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Comptine blasphématoire

24/12/2024 Aucun commentaire
J’ai le hoquet, j’ai le hoquet
Dieu me l’a fait
Et je ne peux plus m’arrêter

(Paroles Boris Vian, musique Henri Salvador)

J’en ai déjà parlé ici : j’ai mis fortuitement la main sur un lot de correspondance familiale couvrant près de deux décennies (1963-1981) et me suis plongé dans l’archéologie de moi-même. Une lettre datant de noël 1971 évoque une traversée de la France en train de nuit, de la Bretagne aux Alpes, pour que mes parents, mon frère et moi-même passions les fêtes dans nos montagnes natales. J’ai deux ans et demi et ce voyage en train est peut-être bien mon plus vieux souvenir, j’en garde des images du couloir dans le wagon (un magicien y montrait des tours de cartes, j’en suis sûr) et surtout du hall de gare à Paris lors de la correspondance.

Mais c’est un autre passage de cette même lettre que je relève avec le plus d’émotion.

La personne qui tient la plume, avec qui hélas je ne peux plus échanger oralement, mentionne qu’à deux ans et demi je fais encore beaucoup pipi dans ma culotte et que j’aime la musique, les chansons, que je réclame qu’on rejoue sans cesse le même microsillon de Léo Ferré, et que j’aime notamment la chanson Dieu Vinaigre que j’identifie et que je cite lorsqu’elle passe à la radio.

Dieu Vinaigre ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Le manuscrit entre mes mains ajoute des guillemets et un point d’exclamation qui sonnent comme une private joke. J’adorerais qu’une chanson porte un titre aussi splendide, tellement chargé de symboles (ben tiens : la sainte éponge imbibée de posca pour désaltérer le Christ… les aigreurs religieuses diverses…). Hélas Youtube est formel : Dieu Vinaigre n’existe pas. Il ne me reste qu’à l’écrire.

Par associations et recoupements d’idées plus artisanaux qu’algorithmiques, je retrouve le titre original, déformé par le marmot de 1971 : Dieu est nègre est une chanson germanopratine de Ferré évoquant le jazz, le black power, les négro spirituals, la trompette d’Armstrong, les nuits et les bars de Manhattan à Pigalle. Je suis sidéré par la constance de mes goûts, quoique je ne pisse plus trop dans mes culottes.

Même si cette chanson de Ferré a été créée par Juliette Greco dès les années 50, bien avant que son auteur se la réapproprie, son titre constitue une provocation plutôt typique des années 70, mot d’ordre pro-Noirs, anticolonial et anticlérical. Dans le même esprit, en 1971, Anne-Marie Fauret, des Gouines Rouges, proclamait « J’ai vu Dieu, elle est noire, communiste et lesbienne » (L’Antinorm numéro 1, page 8), ajoutant ainsi anti-patriarcat, féminisme et lesbianisme aux précédentes revendications ; en 1972 Hugues Aufray chantait À propos d’un détail : Car le Bon Dieu du ciel, maintenant, c’est certain/Est un être charmant de sexe féminin/Et je dois ajouter à sa plus grande gloire/Que c’est une jolie fille et qu’en plus, elle est Noire.

Bref, Dieu est nègre était un blasphème, né dans une époque où le blasphème choquait (il servait à cela) mais où pour autant on n’envisageait pas de modifier la loi pour le condamner. Pourvu que ça dure. Du haut de mes deux ans et quelques, très innocemment j’allongeais de vinaigre la provocation blasphématoire. J’en faisais une jolie comptine.

Ce qui me conduit, toujours par associations non-algorithmiques et irrationnelles, à penser à autre chose, à d’autres comptines. Nos chansonnettes de cour de récré aussi étaient pénétrées de religion et (par conséquent ?) de blasphèmes.

Le p’tit Jésus a une quiquette/Pas plus grosse qu’une allumette/Il s’en sert pour faire pipi/ Vive la quiquette à Jésus-Christ ! Nous chantions cela. En voilà de la comptine très gentiment blasphématoire, qui ne saurait faire tiquer que les plus secs bigots, et qui au contraire rend à qui veut l’entendre Jésus infiniment sympathique, puisque tiré vers son versant humain. Verbe fait chair, Jésus est peut-être Dieu, mais il est en même temps notre semblable, notre frère, puisqu’il a une quéquette et qu’il a besoin de faire pipi comme vous et moi. Certes, cela contrecarre candidement la théologie chrétienne ordinaire qui a pour principe général de toujours nier les organes, non seulement des personnages de sa propre mythologie, mais aussi de vous et moi.

Nouvelle association d’idées para-algorithmique. L’autre jour, une personne fort proche de moi se voit contrainte d’interrompre par un hoquet la conversation qu’elle me faisait. Aussitôt je lui récite une formule, aussi mécaniquement que surgirait un « À tes souhaits » : J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus, da capo ad libitum accelerando.

Cette comptine a valeur de formule magique, d’incantation de protection, de conjuration propitiatoire : la réciter enlève le hoquet par la grâce de Dieu et de Jésus. Et d’ailleurs, ça marche. La preuve ! La preuve de quoi ?

Il convient maintenant de parler des métaphores. Dans « Mon credo » j’écrivais ceci à propos des métaphores (c’est long : je prends ici le risque de perdre les moins motivés de mes lecteurs – à ceux-là, salut et joyeux noël) :

Je ne crois pas en Dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste du terme en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est donc né il y a 6000 ans pour se substituer en tant que métaphore, en tant que concept plus facile d’accès, en tant que manière de parler et de penser, à l’univers de 13,7 milliards d’années. Y compris pour moi qui ne croit nullement en DieuDieu est recevable en tant qu’idée, que concept, qu’image, que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité qui a commencé longtemps avant moi et se terminera longtemps après (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe…
(Pour consulter ce que Nietzsche pensait des métaphores en tant que visions du monde/fictions du monde, lire Vérité et mensonge au sens extra-moral).
Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, à la rigueur, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu.
Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin. Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (François Villon) « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (Arnaud Amaury) Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inch’Allah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc. En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience, parfois d’une barbe, et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit.

Qu’on ne s’y trompe pas : j’aime, j’adore et je respecte le pouvoir des métaphores (je suis écrivain), qui ajoutent du sens à nos visions du monde, et des visions à nos sens du monde… et nous rappellent à l’humilité, puisqu’il ne faut jamais oublier que la vision du monde n’est pas le monde. En cela, je peux dire que j’aime, j’adore et je respecte Dieu ou le petit Jésus, oui, pourquoi pas (même si je préfère Wakan Tanka). J’adule d’ailleurs la pensée magique en général pour ce qu’elle contient de poésie, mais je n’oublie pas qu’elle n’est pas le monde. Croire en la littéralité des métaphores : définition acceptable de tout délire.

Revenons à J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus ! Repenser à cette mignonne comptine anti-hoquet, la réciter encore et la prescrire, me fait réaliser que Dieu et Jésus sont ici la métaphore d’autre chose. De quoi ? De la respiration. Du souffle. Et c’est tout sauf une nouveauté : le souffle, c’est l’esprit de Dieu depuis Job 33:4, et même depuis la première ligne de la Bible, La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.

Ne confondons pas la vision du monde et le monde. Ce qui t’a donné réellement le hoquet, ce n’est pas Dieu, c’est un dysfonctionnement momentané de ta respiration (une contraction involontaire, spasmodique et coordonnée de tous les muscles inspiratoires (diaphragme et muscles intercostaux), associée à une fermeture de la glotte) ; ce qui t’a ôté réellement le hoquet par magie, ce n’est pas le petit Jésus, c’est le fait de bloquer et réguler ta respiration le temps de répéter à toute vapeur et en boucle une formule magique – le miracle opérerait de même si on remplaçait la mention de Dieu et de Jésus par le Monstre de spaghetti volant, Dracula, Manuel Valls ou Riri-Fifi-Loulou. La prochaine fois que tu choperas le hoquet, essaye avec J’ai le hoquet/Joseph Staline m’l’a donné/Nicolaï Ceausecu/Je ne l’ai plous, je te parie ma chemise que le tour sera joué.

Vive le blasphème ! Vive la chanson ! Vive l’enfance ! Vive la quiquette à Jésus Christ ! Vive la pensée magique ET vivent les Lumières ! Vive la laïcité ! Vive la République ! Vive la France ! Joyeux noël !

Le crime de Boualem Sansal

28/11/2024 Aucun commentaire

Boualem Sansal, écrivain qui se définit comme « caméléon égaré » et quel magnifique totem, de nationalité française lors de sa naissance en Algérie française en 1949, puis de nationalité algérienne à partir de 1962, puis à nouveau de nationalité française depuis 2024, vient d’être incarcéré par l’un de ses deux pays. Sauras-tu deviner lequel ?

Boualem Sansal est en danger.
Boualem Sansal, comme Lewis Carroll, est écrivain et mathématicien, double casquette qui le prédisposait à écrire de la science-fiction au sens originel de ce terme, et qui l’a conduit a exprimer des vues tout-à-fait intéressantes, rationnelles ou ne serait-ce que raisonnables, sur des phénomènes imaginaires tels que la religion. Ce qui fait que je nourrissais des pensées fraternelles à son endroit lorsque j’écrivais Ainsi parlait Nanabozo, roman sur la religion dont le narrateur est mathématicien.
Ainsi dans son roman (de science-fiction, tendance orwellienne) 2084 : la fin du monde Boualem Sansal a écrit :

« La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »

Ou bien, il a déclaré ceci à la presse (Marianne, en 2011) :

« La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. »

Boualem Sansal est islamophobe.

Pourtant ce n’est pas pour cela qu’il est en danger, aujourd’hui. Boualem Sansal a plus d’un ennemi parmi les adorateurs d’amis imaginaires : les bigots certes, mais également les nationalistes algériens – car la patrie, elle aussi, est une mythologie sacrée.
Boualem Sansal, qui, à 75 ans, fait régulièrement des allers-retours entre ses deux pays, la France et l’Algérie, est en danger parce qu’il s’est fait arrêter le 16 novembre dernier à l’aéroport d’Alger et mettre en détention, accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national », autrement dit de terrorisme, crime passible de la prison à perpétuité selon l’article 87 bis du code pénal algérien. En effet, l’Algérie, atteinte comme tant de nations de ce poison qu’est le patriotisme, ne pardonne pas à Boualem Sansal ses déclarations anti-Algérie. Il critique régulièrement le régime algérien (sortie mémorable sur Arte en janvier dernier : « L’Algérie est une dictature », en toute simplicité), s’était fait autrefois un adversaire personnel de Bouteflika et de toute sa cour gérontocrate… mais il est allé dernièrement jusqu’à récuser à l’Algérie son statut même de nation, en résumant de façon très provocante la colonisation de l’Algérie par la France : « C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile. »

Voilà, très exactement, ce qu’est son crime : une atteinte au roman national. Un crime de lèse-majesté patriotique. C’est un peu comme si la France jetait en prison Pacôme Thiellement pour son génial L’Empire n’a jamais pris fin, prodigieuse anti-histoire-de-France où Thiellement égrène les crapules, bandits, barbares stupides, chefs de bande chanceux, arrivistes cyniques et sanguinaires qui en deux millénaires ont fait la France. Ainsi qu’en vérité l’on fabrique n’importe quelle nation, avant réécriture des évangiles et cristallisation des légendes dorées : par le meurtre des rivaux. Juste un exemple : l’histoire officielle de l’Algérie stipule qu’en 1962 uniquement les glorieux héros de la guerre d’indépendance ont pris et gardé le pouvoir – on passera prudemment sous silence la crise des wilayas, la prolifération des marsiens opportunistes (combattants du mois de mars, soit l’équivalent algérien des Résistants du mois de septembre ou de la dernière heure en 1945 en France), les épurations sanglantes, les disparitions par centaines des concurrents pour le pouvoir, sans parler des massacres de harkis. Mais a-t-on le droit de raconter ces histoires sales, de seulement critiquer le pouvoir passé ou présent, comme le fait Boualem Sansal en Algérie, sans se faire taxer d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ?
La France n’a évidemment aucune leçon à donner en la matière : à l’époque de Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971), le président de l’ORTF refusa de le diffuser à la télévision au prétexte que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » (sic).
Si l’on admettait une bonne fois que le sens de l’histoire pour reprendre la funeste expression téléologique de Hegel, est une ligne de sang et de viscères, et non de pétales de roses, on serait moins obligé de cancéler après coup.

L’incarcération de Boualem Sansal est révoltante. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la timidité de la gauche française, empêtrée dans ses pudeurs sur la question de la laïcité, à soutenir Boualem Sansal.
Ce qui est plus révoltant que tout, c’est que seuls les élus français de droite et d’extrême-droite (à l’exception remarquable de Raphaël Glucksmann) réclament à haute voix sa libération, sautant sur l’occasion d’attiser une guerre des nations voire des races : Marion Maréchal dénonce un « État voyou guidé par sa haine de la France » (et allez, nation contre nation, fleur au fusil à l’ancienne !) et a le culot de proposer un « échange de prisonniers » entre l’écrivain et les « 3 500 vrais délinquants et criminels algériens dans les prisons françaises ». On est mal barré et on peut se demander où est passée, dans ces débats, la littérature, ce phénomène fragile, ambigu, transfrontalier et humaniste. Au fond d’une geôle, sans doute. En librairie aussi, mais seulement dans l’un des deux pays de Boualem Sansal.

Chat casher, chat halal

13/10/2024 Aucun commentaire
Chambéry, rue Croix d’Or, dimanche 13 octobre 2024 – Photo Laurence Menu

« Même les végétariennes peuvent manger de la chatte. »

Ce slogan m’a fait éclater de rire lorsque je l’ai lu hier sur une pancarte, au-dessus de la tête d’une jeune fille qui défilait fièrement et c’est le cas de le dire.
De passage à Chambéry, je me suis trouvé, sans l’avoir cherché, dans la même rue que la Gay Pride.
Comme j’aime partout la Gay Pride, qui est à la fois une bonne cause et un événement théâtral, joyeux et excentrique, un carnaval plus sympathique que celui d’Halloween, je me suis calé sur le trottoir et sourire aux lèvres j’ai regardé passer le trémoussant cortège. Je me suis trémoussé avec lui.
Et puis soudain j’ai interrompu trémoussement et sourire.
J’ai tendu l’oreille vers des mots scandés un peu plus loin et s’approchant pas à pas au son du tambour : « Soli ! Soli ! Solidarité ! »
Jusque là rien à redire, puisque je me sens parfaitement solidaire avec les LGBT-etc. ainsi qu’avec quiconque réclame qu’on lui foute la paix. Je suis pour qu’on foute la paix aux gens, en général.
Sauf qu’une fois les scandeurs parvenus à mon niveau, j’ai entendu leur revendication jusqu’au bout : « Solidarité avec les Palestiniens ! »
Et j’ai tiqué comme d’une fausse note dans le concert. Cette convergence des luttes m’a semblé suspecte, et ce mot d’ordre beaucoup plus problématique qu’un appel à bouffer la chatte d’une végétarienne. Incongru, par exemple, comme un slogan anti-trump dans une manif anti-nucléaire.
(J’ai surtout l’impression que dans une manif anti-trump comme dans une manif anti-nucléaire, ou une manif anti-séquestration de Paul Watson, anti-disparition des abeilles, anti-limitation de la vitesse sur le périph, anti-nuisances sonores après 22h etc., on trouverait quelqu’un pour scander « Solidarité avec les Palestiniens ! »)

Entendons-nous.
Bien sûr que je suis solidaire avec les Palestiniens et je n’avais pas besoin de la Gay Pride pour le savoir (je ne vais pas me dédire : je viens d’affirmer que je me sentais solidaire avec quiconque réclamait qu’on lui foutât la paix)… Bien sûr que ce qui se passe à Gaza est un cauchemar absolu (quiconque devrait pour s’informer visionner le film Gaza depuis le 7 octobre d’Aymeric Caron, en accès libre chez les Mutins de Pangée)… Bien sûr que Netanyahou est un criminel de guerre et un fou dangereux… Mais quel rapport entre le martyre palestinien et le combat pour la reconnaissance des droits des LGBT ?
Sauf bien sûr si le sens implicite de ce louche slogan était : « Solidarité avec les gays, lesbiennes et trans persécutés et assassinés par le Hamas »… mais je crains que non, pas du tout, ce n’était pas là où ils voulaient en venir. Le sens du slogan était plus basique et mieux partagé : « les Palestiniens sont des braves gens, les Israéliens sont des salauds et peut-être même des Juifs » .

Je sais qu’existent des mouvements nommés « Queers for Palestine » ou « LGBT+ avec les Palestiniens » (groupuscules battus en brèche par d’autres associations LGBT qui les comparent à des dindes qui seraient à fond pour Noël, autre métaphore pas spécialement vegan-friendly – ce sont là des guerres internes, bon courage à vous les gars et les filles) mais pour ma part, vu depuis mon coin de trottoir d’hétéro, ce que j’y entrevois c’est seulement du parasitisme (une lutte profitant d’une brèche pour s’engouffrer dans une autre), de l’entrisme, de la manipulation de militants de bonne foi réduits au rôle d’« Idiots utiles », en fin de compte de la pure confusion, qui n’aidera aucune des deux causes. Peut-être même la confusion, la métonymie de toute la confusion de notre temps.

Pour rappel : le Hamas prône une inflexible sévérité envers l’homosexualité, pour lui « une déviance et une décadence morale », et certains gays palestiniens en viennent à fuir leur terre afin de trouver refuge en Israël (cf. cette affaire sordide de 2022).

Eugénie n’est pas seule

05/10/2024 Aucun commentaire
P. Reboud, M. Mazille, F. Vigne, sur fond de Parc de la Villeneuve l’automne

Assénons d’abord ceci pour dissiper tout malentendu : les stages de création de chansons que j’anime avec Marie Mazille (et parfois avec Patrick Reboud) ne sont pas (allez, ne sont pas uniquement) des prétextes sympas à calembours et à mirlitons, d’effrénées parties de rigolade et de gaudriole, d’aimables et inoffensifs divertissements pour bobos rimailleurs. On y trouve aussi, lorsque le besoin s’en fait sentir, de la tripe et du coeur. De la vache enragée et du drame. Du sang de la sueur des larmes. La rue et les affres. Des hymnes de deuil, de tragédie, ou de soutien au martyre de Gaza (oui, on a eu ça la dernière fois). Puisque les chansons sont aussi faites de ces ingrédients.

Quand faut y aller.

Une fois n’est pas coutume, je présenterai ici une chanson née en stage qui mérite, afin d’être mieux entendue, son petit making-of : Pas seule, par Eugénie MBoyo (à écouter sur Soundcloud).

En accord avec nos propres valeurs aussi bien qu’avec celles des structures qui nous hébergent (Solexine, les Épicéas), Marie et moi essayons, chaque fois que cela est possible, de réserver dans nos stages une inscription gratuite : le « couvert du pauvre » ajouté au banquet, la place offerte au stagiaire solidaire qui, quelles que soient sa misère, sa figure cabossée et sa vie tourmentée, aurait l’envie, comme les autres, de pousser avec nous sa chansonnette. Lui aussi a des choses à chanter, bienvenue. Chacun ses impedimenta, comme dit Anne Sylvestre.

C’est ainsi que cette fois-là nous avons accueilli Eugénie, SDF, congolaise, sans papiers, sans revenus, portant en elle les terribles violences subies dans son pays d’origine (rappelons qu’on n’immigre pas en France pour le pur plaisir du grand remplacement mais parce qu’on est en danger de mort) puis dans les rues françaises.
Très gentille mais très timide, Eugénie ne s’est pas livrée facilement. C’est à force de patience, de pudeur et de méthode pour qu’elle a accepté de nous confier son histoire et d’en faire la matière de sa chanson.

J’avoue avoir ramé la première fois que j’ai travaillé avec elle pour tenter d’élaborer un texte personnel :
Tu as l’habitude de chanter ?
– Oui, je chante Jésus.
– Et aujourd’hui, tu aimerais chanter sur quoi ?
– Sur Jésus.

Je bloque, je me cogne à la clôture de ma zone de confort : a priori je me sens capable d’accompagner à peu près toute sorte de chansons, y compris de confession… mais pas confessionnelles. Nos ateliers sont laïques, entre autres choses. J’ai tenté de faire valoir à Eugénie qu’elle ne pourrait pas, du moins dans ce cadre-ci, consacrer une chanson à Jésus parce que je souhaitais qu’elle consacre sa chanson à elle-même ; Jésus appartient à tout le monde (y compris à moi qui l’admire sans croire une seconde à sa nature divine – nuance que j’ai évidemment gardée pour moi), tandis que nous attendions qu’elle livre plutôt quelque chose qui n’appartient qu’à elle.

Elle m’a alors raconté en détails son histoire.
Et c’était tellement poignant, tellement brutal à chaque étape que j’avais du mal à prendre des notes. J’ai fini par lui demander :
– Mais comment as-tu fait pour tenir pendant tout ce temps, pour ne pas te décourager ?
– J’ai tenu grâce à Jésus.

Sa réponse était tellement franche, rapide et bienveillante, comme si elle énonçait de bonne grâce une évidence à un mal-comprenant, que j’ai admis que, de son point de vue, parler de Jésus, c’était parler d’elle-même. Moi qui suis athée comme un arbre qui aurait poussé dans une chapelle en ruine (c’est-à-dire pas aussi absolument qu’il semble l’être), je respecte néanmoins la foi des autres et je vais même jusqu’à l’admirer lorsqu’elle est à ce point une force vitale.
Il nous restait donc, à elle et moi, à agencer une chanson qui raconte bel et bien l’histoire d’Eugénie, qui n’esquive pas la présence décisive de Jésus à ses côtés tout au long de ses épreuves, mais qui ne cite pas Jésus. Comprenne qui pourra parmi ceux qui l’entendront. Une chanson (un poème, un texte en général) ne doit rien à personne et certainement pas d’être explicite.
Voici le résultat :

Pas seule

Je souffrais trop dans mon pays
J’ai décidé, je suis partie
Je souffrais trop de mon mari
J’ai décidé, je suis partie
Mais je n’étais pas seule

J’ai vécu longtemps dans la rue
Sans soutien, je n’étais pas crue
Lorsque j’étais trop angoissée
Lorsque j’étais abandonnée
Mais je n’étais pas seule

Ce jour où j’étais déboutée
Ce jour où j’étais dégoutée
J’ai tourné les yeux vers le ciel
Un seul ami m’était fidèle
Et je n’étais plus seule

Je cherchais le sommeil en vain
La paix du cœur, l’amour enfin
J’ai demandé que faut-il faire
Je cherchais un conseil, un frère
Et je n’étais plus seule

J’ai regardé ma vie passée
La patience il m’a conseillé
J’ai regardé ma vie future
J’ai l’espérance même si c’est dur

Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule

Ma proposition de texte a semblé lui convenir et j’en étais soulagé (dans ce genre de configuration ma mission la plus délicate consiste à ne pas trahir) pourtant elle l’a mise de côté, sur le moment j’ai même cru qu’elle l’avait jetée. Car elle a préféré se consacrer à une chanson qui la fouaillerait moins douloureusement, et en guise de chanson personnelle, elle a réécrit et adapté une berceuse de chez elle, Un petit bébé, qu’on peut également écouter sur Soundcloud pour juger à quel point cette joyeuse centrifugeuse d’énergie est assez peu susceptible d’endormir qui que ce soit et tant mieux

Je croyais que l’histoire s’arrêterait là… Mais quelques semaine plus tard, lorsque son tour est venu d’entrer en studio pour enregistrer une chanson, Eugénie a ressorti ma feuille de papier. Et elle a eu le cran de chanter Pas seule. Tant mieux, on peut l’écouter, désormais.
Bravo, Eugénie. Grâce à cet enregistrement tu es moins seule que jamais.

Rappel : prochain stage de création de chansons à Solexine les 14-15 décembre 2024.

Cartes Post-Arles

16/09/2024 Aucun commentaire
Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.

1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)

Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?


2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.

La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime.
Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre.
La répétition générale.
Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.)
Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations.
Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.

Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :

  • Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
  • Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
  • Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
  • Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
  • Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.

3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon :
Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » .
C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie.
Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses.
C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :

Pas mal, Pascal

01/04/2024 Aucun commentaire

Petite anecdote spéciale Pâques.

L’une des participantes les plus assidues et enthousiastes de nos ateliers de création de chansons est la pittoresque Chantal B., que je vous résume ici en trois gros traits : énergie de bulldozer, langage de charretière, coeur d’or.
Or, durant notre dernier stage en date, le week-end passé, je l’ai observée à l’heure du repas attraper le pain et, machinalement, tout en regardant ailleurs et en participant à la conversation, dessiner de la pointe du couteau une croix sur la croûte, avant de débiter le pain en tranches et de le distribuer autour de la table.
Il m’a fallu plusieurs jours pour identifier la réminiscence que ce geste discret avait fait remonter en moi.
Lorsque j’étais enfant, je passais une bonne partie de mes vacances d’été dans le village natal de mon grand-père, Villar Focchiardo, entre Suse et Turin, Piémont italien. Là-bas, nous étions hébergés par la belle-soeur de mon grand-père, autrement dit la veuve de son frère aîné resté au pays au lieu d’émigrer en France. La grand-tante Lucinda, très gentille, très généreuse, très bavarde, très active à ses fourneaux, très grosse et très fière des enfants de sa lignée surtout s’ils étaient des garçons, bref cochant toutes les cases du cliché « Mamma italienne » que je ne connaissais pas, avait ce même geste, oui, ça me revenait à présent. Elle signait toujours ainsi sa miche de pain avant de la trancher et de la partager.
Intrigué, j’attendais l’heure des repas juste pour la voir refaire ce geste (ainsi que, si je suis honnête, pour manger ses escalopes milanaises), pour assister encore et encore à ces deux caresses perpendiculaires au couteau, geste que personne n’accomplissait du côté français de la famille. Mon grand-père lui-même, farouchement athée et se méfiant des curés, jamais n’aurait cédé à pareil rite domestique et prandial relevant de la superstition et de la « bondieuserie » . Mais du haut de mes 6 ou 8 ans, et tout en avalant une escalope de plus (« Mangia ! Mangia ! » disait-elle en riant), j’aimais quant à moi beaucoup ce geste. Je le trouvais très joli en plus d’être exotique, rassurant puisque régulier, mystérieux et gracieux comme une passe magique – ce qu’il était assez exactement, au fond.
Il m’a fallu des années ou peut-être des décennies avant d’identifier correctement la signification de cette bénédiction, qui a, pour ce que j’en sais, partie liée à la Cène et à ses obscurs symboles cannibales et sacrificiels (Mangez, ceci est mon corps, Matthieu 26:26).
Mais déjà, à 6 ou 8 ans, je retenais confusément qu’il fallait traiter le pain d’une façon particulière, qu’il méritait un sort spécial : si le pain est avant chaque repas sacralisé, c’est parce qu’il est déjà sacré, la croix dessinée sur lui n’est qu’un rappel.
Que le pain soit sacré parce qu’il est consubstantiel au corps d’un surnaturel Messie mort-vivant plein de super-pouvoirs me semblait et me semble toujours une calembredaine ; en revanche, que le pain soit sacré parce qu’il nous nourrit, apaise notre faim et nous procure du plaisir individuel et collectif, et tout ceci parce qu’en amont quelqu’un, très humain et pas plus divin que vous et moi, l’a préparé, pétri et cuit, et qu’un autre, plus tôt encore, a fait pousser du blé en cultivant la terre… Oui, voilà qui me semblait suffisant pour motiver un minuscule geste propitiatoire et reconnaissant, en deux traits de couteau qui signifiaient, ni plus ni moins, « Bon appétit » .
En somme, à 6 ou 8 ans je tentais de réconcilier dialectiquement l’anarchisme libre-penseur de mon grand-père et la bigoterie de ma grand-tante : j’étais perplexe face aux dogmes religieux mais j’adorais les rites. Double disposition dont témoignent nombre de mes livres, de La Mèche à Nanabozo.

Voilà, joyeuses Pâques à toutes et tous, ceux qui croient au ciel, ceux qui n’y croient pas.
Fête de Pâques qui, si vous voulez mon avis, est moins la célébration de l’improbable résurrection du Christ que la fête du chocolat. Gloire au chocolat ! Introduit en Europe environ 16 siècles après la crucifixion du Christ (plaignons-le, il n’en a jamais mangé), grâce aux vaillants et très chrétiens conquistadors qui ont exterminé les populations précolombiennes au nom du seul vrai dieu (et de l’or) !

Le mystère des saisons

13/03/2024 Aucun commentaire
Le cycle des saisons, figure A : la science
Le cycle des saisons, figure B : Le rapt de Proserpine (Perséphone) par Pluton (Hadès), sculpture par Le Bernin, 1621-1622. Galerie Borghese, Rome.

Ces jours-ci j’enchaîne les classes, à qui je raconte des mythes grecs. J’adore ça, même si je suis conscient qu’à notre époque parler des « dieux » dans un cadre scolaire est affaire délicate qui réclame quelque doigté (cf. cette archive au Fond du Tiroir).
Je remplis ma mission pédagogique en commençant par rappeler que les histoires, toutes les histoires, notamment celles des dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : celles de Dieu) découlent toujours de l’observation de la nature.
Prenant comme exemple le cycle des saisons, je fais remarquer qu’on peut expliquer ce phénomène naturel, comme tous les autres, de deux façons, selon deux storytellings (évidemment je n’emploie pas ce mot). Soit par la science, et cela prend des siècles de méthodes et d’hypothèses avant de comprendre la révolution de la Terre autour du Soleil, et les variations d’exposition dues à son axe qui n’est pas droit mais incliné de 23,4° ; soit par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu), qui sont comme chacun sait à l’œuvre derrière toute chose. Explication poétique, symbolique et tout-à-fait digne d’intérêt, qui n’est pas « vraie » mais ce n’est pas cela qu’on lui demande, et c’est ainsi que je narre l’histoire de Perséphone, jeune fille coupée en deux, et coupant en deux l’année : elle est vouée à passer six mois sous terre aux côtés de son époux le roi des Enfers, puis six mois sur terre auprès de sa maman Déméter qui, de joie, accepte à chaque printemps de réchauffer la terre et permettre à nouveau l’éclosion de la végétation.
J’espère rendre les enfants sensibles à la beauté de cette image qui n’est pas « vraie » : qu’est-ce que l’hiver, avec ses paysages désolés, ses arbres secs, ses horizons décolorés et sa nature éteinte ? C’est le chagrin d’une déesse à qui l’on a ravi sa fille.
Je m’applique à ne pas opposer l’explication scientifique et l’explication mythologique de façon manichéenne, la bonne contre la mauvaise : je n’oublie jamais que les deux sont bonnes si on ne prend pas l’une pour l’autre. Les anciens Grecs étaient grands scientifiques autant que grands conteurs et, va savoir, peut-être qu’il fallait l’un pour alimenter l’autre, et c’est la réunion des deux qui a créé cette civilisation – la nôtre, un peu.
Naturellement, comme l’âge de mes interlocuteurs varie du CP jusqu’au CM2, je m’adapte à chaque séance. Je ne dis jamais tout. Je passe notamment sous silence les aspects les plus louches de « l’histoire d’amour » entre Perséphone et le sulfureux Hadès, dieu des Enfers. Il tombe amoureux de Perséphone et l’épouse ? Okay, si l’on veut. Mais l’on pourrait aussi bien raconter qu’il l’enlève et la viole, puisque jamais Perséphone n’a son mot à dire. On pourrait aussi rappeler que ce barbon masculiniste toxique infernal n’est autre que le tonton de Perséphone, puisqu’il est de la génération des Cronides, par conséquent frère de Déméter et de Zeus. Mais l’on n’est pas obligé. Je raconte, je choisis. Car cette distinction capitale aussi, je tente de la leur faire comprendre, ou du moins sentir : tandis que l’explication scientifique est universelle et unifiante, la révolution de la Terre étant unique et indiscutable, en revanche l’explication par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu) est variable à l’infini, à la discrétion de celui qui raconte, puisqu’elle est imaginaire.
Les réactions des mômes, outre un émerveillement très naturel, très sain et très gratifiant, sont d’une maturité confondante. Ils posent des « bonnes questions » , du genre très difficile, sans réponse évidente. Ils me demandent par exemple si les Grecs croyaient à ces histoires ! (coucou Paul Veyne.)
Plus difficile encore, ils me demandent si des mythes existent encore à notre époque. Je pourrais me lancer dans un vaste débat au cours duquel je les perdrais, où je suggèrerais que notre époque regorge de revendications identitaires, par conséquent d’histoires des origines, c’est-à-dire, littéralement, de mythes… Mais je me contente de savourer leur niveau de réflexion, leurs questions qui provisoirement resteront sans réponse, et je me dis que tout espoir n’est pas perdu.

Laïcité pour quoi faire

06/02/2024 Aucun commentaire
Illustration : Philippe Vuillemin, prince du bon goût.

Je ne comprends pas trop pourquoi il semble si difficile en France de se mettre d’accord sur une définition de la notion de laïcité, sans l’affubler d’on ne sait quel qualificatif qui la relativise et l’amoindrit (inclusive, ouverte, positive, plurielle… comme si la laïcité était, par nature, excluante, fermée, négative et totalitaire, soit à l’image de la première religion venue).

J’estime que la définition de la laïcité est très facile à trouver : il s’agit très littéralement (loi de 1905) d’un principe qui établit une hiérarchie entre l’État et la religion. Explicitons pour qui n’aurait pas compris : la religion est placée en-dessous (en-deça) de l’État.

La laïcité consiste donc, je le répète c’est simplissime, à (re)mettre la religion à sa place, qui est celle de l’intimité, de l’échelon individuel et introspectif. Attendu que les fois religieuses sont diverses, a priori incompatibles, et qu’aucune n’est en mesure de l’emporter sur les autres par la simple puissance de sa démonstration factuelle (l’existence de Dieu n’est ni plus ni moins avérée que celle d’Allah ou de Yahvé, non plus que celle de Brahmā, celle de Wakan Tanka le Grand Esprit, celle d’Ahura Mazda, celle du Monstre Volant en Spaghettis, celle des leprechauns, celle de la Force et de son côté obscur, celle des mânes des ancêtres, ou celle de la Dame Blanche) ; attendu qu’il est impossible de construire un projet politique commun sur une seule de ces fois dès lors que des individus appartenant au même corps social revendiquent, dans des proportions diverses, toutes les autres, et que chacun s’estime détenteur de la vérité ; il ressort que la religion concerne l’individu et non la société, et qu’il faut la maintenir la plus éloignée possible de ce qui est commun à tous : la loi. C’est ici que le principe d’une hiérarchie (et, donc, le principe de la laïcité) s’impose par l’évidence : la loi étant la même pour tous tandis que la foi étant l’affaire de chacun, la loi est au-dessus des religions, CQFD.

La loi est non seulement au-dessus des religions, mais, depuis ce surplomb, elle les protège (loi de 1905 encore, article 1 : « l’État garantit l’exercice des cultes »). C’est ainsi que la laïcité est, ni plus ni moins, une liberté, accordée à tous les citoyens (et non, comme veulent le faire croire ses détracteurs, une oppression, fasciste, raciste et néocoloniale).
Liberté que je propose de définir ainsi :

Version un, périphrases incluses : libre à chacun, dans le secret de son âme (pour peu qu’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore de toute vie intérieure et poétique), de prier Dieu (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du monde, du destin, de l’unicité de l’univers, de la Nature, de ce que l’on voudra de plus grand, plus durable et plus global que nous), de mener son existence en évitant de pécher (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du mal prodigué à autrui et au monde), afin de travailler à son salut et/où à sa grâce (pour peu que l’on croie à la réalité de ces deux concepts autrement que comme des métaphores d’une vie bonne, heureuse, saine, sereine et généreuse) et d’ainsi préparer sa vie éternelle (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore des souvenirs que l’on laisse dans la mémoire de ceux qui nous survivent).

Version deux, écourtée, délestée de toutes les périphrases : libre à chacun, dans le secret de son âme de prier Dieu, de mener son existence en évitant de pécher, afin de travailler à son salut et/où à sa grâce et d’ainsi préparer sa vie éternelle.

La laïcité, c’est : prie si tu veux, et personne ne te fera chier ; mais réciproquement ne fais chier personne avec ta prière.

Voilà, il me semble que présentée ainsi, la laïcité est simple, claire, équitable, raisonnable, et c’est ainsi qu’il faudrait la présenter aux enfants et aux jeunes citoyens – c’est ainsi que je me proposerais volontiers d’aller la leur présenter moi-même, si j’avais le moindre espoir qu’on me sollicite jamais, cf. cette archive 2017 au Fond du Tiroir). J’en viens à me demander si les personnes qui estiment que la laïcité est plus compliquée et problématique que ça n’auraient pas un intérêt à ce qu’elle soit plus compliquée et problématique que ça.

Ceux qui estiment qu’elle est plus compliquée et problématique, et que la religion doit bénéficier d’un respect supérieur (à la loi, notamment) sont, à mon sens, les victimes de l’un ou l’autre de quatre processus psychiques extrêmement dangereux, quatre biais cognitifs qui faussent le jugement :

– Le premier de ces processus psychiques dangereux est, bien sûr, la religion elle-même. Une frange de la population, qui aimerait se faire passer pour majoritaire alors qu’elle est minoritaire, croit en Dieu (dernier sondage Ifop en date, 2023 : à la question Croyez-vous en Dieu, les Français répondent non à 56%) ; au sein de cette minorité, une frange encore plus minoritaire et extrêmiste estime que leur religion perso devrait prendre le pouvoir – en somme mettre un terme à la laïcité.
– Le deuxième de ces processus psychiques dangereux est (comme les suivants) le propre des non-croyants. Il s’agit de la trouille. La terreur comprise étymologiquement et traditionnellement dans le mot « terrorisme » : certains non-croyants respectueux de la foi des autres sont, pour le dire autrement, intimidés par les religions. Ils ne « respectent » les religions que lorsque les religions les « tiennent en respect », au besoin avec une kalachnikov ou un couteau de boucher (exemple : la consigne « pas de vague » dans l’Éducation Nationale peut être interprétée non comme une manifestation de laïcité, mais comme une manifestation de trouille, par conséquent d’anti-laïcité).
– Le troisième processus psychique est plus insidieux, moins manifestement veule, plus barbouillé de vertu et maquillé de tolérance, bref beaucoup plus contemporain, plus « jeunesse du XXIe siècle », en cela il est un marqueur générationnel : l’admiration. Il conviendrait de respecter les religions au prétexte qu’elles seraient intrinsèquement respectables, ayant trait aux mystères qui nous dépassent, au sacré. Cette admiration repose, outre sur un complexe d’infériorité et sur le besoin d’échapper au matérialisme régnant dans notre malheureuse société de consommation, sur une grave confusion logique qui pose, en une équation tout-à-fait frelatée, religion = spiritualité = sagesse = esprit supérieur éclairé. Chacun de ces trois signes « égal » est à interroger soigneusement (je le ferai quand j’aurai le temps).
– Le quatrième de ces processus psychiques dangereux, enfin, est le plus pernicieux, le plus cynique : le calcul politique, mâtiné de culpabilité post-coloniale. Il est le propre de la France Insoumise, qui voit dans les musulmans, catégorie fantasmée, une réincarnation du prolétariat, des damnés de la terre à libérer, et surtout un réservoir de voix.

Ces quatre processus psychiques dangereux dessinent les contours des quatre ennemis de la laïcité, assez différents mais aboutissant au même résultat : l’injonction de, surtout, ne pas critiquer les religions, admettre leur préséance, et ne pas blasphémer. Or condamner le blasphème (le condamner judiciairement ou « seulement » moralement), c’est placer la religion au-dessus de la loi. Donc c’est la mort de la laïcité.

La laïcité n’est pas ringarde, elle est un combat qu’il faut mener aujourd’hui, le 9 décembre ainsi que le 364 autres jours.

Par ailleurs : l’un des énormes avantages de la laïcité est de pouvoir se passionner pour l’histoire des religions sans arrière-pensée dogmatique, et même, tout simplement, d’accéder à cette histoire, à cette connaissance-là, sans se cogner contre le mur du sacré. L’histoire des religions est une aventure humaine (et non divine) de premier ordre, pleine de bruit et de fureur, une histoire qui a contribué à construire le monde dans lequel nous vivons. Une fois encore Pâcome Thiellement, conteur et exégète, m’épate avec deux épisodes de sa série L’empire n’a jamais pris fin : Jésus contre le christianisme, puis Marie-Madeleine ou comment l’Église est devenue l’Empire.

Putes et pures

18/01/2024 Aucun commentaire

I

À qui profite l’Éducation Nationale ? Auprès de qui remplit-elle sa mission d’émancipation culturelle et sociale, sa mission d’ascension républicaine ? À part bien sûr pour un individu singulier, un ambitieux dénommé Gabriel Attal, pour qui cette institution aura été un indéniable marchepied, un ascenseur, une aubaine.

Une jeune femme chère à mon cœur, une inconnue que je connais, s’apprête à démissionner après seulement deux ans en tant qu’enseignante de français. Elle jette l’éponge, je ne lui jette pas la pierre. Ce n’est pas son échec, c’est le nôtre.

Au bout de deux ans elle n’en peut déjà plus d’affronter dans une salle de classe tous les problèmes sociaux de la France et de tenter d’exercer divers métiers pour lesquels elle n’a pas été formée, n’ayant été formée qu’à la pédagogie. Elle n’en peut plus de la somme de petites ou grandes violences accumulées : violence des élèves, violence des parents d’élèves (« Quoi mais vous avez mis une mauvaise note à mon fils ? Vous vous prenez pour qui ? » ), violence des collègues plus aguerris qui l’encouragent avec des mots bienveillants et cependant atroces (« Allez courage, tiens bon, tu sais c’est normal au début, moi aussi j’ai pleuré tous les jours les deux premières années » mais bon sang dans quelle autre corporation trouve-t-on normal de pleurer les deux premières années au point de métaboliser cette souffrance, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du métier ? Bourreau, peut-être ? Tortionnaire dans l’armée ? Prostituée ? Équarrisseur ?), violence de la hiérarchie qui ne manifeste aucun soutien ni aucune compréhension… sans même parler de la violence paroxystique des faits divers trop réguliers pour n’être que des faits divers (Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassale), qui tatouent le fond de la cervelle et rappellent qu’enseignant est un métier où l’on risque sa vie. En saignant.

Elle n’en peut plus de cette crise que tout le monde connaît et que personne n’envisage de résoudre, ce serait trop de boulot et trop de remise en question, cette crise dont voici un condensé succinct et presque pudique, tel qu’exprimé par Sophie Vénétitay, secrétaire générale du premier syndicat du secondaire, le SNES-FSU : « Outre la remise en cause croissante de l’enseignant et de son expertise, l’école est le réceptacle de tous les maux de la société : si la société ne va pas bien, si la violence augmente en son sein, l’école n’en sera que le miroir grossissant ».

La jeune femme chère à mon cœur n’en peut plus. Avec lucidité, avec fatalisme mais avec détermination, elle me dit : « Le système est cassé et j’ai hâte que ce ne soit plus mon problème » – pourtant elle a suffisamment de conscience professionnelle, de conscience tout court, pour considérer que le système cassé reste son problème jusqu’en juin, et elle reporte sa démission à la fin de l’année scolaire car si elle passait à l’acte dès maintenant, elle sait qu’elle ne serait pas remplacée et que ses élèves n’auraient tout simplement plus de professeur de français en face d’eux. Combien d’héroïnes et de héros comme elle, d’inconnus que l’on connaît, pleins de bonne volonté, voire animés d’une authentique vocation, auront été déprimés, découragés, désabusés, désespérés en un rien de temps ?

Comme souvent en pareille solitude, la jeune femme chère à mon cœur n’a trouvé de solidarité qu’auprès de ses pairs, les profs débutants qui s’échangent leurs témoignages (voire leurs déprimes, découragements, désabusions etc.) juste pour vérifier, peut-être, que le problème ne vient pas d’eux en tant qu’individus. Or voilà qu’elle me met sous les yeux un cas relevé par une de ses collègues, qui comme elle exerce en collège, je cite :

Je viens d’apprendre que la semaine prochaine aura lieu une commission éducative exceptionnelle pour 50 élèves de 4e et de 3e qui tenaient un agenda avec des noms d’élèves meufs répertoriées selon qu’elles sont « pures » et « putes » . [Ce répertoire] tournait aussi sur les réseaux et dans les groupes snap […]

J’écarquille les yeux. Juste une affaire parmi des milliers, une goutte parmi les gouttes qui font déborder, un arbre cachant je ne sais quelle forêt, que je découvre fortuitement dans le fil d’une conversation avec une jeune femme chère à mon cœur… mais soudain il se serre, mon petit cœur, un haut-le-cœur l’emporte. C’est à gerber ce répertoire de filles « putes » ou « pures » ! Foutu archaïsme religieux patriarcal qui moisit la tête des garçons, graines de machos incapables de concevoir l’autre sexe (si exotique, si mystérieux, si dangereux) autrement qu’en termes binaires, toujours le même simplisme depuis des millénaires, « la maman et la putain » ! La bonne épouse pieuse qui sera la mère de mes enfants devant Dieu, vs. la fille perdue en libre-service mise à disposition pour me vider les couilles tout en préservant la pureté au foyer ! La sainte vierge et son double, le simple objet qu’on peut salir parce qu’il est sale par nature ! CONNARDS !!!!!!! Jeunes connards de 4e et de 3e qui deviendront de beaux et grands connards adultes !

Comme je ne peux m’empêcher de faire des associations d’idées, comme les associations d’idées fondent le tiroir même, je pense à Laure Daussy.
Sur le même sujet poussé dans ses retranchements tragiques, l’an dernier Laure Daussy journaliste de Charlie Hebdo a rédigé un feuilleton sur le procès de l’assassinat de la jeune Shaïna, 15 ans, qui dès le collège avait cette réputation de « pute » . Les garçons la faisaient tourner, puis l’ont brûlée vive, une fois qu’elle est tombée enceinte, comme une capote usagée qu’on jette après avoir tiré son coup. Après une enquête de terrain qui l’aura menée loin, si loin des milieux bobos où l’on boycotte Depardieu, où le féminisme devient peu à peu la norme (et tant mieux !), où l’on a la préciosité d’employer scrupuleusement l’écriture inclusive (et tant pis !)… Laure Daussy publie un bouquin formidable et terrifiant, La réputation, qui décortique la construction sociale de cet archétype de la fille facile, ses formes, origines et fonctions.

Que faire, maintenant ? Que faire pour que ces jeunes cons, et que tous les autres jeunes cons, soient moins cons ? Ma réponse spontanée et naïve est bien sûr « l’éducation » ah oui pardi l’éducation est le remède universel, bien sûr c’est tout simple comme solution, il y en aurait du boulot dans l’éducation. Sauf que personne (et en tout cas pas moi) ne reprochera à une jeune femme chère à mon cœur de renoncer à cette mission parce que c’est trop dur.

Post-scriptum : alors ça c’est le pompon.

II

J’ai vu hier soir mon film préféré de l’année (ohlà, faut pas que je m’emballe, on n’est qu’en janvier), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos.

Conte fantastique (qui commence comme Frankenstein et se termine comme Freaks, avec la même morale : ce serait tellement plus simple si les vrais monstres ressemblaient à des monstres) ; conte philosophique (on est un peu chez Voltaire, avec une Candide qui arpente le monde loin de son Pangloss, interprété ici par Willem Dafoe) ; et conte féministe pour notre époque alors qu’il puise dans des racines imaginaires archaïques ; conte qui parle de notre époque en plein XIXe siècle, qui parle du « réarmement démographique » à la con, du désir ou non-désir d’enfants puisque l’histoire s’enclenche par une femme qui se suicide du désespoir d’être enceinte.

Emma Stone est prodigieuse de nuances inventées sous nos yeux mêmes, dans ce rôle d’une femme qui naît à l’âge adulte, donc sans le moindre conditionnement social (truisme : le conditionnement social est plus oppressif pour les femmes que pour les hommes, car c’est aux femmes d’abord que l’on apprend à rester à leur place). Il lui faut tout apprendre innocemment, y compris quoi faire de ses pulsions naturelles et mûres, il lui faut par exemple admettre qu’on n’a pas le droit de se masturber en public ni de frapper les bébés qui pleurent à la table d’à côté. Parce que le film est drôle, en plus d’être beau.

Et puisque comme d’habitude tout à un lien avec tout, voilà qui fait le lien aussi avec le sujet précédent au Fond du Tiroir (cf. ci-dessus) : afin d’introduire un peu de dialectique dans la tête des connards, on pourrait leur donner en exemple cette femme qui n’est pas « pute » ou « pure », mais qui est pute ET pure, et cela en toute innocence. Qui est libre, en fin de compte. Magnifique.

III

Ajout plus personnel (plus personnel encore) :

Un mail tombe dans ma boîte.

Madame, monsieur,
Vous êtes inscrit sur la liste de la réserve citoyenne de l’Education nationale dans l’académie de Grenoble.
Dans la perspective de mettre à jour nos données, je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous ne souhaitez pas maintenir votre engagement au sein de ce dispositif.
Bien cordialement,
Pour le chef de division,
Rectorat
1er étage | Bureau 1067 place Bir-Hakeim – 38021 Grenoble Cedex 1
04 76 74 74 94

Ah, oui, c’est vrai, soupiré-je, cette blague-là, la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale. Je suis fasciné par leur usage de la négation, je ne vois que la négation dans cet inespéré signe de vie, comme si elle me sautait à la gorge depuis ma boîte mail : « Je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous NE souhaitez PAS maintenir votre engagement au sein de ce dispositif » , et je me demande si par hasard tout ce qu’il faut en retenir ne reposerait pas là, dans une négation.

Je me fends tout de même d’une réponse :

Bonjour
Après les attentats de 2015, il y aura donc bientôt dix ans, c’est avec un sentiment d’urgence que je m’étais inscrit sur cette fameuse liste de la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale : je ne demandais pas mieux que de me rendre utile, immédiatement, dès le lendemain s’il le fallait.Depuis lors, j’attends d’être appelé. Et, faute de preuves tangibles, je me demande si cette Réserve citoyenne de l’Éducation nationale a une existence réelle, au delà de sa « liste » qui en est la surface et la vitrine.Pour répondre à votre question : il va de soi que je ne vois aucun inconvénient à « maintenir mon engagement au sein de ce dispositif » dans la mesure où je suis prêt à intervenir immédiatement, dès demain, s’il le faut, mais que je mesure à quel point mon engagement n’est pas trop contraignant.
Bien cordialement, et bon courage,
Fabrice Vigne

Rediffusion au Fond du Tiroir : le début de la pantalonnade.

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers