ? Oui. Mais pas parce qu’il était pragois. Parce qu’il était écrivain.
Kafka, selon ses propres dires, n’est rien d’autre, ne veut être rien d’autre, ne peut être rien d’autre qu’écrivain. Ce qui fait qu’il y a très peu de place en lui pour être autre chose. Il est à peine pragois. Il est à peine tchèque. Il est à peine juif (« Qu’y a-t-il de commun entre les Juifs et moi ? J’ai déjà si peu en commun avec moi-même.« ) Il est à peine tuberculeux, même s’il en mourra à 40 ans, tant sa tuberculose est pour lui une métaphore d’un mal en lui plus invisible : de la littérature.
Une remarquable lettre à Max Brod du 14 novembre 1917 énumère les six facettes de sa « vie non vécue« , de son échec intime (ou, pour tenter un anachronisme, de son syndrome de l’imposteur) : la ville, la famille, la profession, la société, l’amour, la communauté du peuple (les relations sociales ?).
La septième facette de son existence, la seule qu’il ne cite pas, et qui par défaut échappe peut-être à l’échec (alors qu’il n’a quasiment rien publié de son vivant, si ce n’est des fragments disparates), est l’écriture. L’écriture non en tant que carrière mais au contraire en tant qu’activité vitale et sens de la vie
« Très cher Max, ce que je fais est quelque chose de simple et d’évident : que ce soit dans la ville, la famille, la profession, la société, la relation amoureuse (mets-la en première position si tu veux), la communauté du peuple telle qu’elle existe ou telle qu’on peut la souhaiter, je n’ai fait mes preuves dans rien de tout ça, et ce, comme ce n’est arrivé à personne autour de moi – sur ce point j’ai fait des observations précises. […] Toi, tu fais tes preuves, donc fais tes preuves. Tu sais maintenir la cohérence de ce qui s’oppose, pas moi, ou du moins pas encore. »
Mon engagement littéraire est infiniment plus faible que celui de Kafka puisque j’ai préféré ne pas dédaigner ma vie non écrite, mais je me reconnais tout de même en lui comme quiconque, sans doute, a eu un jour l’ambition d’écrire. Ce que Kafka dénombre de sa vie non vécue ressemble à l’un de mes propres fragments épars et inachevés (qu’en l’occurence j’ai fort bien fait d’inachever), écrit il y a 25 ans : Reconnaissances de dettes, paragraphe III, 64.
Je ne le planifie jamais, mais j’adore au hasard dans une ville inconnue me retrouver dans une Gay Pride. L’événement est toujours joyeux, bon enfant, rigolo, énergisant, en un mot dansant, je défile très volontiers. J’aime en être, quoique je sois un indécrottable hétéro : il y a longtemps que j’ai compris que ce qui me différencie de la communauté LGBTetc., mon orientation perso, est bien peu de chose en comparaison de l’essentiel que nous avons en commun, à savoir l’élémentaire passion de la paix, pour soi et pour les autres. Tu es lesbienne ou gay ou ce que tu veux, ou ce que tu peux ? Tu as le droit à ce qu’on te foute la paix. Tu es un indécrottable hétéro ? Pareil, exactement. Si je marche dans le cortège, ce n’est même pas que j’y suis bienvenu ou toléré, c’est qu’on s’en fout. En voilà un idéal politique ! Voilà l’idéal absolu, pour lequel on devrait tous marcher : ta sexualité, mon gars, ma fille, mon non-identifié·e, on s’en fout, viens danser.
Hier dimanche je me suis retrouvé dans l’Happy Pride de Prague, sur l’île Kampa. Or, hasard objectif et remarquable, à peine une heure plus tôt je me gavais d’oeuvres de František « François » Kupka, le Tchèque de Paris (1871-1957). L’exposition permanente du musée Kampa, au bord de la Vltava, est l’une des plus riches collections au monde de tableaux de Kupka, couvrant ses presque sept décennies de carrière et ses hallucinants sauts stylistiques, depuis ses charmantes saynètes post-romantiques (Le Bibliomane est mignon comme tout) ou symbolistes, jusqu’à ses expériences cubistes ou machinistes (je cite de mémoire : On trouve dans les machines les mêmes composants graphiques que dans les cathédrales, des cercles, des ovales, des lignes, des courbes…), enfin ses étourdissantes recherches abstraites sur la vibration de la couleur ; tandis que l’exposition temporaire est en ce moment consacrée à Kupka caricaturiste. Autre paire de manches, autre carrière, autre talent, peut-être plus énorme, en tout cas plus brutal.
Kupka a été un pilier de L’Assiette au beurre, hebdomadaire humoristique et satirique créé en 1901, au sein duquel des génies graphiques et anarchistes, parfois au risque de la prison, se payaient la fiole du pouvoir, de tous les pouvoirs, le fric, la politique, l’église, l’armée et la guerre (la guerre qu’il connaîtra sur le tard puisqu’en 1914 il s’enrôlera dans la légion étrangère, ce qui fera de lui un personnage dans le roman autobiographique de Blasise Cendrars La main coupée), le colonialisme, le capitalisme, et même le patriarcat… Le tout avec une sidérante violence : qu’on en juge en lisant le numéro 162 consacré aux religions, entièrement dessiné par Kupka (et par bonheur consultable gratuitement sur Gallica parce que merde sur eBay il est hors de prix), d’une férocité incroyable qui ferait hurler aujourd’hui au blasphème parce que cette férocité-là a toujours fait hurler au blasphème – c’est ainsi : parfois il faut rentrer dans le lard et dégommer les cons, défiler pacifiquement en se dandinant pour qu’on nous foute la paix ne suffit plus. L’Assiette au beurre est le seul véritable précurseur de Charlie Hebdo, quoique le père fondateur de ce dernier, François Cavanna, s’en défendît, soucieux sans doute de défendre l’idiosyncrasie de son canard.
L’Assiette au beurre par Kupka, mai 1904. Sur la couverture, un curé bénit la tête d’un pékin afin de lui en extraire des pièces de monnaie. Blasphème ! Blasphème !
Dans cette expo sur Kupka caricaturiste, je tombe nez à nez sur un dessin que, d’après le contexte, je présume issu du n°89 de L’Assiette au beurre, consacré aux filles mères. Kupka l’a dédicacé : À madame Marguerite Vigne. Je sombre dans une rêverie où je reconstitue à loisir ce qu’a pu être la vie de Marguerite Vigne, fille mère, fille perdue, fille méprisée, fille crachoir à bourgeois, fille indigne mais fille dessinée digne par Kupka… Je souhaite de tout mon coeur qu’on ait fini par lui foutre la paix.
« Vigne » : au fait, je dois mon propre patronyme à une fille-mère (cf. Reconnaissances de dettes, I,52). Je connais le prénom de son fils, Riquier, mais pas le sien. Aussi bien, Marguerite.
Je me passionne tellement pour l’oeuvre si extraordinairement éclectique de Kupka que me vient une idée : en voilà, un artiste, qui mériterait son spectacle picturo-musico-politique dans la lignée de la trilogie Goya-Chagall-Courbet, et pour lequel l’accompagnement tchèque (Smetana, Dvorak, Janacek…) ne serait pas difficile à constituer… Mais je ne dois pas m’emballer, l’idée ne suffit pas : je crois que mes camarades Christine, Bernard, et moi-même pourrions avoir des idées de spectacles pour les 20 ans à venir mais pas la force de travail nécessaire.
Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.
Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.
Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .
Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.
Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.
Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)
Puis :
Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)
Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :
Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)
Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…
A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :
Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)
Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.
Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.
Le pays basque espagnol est à mon goût. Le pays basque en général, mais pour l’heure je me trouve dans le pays basque espagnol. Fier et libre (Gora Euskadi Askatuta, d’ailleurs), limpide et cependant malcommode à comprendre. Seuls les Basques parlent le basque. Je reviens de Guernica.
Encore moins qu’à Hiroshima, Tu n’as rien vu à Guernica puisqu’il n’y a rien à voir à Guernica. Vraiment rien. La toile de Picasso, qui donne à voir, n’est pas là mais à Madrid. Les traces sur place sont indiscernables. La ville de Guernica rasée par les bombes a été reconstruite, pimpante station balnéaire où les fantômes ne sont visibles que si on les cherche. On sait que certaines choses ont eu lieu autrefois, mais le moment présent reste muet, comme l’est au fond tout pèlerinage. Pèleriner à Compostelle, à La Mecque, à Guernica, à Grand-Pré, à Wounded Knee, ou bien, si l’on préfère sa mythologie personnelle à celles qu’il faut partager, pèleriner sur son lieu de naissance ou d’enfance, ne rend pas forcément bavard, y compris quand on est convaincu qu’il nous était nécessaire et vital de faire le voyage. On se la ferme, on ne trouve pas les mots, on ne les cherche même pas, on guette les fantômes, on opine, on médite. J’ai médité à Guernica, où j’estimais nécessaire et vital de me rendre un jour.
Pour ne rien arranger, à propos de raser, le Musée de la paix aménagé ici est plutôt rasoir, et rasoir en basque. Au long des interminables premières salles, traduction en main, on apprend que la guerre c’est mal mais qu’en revanche la paix c’est vachement bien… jusqu’à ce qu’au dernier étage on entre dans le vif du sujet et on découvre les témoignages des rescapés du 26 avril 1937, et là oui, des mots sont posés qu’on ne peut esquiver et qui convoquent les fantômes. Enfin l’incarnation, pour sentir ce que c’est, la mort, ce que c’est le réel et l’Histoire, ce que c’est la violence fasciste, ce que c’est Guernica.
Je suis en train de lire Le Dossier M de Grégoire Bouillier. Oui, je m’y suis mis, finalement. Après plusieurs tentatives et autant de faux départs, cinq ou dix pages à la fois pour tester la température, j’avais renoncé, reporté, intimidé par les milliers de pages devant moi. Mais ça y est, cette fois c’est la bonne, c’est parti, le livre est dans ma poche, donc partout avec moi, même à Guernica. C’est une croisière : la traversée est longue, très-très longue, mais pas difficile, confortable une fois qu’on s’est accommodé du tangage et du roulis, il suffit de se laisser porter. Quel plaisir, quel luxe de plus en plus rare, lire des heures durant un livre sans être tout à fait sûr de l’endroit où il nous mène. Tout est affaire de flux, de flow, de confiance et d’acceptation des digressions. Ce livre immense parle de tout et de rien sans jamais perdre de vue ce qu’il a à dire, d’où son tissu de digressions à l’infini. En matière de digressions, Ainsi parlait Nanabozo est un petit joueur, une aimable gnognotte, face au Dossier M. J’éprouve ce que l’on éprouve parfois dans la littérature, je me sens en fraternité. Notamment durant tout le développement intitulé Notes dans le métro (ou comment je suis devenu moi-même sans m’en apercevoir) que l’on peut lire en ligne en cliquant ici : je me permets de conseiller ce dossier-à-l’intérieur-du-dossier à quiconque aurait lu et apprécié mes Reconnaissances de dettes, la démarche d’auto-archéologie y est similaire, l’effet de fraternité aussi, peut-être.
Or page 108 de l’édition dans ma poche (livre 1, « rouge » , Le Monde), au petit bonheur de l’une de ses 1001 digressions, Bouillier trouve les mots que je ne cherchais plus à propos de ce qui s’est passé à Guernica. Je vous les recopie, en vous précisant qu’ils ne déflorent absolument rien ni du Dossier M ni de ses 1000 autres digressions, et qu’ils ne sont ici que pour documenter mon propre pèlerinage en pays basque espagnol.
Ma situation n’est cependant pas la pire qui soit : en ce moment même, les bombes sont en train d’anéantir les villes de Homs et Alep, là, tout de suite, maintenant, tandis que j’écris. Hier c’était Fallujah, Grozny, Srebrenica, Sarajevo, Murambi, Hiroshima, Tokyo, Dresde, Varsovie, Milan, Saint-Lô, Hambourg, Shanghai, Everytown et cetera – et je n’écris pas et cetera à la légère. En aucune façon. Je fais tenir toute l’histoire moderne des hommes dans cet et cetera. À qui le tour maintenant ? Quelle ville demain ? Quelles populations civiles puisque ce sont elles qui sont en première ligne désormais. Naguère, les armées se donnaient rendez-vous sur un champ de bataille pour en découdre et décider du vainqueur. Mais depuis le 26 avril 1937 et Guernica, première ville de l’histoire ne présentant aucun intérêt militaire à avoir été systématiquement et délibérément bombardée depuis le ciel, de façon quasi divine, par la Légion Condor qu’Hitler avait aimablement prêtée à Franco, les temps ont changé, au tragique détriment des gens (dont je fais partie) ; lors de la guerre d’Espagne, il s’est passé quelque chose de terrible et d’inédit, quelque chose d’immonde et d’innommable, qui n’a plus cessé de se perpétuer et de s’amplifier et d’ensanglanter l’air jusqu’à Homs et Alep aujourd’hui. Qui est devenu le modèle de tous ceux qui ne jurent que par « un État, une Église, un Chef ou un Parti » et, au cri de « Vive la mort », se disent prêts à « massacrer la moitié de leur peuple s’il le faut ». Qui est devenu la honte du monde laissant se perpétrer des massacres sans lever le petit doigt. Guernica n’est pas seulement une toile de Picasso.
Ce mois-ci sont morts deux musiciens pop, populaires, chacun sa manière. Un batteur anglais, puis un chanteur belge. Puisque (sans me vanter) je fais partie du peuple, j’écoute de la musique populaire et je les ai eus tous deux dans les oreilles. Aussi, je leur dois : comme à chaque fois que je me fends d’une nécrologie, je rejoue aux Reconnaissances de dettes, jeu sans terme, les morts ont été vivants et m’ont fait vivre.
1) Le 24 août est mort Charlie Watts. L’image de lui qui me vient spontanément est la pochette de l’album Dirty Works des Rolling Stones, l’un de leurs plus négligeables peut-être, mais il se trouve que c’est l’un des rares que j’ai écoutés dès sa sortie (1986). Sur la photo, chaque membre du groupe regarde effrontément l’objectif avec cet air de défi post ado, maussade mais prêt à en découdre, qui définit le rock’n’roll selon les Stones. Tous, sauf Charlie Watts, qui, dans le coin inférieur gauche, regarde ailleurs, hors champ, peut-être ses pieds ou un coin du studio, ou rien du tout, il rêve en souriant, un peu ailleurs tout en étant là. Beau portrait d’un groupe, bien complet de son éternel intrus. J’avais énormément d’estime pour Charlie Watts, batteur toujours impassible quoique toujours impeccable, qui ne dédaignait pas de faire tchak-poum sur ses fûts pour remplir les stades avec ses potes, mais dont la vraie passion était le jazz (cf. les Charlie Watts Quintet & Tentet, The Charlie Watts-Jim Keltner Project ou The ABC&D of Boogie Woogie).
Étant donné la longévité anormale des Rolling Stones (1962-?), entité collective plus durable que nombre d’humains individuels, il est presque inévitable d’écouter, ou au moins d’entendre, leur musique à différentes périodes de sa vie. Je me souviens qu’outre 1986 j’écoutais les Stones, notamment, en 2006, alors que j’étais plongé dans l’écriture d’un roman intitulé Les Giètes. Je lisais articles et biographies sur les Stones dont l’histoire, à l’époque déjà, était jugée d’une durée exorbitante. J’ai appris que Watts s’était vu diagnostiquer un cancer de la gorge, qu’il avait (comment faire autrement) envisagé sa disparition et ses adieux, mais qu’il s’était finalement battu, avait gagné contre le crabe, ce qui lui avait valu de vivre assez longtemps pour enterrer certains de ses amis – et de vivre le restant de sa vie comme autant de jours en plus. J’avais trouvé ce trait fort émouvant et je l’avais aussitôt amalgamé tel quel, rayons dans la gorge comprise pour économiser la parole, au protagoniste de mes Giètes, Maximilien Bertram. Car, au cas où vous ne seriez pas au courant, c’est en mélangeant qu’on invente. Charlie Watts est mort à 80 ans, l’âge du narrateur des Giètes dans le roman.
2) Le 18 septembre est mort Julos Beaucarne. Puisque je me pique d’écrire des chansons, je ne peux que saluer l’effet que me faisaient les siennes. J’aimais ses chansons douces et anarchistes, et sa poésie même quand c’était celle des autres, par exemple sa version de Vieille chanson du jeune temps (« Je ne songeais pas à Rose« ) de Victor Hugo. Le père Hugo avait beau dire Défense de déposer de la musique le long de mes vers, trop orgueilleux pour partager la couverture, ce poème-ci s’est glissé en moi par la musique et par la voix de Julos. Et dans un autre registre, j’ai souvent pleuré en écoutant la lettre qu’il a écrite la nuit où sa femme a été assassinée, ici dite par Claude Nougaro. Et voilà ! ça a encore marché ce matin, j’entends cette phrase de celui qui ne joue pas à être le ténébreux, le veuf, l’inconsolé : « Sans vous commander, il faut s’aimer, à tort et à travers« , et je chiale…
Attention ! Les apparences sont trompeuses ! Il ne s’agit pas de Glenn Miller mais de James Stewart dans le rôle de Glenn Miller ! (The Glenn Miller Story, 1954)
Le vrai, c’est lui. Il est un petit peu moins classe, hélas. Et si le faux était au fond plus intéressant que le vrai ?
Tant qu’on est petit, on est convaincu que ses parents savent tout. Cette croyance est utile sur le moment, elle remplit sans aucun doute quelque fonction psychologique ou cognitive. Plus tard, l’un des signes infaillibles de l’entrée dans l’adolescence est que l’on réalise que ce n’était pas le cas, que ses parents ne savent pas tout, que d’ailleurs ils ne savent pratiquement rien, alors on se sent floué, déçu, trahi, en colère, impitoyable envers les failles des vieux (déjà je suis le jouet des hormones, en plus mes darons sont nuls, j’en ai trop marre ma vie c’est l’enfer). Enfin, après un laps plus ou moins long, on accède à l’âge adulte en cessant d’être déçu, trahi ou irritable pour cause d’ignorance des parents, on admet que cette ignorance n’est pas grave, qu’elle est au fond bien normale, que personne ne sait tout, et que d’ailleurs soi-même, hein, bon (car parvenu à ce stade il arrive que l’on élève soi-même des enfants et que l’on joue à celui qui sait tout, on sauve les apparences en se disant, bah, ce cher petit qui me croit omniscient et péremptoire a bien le temps d’arriver à l’adolescence).
Quand j’étais petit, j’étais convaincu que mon père savait tout. La preuve en était que lorsque je lui posais une question, systématiquement il avait la réponse, n’esquivait pas, ne répondait jamais Je n’en sais rien, ni C’est trop compliqué pour toi (qui signifie habituellement C’est trop compliqué pour moi), encore moins le fatal Tu comprendras plus tard c’est pas de ton âge, il répondait et j’avais la réponse à ma question. Lorsque je suis devenu adolescent, je me suis rendu compte qu’il répondait à tout, oui, mais parfois à côté de la plaque et n’importe quoi. J’étais en colère et floué, impitoyable et plein d’hormones.
J’ai un souvenir très précis, à ce compte-là. Un certain jour de mon enfance, la radio dans la cuisine diffusait In the mood, le tube du grand orchestre de jazz de Glenn Miller, enregistré pour la première fois en 1939.
Mon père, assez peu mélomane, était tout de même sensible à cette musique et s’est mis à hocher la tête en rythme, peut-être même à claquer des doigts devant le poste. Tu entends ? m’a-t-il dit. C’est du jazz, la musique arrivée en France en même temps que les soldats américains, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les grands orchestres de jazz, comme celui de Glenn Miller, venaient jusqu’en Angleterre jouer leur musique pour encourager les G.I.s. Apprends, mon petit, que cette mélodie s’appelle In the mud, c’est de l’anglais, ça veut dire Dans la boue. Car c’est un message de solidarité envoyé aux pauvres types qui s’apprêtent à débarquer en Normandie ou qui pataugent déjà dans la gadoue. Une façon de leur dire, courage les gars, on sait l’enfer que vous traversez, noyés dans la terre, les gravats et le sang, à tout instant vous risquez la mort pour nous, mais tenez bon, continuez à danser au moins dans vos têtes, écoutez comme ça swingue, c’est parce qu’on pense à vous !
J’écoutais bouche bée, fasciné non seulement par la culture apparemment sans bornes du paternel, en histoire contemporaine aussi bien qu’en musique ou en langues vivantes, mais également par cette chose extraordinaire qui surgissait de la radio, le jazz, capable de faire danser, ne serait-ce qu’intérieurement, et dans les pires conditions, même le fracas des bombes n’a qu’à bien se tenir, oh bien sûr j’entendais parfaitement ce que mon père me donnait à entendre, je comprenais tout, j’ai hoché à mon tour et peut-être même claqué des doigts.
Quelques années plus tard, je suis adolescent, j’apprends l’anglais au collège, je joue de la musique, je me passionne pour le jazz et ses standards. Inéluctablement, d’une manière ou d’une autre je découvre le pot-aux-roses : l’exégèse magistrale de mon père est une indicible connerie ! Mud ? Non mais n’importe quoi ! Quel con le vieux ! Il comprend rien à que dalle ! (L’adolescence n’étant pas propice aux nuances, je ne pouvais que passer de Il sait tout à Il ne sait rien.)
À présent que je suis, là tel que vous me voyez, grosso-modo adulte, non seulement ai-je de l’indulgence pour la méprise paternelle, mais encore de la tendresse, et même de la gratitude. Car ce jour-là, mon père avait fait non seulement une mauvaise lecture d’un immense tube populaire, mais une fertile mauvaise lecture, un calembour involontaire prodigieusement stimulant pour l’imagination ! Cette histoire de swing pour ne pas craquer dans les tranchées est fausse, mais c’est son seul défaut, car elle est excellente. Pleine de sens, de poésie, de sensibilité, de leçons à méditer, en outre pratiquement crédible puisque corroborée par de nombreux faits historiques (les authentiques et fameux V-Discs, la mort de Glenn Miller le 14 décembre 1944, son avion tombé entre l’Angleterre et la France alors qu’il s’apprêtait à préparer les concerts de son orchestre fêtant la Libération de la France…), elle mériterait d’être vraie. (Le vrai cent fois préférable au faux pour des raisons esthétiques ? une idée digne de Pierre Bayard.)
Ce qui fait que, depuis lors, il m’arrive souvent de divaguer, déduire et rêver une interprétation à-peu-près crédible des titres de chansons pop. Les potentialités sont infinies.
In the mud for love (ou bien, au choix, In a sentimental mud). Tu entends ? Ce qu’on ne ferait pas par amour, tu te rends compte, on est prêt à se rouler dans les tranchées pleines de boue comme si on était un soldat du débarquement ! Et malgré tout, en dansant !
Blueberry ill. Tu entends ? Le type raconte qu’il est malade des myrtilles ! Il a dû en bouffer trop, chopper une bonne chiasse et maintenant il a honte d’en parler à la femme qu’il aime. Et malgré tout il danse, c’est pas très prudent !
Billie Gin. Tu entends ? Encore un drame de l’amour et de l’alcool ! Qu’est-ce qu’il a dû se mettre s’il a torché la bouteille ! Et qu’est-ce que ça danse, pourtant !
Blue sweet shoes. Tu entends ? C’est l’histoire d’un maniaque obsédé par la douceur de ses chaussures, probablement en daim, teintes en bleu, qu’il caresse en permanence et gare à toi si tu lui écrases les pieds. Et malgré tout, il danse avec !
Inversement : Suede dreams (are made of this). Tu entends ? C’est un hymne, une chanson politique sur les rêves suédois du régime démocratique représentatif idéal, monarchie constitutionnelle organisée selon le principe de séparation des pouvoirs à régime parlementaire monocaméral, ce qui signifie que le parlement n’a qu’une seule chambre, comme un F2, et qu’elle s’appelle la Diète royale. Et malgré tout, on danse, même si la musique est un peu dépressive, tu trouves pas ?
Be-bop-a-Lula. Tu entends ? Ce pauvre Luiz Inácio Lula da Silva, qui a connu des hauts et des bas, le faste de la présidence puis l’obscurité des cachots brésiliens, sera-t-il consolé par ce be-bop qui lui est dédié ? Incidemment, tu apprendras mon petit que le be-bop est ce genre musical apparu après le swing, quand la guerre était finie, et moins destiné à faire se trémousser les soldats qu’à déployer une recherche musicale. Mais malgré tout, on danse !
The house of the rising son. Tu entends ? Question universelle et émouvante, que devient la maison des parents lorsque le fils, élevé ici, s’en va pour toujours vers d’autres aventures ? C’est triste mais malgré tout, on danse !
I Kant get no satisfaction. Tu entends ? Emmanuel Kant, le fondateur du criticisme et de l’idéalisme transcendantal, exprime à la première personne ses doutes et ses frustrations, il enrage de ne pouvoir parvenir à la satisfaction, parce qu’il découvre la dure réalité, à savoir qu’il y a loin du noumène au phénomène. Et malgré tout, il danse !
Kant buy me love. Tu entends ? C’est la suite de la précédente, Emmanuel Kant, découragé par ses systèmes philosophiques trop arides, va voir les putes pour se consoler. Et il danse !
Happiness is a worm gun. Tu entends ? Imagine, oui, imagine la mélancolie du gars dont la maison a été envahie par les vers, et qui rêve de faire appel à une société de désinsectisation armée d’un pistolet à vers ! Et malgré tout, il danse !
Like a wall in stone. Tu entends ? Le chanteur te demande quel effet ça te fait (how does it feel ?) d’être à ce point ancré dans la réalité, solide, immobile, plein de repères et de certitudes et de directions, comme si tu étais un mur en pierre. Pendant que lui, il danse (ou roule comme une pierre) !
Smells just like tin spirit. Tu entends ? Ce blues de la misère, qui évoque les fins de mois difficiles et l’odeur des boîtes de conserve en fer blanc pour tout banquet. Sûrement des haricots blancs. (Les Américans bouffent surtout des haricots blancs, ça je le sais grâce à une autre chanson célèbre, Have you ever beans to Electric Ladyland.) Et on danse devant le buffet !
Heat the road, Jack. Tu entends ? Nous sommes au mois d’août, en plein réchauffement climatique et rapport du GIEC, la canicule fait flamber les pinèdes et fondre le bitume, mais il faut marcher tout de même, allez, courage, Jack ! Et danser, même !
God only nose. Tu entends ? Tu auras beau falsifier la vérité, Dieu te renifle ! Là, par exemple, tu sens la sueur. C’est la danse.
Stairway to even. Tu entends ? La vengeance est un plat qui se mange dans l’escalier ! Proverbe assez hermétique, j’admets. Peu importe, danse !
Eleanor Rugby. Tu entends ? Tu le savais, toi, que la femme de Franklin Delano Roosevelt était née dans le Lot-et-Garonne et qu’elle était fervente du Tournoi des Cinq Nations ? Et en plus, elle danse à la feria !
Bohemian raspberry. Tu entends ? Tu entends comme ce pauvre garçon gitan, certainement un jeune mendiant roumain affamé, appelle sa mama pour qu’elle lui donne des framboises, afin qu’il danse ? (Bon, ok, celle-ci est encore plus tirée par les cheveux que les autres.)
I fought the low. Tu entends ? Une victoire contre la dépression, une lutte contre tout ce qui nous tire vers le bas ! Ensuite on danse !
Oak on the wild side. Tu entends ? Ces chênes qu’on abat ? Et dont on fait les flûtes ? Et sur lesquels on danse ?
Another brick in the whole (part II). Tu entends ? Il ne faut jamais désespérer car on est une brique dans l’ensemble, une brique du vivant indissociable de toutes les autres briques, après nous viendront les parts II, III, IV, etc., et chacun fera sa part comme un colibri ! C’est une chanson vachement optimiste, c’est pour ça qu’elle est si dansante !
Love me Fender. Tu entends ? Cette déclaration d’amour du musicien à sa guitare, qui le lui rend bien ? Tu m’étonnes, qu’il danse avec elle !
My Fanny Valentine. Tu entends ? C’est l’histoire du fils d’un bistrotier, à Marseille, qui rêve de prendre le large, de naviguer sur les mers, mais avant de partir il engrosse la fille de la poissonnière… Et malgré tout il danse !
Etc., etc.
Appel à contribution aux lecteurs du Fond du Tiroir : si vous aussi vous êtes hanté par le souvenir d’un tube anglophone dont le titre écorché s’est révélé créatif dans votre mémoire ou votre imagination, ou bien si vous souhaitez en inventer un sur le champ et en direct, n’hésitez pas à m’en faire profiter dans les commentaires ci-dessous. Naturellement n’omettez pas de mentionner le sens, voire le contexte, de ce tube virtuel que vous aurez ainsi créé, et qui, malgré tout, vous fait danser, car tant que l’on danse on est sauvé.
L’édition de La Chute dans laquelle j’ai lu ce roman pour la première fois. J’ai perdu mon exemplaire depuis longtemps mais peu importe, j’aime toujours ce guéridon qui continue de tomber dans ma tête.
On retient d’Albert Camus L’Étranger et sa première phrase, Aujourd’hui maman est morte. C’est déjà bien. Pour ma part je lui préfèrerai toujours La Chute, et son incipit moins spectaculaire, moins facilement tragique, et autrement plus pernicieux : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Cette entrée en matière mondaine et quasiment obséquieuse, où chaque mot est pesé, est en réalité un extraordinaire rappel de la règle du jeu romanesque et de ses enjeux de pouvoir. Paraphrase : Ô lecteur, je te propose mes services, ce faisant je me positionne d’emblée en tant que ton humble serviteur afin de dissimuler qu’ici je suis tout-puissant, je parle et tu écoutes, j’écris et tu lis, si tu es ici avec moi sur cette première page tu sais pourquoi tu es venu, pas plus d’ambiguïté que sur le porche d’un bordel, on s’y met dès que tu donnes le signal de départ mon chou, je suis prêt à te raconter une histoire mais seulement si tu consens, si cela est ton bon plaisir, si tu n’oublies pas mon petit cadeau et surtout si tu en prends la responsabilité, mais alors ce sera à tes risques et périls, il n’est pas impossible que tu le regrettes et que tu me trouves importun – bah, peu importe, le cas échéant il te suffira de refermer le livre, de reprendre le cours de ta vie, ou éventuellement de choisir un roman plus facilement tragique, ce n’est pas difficile à trouver, un roman qui commencerait par exemple par Aujourd’hui maman est morte.
Reconnaissance de dette. J’ai lu La Chute voici 25 ou 30 ans et ce livre bref me fut une telle déflagration qu’on le retrouve en filigranes dans au moins deux de mes propres romans : la cruciale scène du pont est identifiable, quoique maquillée, renversée cul-par-dessus tête avec un point de vue inversé, dans mon TS ; surtout, le dispositif narratif de la Chute, monologue déguisé en dialogue par un jeu d’adresse au lecteur, est bel et bien repris, amplifié, poussé jusque dans ses retranchements et, si je peux me permettre, mis à jour, dans Ainsi parlait Nanabozo. Si l’on remonte le ruisseau en aval, Camus reconnait sans barguigner que lui-même s’est inspiré du théâtre. On trouve l’aveu p. 1927 du volume d’Essais de Camus en Pléiade :
J’ai utilisé une technique de théâtre (le monologue tragique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique.
Lorsque l’on m’interpelle, souvent pour me la reprocher, sur la narration très particulière d’Ainsi parlait Nanabozo, je m’abrite derrière La Chute. Je clame que j’ai piqué à Camus (ainsi que, un peu, à Ces gens-là de Brel, chanson que j’ai adorée durant toute mon adolescence) ce truc du dialogue implicite, de la narration adressée à qui en veut. Sauf que je n’avais pas encore vérifié, je n’ai pas relu La Chute avant d’écrire mon livre… Voilà, je viens de le faire. Et je réalise que ma dette et mon mimétisme sont plus profonds que je ne le pensais, si jamais l’affaire s’ébruitait je pourrais à bon droit me voir accuser de plagiat. Même si son narrateur est infiniment plus cynique et nihiliste que le mien (finalement très candide), les deux abusent de leur droit de parole en feignant d’entendre un interlocuteur, encourent le risque de se montrer horripilants, profitent de leur logorrhée pour cacher leur jeu, gagnent du temps avec leurs circonvolutions afin de révéler le plus tard possible leur faille, leurs regrets, leur honte, leur culpabilité ; en outre leurs deux patronymes sont des allusions aux paroles d’Évangile, et c’est bien la moindre des choses pour des personnages qui parlent dans un livre et prétendent être crus sur parole par leur lecteur : le narrateur de la Chute s’appelle Jean-Baptiste Clamence (allusion au Jean-Baptiste qui prêche dans le désert, vox clamens in deserto) ; celui de Nanabozo Thomas Dedyme.
L’extrait ci-dessous de la Chute, par exemple, pourrait fort bien apparaître dans Nanabozo, au prix d’une légère réécriture circonstanciée :
Je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, le l’espère, vous rendez justice. Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il faut encore dire.
Au passage, d’autres aspects formidables de la Chute rappellent ce que les lecteurs négligents ont souvent tendance à oublier : Camus a de l’humour. Exemple ici, où il parle avec désinvolture de l’amour et en profite pour lancer une pique à Sartre et aux sartriens, ces flics de la pensée qui à l’époque ne cessaient de l’insulter depuis la parution de l’Homme révolté :
Puisque j’avais besoin d’aimer et d’être aimé, je crus être amoureux. Autrement dit, je fis la bête (…) Je me pris ainsi d’une fausse passion pour une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du cœur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classe. Cette conviction, vous ne l’ignorez pas, est entraînante.
Suite à l’article précédent, on pourrait estimer (je pourrais estimer, vous ferez comme vous voudrez) que s’en remettre absolument au hasard, ne croire qu’en lui, est tout de même un peu nihiliste sur les bords. Encore faut-il habiller le hasard d’un peu de sagesse. Où trouver, où placer la sagesse ? Comment articuler hasard et sagesse ?
À l’heure où le soleil décline et rougeoie, que l’on est assis en lotus sur son rocher, OKLM, sans souffrance, que l’on contemple la plaine, que l’été est indien, que la douceur de l’air est agréable quoiqu’un peu louche, on se pose parfois ce genre de question.
Est-il possible de ne croire en rien ?
Si ne croire en rien est possible, est-ce souhaitable ? (C’est le nihilisme.)
Si ne croire en rien est impossible et/ou non souhaitable, en quoi faut-il croire ? Choisit-on ce en quoi l’on croit comme on choisit le plat qu’on pose sur son plateau à la cantine ?
Assis en lotus et sans souffrance sur mon rocher, j’énumère tout ce en quoi je crois, qui me protège du nihilisme. Attention, largage de credo. Il était temps, à mon âge. Je ne le ferai pas trente-six fois. Une profession de foi est un gros boulot : plus j’y réfléchis plus je crois à des trucs.
Je crois au chemin davantage qu’à la destination.
Je crois à tout ce qui est susceptible de rendre meilleur le long du chemin : la connaissance, la beauté, le lien, l’attachement, la joie, le rire, les rencontres. Je crois aux vertus de la contemplation du soleil couchant sur la plaine depuis un rocher.
Je crois en la raison, et je crois aussi que l’être humain est irrationnel : ce sont là deux types de croyances, compatibles puisqu’agissant à deux étages distincts. Je crois très fort que la distinction ferme entre les deux types de croyances, entre les idéaux (se laisser guider par une aspiration) et la réalité (revenir toujours au principe de réalité, concrète comme du béton anglais) fait partie de ce qui nous rend meilleurs sur le chemin. Je crois aux Pensées pour moi-même, qui sont également des pensées pour tout le monde, de Marc Aurèle :
Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre. (*)
Je crois à l’Histoire, c’est à dire à la succession des faits. Je crois à cette chronologie-ci que j’ai déjà égrainée ailleurs : l’univers a 13,7 milliards d’années ; l’espèce humaine 300 000 ans max ; les plus anciennes traces de préoccupation religieuse (des sépultures) ont 100 000 ans ; à la louche le concept de monothéisme, virtuellement totalitaire (si Dieu est unique c’est tout ou rien, soit on y croit et on est sauvé soit on n’y croit pas et on est damné) a 3000 ans, cristallisé en Perse et en Égypte.
Je crois que les religions sont intrinsèquement liées à la conscience de la mort. Creusons (c’est le cas de le dire) l’idée force énoncée dans le paragraphe précédent : les plus anciens témoignages de geste religieux sont des sépultures. Pour l’être humain individuel (il paraît que cela se passe vers l’âge de six ans ?) comme pour l’humanité (il paraît que cela s’est passé il y a 100 000 ou 200 000 ans ?), la prise de conscience de notre mortalité est une scène fondatrice et décisive, racontée dès L’épopée de Gilgamesh (texte inaugural de la littérature mondiale), lorsque celui-ci assiste à la mort de son ami Enkidu. À partir de cette révélation frustrante, absurde, soit on se laissera aller à des pulsions morbides, à la mélancolie, à la pure et simple attente angoissée que la mort vienne ; soit on accèdera à une forme de pensée tragique (=acceptation de la fin) et éventuellement à la sagesse ; soit on adhèrera à une quelconque religion qui, quelle qu’elle soit, nous dira, caressante dans le sens du poil, T’inquiète pas, la mort n’est pas la fin. Freud raconte dans L’Avenir d’une illusion que la mort est un processus naturel et, qu’en soi, elle ne suffirait pas à créer une civilisation ; en revanche, la religion, qui est un discours sur la mort et une réaction à la mort, constitue une illusion civilisatrice.
Crachons le morceau : je ne crois pas en Dieu et je crois que nous vivons une époque où il devient un peu risqué de prononcer cette phrase à haute voix, on passe pour un je-ne-sais-quoi (Je ne fais pourtant de tort à personne/En suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome). Précision : je ne crois pas en Dieu mais je crois à la spiritualité – à nouveau, il n’y a pas de contradiction puisqu’il s’agit de deux formes distinctes de croyances, croyance dans la réalité d’une chose / croyance dans la justesse et dans les bienfaits d’un idéal et de ses manifestations. Je crois que seule la matière existe et que c’est suffisant puisqu’elle déborde d’esprit (attitude peut-être un peu shintoïste, pour ce que j’en sais). De même que je ne crois pas en Dieu tout en croyant à la spiritualité, je crois en la matière tout en ne croyant pas spécialement au matérialisme. Ceci est un chiasme, me semble-t-il. Je crois sans réserves aux figures de rhétorique.
Scholie (comme dit Spinoza) : c’est justement parce que, en tant que matérialiste, je crois que tout, absolument tout, est matériel (une pensée, un rêve, un souvenir, sont des connexions qui fusent dans un réseau de neurones et de synapses), que le matérialisme, au sens d’attachement aux biens matériels, m’écoeure. Ce matérialisme-là est un spectacle navrant et morbide où ce qui est de plus bas en nous (métaphore) se rabat sur ce qui nous est donné de plus évident, de plus trivial, où l’on se satisfait complaisamment de ce que l’on a déjà. Je suis matérialiste au sens ontologique, certainement pas au sens consumériste ou publicitaire. Je préfère infiniment qu’on m’entretienne de l’âme plutôt que du dernier iPhone, même si je sais que l’âme n’existe pas alors que l’iPhone existe, et même, précisément, pour cette raison. L’âme immortelle, en tant que fiction religieuse, consolation pour individus incapables de se résoudre à croire qu’ils mourront un jour tant ils aiment vivre dans un monde matérialiste-consumériste-publicitaire, me laisse froid. En revanche l’âme des poètes, quand ils parlent de ce qui les anime (au sens propre, anima = âme), et ce mouvement interne peut bien être la foi religieuse, peu importe, me bouleverse toujours. « Qu’est-ce que je fais sur la terre ? J’écoute mon âme. (…) L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un oeuf et quand je respire, c’est elle qui respire. » (Marina Tsvetaieva) Faut-il le préciser ? Je crois à la poésie.
Je ne crois pas en dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est naturellement acceptable en tant que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…
Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.
Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin.Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inchallah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc.
En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit. Au surplus, le concept si courant de dieu personnel (mon dieu me protège de même façon que mon parapluie ou mon doudou ; j’ai relevé il y a quelques jours cette bribe de conversation dans le bus : Je suis en paix avec mon dieu), s’il est en parfaite adéquation avec nos sociétés individualistes, solipsistes (tout ce qui m’entoure, y compris les concepts théologiques, n’a de valeur que rapporté à ma personne) et matérialistes (au sens publicitaires-consuméristes – j’ai choisi mon dieu en fonction de ses performances et des excellentes appréciations qu’il recueille des autres clients), me semble en totale contradiction avec la théorie relativement stimulante du monothéisme. Il serait stupéfiant que je sois le seul à avoir remarqué cette discordance.
Je crois, pour redevenir sérieux deux minutes, que dans l’univers de 13,7 milliards d’années coexistent le déterminisme et le chaos et que c’est ce qui rend le spectacle formidable.
Je crois que l’univers est, en gros, une entropie, et un chaos (je reste poli), c’est-à-dire une somme fourmillante de milliards de forces contradictoires, tellement diverses par leurs natures, leurs puissances, leurs provenances et leurs directions qu’il est impossible de saisir l’univers dans son ensemble. Au mieux, en se concentrant et en plissant les yeux depuis son rocher, on peut distinguer et saisir l’une de ces forces, comprendre une cause et un effet à la fois, comme on voit une étoile filante traverser le ciel du mois d’août. Dans ce cas il faut absolument éviter de se laisser griser, se souvenir des milliards d’autres forces que l’on ne voit pas, sinon on prendrait le risque de s’imaginer que celle qu’on a vue explique tout à elle seule, on prendrait le risque de croire qu’on est arrivé, qu’on a tout compris, en somme de sombrer dans le complotisme.
Je crois au hasard, comme grand principe aveugle au sein du chaos, le hasard se manifestant par le croisement et la rencontre entre deux de ces forces, collision à laquelle on donnera, selon ses conséquences, un sens rétrospectif.
Je crois, oh pas démesurément, je crois un petit peu, à l’organisation politique, qui est le moyen du lutter contre le chaos en son versant social. Je crois en tout cas aux principes directeurs de l’action politique (croyance de type : idéaux, et non : réalité – relire la cruciale distinction plus haut). Je crois à la liberté, je crois à l’égalité, et je crois, voyez comme c’est curieux, à la fraternité. Je crois à la laïcité, quatrième terme invisible de la devise nationale. (Au fait, je ne crois pas du tout à tout ce qui touche au nationalisme, mère patrie et autres billevesées puisqu’être né ici et maintenant est le pur effet du chaos et du hasard, voir plus haut.)
Je crois en revanche beaucoup aux forces personnelles volontaires voire volontaristes qui nous permettent de contrecarrer localement le chaos pour lui arracher un fragment de sens et d’intelligibilité. Parmi ces forces : la patience, l’observation, l’éducation, la transmission, la mémoire, l’échange, l’amour, l’art, le rituel, la répétition. Et les citations. Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. (Jean Cocteau, les Mariés de la Tour Eiffel)
Je crois aussi, je crois enfin, aux contes, qui contiennent et prodiguent les forces énumérées au paragraphe précédent : patience, observation, éducation, transmission, mémoire, échange, amour, art, rituel, répétition, et citations. Je crois aux histoires en général, qui sont des moyens de faire se faufiler une idée d’un cerveau humain à un autre cerveau humain en l’habillant de péripéties. Je crois au récit lui-même en tant que force traversant le chaos, je crois au récit qui nous percute, nous transforme et nous révèle sa nature de métaphore et de métonymie de notre chemin.
Vrai ou non n’est pas la question. Je crois autant à l’imagination qu’au témoignage du moment que la parole est construite. Je crois à la parole. Je crois aux paraboles, je crois aux rêves, je crois aux mythes, récits princeps, je crois aux poèmes, aux chansons, aux chroniques, aux romans, aux bandes dessinées, aux films et à toutes les formes que prennent les histoires, y compris les stories… Mais avant tout et après tout, je crois aux contes, qui en leur temps intemporel avaient déjà quasiment tout inventé. Cf. ici pour un éloge des contes et surtout des conteurs.
Et voilà que rentre dans ma vie un livre merveilleux, un trésor. Si je jouais encore aux Reconnaissances de dettes je préciserais que je dois cette découverte au hasard, je vous prie de le remarquer, hasard qui ce jour-là prit la forme d’un séjour dans les chiottes chez un pote qui se reconnaîtra, séjour qui s’est prolongé bien plus longtemps que nécessaire aux fonctions organiques. Un livre qui mêle le hasard et les contes, soit l’essentiel des forces naturelles et surnaturelles que je reconnais et vénère : Le Livre des chemins d’Henri Gougaud.
Semblable au Yi King, livre des transformations dans le Maître du Haut Château dont je vous entretenais précédemment, Le Livre des chemins est un oracle que l’on consulte en s’en remettant au hasard, et qui vous délivre une réponse cryptée, sous la forme d’une histoire, d’un proverbe, ou d’une citation. Le mode d’emploi figure en quatrième de couve :
Les contes ont pour berceau la nuit des temps. Combien de siècles, de pestes, de révolutions, de montagnes et de mers ont-ils traversé avant de nous parvenir ? Les contes sont dans l’âme humaine comme dans leur maison. Ils ont vécu assez longtemps dans l’intimité des êtres pour tout savoir de nos soucis, de nos rêves, de nos désirs. Ils savent ce que vous ignorez. Demandez-leur une réponse aux questions qui vous préoccupent, ils vous répondront. Posez la main gauche sur le livre et formulez votre demande secrète, les yeux fermés. Prenez un des trois signets-arbres de vie et devenez pêcheur de merveilles en tranchant dans le vif du recueil, au hasard. Il vous désignera le conte qui attendait votre lecture. Puis lisez l’aphorisme qui correspond au signet choisi ; il vous précisera la réponse donnée par le conte ou l’habillera d’une lumière inattendue…
Comme je me trouve, pour six mois, dans une situation singulière, inédite, une bizarre croisée des chemins, je me sens d’humeur à consulter un oracle. Je fais l’expérience devant vous, mesdames et messieurs, quatre fois de suite. Garanti sans trucages. (Entre temps je suis sorti des toilettes, hein.)
1) J’interroge une première fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que puis-je espérer de cette période singulière de six mois qui s’ouvre devant moi ?
Le livre me répond par le conte Marko (p. 255). Sur ses vieux jours, un vieux chevalier rentre dans son village, après ses exploits, et attend désormais, assis devant son porche, disponible pour toutes les visites. Un jeune prince vient lui demander où il puisa son courage. Le vieux chevalier évoque un souvenir de son enfance. Un jour où il vit un chien bâtard, efflanqué, pelé et solitaire tenir tête à une meute. Cette image lui a servi toute sa vie. J’aimerais dire que le conte est tombé dans le mille et que je comprends exactement ce qu’il veut me dire, mais, hormis l’image de l’homme disponible sur son seuil, qui observe la plaine au crépuscule comme depuis un rocher, je suis perplexe. Heureusement le conte s’accompagne d’une citation de Maître Eckhart : On devrait attacher moins d’importance à ce que l’on fait qu’à ce que l’on est.
2) J’interroge une deuxième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : Que dois-je accomplir, que dois-je viser, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte très bref Un monde au-delà de nos vies (p. 39), qui évoque à nouveau l’échange entre un maître et un élève et m’enjoint (je suppose) à me mettre au travail tout en sachant que le sens global et final me restera inconnu. Le conte s’accompagne d’un koan zen : Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, que faites-vous ? Je lève la tête, mâche, déglutis, avale.
3) J’interroge une troisième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : De quoi dois-je me défier, à quoi dois-je renoncer, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte Confiance en Dieu (p. 113) qui est en somme une plaisanterie que j’ai lue autrefois sous la forme d’une sale blague dessinée par Vuillemin. C’est la grande inondation, c’est le grand déluge. Les rues sont devenues des torrents, un prêtre est monté sur le toit de son église, et refuse tout à tour l’aide d’un canot, d’un hors-bord de pompiers, d’un hélicoptère. Les trois fois, il répond Non merci, Dieu seul viendra à mon secours. Peu après, il meurt noyé. Au paradis, il engueule Dieu : Dis donc, tu t’es bien foutu de moi, je t’ai attendu et tu n’as pas bougé le petit doigt pour moi. Dieu lui répond indigné : Comment ça ? Quelle ingratitude ! Bougre d’andouille, je t’ai envoyé un canot, puis un hors-bord de pompiers, puis un hélico ! Cette fois le message est limpide.
4) J’interroge une quatrième fois le livre en formulant en mon cœur cette demande : À quoi puis-je me raccrocher, à quoi puis-je faire confiance, durant cette période singulière de six mois ?
Le livre me répond par le conte La mangouste et le serpent (p. 393). L’histoire est celle d’un fonctionnaire indien scrupuleux qui, absorbé par ses fonctions, se trompe du tout au tout sur ses affaires domestiques et croyant bien faire tue son animal domestique qui lui était tout dévoué. Bien sûr ce conte serait une fin en soi puisque ma demande cette fois-ci portait sur la confiance que je peux accorder autour de moi. Mais de surcroît il est accompagné, en guise de morales, de deux citations qui, pourtant sans lien entre elles, seraient, prises individuellement, des réponses nécessaires et suffisantes. L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa propre cage. (Paul Valéry) Au milieu de l’hiver j’ai découvert en moi un invincible été. (Albert Camus)
Je recueille et médite chacune de ces réponses (et au passage j’ajoute quatre histoires à mon répertoire). Une conclusion ? Bien sûr que non, je n’ai pas de conclusion. Da capo : le chemin vaut mieux que la destination.
(*) – Ces mots appellent plusieurs commentaires. Ces mots appellent plusieurs commentaires et mises au point. Primo, cette belle citation a traîné partout – reproduite notamment dans les méthodes de développement personnel, posts Facebook, dictionnaires en ligne des meilleures citations du monde, emballages de papillotes, cartes de vœux, mugs, posters, fonds d’écran… Or, comme j’aime remonter à la source (je crois à l’archéologie), j’ai lu les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle dans l’espoir de retrouver la phrase originale. Je ne l’ai pas trouvée ! Cette citation a beau se rabâcher en tout lieu, jusqu’à devenir un lieu commun galvaudé, elle n’existe pas. Pourtant, elle fait de l’effet. Par conséquent elle existe (et s’applique, je crois, universellement : en ce qui concerne mon champ d’activité et mes ambitions, je dois me concentrer sur ce qui dépend de moi, écrire un bon livre, et non sur ce qui ne dépend pas de moi, écrire un livre qui rencontre le succès). Ce qui me permet d’ajouter à mon credo deux croyances supplémentaires : je crois que les voies de la sagesse sont impénétrables ; je crois que ce qui agit existe (l’idée de Dieu existe).
Deuxio, après enquête archéologique, la formulation la plus approchante de cette idée éthique fondamentale se trouve non dans les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle mais dans l’incipit de ce qui fut notoirement son modèle et son inspiration majeure, le Manuel d’Epictète :
1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. 2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger. 3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui soit mauvais pour toi.
Troisio : je crois en la sérendipité. La formidable lecture des Pensées pour moi-même m’a apporté, comme de juste, tout autre chose que ce que j’y cherchais. Et particulièrement, une découverte extraordinaire : Marc-Aurèle a inventé les Reconnaissances de dettes dix-neuf siècles avant moi. Le premier livre des Pensées est une énumération de « dettes reconnues » dans un esprit strictement identique à ma propre démarche : ce que je dois à mon grand-père, à ma mère, à mon père, à mon frère, à tel ami, à tel prescripteur, à tel maître, à telle lecture, aux dieux…
Sharon Stone et son top rose. Paul Verhoeven est le champion olympique du bon goût au XXe siècle.
Qui l’eût dit ? L’un des effets collatéraux du confinement est le retour en grâce d’une pratique qu’on croyait désuète, les reprises en salle de vieux films. Aujourd’hui, 16 septembre 2020, ressort Total Recall (Paul Verhoeven, 1990). Je me souviens et j’en nourris l’envie de rejouer à Reconnaissances de dettes.
Le livre Reconnaissances de dettes (ne le cherchez pas, il est aussi introuvable que s’il n’avait jamais existé : soit vous le possédez, soit vous ne le possèderez jamais) témoigne d’un tortueux chemin d’écriture qui m’a tenu 18 ans, inventant au fur et à mesure sa méthode d’archéologie intime. L’intention initiale, naïve et vite abandonnée, était de dérouler l’entière pelote de ma psyché en partant d’un élément quelconque (un lieu, un livre, un film, un évènement, un objet, un souvenir qui en vaudrait un autre) et d’enchaîner les liens de cause à effet, les dettes, sans fin. Soit un élément A qui clignote dans ma mémoire… Je dois B à A, puis je dois C à B, D à C, E à D et ainsi de suite façon domino jusqu’à ce que s’épuisent les souvenirs et que s’achève un tour complet sur moi-même. Impossible, en réalité. Une fois lancée la mémoire tourne encore, comme un derviche.
Le livre achevé après 18 ans est finalement distinct de cette intention, plus erratique, avec 300 pistes engagées, certaines ouvrant sur des carrefours, d’autres fermant sur des culs-de-sac.
Mettons que je revienne à la méthode initiale, mettons que je l’applique en prenant Total Recall comme démarreur, parce que Total Recall est un souvenir qui en vaut un autre. Je pourrais aboutir à ce cheminement, à ce chapitre bonus des RdD :
1 – Je dois d’être allé voir Total Recall à sa sortie en 1990 non à sa vedette Arnold Schwarzenegger dont je me foutais absolument (pas client des gros bras qui disent des bons mots) mais à Sharon Stone, dont le regard par en-dessous, avec comme un infime strabisme vicelard, entrevu dans la bande annonce, avait fait bouillir mes hormones juvéniles.
2 – Je dois à la vision du film d’avoir porté à ébullition, au lieu de mes seules hormones comme escompté (on y voit assez peu Sharon Stone, finalement), toute mon imagination ainsi que les conceptions de vérité, d’illusion, de mémoire, de rêve, de foi dans le réel, de manipulation des sens, de paranoïa, de libre-arbitre.
3 – J’ai compris que le meilleur de ce film, son principe actif, n’était ni Verhoeven ni ses interprètes fussent-ils vêtus d’un top rose, mais l’auteur du roman originel, Philip K. Dick. Je dois à cette découverte de m’être plongé dans les oeuvres de Dick. (Blade Runner de Ridley Scott, adaptation du même, antérieure de quelques années, n’avait pas eu cet effet déclencheur, je n’avais vu sur l’écran qu’une aventure au sens plus classique, plus balisé, une enquête… une chasse à l’homme… une élucidation… certes des robots mais jamais ce doute insidieux sur ce qui est réel ou falsifié, cette vertigineuse et rétrospective mise en abyme de l’histoire qu’on nous raconte ainsi que de toutes les histoires, cette faille, cette authentique rupture de sens qui est une invitation à une initiation spirituelle vers d’autres paliers de conscience – aussi avais-je à peine relevé le nom de l’auteur initial).
4 – Je dois à ma passion instantanée pour Philip K. Dick d’avoir notamment dévoré dans un état presque second Le Maître du Haut Château. Ce roman m’a révélé ce qu’aucun livre d’histoire n’avait eu le courage d’écrire : la Seconde Guerre mondiale s’est achevée en 1947 par la victoire de l’axe germano-japonais, après que les débarquements alliés en Europe ont tous échoué et que les bombes atomiques allemandes ont rasé plusieurs villes américaines. Les USA n’existent plus, dépecés comme une vulgaire Pologne, partagés en deux zones d’occupation : le versant atlantique fait partie du Grand Reich Allemand ; le versant pacifique (dont la Californie) appartient à l’Empire Japonais. Quant au Maître du Haut château qui donne son titre au roman, c’est un personnage mythique, une légende urbaine, un écrivain qui selon certaines rumeurs aurait écrit un livre racontant que la guerre s’est en réalité achevée en 1945 par la victoire des Alliés…
5 – Je ne découvrirai les mot dystopie et uchronie que 10 ou 15 ans plus tard, comme tout le monde. Pour l’heure je devais à cette Amérique alternative des gouffres métaphysiques : ce qui existe devait-il exister ? Le réel est-il fatal ou contingent ? Échappe-t-on au déterminisme ? À quoi tient qu’une pièce qui tourbillonne tombe sur pile ou sur face ? Le résultat du jet en l’air de la pièce a-t-il un sens ? Destin ou simple destination ? Hasard ou nécessité ? (Monod) Pourquoi une chose plutôt qu’une autre ? Pourquoi d’ailleurs une chose plutôt que rien ? (Leibniz) le chat dans la boîte est-il mort ou vivant ? (Schrödinger)
6 – Je dois en outre à ce livre un autre livre dissimulé dedans : le Yi King. Les personnages du roman, vivant en Californie sous le joug de l’occupant japonais, sont imprégnés de culture asiatique, et plusieurs d’entre eux utilisent le Yi King au quotidien. Ils interrogent avec application cet oracle millénaire et portatif, leurs baguettes d’achillée entre les doigts, et avant de prendre des décisions importantes tiennent scrupuleusement compte des hexagrammes surgis pour eux seuls, même quand leur interprétation est sibylline. Le Yi King a une importance fondamentale sur l’intrigue et la construction du roman (Dick raconta à plusieurs reprises qu’il avait écrit son livre selon les instructions que lui laissait entrevoir l’oracle), et je dois à cette découverte un nouveau coup de boutoir propre à ébranler mes certitudes sur la réalité, déjà mises à mal par Philip K. Dick : est-ce donc cela, l’étape suivante ? Une fois admis le caractère globalement illusoire du monde, le voile de la Māyā selon les hindous, n’y a-t-il plus qu’à s’en remettre au hasard d’un tirage de signaux binaires, une suite de 0 et de 1, à l’aide de baguettes d’achillée ou faute de mieux d’une pièce de monnaie, pour tenter de comprendre quoi que ce soit à la vie ? Hasard est-il le nom du dieu suprême qui organise le cosmos, le réel ou la fiction, divinité dont les injonctions sont toujours à interpréter grâce à un intermédiaire, par exemple un manuel écrit en Chine il y a quelques 3000 ans ?
Démocrite : « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », cité par Jacques Monod qui ajoute « Le hasard pur, le seul hasard, liberté absolue mais aveugle, à la racine même du prodigieux de l’évolution, cette notion centrale de la biologie moderne n’est plus aujourd’hui une hypothèse, parmi d’autres possibles ou au moins concevables. Elle est la seule concevable, comme seule compatible avec les faits d’observation et d’expérience. » Albert Camus (La Chute) : « J’eus même l’impression, à cette époque, qu’on me faisait des crocs-en-jambe. Deux ou trois fois, en effet, je butai, sans raison, en entrant dans des endroits publics. Une fois même, je m’étalai. Le Français cartésien que je suis eut vite fait de se reprendre et d’attribuer ces accidents à la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard. N’importe, il me restait de la défiance. » Enfin Albert Einstein, qui ne croyait pas en Dieu : « Dieu ne joue pas aux dés » mais également, un autre jour, « Le hasard c’est Dieu qui se promène incognito », débrouille-toi avec ça.
7 – Quelques mois plus tard, je dois à mon frère un fabuleux cadeau d’anniversaire : le Yi King lui-même, fort volume relié de toile jaune et d’une jaquette Rhodoïd, la fameuse édition Richard Wolhelm/Etienne Perrot dans une version de luxe complète de ses accessoires, quarante-neuf baguettes d’achillée serrées dans leur étui en plastique imitation cuir. Il faut croire que j’avais exprimé mon intérêt pour cet objet assez clairement, assez bruyamment, et assez souvent, en citant Le Maître du haut château comme source d’inspiration, pour que mon frère en déduise une idée de cadeau d’anniversaire. Merci, frangin.
8 – Je dois à ce cadeau des dizaines d’heures de jeu sérieux et solitaire, d’activité manuelle concentrée (tu parles c’est du boulot, ces baguettes, la durée du rituel fait office de garantie qu’il se passe quelque chose), de méditation à base de rationalisme pur (il ne s’agit au fond que de statistiques, de mathématiques combinatoires en base deux, yin et yang) et d’irrationalisme tout aussi pur (pourquoi diable l’ordre de ce jeu de mikado reflèterait l’ordre de l’univers, hein ?), d’introspection et de devinettes, de songes creux et de délices face aux réponses cryptées que l’oracle délivrait à mes questions vagues, je m’extasiais que l’hexagramme né sous mes doigts m’explique que l’homme noble doit agir avec sagesse et prudence, mais oui, c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, comment a-t-il deviné. J’avais développé ce talent de société et à l’occasion j’en faisais profité autrui, comme ces bonnes copines qui vous tirent les cartes et qu’on croit à demi, par jeu, en riant. Encore aujourd’hui je me souviens de la méthode, je connais les huit trigrammes par leur nom et si vous me le demandez poliment je peux ressortir pour vous les baguettes d’achillée de leur étui en plastique imitation cuir.
9 – Dick lui-même devait son intérêt pour le Yi King à Carl Gustav Jung. La préface de son Yi King comme du mien, signée Jung, glosait sur la redécouverte des puissances traditionnelles de la méditation et de l’introspection, rejoignant les conceptions modernes d’inconscient. Je dois à sa lecture de m’être entiché de Jung, qui offrait une alternative rêveuse à la psychanalyse de Freud, si déprimante, si logique et implacable. Je me déclarais par conséquent plus jungien que freudien, ce qui signifiait peut-être quelque chose à cette époque.
10 – Tout de même, au bout d’un moment, Jung, le hasard, le Yi King, les sagesses traditionnelles (dans le même ordre d’idée je dois à Moebius ma curiosité pour Carlos Castaneda, à Alejandro Jodorowsky ma passion pour le Tarot de Marseille…) ont accumulé un bric-à-brac mental dont je ne savais plus trop quoi faire ni ce que je lui devais, au juste. Moi qui me prétendais, moi qui me croyais, un esprit fort, athée, cartésien, qui décortiquais les dogmes religieux et compulsais avidement les textes sacrés en bonne part dans le but sournois de pointer leurs contradictions, lisais en m’esclaffant de joie et de rage l’abbé Meslier, moquais les superstitions, vomissais la vulgarité de l’astrologie (en ce temps-là, Michel Maffesoli, ponte de ma discipline universitaire, adoubait Elisabeth Tessier, ce qui m’indignait ; Maffesoli a fait pire depuis, s’affichant avec le FN et la sinistre Ligue du midi), quel sort devais-je réserver à toute cette part irrationnelle de l’esprit humain qui m’attirait si fortement, qui, pour le dire d’un mot très juste parce que justement ambigu, m’enchantait ? Comment concilier mes émerveillements littéraires devant le Yi King (trésor de sagesse et de spiritualité humaine !) et mon aversion pour l’opium du peuple ou mon dégoût pour la colonne horoscope de tous les magazines (quelle merde !) ? Comment résoudre mes propres incohérences, comment choisir entre l’Académie des sciences et la pensée magique ? Tiens, c’était pile une bonne question à soumettre à l’oracle.
11 – Au bout du cheminement, je dois à l’écriture de fiction, à la théorie mais surtout à la pratique de l’imaginaire, la résolution de cette épineuse dialectique intérieure. L’imaginaire est la zone grise idéale pour cultiver ce qui n’est ni tout-à-fait vrai ni tout-à-fait faux, ni science ni superstition, mais dont seul importe l’agencement narratif qui imite un peu les deux. Mon premier roman, TS, paru en 2003, mettait en scène un protagoniste utilisant un dictionnaire (objet qui est l’emblème absolu du rationalisme, de la pensée positiviste) en guise qu’oracle, l’ouvrant au hasard pour le consulter tel un objet sacré, comme un Yi King qui par un mystère insondable possèderait les réponses à toutes les questions, mais c’est fou je vois exactement ce qu’il veut dire, c’était justement le mot dont j’avais besoin, comment a-t-il deviné. Je dois au Maître du Haut Château une certaine disposition d’esprit de TS.
12 – Et ensuite ? Et depuis ? Ces questions me traversent toujours puisque je n’ai pas de réponse. La dialectique rationnel/irrationnel, comme un yin et un yang, est plus que jamais au coeur du roman qui m’a travaillé ces trois dernières années et qui peut-être sera publié un jour. Ou pas. Le Yi King n’est pas clair du tout à ce sujet et fait la sourde oreille.
Suite et fin demain ou un autre jour, pour parler de la même chose et de tout autre chose.
Les rubriques nécrologiques ont vu se succéder à quelques jours d’intervalle deux dessinateurs de bandes dessinées dont la carrière connut son apogée durant les années 70 : Claire Bretécher (les Frustrés, Cellulite, Agrippine) et André Chéret (Rahan). Deux personnalités tellement opposées que leur contraste pourrait être enseigné dans les écoles afin de mettre en évidence sous les yeux des jeunes enfants les différences entre un artiste, créateur singulier qui forge ses propres moyens d’expression, et un artisan, exécutant besogneux cependant pénétré d’une mission sacrée, celle de perpétuer auprès du public une certaine tradition ainsi que, dans le cas des arts de la narration, diverses figures mythiques et récits légendaires. Le créateur est plus célèbre que ses créatures (comment qu’il s’appelait déjà ce personnage de Bretécher, tu sais, le médecin, spécialiste bobologue ?) ; l’artisan, lui, est moins populaire que ses créations (comment qu’il s’appelait déjà, le dessinateur de Rahan ?).
Il faut avoir l’esprit bien tordu pour gloser sur un quelconque point commun entre Bretécher et Chéret, que tout oppose. Eh bien, j’accepte la mission et m’y emploie sans délai car Tordu est mon deuxième prénom. Ou troisième, je ne sais plus.
Leur point commun, façon Reconnaissances de dettes, est simplement qu’ils ont tous deux, imprimés dans des hebdomadaires de gauche dont enfant je me nourrissais avidement, formé mon jeune esprit et mon goût, à la fois mon appétit pour le dessin et ma conscience politique.
D’un côté Bretécher, auteur très important qui, on le sait peu puisque c’était une femme, a inventé énormément de choses ayant profité à ses pairs, à commencer par l’auto-édition, geste radical pour s’affranchir des éditeurs, dont le Fond du Tiroir est un bâtard lointain mais plein de gratitude. En guise d’hommage je rediffuse cet article que j’avais posté de son vivant, comparaison entre une planche de Bretécher et une autre de Posy Simmonds. Or au temps de mes culottes courtes, elle était publiée à raison d’une page par semaine dans le Nouvel Observateur, qui était une sorte de Figaro Magazine avec en bonus une bonne conscience progressiste. C’est ainsi qu’on lisait dans ce canard de vibrantes tribunes égalitaristes, anticoloniales ou féministes, coincées entre d’abondantes réclames pour des produits de luxe (parfums, voitures, alcools) et un cahier immobilier présentant au lecteur fortuné les meilleures opportunités de châteaux en Sologne pour quelques centaines de millions de francs – bref l’Obs était en quelque sorte le journal officiel de la gauche caviar et de sa schizophrénie, et contenait dans son ADN la mort programmée du socialisme français, son agonie pathétique dans les années 2010 sous l’ère du sinistre triumvirat Hollande-Cahuzac-Macron (plus DSK dans un univers parallèle où le Sofitel n’existerait pas). Mes parents, petits bourgeois de gauche, étaient abonnés au Nouvel Obs et je les en remercie puisque grâce à eux j’ai découvert Brétecher, ainsi que Reiser dans le même créneau (une page de déflagration graphique par semaine). Aujourd’hui, comme l’essentiel de la presse, surtout de gauche, le Nouvel Obs est un organe zombie, mort mais qui bouge encore, et dont on remarquera que la page hebdomadaire la plus formidable, quasiment la seule lisible (bon, demeure également, comme un archaïsme, la colonne de Delfeil de Ton) est encore faite de bandes dessinées, grâce au merveilleux Journal d’Esther de Riad Sattouf.
D’un autre côté André Chéret, dessinateur qu’on pourrait qualifier de série ou de studio, tâcheron interchangeable (d’autres plumes signeront quelques épisodes de Rahan : Romero, Zamperoni… sans compter l’ineffable Raaan publié par l’Association qui s’est révélé, grâce à la beauté premier degré des planches de Blutch ou de Goossens, plus un hommage qu’une parodie), humble travailleur abattant sa tâche, qui se faisait une joie de dessiner l’anatomie d’un athlète en pleine action, complet de tous ses muscles en tension et en mouvement, qui par conséquent aurait parfaitement pu faire carrière en tant qu’auteur de comics de super-héros en collants eût-il été Américain, mais qui, Français, créa avec son compère scénariste Roger Lecureux l’extraordinaire personnage de Rahan, homme préhistorique en pagne, à l’occasion du tout premier numéro de Pif Gadget (1969). Et moi garçonnet, j’étais abonné à Pif Gadget, c’était comme mon Nouvel Obs perso dans la boîte aux lettres où toutes les pages étaient aussi intéressantes que celle de Bretécher dans le journal de mes parents.
Rappelons que Pif Gadget a ouvert ses pages à de nombreux génies débutants, Gotlib, Hugo Pratt, Mattioli, Mandryka, Tabary… Et qu’il était par ailleurs le journal pour la jeunesse financé par le Parti Communiste Français. Était-ce, outre un journal de petits miquets, un support de propagande bolchévique qui lavait le cerveau des jeunes lecteurs afin de préparer l’avènement de la dictature du prolétariat ? Il ne semble pas. En revanche, des valeurs de gauche, parmi lesquelles ne figuraient pas le consumérisme publicitaire ni les résidences secondaires en Sologne, mais bien l’humanisme, la solidarité, la tolérance, l’égalité, la justice sociale, le soutien aux faibles, l’amitié entre les peuples, le progrès pour tous, l’universalisme etc., affleuraient régulièrement tant dans les grandes opérations de com du journal (la Main de Pif collée à l’arrière des bagnoles qui préfigurait celle de Touche pas à mon pote) que dans les séries de BD dites réalistes, dont les héros étaient un médecin du monde (Docteur Justice), un Amérindien écolo (Loup Noir), un chien fou de la résistance (le Grêlé 7-13) et, surtout, le plus important, la vedette, le fils des âges farouches, j’ai nommé Rahan.
Rahan est notre ancêtre à tous, le chaînon manquant entre la mythique horde primitive et le genre humain. Il est le passeur de lumière qui entraîne ses frères « qui marchent debout » dans la grande famille humaine, qui apprend de chacun des clans qu’il rencontre mais ne s’attache jamais et ne veut pas du pouvoir, qui parcourt plusieurs fois le monde en poursuivant le soleil vers l’ouest et invente au passage, eh bien, euh, à peu près tout, puisque chacune de ses quelques 120 aventures pourrait se résumer à l’émergence d’une invention suite à l’observation de la nature et à l’expérimentation. La roue, le bateau, la boussole, la loupe, la longue-vue, le bobsleigh, le camouflage, l’astronomie, la phytothérapie, la pêche à la ligne, la couture, le piège à wampas, la démocratie, l’art, l’agriculture, la sarbacane, le saut à la perche, l’abolition de la peine de mort, la coopération, le féminisme, le gadget de Pif, la tourniquette pour faire la vinaigrette, le ratatine-ordures et le coupe-friture… On lira avec profit cet article de Guillaume Lecointre sur l’importance de la méthode scientifique dans Rahan.
Noble mais pas aristo, Rahan est avant tout partageur, il est cet orphelin dont la soif de voyages et d’apprentissages est inextinguible, et qui fait profiter de sa science tous ses frères humains, dans une innocence merveilleuse et une infatigable foi hégélienne dans le progrès. Il est à moitié Candide, à moitié Prométhée, et à moitié Ulysse (oui, bon, ça va, tout dépend de la taille des moitiés), il est une force qui va et qui transforme le monde, il est le Monolithe de 2001 l’Odyssée de l’Espace, il est cette forte incarnation de l’émancipation humaine, et si vous tenez sérieusement Pif Gadget pour un torchon de propagande stalinienne c’est à mon avis parce que vous avez un problème avec l’émancipation humaine, continuez plutôt à lire Eric Zemmour. Pour mémoire, le collier de Rahan est composé de cinq griffes qui représentent le courage, la loyauté, la générosité, la ténacité et la sagesse. Les cinq griffes ne sont pas le centralisme bureaucratique, le goulag, l’armée rouge, le KGB et le culte du Petit Père des Peuples.
Et puis, il y a sa vision de la religion. Rahan le globe-trotteur rationaliste observe les religions comme il observe tous les autres phénomènes. Il veut comprendre. Il remarque que Ceux qui marchent debout créent partout sur la terre leurs modes de vie, leurs cultures, leurs coutumes, leurs langues, leurs croyances… et leurs religions. Le pluriel de ce mot est génial à lui tout seul, parce qu’il s’oppose implicitement à toute hégémonie, à tout totalitarisme, à toute unicité d’un dogme, et à la violence de tout monothéisme : la religion est, à l’instar d’une langue, un artéfact de la culture, c’est-à-dire une variation locale sur un thème universel. Je me souviens d’une histoire où Rahan affronte le clan du Dieu-Mammouth, qui vénère le crâne d’un mammouth monstrueux aux défenses gigantesques… Rahan touche ce crâne, en fait le tour, constate qu’il ne s’agit que de matière, de corne blanche et dure sans pouvoir surnaturel particulier. Rahan est un libre-penseur qui nous affranchit de la superstition. Ce qu’il invente ce jour-là est le scepticisme religieux, qu’en 2020 on appelle parfois « blasphème », puisqu’il déclare (on remarquera qu’en revanche il peine à inventer la première personne du singulier) : « Rahan ne craint aucun dieu, mais il craint les hommes qui leur obéissent. »
Ne serait-ce que pour cette phrase précieuse, je tenais à rendre hommage à André Chéret comme j’ai rendu hommage à Claire Brétecher. Je suis tordu et je vous embrasse.
(Mise à jour : ci-dessous la vignette en question, retrouvée facilement, alors qu’on ne vienne pas dire que ma chambre est mal rangée. Mais je citais de mémoire, alors le dialogue n’est pas tout à fait celui que je reconstituais, bon, pas loin.)
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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