Quand j’avais dix ans, j’avais l’affiche, la vraie, plus grande que moi, récupérée d’un cinéma, de La Guerre des étoiles suspendue au-dessus de mon lit. Quoique je ne renie rien, cultivant la passion de l’empilement des strates (11 ans jamais n’effacera 10… 12 ans jamais n’effacera 11, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort ou Alzheimer s’en suive), je dois au ciel ou à la découverte du sexe, entre temps, de m’être épargnée l’humiliante infantilisation d’avoir encore cette affiche chez moi. J’en connais quelques uns, des adultes restés fans. Grand bien leur fasse.
En revanche je tombe de la rétine sur le contraire de cette régression permanente vers l’enfant de 10 ans en nous qu’est devenu Star Wars. Je tombe sur Mad God, de Phil Tippett, film d’animation(s) fomenté pendant 30 ans et enfin sorti en salle en 2022. Et je me dis que ce trip prodigieux, cet itinéraire bis au fond d’une poésie muette et méphitique, ce cauchemar stroboscopique en rafale (une idée par image), pourrait bien être un Star Wars officieux, déviant, non censuré, non destiné industriellement à être transformé en parc à thème. Ce que montre Mad God est un chaos né dans un recoin caché de la galaxie, une bataille méconnue de la guerre sans fin entre l’Empire et la liberté. Mad God est la visite non guidée et non agréée par Disneyland d’une planète oubliée de l’Empire galactique, trop peu glamour, dénuée de peluches marrantes ou de robots sympas – se déploie juste l’horreur brutale, louche et dangereuse, poilue, incompréhensible, repoussante, scatologique, de la vie toute crue, en composition et en décomposition.
Et pour cause. L’impression d’inquiétante étrangeté produite par ce Star Wars pour adultes vient de ce que ledit Phil Tippett, génie du bricolage visuel, en particulier du stop-motion (car quant à lui ce qui l’a marqué à vie lorsqu’il avait dix ans, ce sont les films de Ray Harryhausen, Le 7e voyage de Sinbad, Jason et les Argonautes…), n’est pas pour rien dans l’identité visuelle de la trilogie originelle Star Wars. C’est lui qui avait jadis créé une partie de la faune et insufflé à la saga toutes les abominations grouillantes, cornues, baveuses ou globuleuses, gluantes, dentées et disproportionnées, les aberrations lovecraftiennes, palpitantes image-par-image, les parties d’holo-échecs, les banthas, les tauntauns, Jabba The Hut et son adjoint Big Fortuna, le Sarlacc, l’amiral Ackbar, etc. En cela, Tippett était, finalement, le plus fidèle à la nature fondamentale de Star Wars : un conte traditionnel. Un conte traditionnel n’est pas fait pour rassurer, mariage victoire du bien bons sentiments happy end musique symphonique de John Williams doudou à serrer contre soi pour s’endormir, pas du tout. Un conte traditionnel est fait pour terrifier, faire prendre conscience que les monstres existent et qu’ils sont même la norme, pour flipper sa mère, pétocher sa race, ou l’inverse. Or il y a dans son Mad God de ces terreurs primaires et organiques (la première d’entre toutes : la peur de la dévoration – puis celle de l’inconnu, de l’abandon, de la mort, de la nuit, de la perte d’intégrité physique…) qui font penser aux contes traditionnels, aussi bien qu’à Cronenberg ou à Lynch, et soudain on se souvient avec mélancolie que David Lynch avait refusé de réaliser Le Retour du Jedi, quelle voie aurait prise la saga avec lui ? Peut-être celle de Mad God. Celle de l’infantilité mais au sens de traumatisme infantile.
Quant au titre de la monstruosité, Mad God, dieu fou, l’introduction déroulante nous incite à le prendre au pied de la lettre et à trembler d’effroi religieux, puisque, au lieu de nous rassurer sur la distance qui nous sépare de ce que l’on voit (A long time ago in a galaxy far far away…) elle cite non pas un quelconque dieu exotique et extraterrestre, pas même un dieu sumérien d’heroic-fantasy vaguement barbare sur le dos duquel on pourrait mettre sans problème les sacrifices humains… Cette introduction cite bel et bien le dieu démentiel de chez nous, celui de notre Bible sur l’étagère, le dieu sévère, cruel, fou de rage et délirant de cruauté éructant dans le Lévitique chap. 26, versets 27 à 33. La terreur vient des contes traditionnels, par conséquent de loin et d’en haut :
27 – Et si malgré cela vous ne m’écoutez point et que vous vous opposiez à moi, 28- je m’opposerai à vous avec fureur, je vous châtierai, moi, au septuple pour vos péchés. 29 – Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles. 30 – Je détruirai vos hauts lieux, j’anéantirai vos autels à encens, j’entasserai vos cadavres sur les cadavres de vos idoles et je vous rejetterai. 31 – Je ferai de vos villes une ruine, je dévasterai vos sanctuaires et ne respirerai plus vos parfums d’apaisement. 32 – C’est moi qui dévasterai le pays et ils en seront stupéfaits, vos ennemis venus l’habiter ! 33 – Vous, je vous disperserai parmi les nations. Je dégainerai contre vous l’épée pour faire de votre pays un désert et de vos villes une ruine.
Kirby est un tel créateur de mondes, d’images et d’imaginaires, qu’inlassablement je suis curieux de la moindre de ses œuvres, sûr et certain que même la plus mineure, la plus contrainte, la plus oubliée, la plus anecdotique recèlera une étincelle qui allumera mon œil. Je ne suis jamais déçu.
C’est ainsi que je viens, et avec quelle joie, de mettre la main sur un lot d’une extrême bizarrerie : Devil Dinosaur, la toute dernière contribution de Kirby à l’univers Marvel (en 1978) – sachant que la toute première était Captain America (en 1940). Kirby, juste avant, donc, de claquer la lourde, et cette fois définitivement, d’une compagnie qui l’aura pressé comme un citron durant quatre décennies sans jamais lui reconnaître aucun droit mais en lui décernant le titre honorifique et gratuit de King, n’est pas corporate pour un sou : il ne nourrit plus la moindre appétence ni pour les super-héros de la maison ni pour l’univers partagé Marvel (ce gimmick reconduit à l’identique sur écran depuis que Marvel est aussi un studio de cinéma), et cherche au contraire une niche où on lui foutra la paix, où il pourra poursuivre ses obsessions narratives et graphiques sans se faire envahir par un Spider-Man ou un Hulk au détour d’une page. C’est ainsi qu’il se (et nous) retrouve en pleine préhistoire. Mais quelle préhistoire.
Devil Dinosaur est une histoire délicieuse, impossible, saugrenue, orageuse, pop, un peu débile, un peu kitsch, mais merveilleuse, pleine de bruit, de fureur, de points d’exclamation et de Kirby krackles. L’histoire de l’amitié entre un T-Rex rouge nommé Devil, et un jeune mammifère hominidé, poilu comme un singe mais malin comme un homme, nommé Moonboy. Les deux compères caracolent à travers les âges farouches, l’un à califourchon sur l’autre, échappant à d’innombrables dangers parmi lesquels : des ptérodactyles, des tricératops, des volcans, des tremblements de terre, des fourmis de 18 mètres (sans chapeau sur la tête), des hordes d’humain primitifs, cruels et superstitieux, des envahisseurs extra-terrestres et leurs robots tueurs… À peu près aussi stupéfiant, et scientifiquement suspect, que si l’on mixait la première séquence de 2OOI: A space Odyssey, où un proto-humain invente l’humanité en même temps que l’outil, avec Godzilla.
Rappelons qu’entre la disparition du dernier dinosaure et l’apparition du premier hominien se sont écoulés environ soixante millions d’années – mais, bah, rappelons aussi qu’un précédent existe, Rahan, lui aussi, croisait de temps en temps un dinosaure survivant et résiliant, peu importe la chronologie, que sont soixante millions d’année du moment qu’on raconte une bonne histoire. Or on reconnaît une bonne histoire à ce qu’elle parle de nous.
Et, oui, Devil Dinosaur parle de nous, donne à lire un mythe fondateur qui rêve et métaphorise ce que nous sommes, ce que nous devenons en tant qu’espèce. Je prélève une page de l’épisode 6 et je prétends qu’il s’agit, sous nos yeux, ni plus ni moins de l’invention du patriarcat allié à la religion. Une brute épaisse s’approprie une femelle farouche, et explique tout en la violant que c’est parce que les esprits l’ont conduite jusqu’à lui et qu’elle n’a qu’à bien se tenir, elle n’a pas intérêt à blasphémer contre les esprits :
Traduction de mon cru :
– Si tu ne peux pas respecter ce que je suis, alors tu apprendras que je suis plus dangereuse que les monstres que nous affrontons ! – Dans ce cas tu mérites que moi, Main-de-Pierre, te donne une bonne leçon ! Viens ici ! – Voilà une femelle pleine de volonté. – Pas touche, espèce de serpent des marais ! Sache que dans ma tribu, les femelles ne sont pas des possessions ! – Ta tribu a été exterminée ! Personne ne m’empêchera de te revendiquer pour mienne ! Ne comprends-tu donc pas ? Tu me plais ! Je te veux ! Ce sont les esprits qui nous ont réunis ! Oserais-tu les défier ? – Les esprits t’ont peut-être parlé, mais pas à moi ! Lâche-moi ! – Fais comme elle te demande, Main-de-Pierre ! Si tu la forces à rester près de toi, tu attireras sur nous de bien sombres jours ! – La ferme, vieillard !
Saynète formidable, non ? Dire qu’à l’heure même où j’écris ceci, et comme une apogée de l’histoire débutée chez les hommes-singes hirsutes, un conclave de 133 vieux messieurs visités par les esprits est en train, au Vatican, de choisir celui qui les guidera, afin de continuer à statuer sur ce que sont les femmes et ce qu’il convient d’en faire, guettons la fumée blanche.
Et ce n’est pas tout ! Dans le même lot de vieux comics, plus exactement dans le numéro suivant Devil Dinosaur #7, je débusque un éditorial de Stan Lee tout aussi édifiant. En 1978, Stan Lee, ex co-auteur et meilleur ennemi de Jack Kirby, n’écrivait quasiment plus de scénarios de bandes dessinées mais seulement des éditos, une chronique intitulée Stan’s soapbox insérée dans tous les fascicules Marvel, laïus autosatisfait où il faisait ce qu’il savait faire le mieux : le mariole, le vantard, le représentant de commerce qui parle de la pluie, du beau temps et de lui-même, et d’ailleurs tu tombes bien, il en a une bonne à te raconter. Sauf que pour une fois, le sujet était sérieux :
Traduction de mon cru :
Vu de ma fenêtre, le sectarisme [bigotry en VO] est l’une des diverses taches qui souillent le blason humain et devront être grattées et éradiquées si un jour nous voulons nous prétendre réellement civilisés. Le sectarisme prend d’innombrables formes et déguisements, mais là où on le reconnaît le plus aisément c’est dans sa forme de généralisation malveillante et décervelée. Par exemple, quand vous entendez un abruti proférer « Tous les Italiens sont comme ci » ou bien « Tous les Allemands sont comme ça », ou bien « Les femmes sont toujours ceci-cela », ou bien « Tous les Noirs, ou les catholiques, ou les juifs, ou les peaux-rouges, liste non exhaustive, sont comme je te dis ! » Eh, bien, les tarés qui s’expriment ainsi, toujours avec une intention de rabaissement, de dénigrement, ne s’en rendent sans doute même pas compte, mais ils sont ni plus ni moins des sectaires [bigots en VO]. N’importe qui doté d’un QI légèrement supérieur à celui du crétin sait fort bien que toute catégorie d’humains est forcément hétérogène. Elle comprend des bonnes personnes, des mauvaises personnes, et l’infinité des nuances entre les deux – et vous trouverez de tels spécimens parmi toutes les races, religions, formes, tailles, et sexes. Vous avez envie de détester quelqu’un ? Je vous en prie. It’s a free country. Mais faites-le parce que lui ou elle vous en a donné de sérieuses raisons, et non à cause d’une couleur de peau, une religion, un arbre généalogique, la forme de ses orteils, ou tout autre prétexte débile, confus et bas du front !
Conclusion et CQFD.
Cette planche et cet édito sont indéniablement datés. Ils ont sans doute perdu, non leur actualité, mais leur légitimité, leur intelligibilité, ringardisés qu’ils sont par le zeitgeist et par les libéro-fascistes au pouvoir en 2025, dans leur propre pays et ailleurs. Peut-être seraient-ils fired, ou canceled. Mais réciproquement, que penserait Jack Kirby, qui en 1944 avait dû interrompre sa carrière de dessinateur pour combattre l’armée nazie en Normandie, du salut nazi d’un vice-président officieux et non élu ? Dans les années 60 et 70, Kirby, Stan Lee et les autres, incarnaient et dispensaient via les comics Marvel un humanisme pour les masses sous enveloppe imaginaire et vivement colorée, une ouverture d’esprit archéo-woke expliquée aux enfants, un soft power tolérant et progressiste… Leurs dessins et leurs textes constituent le témoignage exotique d’une époque où les USA méritaient parfois l’admiration. Et qui aujourd’hui peuvent être relus en tant que contraire absolu, et dans l’idéal comme antidote, de la monstruosité Trmumpsk, ce bigot tenant d’un obscurantisme plus proche d’un Main-de-Pierre attrapant sa femelle par la chatte que d’un brave dinosaure, cette force sombre et destructrice qui mène ces jours-ci, avec sa cravate aussi rouge qu’un T-Rex du diable, son pays et le monde au bord du chaos.
J’en ai déjà parlé ici : j’ai mis fortuitement la main sur un lot de correspondance familiale couvrant près de deux décennies (1963-1981) et me suis plongé dans l’archéologie de moi-même.
Une lettre datant de 1976, j’ai 7 ans, raconte qu’avec mon grand frère, ainsi qu’avec le fils du voisin et sa petite soeur, nous jouons tous les quatre à un jeu sérieux, nous avons fondé une tribu indienne, la Tribu de l’Aigle bleu, au sein de laquelle, comme je suis le plus jeune et le dernier dans la hiérarchie, je reçois le titre mystérieux d’aide de camp (anamnèse express ! me jaillit à la figure cette source souterraine d’Ainsi parlait Nanabozo ! Wakan Tanika soit loué !) ; une autre lettre, datant de noël 1971 évoque une traversée de la France en train de nuit, de la Bretagne aux Alpes, pour que mes parents, mon frère et moi-même passions les fêtes dans nos montagnes natales. J’ai deux ans et demi et ce voyage en train est peut-être bien mon plus vieux souvenir, j’en garde des images du couloir dans le wagon (un magicien y montrait des tours de cartes, j’en suis sûr) et surtout du hall de gare à Paris lors de la correspondance.
Mais c’est un autre passage de cette même lettre que je relève avec le plus d’émotion.
La personne qui tient la plume, avec qui hélas je ne peux plus échanger oralement, mentionne qu’à deux ans et demi je fais encore beaucoup pipi dans ma culotte et que j’aime la musique, les chansons, que je réclame qu’on rejoue sans cesse le même microsillon de Léo Ferré, et que j’aime notamment la chanson Dieu Vinaigre que j’identifie et que je cite lorsqu’elle passe à la radio.
Dieu Vinaigre ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Le manuscrit entre mes mains ajoute des guillemets et un point d’exclamation qui sonnent comme une private joke. J’adorerais qu’une chanson porte un titre aussi splendide, tellement chargé de symboles (ben tiens : la sainte éponge imbibée de posca pour désaltérer le Christ… les aigreurs religieuses diverses…). Hélas Youtube est formel : Dieu Vinaigre n’existe pas. Il ne me reste qu’à l’écrire.
Par associations et recoupements d’idées plus artisanaux qu’algorithmiques, je retrouve le titre original, déformé par le marmot de 1971 : Dieu est nègre est une chanson germanopratine de Ferré évoquant le jazz, le black power, les négro spirituals, la trompette d’Armstrong, les nuits et les bars de Manhattan à Pigalle. Je suis sidéré par la constance de mes goûts, quoique je ne pisse plus trop dans mes culottes.
Même si cette chanson de Ferré a été créée par Juliette Greco dès les années 50, bien avant que son auteur se la réapproprie, son titre constitue une provocation plutôt typique des années 70, mot d’ordre pro-Noirs, anticolonial et anticlérical. Dans le même esprit, en 1971, Anne-Marie Fauret, des Gouines Rouges, proclamait « J’ai vu Dieu, elle est noire, communiste et lesbienne » (L’Antinorm numéro 1, page 8), ajoutant ainsi anti-patriarcat, féminisme et lesbianisme aux précédentes revendications ; en 1972 Hugues Aufray chantait À propos d’un détail: Car le Bon Dieu du ciel, maintenant, c’est certain/Est un être charmant de sexe féminin/Et je dois ajouter à sa plus grande gloire/Que c’est une jolie fille et qu’en plus, elle est Noire.
Bref, Dieu est nègre était un blasphème, né dans une époque où le blasphème choquait (il servait à cela) mais où pour autant on n’envisageait pas de modifier la loi pour le condamner. Pourvu que ça dure. Du haut de mes deux ans et quelques, très innocemment j’allongeais de vinaigre la provocation blasphématoire. J’en faisais une jolie comptine.
Ce qui me conduit, toujours par associations non-algorithmiques et irrationnelles, à penser à autre chose, à d’autres comptines. Nos chansonnettes de cour de récré aussi étaient pénétrées de religion et (par conséquent ?) de blasphèmes.
Le p’tit Jésus a une quiquette/Pas plus grosse qu’une allumette/Il s’en sert pour faire pipi/ Vive la quiquette à Jésus-Christ ! Nous chantions cela. En voilà de la comptine très gentiment blasphématoire, qui ne saurait faire tiquer que les plus secs bigots, et qui au contraire rend à qui veut l’entendre Jésus infiniment sympathique, puisque tiré vers son versant humain. Verbe fait chair, Jésus est peut-être Dieu, mais il est en même temps notre semblable, notre frère, puisqu’il a une quéquette et qu’il a besoin de faire pipi comme vous et moi. Certes, cela contrecarre candidement la théologie chrétienne ordinaire qui a pour principe général de toujours nier les organes, non seulement des personnages de sa propre mythologie, mais aussi de vous et moi.
Nouvelle association d’idées para-algorithmique. L’autre jour, une personne fort proche de moi se voit contrainte d’interrompre par un hoquet la conversation qu’elle me faisait. Aussitôt je lui récite une formule, aussi mécaniquement que surgirait un « À tes souhaits » : J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus, da capo ad libitum accelerando.
Cette comptine a valeur de formule magique, d’incantation de protection, de conjuration propitiatoire : la réciter enlève le hoquet par la grâce de Dieu et de Jésus. Et d’ailleurs, ça marche. La preuve ! La preuve de quoi ?
Il convient maintenant de parler des métaphores. Dans « Mon credo » j’écrivais ceci à propos des métaphores (c’est long : je prends ici le risque de perdre les moins motivés de mes lecteurs – à ceux-là, salut et joyeux noël) :
Je ne crois pas en Dieu à proprement parler, mais je crois en l’univers. C’est-à-dire que je crois aux métaphores : l’univers est vieux de 13,7 milliards d’années ; dieu au sens monothéiste du terme en est la métaphore, jeune d’environ 6000 ans. Dieu est donc né il y a 6000 ans pour se substituer en tant que métaphore, en tant que concept plus facile d’accès, en tant que manière de parler et de penser, à l’univers de 13,7 milliards d’années. Y compris pour moi qui ne croit nullement en Dieu, Dieu est recevable en tant qu’idée, que concept, qu’image, que métaphore de tout ce qui est plus grand que nous – l’univers, la vie, la mort, l’humanité qui a commencé longtemps avant moi et se terminera longtemps après (« Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre Maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. », Pascal), le peuple, la connaissance, la nature (« Deus sive Natura » Spinoza), la danse (« Je ne croirai qu’en un dieu qui danse » Nietzsche), le ciel, la forêt, la mer, l’amour, l’avenir, le passé, le temps-qui-passe… (Pour consulter ce que Nietzsche pensait des métaphores en tant que visions du monde/fictions du monde, lire Vérité et mensonge au sens extra-moral). Sans aucun doute je me sens davantage frère des mystiques foudroyés par la révélation parmi des ruines antiques inondées de soleil, tel un Albert Camus dans Noces à Ibiza, ou bien au cœur d’une forêt, tel un Romain Rolland écrivant à Freud la fameuse lettre du 5 décembre 1927 où il évoque le sentiment de ne faire qu’un avec l’immensité du monde : « …le fait simple et direct de la sensation de l’éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles, et comme océanique) », que d’un Claudel, converti à Notre-Dame derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Moi qui vous parle j’ai connu une sorte de révélation devant le bureau des postes de Chambéry, c’est pour dire. Une forêt, une bourrasque, un bureau de poste ou même, à la rigueur, pour les moins imaginatifs, une église, tout peut servir de support à cette métaphore universelle qu’est Dieu. Exemples de métaphores usuelles (petit jeu amusant : dans chaque cas, vous remplacerez le mot Dieu par un autre qui vous semblera plus approprié) : À Dieu vat ! Dieu seul le sait. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Dieu te garde/protège/guide/bénisse. Dieu soit loué ! À Dieu ne plaise. Dieu m’est témoin.Chaque jour que Dieu fait. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » (Monseigneur Barbarin). « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » (François Villon) « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (Arnaud Amaury) Mon pauvre enfant, à présent ta maman est auprès de Dieu. Vaya con dios. Inch’Allah. God save our gracions Queen. Gottverdammt ! Dieu ait son âme. Dieu vous le rendra. Mon Dieu je jouis. Etc. En revanche l’espérance en Dieu en tant qu’être, vaguement anthropomorphe et traditionnellement plus viril qu’efféminé, doté d’une conscience, parfois d’une barbe, et surtout d’un quelconque intérêt pour ma petite personne, m’apparaît comme la manifestation du besoin infantile de croire que papa pense encore à moi lorsque je suis tout seul dans la nuit.
Qu’on ne s’y trompe pas : j’aime, j’adore et je respecte le pouvoir des métaphores (je suis écrivain), qui ajoutent du sens à nos visions du monde, et des visions à nos sens du monde… et nous rappellent à l’humilité, puisqu’il ne faut jamais oublier que la vision du monde n’est pas le monde. En cela, je peux dire que j’aime, j’adore et je respecte Dieu ou le petit Jésus, oui, pourquoi pas (même si je préfère Wakan Tanka). J’adule d’ailleurs la pensée magique en général pour ce qu’elle contient de poésie, mais je n’oublie pas qu’elle n’est pas le monde. Croire en la littéralité des métaphores : définition acceptable de tout délire.
Revenons à J’ai le hoquet/Dieu m’l’a donné/Petit Jésus/Je ne l’ai plus ! Repenser à cette mignonne comptine anti-hoquet, la réciter encore et la prescrire, me fait réaliser que Dieu et Jésus sont ici la métaphore d’autre chose. De quoi ? De la respiration. Du souffle. Et c’est tout sauf une nouveauté : le souffle, c’est l’esprit de Dieu depuis Job 33:4, et même depuis la première ligne de la Bible, La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux.
Ne confondons pas la vision du monde et le monde. Ce qui t’a donné réellement le hoquet, ce n’est pas Dieu, c’est un dysfonctionnement momentané de ta respiration (une contraction involontaire, spasmodique et coordonnée de tous les muscles inspiratoires (diaphragme et muscles intercostaux), associée à une fermeture de la glotte) ; ce qui t’a ôté réellement le hoquet par magie, ce n’est pas le petit Jésus, c’est le fait de bloquer et réguler ta respiration le temps de répéter à toute vapeur et en boucle une formule magique – le miracle opérerait de même si on remplaçait la mention de Dieu et de Jésus par le Monstre de spaghetti volant, Dracula, Manuel Valls ou Riri-Fifi-Loulou. La prochaine fois que tu choperas le hoquet, essaye avec J’ai le hoquet/Joseph Staline m’l’a donné/Nicolaï Ceausecu/Je ne l’ai plous, je te parie ma chemise que le tour sera joué.
Vive le blasphème ! Vive la chanson ! Vive l’enfance ! Vive la quiquette à Jésus Christ ! Vive la pensée magique ET vivent les Lumières ! Vive la laïcité ! Vive la République ! Vive la France ! Joyeux noël !
Boualem Sansal, écrivain qui se définit comme « caméléon égaré » et quel magnifique totem, de nationalité française lors de sa naissance en Algérie française en 1949, puis de nationalité algérienne à partir de 1962, puis à nouveau de nationalité française depuis 2024, vient d’être incarcéré par l’un de ses deux pays. Sauras-tu deviner lequel ?
Boualem Sansal est en danger. Boualem Sansal, comme Lewis Carroll, est écrivain et mathématicien, double casquette qui le prédisposait à écrire de la science-fiction au sens originel de ce terme, et qui l’a conduit a exprimer des vues tout-à-fait intéressantes, rationnelles ou ne serait-ce que raisonnables, sur des phénomènes imaginaires tels que la religion. Ce qui fait que je nourrissais des pensées fraternelles à son endroit lorsque j’écrivais Ainsi parlait Nanabozo, roman sur la religion dont le narrateur est mathématicien. Ainsi dans son roman (de science-fiction, tendance orwellienne) 2084 : la fin du monde Boualem Sansal a écrit :
« La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. »
Ou bien, il a déclaré ceci à la presse (Marianne, en 2011) :
« La religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’islam est devenu une loi terrifiante, qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’islam. »
Boualem Sansal est islamophobe.
Pourtant ce n’est pas pour cela qu’il est en danger, aujourd’hui. Boualem Sansal a plus d’un ennemi parmi les adorateurs d’amis imaginaires : les bigots certes, mais également les nationalistes algériens – car la patrie, elle aussi, est une mythologie sacrée. Boualem Sansal, qui, à 75 ans, fait régulièrement des allers-retours entre ses deux pays, la France et l’Algérie, est en danger parce qu’il s’est fait arrêter le 16 novembre dernier à l’aéroport d’Alger et mettre en détention, accusé d’« atteinte à l’intégrité du territoire national », autrement dit de terrorisme, crime passible de la prison à perpétuité selon l’article 87 bis du code pénal algérien. En effet, l’Algérie, atteinte comme tant de nations de ce poison qu’est le patriotisme, ne pardonne pas à Boualem Sansal ses déclarations anti-Algérie. Il critique régulièrement le régime algérien (sortie mémorable sur Arte en janvier dernier : « L’Algérie est une dictature », en toute simplicité), s’était fait autrefois un adversaire personnel de Bouteflika et de toute sa cour gérontocrate… mais il est allé dernièrement jusqu’à récuser à l’Algérie son statut même de nation, en résumant de façon très provocante la colonisation de l’Algérie par la France : « C’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire, mais coloniser un Etat, c’est très difficile. »
Voilà, très exactement, ce qu’est son crime : une atteinte au roman national. Un crime de lèse-majesté patriotique. C’est un peu comme si la France jetait en prison Pacôme Thiellement pour son génial L’Empire n’a jamais pris fin, prodigieuse anti-histoire-de-France où Thiellement égrène les crapules, bandits, barbares stupides, chefs de bande chanceux, arrivistes cyniques et sanguinaires qui en deux millénaires ont fait la France. Ainsi qu’en vérité l’on fabrique n’importe quelle nation, avant réécriture des évangiles et cristallisation des légendes dorées : par le meurtre des rivaux. Juste un exemple : l’histoire officielle de l’Algérie stipule qu’en 1962 uniquement les glorieux héros de la guerre d’indépendance ont pris et gardé le pouvoir – on passera prudemment sous silence la crise des wilayas, la prolifération des marsiens opportunistes (combattants du mois de mars, soit l’équivalent algérien des Résistants du mois de septembre ou de la dernière heure en 1945 en France), les épurations sanglantes, les disparitions par centaines des concurrents pour le pouvoir, sans parler des massacres de harkis. Mais a-t-on le droit de raconter ces histoires sales, de seulement critiquer le pouvoir passé ou présent, comme le fait Boualem Sansal en Algérie, sans se faire taxer d’« atteinte à l’intégrité du territoire national » ? La France n’a évidemment aucune leçon à donner en la matière : à l’époque de Le Chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971), le président de l’ORTF refusa de le diffuser à la télévision au prétexte que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » (sic). Si l’on admettait une bonne fois que le sens de l’histoire pour reprendre la funeste expression téléologique de Hegel, est une ligne de sang et de viscères, et non de pétales de roses, on serait moins obligé de cancéler après coup.
L’incarcération de Boualem Sansal est révoltante. Ce qui ne l’est pas moins, c’est la timidité de la gauche française, empêtrée dans ses pudeurs sur la question de la laïcité, à soutenir Boualem Sansal. Ce qui est plus révoltant que tout, c’est que seuls les élus français de droite et d’extrême-droite (à l’exception remarquable de Raphaël Glucksmann)réclament à haute voix sa libération, sautant sur l’occasion d’attiser une guerre des nations voire des races : Marion Maréchal dénonce un « État voyou guidé par sa haine de la France » (et allez, nation contre nation, fleur au fusil à l’ancienne !) et a le culot de proposer un « échange de prisonniers » entre l’écrivain et les « 3 500 vrais délinquants et criminels algériens dans les prisons françaises ». On est mal barré et on peut se demander où est passée, dans ces débats, la littérature, ce phénomène fragile, ambigu, transfrontalier et humaniste. Au fond d’une geôle, sans doute. En librairie aussi, mais seulement dans l’un des deux pays de Boualem Sansal.
Chambéry, rue Croix d’Or, dimanche 13 octobre 2024 – Photo Laurence Menu
« Même les végétariennes peuvent manger de la chatte. »
Ce slogan m’a fait éclater de rire lorsque je l’ai lu hier sur une pancarte, au-dessus de la tête d’une jeune fille qui défilait fièrement et c’est le cas de le dire. De passage à Chambéry, je me suis trouvé, sans l’avoir cherché, dans la même rue que la Gay Pride. Comme j’aime partout la Gay Pride, qui est à la fois une bonne cause et un événement théâtral, joyeux et excentrique, un carnaval plus sympathique que celui d’Halloween, je me suis calé sur le trottoir et sourire aux lèvres j’ai regardé passer le trémoussant cortège. Je me suis trémoussé avec lui. Et puis soudain j’ai interrompu trémoussement et sourire. J’ai tendu l’oreille vers des mots scandés un peu plus loin et s’approchant pas à pas au son du tambour : « Soli ! Soli ! Solidarité ! » Jusque là rien à redire, puisque je me sens parfaitement solidaire avec les LGBT-etc. ainsi qu’avec quiconque réclame qu’on lui foute la paix. Je suis pour qu’on foute la paix aux gens, en général. Sauf qu’une fois les scandeurs parvenus à mon niveau, j’ai entendu leur revendication jusqu’au bout : « Solidarité avec les Palestiniens ! » Et j’ai tiqué comme d’une fausse note dans le concert. Cette convergence des luttes m’a semblé suspecte, et ce mot d’ordre beaucoup plus problématique qu’un appel à bouffer la chatte d’une végétarienne. Incongru, par exemple, comme un slogan anti-trump dans une manif anti-nucléaire. (J’ai surtout l’impression que dans une manif anti-trump comme dans une manif anti-nucléaire, ou une manif anti-séquestration de Paul Watson, anti-disparition des abeilles, anti-limitation de la vitesse sur le périph, anti-nuisances sonores après 22h etc., on trouverait quelqu’un pour scander « Solidarité avec les Palestiniens ! »)
Entendons-nous. Bien sûr que je suis solidaire avec les Palestiniens et je n’avais pas besoin de la Gay Pride pour le savoir (je ne vais pas me dédire : je viens d’affirmer que je me sentais solidaire avec quiconque réclamait qu’on lui foutât la paix)… Bien sûr que ce qui se passe à Gaza est un cauchemar absolu (quiconque devrait pour s’informer visionner le film Gaza depuis le 7 octobre d’Aymeric Caron, en accès libre chez les Mutins de Pangée)… Bien sûr que Netanyahou est un criminel de guerre et un fou dangereux… Mais quel rapport entre le martyre palestinien et le combat pour la reconnaissance des droits des LGBT ? Sauf bien sûr si le sens implicite de ce louche slogan était : « Solidarité avec les gays, lesbiennes et trans persécutés et assassinés par le Hamas »… mais je crains que non, pas du tout, ce n’était pas là où ils voulaient en venir. Le sens du slogan était plus basique et mieux partagé : « les Palestiniens sont des braves gens, les Israéliens sont des salauds et peut-être même des Juifs » .
Je sais qu’existent des mouvements nommés « Queers for Palestine » ou « LGBT+ avec les Palestiniens » (groupuscules battus en brèche par d’autres associations LGBT qui les comparent à des dindes qui seraient à fond pour Noël, autre métaphore pas spécialement vegan-friendly – ce sont là des guerres internes, bon courage à vous les gars et les filles) mais pour ma part, vu depuis mon coin de trottoir d’hétéro, ce que j’y entrevois c’est seulement du parasitisme (une lutte profitant d’une brèche pour s’engouffrer dans une autre), de l’entrisme, de la manipulation de militants de bonne foi réduits au rôle d’« Idiots utiles », en fin de compte de la pure confusion, qui n’aidera aucune des deux causes. Peut-être même la confusion, la métonymie de toute la confusion de notre temps.
P. Reboud, M. Mazille, F. Vigne, sur fond de Parc de la Villeneuve l’automne
Assénons d’abord ceci pour dissiper tout malentendu : les stages de création de chansons que j’anime avec Marie Mazille (et parfois avec Patrick Reboud) ne sont pas (allez, ne sont pas uniquement) des prétextes sympas à calembours et à mirlitons, d’effrénées parties de rigolade et de gaudriole, d’aimables et inoffensifs divertissements pour bobos rimailleurs. On y trouve aussi, lorsque le besoin s’en fait sentir, de la tripe et du coeur. De la vache enragée et du drame. Du sang de la sueur des larmes. La rue et les affres. Des hymnes de deuil, de tragédie, ou de soutien au martyre de Gaza (oui, on a eu ça la dernière fois). Puisque les chansons sont aussi faites de ces ingrédients.
En accord avec nos propres valeurs aussi bien qu’avec celles des structures qui nous hébergent (Solexine, les Épicéas), Marie et moi essayons, chaque fois que cela est possible, de réserver dans nos stages une inscription gratuite : le « couvert du pauvre » ajouté au banquet, la place offerte au stagiaire solidaire qui, quelles que soient sa misère, sa figure cabossée et sa vie tourmentée, aurait l’envie, comme les autres, de pousser avec nous sa chansonnette. Lui aussi a des choses à chanter, bienvenue. Chacun ses impedimenta, comme dit Anne Sylvestre.
C’est ainsi que cette fois-là nous avons accueilli Eugénie, SDF, congolaise, sans papiers, sans revenus, portant en elle les terribles violences subies dans son pays d’origine (rappelons qu’on n’immigre pas en France pour le pur plaisir du grand remplacement mais parce qu’on est en danger de mort) puis dans les rues françaises. Très gentille mais très timide, Eugénie ne s’est pas livrée facilement. C’est à force de patience, de pudeur et de méthode pour qu’elle a accepté de nous confier son histoire et d’en faire la matière de sa chanson.
J’avoue avoir ramé la première fois que j’ai travaillé avec elle pour tenter d’élaborer un texte personnel : – Tu as l’habitude de chanter ? – Oui, je chante Jésus. – Et aujourd’hui, tu aimerais chanter sur quoi ? – Sur Jésus.
Je bloque, je me cogne à la clôture de ma zone de confort : a priori je me sens capable d’accompagner à peu près toute sorte de chansons, y compris de confession… mais pas confessionnelles. Nos ateliers sont laïques, entre autres choses. J’ai tenté de faire valoir à Eugénie qu’elle ne pourrait pas, du moins dans ce cadre-ci, consacrer une chanson à Jésus parce que je souhaitais qu’elle consacre sa chanson à elle-même ; Jésus appartient à tout le monde (y compris à moi qui l’admire sans croire une seconde à sa nature divine – nuance que j’ai évidemment gardée pour moi), tandis que nous attendions qu’elle livre plutôt quelque chose qui n’appartient qu’à elle.
Elle m’a alors raconté en détails son histoire. Et c’était tellement poignant, tellement brutal à chaque étape que j’avais du mal à prendre des notes. J’ai fini par lui demander : – Mais comment as-tu fait pour tenir pendant tout ce temps, pour ne pas te décourager ? – J’ai tenu grâce à Jésus. Sa réponse était tellement franche, rapide et bienveillante, comme si elle énonçait de bonne grâce une évidence à un mal-comprenant, que j’ai admis que, de son point de vue, parler de Jésus, c’était parler d’elle-même. Moi qui suis athée comme un arbre qui aurait poussé dans une chapelle en ruine (c’est-à-dire pas aussi absolument qu’il semble l’être), je respecte néanmoins la foi des autres et je vais même jusqu’à l’admirer lorsqu’elle est à ce point une force vitale. Il nous restait donc, à elle et moi, à agencer une chanson qui raconte bel et bien l’histoire d’Eugénie, qui n’esquive pas la présence décisive de Jésus à ses côtés tout au long de ses épreuves, mais qui ne cite pas Jésus. Comprenne qui pourra parmi ceux qui l’entendront. Une chanson (un poème, un texte en général) ne doit rien à personne et certainement pas d’être explicite. Voici le résultat :
Pas seule
Je souffrais trop dans mon pays J’ai décidé, je suis partie Je souffrais trop de mon mari J’ai décidé, je suis partie Mais je n’étais pas seule
J’ai vécu longtemps dans la rue Sans soutien, je n’étais pas crue Lorsque j’étais trop angoissée Lorsque j’étais abandonnée Mais je n’étais pas seule
Ce jour où j’étais déboutée Ce jour où j’étais dégoutée J’ai tourné les yeux vers le ciel Un seul ami m’était fidèle Et je n’étais plus seule
Je cherchais le sommeil en vain La paix du cœur, l’amour enfin J’ai demandé que faut-il faire Je cherchais un conseil, un frère Et je n’étais plus seule
J’ai regardé ma vie passée La patience il m’a conseillé J’ai regardé ma vie future J’ai l’espérance même si c’est dur
Jamais seule Jamais seule Jamais seule Jamais seule
Ma proposition de texte a semblé lui convenir et j’en étais soulagé (dans ce genre de configuration ma mission la plus délicate consiste à ne pas trahir) pourtant elle l’a mise de côté, sur le moment j’ai même cru qu’elle l’avait jetée. Car elle a préféré se consacrer à une chanson qui la fouaillerait moins douloureusement, et en guise de chanson personnelle, elle a réécrit et adapté une berceuse de chez elle, Un petit bébé, qu’on peut également écouter sur Soundcloud pour juger à quel point cette joyeuse centrifugeuse d’énergie est assez peu susceptible d’endormir qui que ce soit et tant mieux
Je croyais que l’histoire s’arrêterait là… Mais quelques semaine plus tard, lorsque son tour est venu d’entrer en studio pour enregistrer une chanson, Eugénie a ressorti ma feuille de papier. Et elle a eu le cran de chanter Pas seule. Tant mieux, on peut l’écouter, désormais. Bravo, Eugénie. Grâce à cet enregistrement tu es moins seule que jamais.
Rappel : prochain stage de création de chansons à Solexine les 14-15 décembre 2024.
Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.
1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)
Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?
2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.
La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime. Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre. La répétition générale. Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.) Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations. Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.
Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :
Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.
3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon : Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » . C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie. Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses. C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :
L’une des participantes les plus assidues et enthousiastes de nos ateliers de création de chansons est la pittoresque Chantal B., que je vous résume ici en trois gros traits : énergie de bulldozer, langage de charretière, coeur d’or. Or, durant notre dernier stage en date, le week-end passé, je l’ai observée à l’heure du repas attraper le pain et, machinalement, tout en regardant ailleurs et en participant à la conversation, dessiner de la pointe du couteau une croix sur la croûte, avant de débiter le pain en tranches et de le distribuer autour de la table. Il m’a fallu plusieurs jours pour identifier la réminiscence que ce geste discret avait fait remonter en moi. Lorsque j’étais enfant, je passais une bonne partie de mes vacances d’été dans le village natal de mon grand-père, Villar Focchiardo, entre Suse et Turin, Piémont italien. Là-bas, nous étions hébergés par la belle-soeur de mon grand-père, autrement dit la veuve de son frère aîné resté au pays au lieu d’émigrer en France. La grand-tante Lucinda, très gentille, très généreuse, très bavarde, très active à ses fourneaux, très grosse et très fière des enfants de sa lignée surtout s’ils étaient des garçons, bref cochant toutes les cases du cliché « Mamma italienne » que je ne connaissais pas, avait ce même geste, oui, ça me revenait à présent. Elle signait toujours ainsi sa miche de pain avant de la trancher et de la partager. Intrigué, j’attendais l’heure des repas juste pour la voir refaire ce geste (ainsi que, si je suis honnête, pour manger ses escalopes milanaises), pour assister encore et encore à ces deux caresses perpendiculaires au couteau, geste que personne n’accomplissait du côté français de la famille. Mon grand-père lui-même, farouchement athée et se méfiant des curés, jamais n’aurait cédé à pareil rite domestique et prandial relevant de la superstition et de la « bondieuserie » . Mais du haut de mes 6 ou 8 ans, et tout en avalant une escalope de plus (« Mangia ! Mangia ! » disait-elle en riant), j’aimais quant à moi beaucoup ce geste. Je le trouvais très joli en plus d’être exotique, rassurant puisque régulier, mystérieux et gracieux comme une passe magique – ce qu’il était assez exactement, au fond. Il m’a fallu des années ou peut-être des décennies avant d’identifier correctement la signification de cette bénédiction, qui a, pour ce que j’en sais, partie liée à la Cène et à ses obscurs symboles cannibales et sacrificiels (Mangez, ceci est mon corps, Matthieu 26:26). Mais déjà, à 6 ou 8 ans, je retenais confusément qu’il fallait traiter le pain d’une façon particulière, qu’il méritait un sort spécial : si le pain est avant chaque repas sacralisé, c’est parce qu’il est déjà sacré, la croix dessinée sur lui n’est qu’un rappel. Que le pain soit sacré parce qu’il est consubstantiel au corps d’un surnaturel Messie mort-vivant plein de super-pouvoirs me semblait et me semble toujours une calembredaine ; en revanche, que le pain soit sacré parce qu’il nous nourrit, apaise notre faim et nous procure du plaisir individuel et collectif, et tout ceci parce qu’en amont quelqu’un, très humain et pas plus divin que vous et moi, l’a préparé, pétri et cuit, et qu’un autre, plus tôt encore, a fait pousser du blé en cultivant la terre… Oui, voilà qui me semblait suffisant pour motiver un minuscule geste propitiatoire et reconnaissant, en deux traits de couteau qui signifiaient, ni plus ni moins, « Bon appétit » . En somme, à 6 ou 8 ans je tentais de réconcilier dialectiquement l’anarchisme libre-penseur de mon grand-père et la bigoterie de ma grand-tante : j’étais perplexe face aux dogmes religieux mais j’adorais les rites. Double disposition dont témoignent nombre de mes livres, de La Mèche à Nanabozo.
Voilà, joyeuses Pâques à toutes et tous, ceux qui croient au ciel, ceux qui n’y croient pas. Fête de Pâques qui, si vous voulez mon avis, est moins la célébration de l’improbable résurrection du Christ que la fête du chocolat. Gloire au chocolat ! Introduit en Europe environ 16 siècles après la crucifixion du Christ (plaignons-le, il n’en a jamais mangé), grâce aux vaillants et très chrétiens conquistadors qui ont exterminé les populations précolombiennes au nom du seul vrai dieu (et de l’or) !
Le cycle des saisons, figure B : Le rapt de Proserpine (Perséphone) par Pluton (Hadès), sculpture par Le Bernin, 1621-1622. Galerie Borghese, Rome.
Ces jours-ci j’enchaîne les classes, à qui je raconte des mythes grecs. J’adore ça, même si je suis conscient qu’à notre époque parler des « dieux » dans un cadre scolaire est affaire délicate qui réclame quelque doigté (cf. cette archive au Fond du Tiroir). Je remplis ma mission pédagogique en commençant par rappeler que les histoires, toutes les histoires, notamment celles des dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : celles de Dieu) découlent toujours de l’observation de la nature. Prenant comme exemple le cycle des saisons, je fais remarquer qu’on peut expliquer ce phénomène naturel, comme tous les autres, de deux façons, selon deux storytellings (évidemment je n’emploie pas ce mot). Soit par la science, et cela prend des siècles de méthodes et d’hypothèses avant de comprendre la révolution de la Terre autour du Soleil, et les variations d’exposition dues à son axe qui n’est pas droit mais incliné de 23,4° ; soit par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu), qui sont comme chacun sait à l’œuvre derrière toute chose. Explication poétique, symbolique et tout-à-fait digne d’intérêt, qui n’est pas « vraie » mais ce n’est pas cela qu’on lui demande, et c’est ainsi que je narre l’histoire de Perséphone, jeune fille coupée en deux, et coupant en deux l’année : elle est vouée à passer six mois sous terre aux côtés de son époux le roi des Enfers, puis six mois sur terre auprès de sa maman Déméter qui, de joie, accepte à chaque printemps de réchauffer la terre et permettre à nouveau l’éclosion de la végétation. J’espère rendre les enfants sensibles à la beauté de cette image qui n’est pas « vraie » : qu’est-ce que l’hiver, avec ses paysages désolés, ses arbres secs, ses horizons décolorés et sa nature éteinte ? C’est le chagrin d’une déesse à qui l’on a ravi sa fille. Je m’applique à ne pas opposer l’explication scientifique et l’explication mythologique de façon manichéenne, la bonne contre la mauvaise : je n’oublie jamais que les deux sont bonnes si on ne prend pas l’une pour l’autre. Les anciens Grecs étaient grands scientifiques autant que grands conteurs et, va savoir, peut-être qu’il fallait l’un pour alimenter l’autre, et c’est la réunion des deux qui a créé cette civilisation – la nôtre, un peu. Naturellement, comme l’âge de mes interlocuteurs varie du CP jusqu’au CM2, je m’adapte à chaque séance. Je ne dis jamais tout. Je passe notamment sous silence les aspects les plus louches de « l’histoire d’amour » entre Perséphone et le sulfureux Hadès, dieu des Enfers. Il tombe amoureux de Perséphone et l’épouse ? Okay, si l’on veut. Mais l’on pourrait aussi bien raconter qu’il l’enlève et la viole, puisque jamais Perséphone n’a son mot à dire. On pourrait aussi rappeler que ce barbon masculiniste toxique infernal n’est autre que le tonton de Perséphone, puisqu’il est de la génération des Cronides, par conséquent frère de Déméter et de Zeus. Mais l’on n’est pas obligé. Je raconte, je choisis. Car cette distinction capitale aussi, je tente de la leur faire comprendre, ou du moins sentir : tandis que l’explication scientifique est universelle et unifiante, la révolution de la Terre étant unique et indiscutable, en revanche l’explication par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu) est variable à l’infini, à la discrétion de celui qui raconte, puisqu’elle est imaginaire. Les réactions des mômes, outre un émerveillement très naturel, très sain et très gratifiant, sont d’une maturité confondante. Ils posent des « bonnes questions » , du genre très difficile, sans réponse évidente. Ils me demandent par exemple si les Grecs croyaient à ces histoires ! (coucou Paul Veyne.) Plus difficile encore, ils me demandent si des mythes existent encore à notre époque. Je pourrais me lancer dans un vaste débat au cours duquel je les perdrais, où je suggèrerais que notre époque regorge de revendications identitaires, par conséquent d’histoires des origines, c’est-à-dire, littéralement, de mythes… Mais je me contente de savourer leur niveau de réflexion, leurs questions qui provisoirement resteront sans réponse, et je me dis que tout espoir n’est pas perdu.
Illustration : Philippe Vuillemin, prince du bon goût.
Je ne comprends pas trop pourquoi il semble si difficile en France de se mettre d’accord sur une définition de la notion de laïcité, sans l’affubler d’on ne sait quel qualificatif qui la relativise et l’amoindrit (inclusive, ouverte, positive, plurielle… comme si la laïcité était, par nature, excluante, fermée, négative et totalitaire, soit à l’image de la première religion venue).
J’estime que la définition de la laïcité est très facile à trouver : il s’agit très littéralement (loi de 1905) d’un principe qui établit une hiérarchie entre l’État et la religion. Explicitons pour qui n’aurait pas compris : la religion est placée en-dessous (en-deça) de l’État.
La laïcité consiste donc, je le répète c’est simplissime, à (re)mettre la religion à sa place, qui est celle de l’intimité, de l’échelon individuel et introspectif. Attendu que les fois religieuses sont diverses, a priori incompatibles, et qu’aucune n’est en mesure de l’emporter sur les autres par la simple puissance de sa démonstration factuelle (l’existence de Dieu n’est ni plus ni moins avérée que celle d’Allah ou de Yahvé, non plus que celle de Brahmā, celle de Wakan Tanka le Grand Esprit, celle d’Ahura Mazda, celle du Monstre Volant en Spaghettis, celle des leprechauns, celle de la Force et de son côté obscur, celle des mânes des ancêtres, ou celle de la Dame Blanche) ; attendu qu’il est impossible de construire un projet politique commun sur une seule de ces fois dès lors que des individus appartenant au même corps social revendiquent, dans des proportions diverses, toutes les autres, et que chacun s’estime détenteur de la vérité ; il ressort que la religion concerne l’individu et non la société, et qu’il faut la maintenir la plus éloignée possible de ce qui est commun à tous : la loi. C’est ici que le principe d’une hiérarchie (et, donc, le principe de la laïcité) s’impose par l’évidence : la loi étant la même pour tous tandis que la foi étant l’affaire de chacun, la loi est au-dessus des religions, CQFD.
La loi est non seulement au-dessus des religions, mais, depuis ce surplomb, elle les protège (loi de 1905 encore, article 1 : « l’État garantit l’exercice des cultes »). C’est ainsi que la laïcité est, ni plus ni moins, une liberté, accordée à tous les citoyens (et non, comme veulent le faire croire ses détracteurs, une oppression, fasciste, raciste et néocoloniale). Liberté que je propose de définir ainsi :
Version un, périphrases incluses : libre à chacun, dans le secret de son âme (pour peu qu’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore de toute vie intérieure et poétique), de prier Dieu (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du monde, du destin, de l’unicité de l’univers, de la Nature, de ce que l’on voudra de plus grand, plus durable et plus global que nous), de mener son existence en évitant de pécher (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du mal prodigué à autrui et au monde), afin de travailler à son salut et/où à sa grâce (pour peu que l’on croie à la réalité de ces deux concepts autrement que comme des métaphores d’une vie bonne, heureuse, saine, sereine et généreuse) et d’ainsi préparer sa vie éternelle (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore des souvenirs que l’on laisse dans la mémoire de ceux qui nous survivent).
Version deux, écourtée, délestée de toutes les périphrases : libre à chacun, dans le secret de son âme de prier Dieu, de mener son existence en évitant de pécher, afin de travailler à son salut et/où à sa grâce et d’ainsi préparer sa vie éternelle.
La laïcité, c’est : prie si tu veux, et personne ne te fera chier ; mais réciproquement ne fais chier personne avec ta prière.
Voilà, il me semble que présentée ainsi, la laïcité est simple, claire, équitable, raisonnable, et c’est ainsi qu’il faudrait la présenter aux enfants et aux jeunes citoyens – c’est ainsi que je me proposerais volontiers d’aller la leur présenter moi-même, si j’avais le moindre espoir qu’on me sollicite jamais, cf. cette archive 2017 au Fond du Tiroir). J’en viens à me demander si les personnes qui estiment que la laïcité est plus compliquée et problématique que ça n’auraient pas un intérêt à ce qu’elle soit plus compliquée et problématique que ça.
Ceux qui estiment qu’elle est plus compliquée et problématique, et que la religion doit bénéficier d’un respect supérieur (à la loi, notamment) sont, à mon sens, les victimes de l’un ou l’autre de quatre processus psychiques extrêmement dangereux, quatre biais cognitifs qui faussent le jugement :
– Le premier de ces processus psychiques dangereux est, bien sûr, la religion elle-même. Une frange de la population, qui aimerait se faire passer pour majoritaire alors qu’elle est minoritaire, croit en Dieu (dernier sondage Ifop en date, 2023 : à la question Croyez-vous en Dieu, les Français répondent non à 56%) ; au sein de cette minorité, une frange encore plus minoritaire et extrêmiste estime que leur religion perso devrait prendre le pouvoir – en somme mettre un terme à la laïcité. – Le deuxième de ces processus psychiques dangereux est (comme les suivants) le propre des non-croyants. Il s’agit de la trouille. La terreur comprise étymologiquement et traditionnellement dans le mot « terrorisme » : certains non-croyants respectueux de la foi des autres sont, pour le dire autrement, intimidés par les religions. Ils ne « respectent » les religions que lorsque les religions les « tiennent en respect », au besoin avec une kalachnikov ou un couteau de boucher (exemple : la consigne « pas de vague » dans l’Éducation Nationale peut être interprétée non comme une manifestation de laïcité, mais comme une manifestation de trouille, par conséquent d’anti-laïcité). – Le troisième processus psychique est plus insidieux, moins manifestement veule, plus barbouillé de vertu et maquillé de tolérance, bref beaucoup plus contemporain, plus « jeunesse du XXIe siècle », en cela il est un marqueur générationnel : l’admiration. Il conviendrait de respecter les religions au prétexte qu’elles seraient intrinsèquement respectables, ayant trait aux mystères qui nous dépassent, au sacré. Cette admiration repose, outre sur un complexe d’infériorité et sur le besoin d’échapper au matérialisme régnant dans notre malheureuse société de consommation, sur une grave confusion logique qui pose, en une équation tout-à-fait frelatée, religion = spiritualité = sagesse = esprit supérieur éclairé. Chacun de ces trois signes « égal » est à interroger soigneusement (je le ferai quand j’aurai le temps). – Le quatrième de ces processus psychiques dangereux, enfin, est le plus pernicieux, le plus cynique : le calcul politique, mâtiné de culpabilité post-coloniale. Il est le propre de la France Insoumise, qui voit dans les musulmans, catégorie fantasmée, une réincarnation du prolétariat, des damnés de la terre à libérer, et surtout un réservoir de voix.
Ces quatre processus psychiques dangereux dessinent les contours des quatre ennemis de la laïcité, assez différents mais aboutissant au même résultat : l’injonction de, surtout, ne pas critiquer les religions, admettre leur préséance, et ne pas blasphémer. Or condamner le blasphème (le condamner judiciairement ou « seulement » moralement), c’est placer la religion au-dessus de la loi. Donc c’est la mort de la laïcité.
La laïcité n’est pas ringarde, elle est un combat qu’il faut mener aujourd’hui, le 9 décembre ainsi que le 364 autres jours.
Par ailleurs : l’un des énormes avantages de la laïcité est de pouvoir se passionner pour l’histoire des religions sans arrière-pensée dogmatique, et même, tout simplement, d’accéder à cette histoire, à cette connaissance-là, sans se cogner contre le mur du sacré. L’histoire des religions est une aventure humaine (et non divine) de premier ordre, pleine de bruit et de fureur, une histoire qui a contribué à construire le monde dans lequel nous vivons. Une fois encore Pâcome Thiellement, conteur et exégète, m’épate avec deux épisodes de sa série L’empire n’a jamais pris fin : Jésus contre le christianisme, puis Marie-Madeleine ou comment l’Église est devenue l’Empire.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
Commentaires récents