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Articles taggués ‘L’Echoppe enténébrée’

Le standing du poète

22/12/2023 Aucun commentaire

Cette nuit, j’avais enfin pris une décision, et il faut bien avouer qu’il était grand temps à mon âge, quant à ce que je ferais dans la vie : j’allais réouvrir le bistro que tenait ma grand-mère dans sa jeunesse.
Je me retrouvais, ainsi qu’il m’arrive souvent la nuit, dans sa cuisine, mais cette fois-ci avec la ferme intention de réaménager l’agencement de la pièce afin de lui redonner sa fonction d’autrefois et accueillir des buveurs.
Voilà qu’entre un groupe, constitué d’un homme et de cinq ou six femmes, tous assez âgés. Ah ! Je suis pris de court, je n’avais pas prévu de recevoir des clients aussi vite, mais je ne vais tout de même pas les foutre dehors alors que c’est le premier jour, au contraire, il faut leur souhaiter la bienvenue.
Je les invite à s’asseoir, je vérifie qu’il y a assez de chaises autour de la table en Formica, au cas où je vais en chercher deux supplémentaires dans la salle d’à côté. Au sein de ce groupe, je repère un couple « à la Dubout » : une femme forte, sévère, énorme et débordante, qui s’installe en bout de tablée, et un homme malingre, chenu, souriant. Les autres femmes qui les accompagnent sont des personnages secondaires, preuve en est qu’elles ne disent rien, se contentant de consulter leur téléphone en silence.
J’hésite à leur dire « Vous êtes mes premiers clients, ça se fête ! » mais je renonce parce que le couple est déjà engagé dans une conversation, où d’ailleurs la femme est seule à parler. La femme évoque les poèmes « magnifiques » qu’écrit son mari et qui ne peuvent que lui assurer la gloire ou, à tout le moins, respect et standing. Elle précise, cette fois à mon attention puisqu’elle me jette un coup d’oeil autoritaire : « Mon mari n’est pas n’importe qui ! » Le minuscule mari, quant à lui, se contente de sourire modestement derrière sa moustache blanche, de hocher la tête, baisser les yeux et montrer ses paumes.
Je leur demande tout de même : « Qu’est-ce que vous voulez boire ? »
La femme répond la première, levant le menton et pinçant les lèvres : « Une infusion de jojoba. »
Une infusion de quoi ? Je n’ai jamais entendu ce mot, à part peut-être à propos de shampooing.
« Heu… Je vais vérifier qu’il m’en reste… »
Je farfouille fébrilement dans les placards au fond de la pièce tout en me disant zut zut zut je ne suis pas assez préparé, ce métier ne s’improvise pas, j’aurais dû anticiper les stocks d’infusion de jojoba. Évidemment, je ne trouve pas de jojoba, mais au moins mets-je la main sur deux vieilles boîtes en carton de tisanes, datant de ma grand-mère. Je reviens à table en disant « Désolé, je n’ai que tilleul ou verveine. » La femme écarquille les yeux et affiche une moue de mépris. Son regard fait des allers-retours entre son mari et moi comme pour me signifier « Ce taudis sans jojoba est indigne du prestige de mon mari et de ses poèmes ».
Le petit mari tente de calmer le jeu, et me dit tout sourire : « Je serai moins compliqué, monsieur, je me contenterai d’un café, si vous voulez bien. »
Bon, un café, je devrais pouvoir faire ça. Mais où est le percolateur, déjà ?
Je me réveille.

Oh, non ! Encore une idée géniale !

08/12/2023 Aucun commentaire
Helena Bonham Carter dans Sweeney Todd, Tim Burton, 2007

Cette nuit m’est venue, ah ben tiens ça faisait longtemps, une idée de suicide marketing pour dilapider l’argent que je n’ai pas et ruiner une bonne fois pour toutes le Fond du Tiroir : je vais éditer une bouteille de vin !
Plus exactement un livre-bouteille de vin, ah ah ah c’est génial, l’idée m’excite à fond, j’ai déjà fait un livre-CD et un livre-DVD mais c’était banal, déjà vu mille fois, un livre-vin qui a déjà fait ça hein ? Et signé Vigne en plus, et bien malin qui saura si le vin est le produit accompagnant le livre ou réciproquement, il n’y aura qu’un seul ISBN, ah oui au fait je n’en ai plus il faut que je pense à redemander un ISBN à l’AFNIL, et aussi à dégoter quelque part un outil de présentation pour poser sur ma table dans les salons du livre. Ah ah ah !
Je me rappelle avoir vu dans la vitrine d’une boutique, dans les hauteurs de la ville exactement l’objet qu’il me faut, un magnifique support de bouteille en fer forgé, une partie ronde et horizontale, une partie verticale et toute en volutes, à moitié rouillé ce qui lui donne des reflets rouges et moirés, enfin idéal, j’espère qu’il n’a pas été vendu depuis la dernière fois.
Je me perds dans les transports en commun et je peine à retrouver la bonne boutique dans ce quartier que je connais très mal… Mais enfin je parviens devant la vitrine : formidable, je distingue l’objet ! Il est au milieu d’un fatras poussiéreux d’ustensiles plus ou moins identifiables, bibelots informes, livres jaunis, animaux empaillés, mannequins de couturiers, outils dépareillés, cartons à chapeaux, boules de noëls, jeux de clés, machine à coudre et machine à écrire (ou bien s’agit-il d’une seule machine multifonction ?). Je porte ma main au front en visière : la lumière est éteinte. Le magasin est-il fermé ? Je pousse tout de même la porte, qui grince.
De l’arrière-boutique surgit la propriétaire, qui appuie sur l’interrupteur afin d’illuminer l’échoppe. Bon sang, c’est le sosie d’Helena Bonham Carter ! On m’avait pourtant bien prévenu qu’elle était un peu sorcière sur les bords et qu’il valait mieux ne rien acheter chez elle ! Elle est très jolie mais fait un peu peur, elle fronce les sourcils et sa voix est rauque.
« Vous désirez ?
– Heu un support à bouteille que j’ai vu dans votre vitrine heu celui-là-là mais heu les prix ne sont pas affichés heu combien ?
– Je vois que monsieur est connaisseur. Entrez, faites comme chez vous, je vais le nettoyer pour vous. »
Elle se baisse pour empoigner l’objet, souffle pour dissiper la poussière puis m’invite à la suivre dans l’arrière-boutique. Je lui emboîte le pas sans vraiment réussir à me concentrer sur les phrases qu’elle m’adresse, elle me dit que je ne vais pas partir comme ça, elle insiste pour me retenir à dîner, je n’ai qu’à m’installer à table.
Je m’assois, mais juste le temps qu’elle ait apprêté mon support de bouteille ensuite je file j’ai vraiment à faire, je ne vais tout de même pas manger avec elle, ce ne serait pas prudent. Elle revient et pose avec fracas sur la table un lourd plat de service puis me dit : « J’espère que vous aimez le saumon ? »
Je regarde dans le plat. Le saumon, énorme, presque un mètre de long, est cru. Non seulement cru, il est vivant, il tortille de la queue.
Cette fois c’en est trop, je me réveille.

Foncer dans le nuage

26/11/2023 Aucun commentaire

Cette nuit, je marchais le long du Rhône. Je trouvais dommage de ne voir ni poisson ni oiseau, ni même végétation sur les rives, seulement du béton et de l’eau morte, mais en somme j’étais, ah, bah, résigné, je regardais simplement les vagues sur le fleuve en me demandant quel bateau que je ne voyais pas les avais créées il y a longtemps. Et puis au moins, il faisait beau.
Soudain, une explosion fait trembler le paysage, et un panache de fumée grise s’élève à l’horizon. Je dois m’enfuir. Je me mets à courir. Mais pas pour m’éloigner de la fumée, au contraire je cours comme un dératé dans sa direction, loin en amont. Je suis rongé par le sentiment de l’urgence, mais urgence de quoi pour me précipiter ainsi vers la gueule du loup ? Il faut croire que j’ai quelque chose à sauver « là-bas ».
Je me réveille quand je pénètre enfin le nuage radioactif et que tout devient gris.

Nous n’emporterons rien

16/11/2023 Aucun commentaire

Cette nuit, comme il m’arrive souvent la nuit, j’étais chez ma grand-mère. Comme elle est morte depuis presque vingt ans je saisis souvent cette occasion d’aller discuter avec elle.
Or ce jour-là (en pleine nuit) il se tenait dans la cour de sa maison une sorte de fête du village où j’avais accepté de tenir un stand de livres. Au beau milieu de la cour, j’avais installé des tréteaux, une planche, une chaise, et mes piles de livres. Je me résignais à l’idée que je ne vendrais rien, d’ailleurs pour le moment j’étais absolument seul, mais, bah, j’étais content d’être dans cette cour, cela faisait bien longtemps que je n’étais pas revenu au village (à part la nuit).
Mais la pluie se met à tomber. Je rapatrie en vitesse tout mon bazar dans la cuisine attenante, qui est bondée. Il y a là ma grand-mère, ma tante, mes cousines, et diverses personnes qui se croisent l’air affairé, et que je ne connais pas. Le temps que je réinstalle toutes mes affaires sur une estrade qui, je le vois bien, gêne le passage, je m’aperçois qu’il ne reste plus sur ma table que divers exemplaires de démonstration, défraîchis, déjà lus, cornés, découpés, tachés, dépareillés, et des piles de marque-pages. Alors cette fois, c’est sûr, je ne vais rien vendre puisqu’il n’y a strictement plus rien de présentable à vendre.
Je me mets en colère, je dis à voix haute : « Qui a pris mes bouquins ? Où les avez-vous rangés ? » mais tout le monde vaque et personne ne répond. Je fouille partout, dans les placards, notamment celui où il y avait la bouffe du chien, je me dis que puisqu’il n’y a plus de chien c’est peut-être devenu un rangement pour des cartons, c’est pas possible ils sont forcément quelque part ces foutus livres, je passe la porte de droite vers le garage, je cherche tout autour de la Diane jaune de mon grand-père, rien, je passe la porte de gauche vers « la salle », je regarde sous la table, derrière les fauteuils et le canapé… Rien de rien. Je suis excédé.
Je retourne dans la cuisine les nerfs à vif et soudain je vois mon père, assis dans le fauteuil près de l’entrée, pépère, somnolant, ayant conservé son manteau comme s’il s’apprêtait à repartir, devant lui se tiennent deux énormes valises à roulettes, hautes de près d’un mètre, bourrées à craquer : tous ses bagages sont là. Je m’emporte contre lui et l’engueule : « Mais c’est quoi, encore, ça ? Tu débarques encore une fois sans prévenir, avec tous tes bagages, et je suppose que tu attends qu’on te redescendes à Grenoble ? Bon dieu mais tu ne peux pas téléphoner, non ? Tu ne peux pas nous demander ? Qu’on s’organise ? Je ne sais même pas si elles vont rentrer dans ma voiture, moi, tes valises ! »
Il ne bouge pas. Ma compagne est derrière moi. Elle m’attrape le bras et me dit doucement : « Arrête, calme-toi. Ce n’est pas la peine de crier. »
Elle pointe du doigt les deux valises que j’ai vues mais peut-être pas comprises. « Tu vois bien : il part. »
Je me réveille.

Ce sont nos bagages, « pourtant nous n’emporterons rien » comme disait Maximilien Bertram dans les Giètes.

McCarthysme

13/06/2023 Aucun commentaire
Moi, déambulant le long de la route effondrée entre Miribel-Lanchâtre et Saint-Guillaume, juin 2023

Cormac McCarthy n’est plus. En hommage, rediffusion au Fond du Tiroir d’un article de 2009, toujours d’actualité.

J’ai lu, durant le long hiver 2007-2008, La Route, roman de Cormac McCarthy – sur les conseils concomitants de deux lecteurs avisés n’ayant aucun lien entre eux, messieurs Yann Garavel et Jean-Marc Mathis. Lorsqu’une préconisation surgit simultanément de deux horizons séparés, mieux vaut la prendre au sérieux. Si je donne les noms de ces deux gentlemen, c’est pure gratitude.

Car depuis ces années écoulées, je pense à ce livre, non quotidiennement, ce serait insupportable, non régulièrement, ce serait de la préméditation, mais enfin, très souvent. Et sans sommation. Des visions me prennent soudain, me reviennent de loin derrière ou m’arrivent de demain, je ne sais pas. En roulant sur l’autoroute. En mangeant une pomme. En regardant mes enfants. En regardant un arbre. En poussant un caddie dans un supermarché. En ouvrant une boîte de conserve. En me retrouvant seul, même accompagné. En contemplant un paysage, n’importe quel paysage, pour en ressentir très profondément, à en pleurer, sa fragilité, la mienne aussi, sa beauté en train de mourir.

Quel est donc ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore telles sensations ? Tels effrois physiquement ressentis, et telle conscience viscérale (L’horreur ! L’horreur !) de notre rapport tragique au monde ? Quel est donc ce roman qui vous retourne l’œil ?

Et ce n’est pas tout. Cette nuit, j’y étais, sur La Route.

J’étais dans ce monde gris et mort, j’étais seul et tapi dans un terrier de cendres, j’espérais que les miens étaient encore vivants mais je n’avais aucun moyen d’en être sûr, je savais que les alentours étaient dangereux, j’étais squelettique et en haillons, je faisais partie d’un groupe qui m’avait relégué, un groupe cruel et dur et violent, mais censé protéger ses membres d’un autre groupe plus cruel, plus dur et plus violent, qu’on ne voyait pas, qu’on entendait parfois, dont la menace obligeait à rester caché, couché, prostré dans la boue grise… Finalement, je me suis tout de même levé, rassuré parce que j’avais en poche l’outil qui me permettrait d’aller voir plus loin : le précieux passe-partout [il s’agit de mon trousseau de clés professionnel, qui ouvre toutes les portes du centre culturel qui m’emploie], j’avançais dans la boue grise en tâtant ce sésame à travers ma poche et en écoutant chaque écho de la forêt défunte, pelée, sans feuille, et chaque coup de mon cœur… Je suis parvenu devant une palissade hétéroclite, amoncèlement de planches de chantier, et là, à moitié dissimulée, une porte. Ma clef est entrée dans la serrure, j’ai tourné la poignée, je suis entré. Entré dans quoi ? Derrière la porte, j’étais toujours dehors. Au-delà, le même paysage continuait, identique, plus vallonné peut-être. J’ai entendu un cri : « Un espion ! » J’ai répondu d’une voix très faible : « Je ne suis pas un espion… Je n’ai pas d’arme sur moi… » Alors, des individus aussi squelettiques que moi, aussi sales, pareillement en haillons, ont fondu sur mon corps, m’ont encerclé, ont commencé à me palper, à soupeser mes maigres muscles, mes jambes, mes bras, et je comprenais parfaitement à quelle fin ils me jaugeaient ainsi. Or ils étaient tous des enfants. Aucun n’avait plus de treize ans.

Et je me suis réveillé, en sueur, le cœur battant très fort d’être vivant.

Quel est donc que ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore des cauchemars ?

Un chef d’œuvre, sans aucun doute, voilà la réponse.

Il paraît qu’ « ils » vont en faire un film, non parce que c’est un chef d’œuvre, ce qui serait une raison extraordinaire, mais comme d’habitude pour la raison ordinaire : parce que le livre a eu du succès. Je ne vois pas l’intérêt. Les pouvoirs de la littérature sont une chose ; ceux du cinéma, très grands et tout aussi respectables, en sont une autre, et ces deux choses mélangées dans le pot commun du box-office ne sont pas forcément des ingrédients compatibles. De quoi gâter le goût, aussi bien. Je n’irai pas voir ce film, de même, et à peu près pour les mêmes raisons, que je ne suis pas allé voir un autre film évoqué ici. À quoi bon ? Des images, j’en ai déjà, plein la tête, plein la nuit.

Peut-être-Prague

04/03/2023 Aucun commentaire
Praga Magica d’Angelo Ripellino, collection Terre Humaine.
Mon frère m’a offert ce livre dans les années 90.

Cette nuit, je me trouvais dans une capitale d’Europe de l’Est, je crois que c’était Prague mais comme je n’ai jamais mis les pieds à Prague, je ne pouvais en être absolument certain. J’arpentais les rues, je n’osais pas demander aux passants une confirmation de cette localisation, la question Pardon sommes-nous bien à Prague ? semblerait ridicule à n’importe qui, moi compris, je craignais de me faire rembarrer aussi bien en cas de réponse positive que de réponse négative, d’ailleurs comprendrais-je seulement la réponse, je ne parle pas un mot de pragois, je ne voulais pas me mettre dans l’embarras.

J’étais venu à Peut-être-Prague assister à un colloque international sur les conséquences du réchauffement climatique et je venais d’en sortir, tétanisé, j’avais besoin de prendre l’air, j’étais resté très frappé par la communication donnée à la tribune (en français et non en pragois, heureusement) par Pacôme Thiellement. Celui-ci avait expliqué, powerpoint à l’appui, que l’un des effets du réchauffement était le détachement de l’Afrique du Nord qui, désormais, se déplaçait de façon chaotique et imprévisible en Méditerranée, comme un continent mobile, comme une île qui se déplace (Pacôme Thiellement précisait qu’heureusement nous étions prévenus de cette situation grâce à Lost). Ce continent à la dérive venait à vive allure se cogner aux côtes méditerranéennes, rebondissait comme une boule de flipper en provoquant des tremblement de terre, et le récent séisme turc était l’avant-garde de ce à quoi nous devions nous préparer en Grèce, en Italie, en Corse…

Marchant dans les rues de Peut-être-Prague, je remâchais cette perspective terrifiante en me demandant si Peut-être-Prague était suffisamment loin de la mer pour être à l’abri du danger? Mais à présent il fallait bien que je rentre chez moi, sauf que c’était où « chez moi » à Peut-être-Prague ? Ah, oui, ça me revenait, j’habitais un peu plus loin, dans un immeuble un peu délabré, sans ascenseur, que mon frère venait d’acheter à fin de location. J’habitais là, avec mon frère et E., qui était sa copine durant les années 90 et que je n’avais pas revue depuis 30 ans, à l’époque nous étions tous les trois étudiants, dans un appart qui occupait tout un étage, et qui était conçu en U, sur trois côtés, tout autour d’une cour intérieure : lorsque j’étais dans ma chambre, je pouvais par la fenêtre voir la leur de l’autre côté de la cour. Et justement voilà mon frère, penché à sa fenêtre, de son côté de la cour. Il me demande comment ça va. Je n’ose pas lui parler du continent mobile et de la boule qu’il m’a laissé dans la gorge. S’il investit dans l’immobilier c’est qu’il a confiance dans l’avenir. Mais tout de même mon frère finit par me rappeler que mon hébergement est une solution provisoire, il me fait bien comprendre que cet immeuble il l’a acheté et qu’aussi longtemps qu’il me cède une chambre il perd un loyer, il veut bien me dépanner mais il serait temps que je me trouve autre chose. Je répondais Oui d’accord mais moi je ne connais personne à Prague ! Or quand je prononce ce dernier nom il fait une drôle de tête, penché à sa fenêtre les deux mains sur le rebord, il écarquille les yeux, j’ai dit une bêtise ? Peut-être bien que nous ne sommes pas à Prague, finalement…

Je referme ma fenêtre et je sors. J’espère que je ne vais pas croiser mon frère dans le couloir. Me revoilà dans les rues. Mon seul espoir est de tomber sur une personne de ma connaissance, qui parlerait ma langue et serait prêt peut-être à m’héberger. Or voilà que ce miracle advient : au détour d’une rue, je tombe sur Antoine, mon ami d’enfance, qui est devenu le directeur du musée Berlioz de la Côte-Saint-André. Ça alors, Antoine ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu fais à Prague ? Quand je prononce ce dernier nom il fait une drôle de tête, fronce les sourcils, ai-je encore gaffé avec cette histoire de Prague ?… Il n’est jamais venu à Prague, Berlioz ? Peu importe, je change de sujet, je suis content de le revoir, c’est inespéré, j’engage la conversation : Alors Antoine, toujours berlioziste à fond ? La Marche au supplice et tout le tremblement ?
Soudain je me rends compte de son accoutrement. Antoine est déguisé en Napoléon. Il n’a pas son bicorne, il est tête nu, mais porte son uniforme d’apparat, habit vert avec épaulettes, pantalon blanc, bottes jusqu’aux genoux et gilet à boutons. Il s’est même fait la mèche à la gomina. Mais… Qu’est-ce que tu fais en Napoléon, voyons, Antoine ? Quelle drôle d’idée Napoléon à Prague ?
Il éclate de rire et me dit : « Ah, tu vois, Berlioz mène à tout ! On m’a consulté à propos des liens entre Berlioz et Napoléon, en préparation d’un film en tournage ici. Et de fil en aiguille c’est moi qui ai décroché le rôle. Tu imagines, à mon âge, commencer une carrière au cinéma ? »
Voilà qu’il repart d’un gigantesque rire qui fait se retourner les passants.

Puis je me réveille.

La nuit sera verte et brune

04/12/2022 2 commentaires

Cette nuit je me trouvais dans une cuisine bondée où je regardais des femmes éplucher des légumes et où je les écoutais discuter politique. Les éplucheuses s’adressent soudain à moi, me mettent la pression en me disant « C’est à toi de jouer ! », et oui, ça me revient maintenant, j’ai des responsabilités politiques, je me suis engagé, il faut assumer et y aller. Cette cuisine prépare le repas d’un symposium consacré à « Tradition culturelle et extrême droite ». Et je me retrouve à présent à la tribune, sur une estrade, face à une salle des fêtes clairsemée et des chaises en plastique. À ma gauche se tient une jeune fille qui tient un discours militant, dogmatique, très véhément et très brouillon, revendiquant, si je comprends bien, qu’il ne faut rien laisser de culturel à l’extrême droite, que « culture d’extrême droite » doit absolument être tenu pour un oxymore sous peine de laisser la culture de l’extrême droite devenir LA culture. Mais elle trouve aussi le moyen de préciser qu’elle est végétarienne, fait l’éloge des légumes et je ne vois pas trop le rapport, ou alors c’est une métaphore qui m’échappe. À ma droite se tient un vieux bonhomme émacié qui a un peu la tête de Jean-Pierre Léaud, avec des cheveux longs et gras. Je crois me souvenir qu’il a été présenté comme un spécialiste agrégé de la littérature du XXe siècle, je n’ai pas retenu son nom, je m’en veux d’être trop distrait, trop obnubilé par ce que je dois dire en public pour rester vraiment attentif à ce que disent les autres. Le faux Léaud prend la parole, sec, lent mais impatient, désagréable. Son discours consiste à dézinguer ses interlocuteurs (la jeune végétarienne et moi-même) en décrédibilisant leurs manières de parler, leurs tournures et barbarismes. Cuistre, sournois, il lit à voix haute et nasillarde la liste des fautes de français qu’il a relevées parmi les propos de la jeune fille, puis se tourne vers moi avec un sourire méprisant : « Quant à vous, j’ai noté une mention d’Artaud-le-Momo ou je ne sais quel charabia, sincèrement mesdames et messieurs, soyons sérieux, où sommes-nous, dans une cour de maternelle ? » Je me lève brusquement, je tiens la chaise derrière moi, je m’enfurie ! Agressé, je l’agresse à mon tour ! « Monsieur, votre attaque est incompréhensible. Vous vous présentez comme un spécialiste mais vous ignorez le livre d’Artaud-le-Momo sur le concombre ? Vous êtes un usurpateur ! » Tout en guettant avec fébrilité sa réaction qui ne saurait être qu’outrée, je me demande : d’où est-ce que je sors cette histoire de concombre ? Suis-je en train de m’embrouiller les pinceaux et de confondre avec les éplucheuses de légumes ?

Je me réveille perplexe, je me demande si Artaud a réellement écrit quoi que ce soit sur le concombre, il faudra que je vérifie sur Google, recherche croisée Artaud-concombre. Je n’ai pas de temps à perdre, je dois me préparer et rejoindre aujourd’hui mes amis pour le symposium de l’association Mydriase afin de discuter de l’avenir de nos stages.

Dick fait non de la tête

24/09/2022 Aucun commentaire

Cette nuit il faisait grand jour, c’était encore l’été et j’arpentais une ville espagnole que je ne connaissais pas. J’arpentais les rues bondées, et je passais d’un vieux quartier, en bord de mer, aux rues étroites et aux maisons en briques, à un autre, en hauteur, récent et moderne, de verre, de béton et d’acier.
J’effectuais plusieurs fois l’aller retour entre ces deux mondes, en me disant qu’à force je finirais bien par connaître le chemin par cœur et même comprendre ce que je foutais là. J’étais venu pour accomplir une mission précise, résoudre une énigme, mais pour mener celle-ci à bien encore fallait-il que je comprenne en quoi elle consistait. Deviner l’énigme était une première énigme à part entière et, alors que j’étais de plus en plus perplexe, j’avisais une échoppe de tapas à emporter. Autant manger, je réfléchirais après.
Je m’approche de la fenêtre ouverte par laquelle on passe commande, je survole le menu affiché et je m’apprête à tester mon espagnol mais le cuistot me parle en français avant même que j’ouvre la bouche : « Alors ? Tu as pris ta décision ? Il serait temps, je n’ai pas que ça à faire ! » En fait, il m’attendait. C’était peut-être lui qui était censé me préciser ma mission ? Le cuistot était un agent double ? Mais soudain, je le reconnais… Sous sa blouse blanche et sa toque, derrière son sourire en coin et ses yeux pleins de sous-entendus… C’est bien lui, c’est Dick Rivers ! L’annonce de sa mort était donc un leurre lui permettant de travailler undercover dans un street food en Espagne !
Je tente tant bien que mal de choisir mes mots pour faire comprendre à Dick que je n’ai pas compris ma mission et que j’attends de nouvelles instructions, tout en donnant le change aux oreilles indiscrètes :
« Non, je n’ai pas fait mon choix, tout a l’air délicieux mais j’aimerais être certain de ce qu’il y a dans la pâte… C’est bio, au moins ? »
Dick soupire et me dit à voix très basse, avec un sourire ironique :
« OK, garçon, t’es complètement paumé. Je vais te donner un indice. Pense à ce bouquin de Pinter.
– (je jette des coups d’œil à gauche et à droite pour vérifier qu’on ne nous écoute pas) Hein ? Harold Pinter ?
– (Dick fait non de la tête.) Au polar de Pinter.
– Hein ? Il a écrit des polars Harold Pinter ?
– (Dick fait non de la tête.) À ce roman où on porte des vestes en jeans sur la couverture.
– Hein ? Un roman de Pinter avec du jeans ? »
Dick fait non de la tête puis, excédé par la lenteur de mon entendement, fait mine d’en avoir trop dit, se met à me parler strictement en espagnol et je ne comprends plus un mot, il ne me lâchera pas un indice de plus. Je dois donc me contenter de ce que j’ai et je retraverse une fois encore la ville, je pénètre dans le quartier moderne (acier, béton, verre), il me semble avoir longé une bibliothèque nationale. Avec un peu de chance je dégoterai une édition catalane ou basque d’un roman policier de pinter avec des jeans sur la couverture, et alors tout s’éclairera. Zut, en chemin je réalise que Dick ne m’a rien donner à manger, c’était bien la peine, j’ai faim, je me réveille.

Ils embauchent n’importe qui

15/09/2022 Aucun commentaire

Cette nuit j’ai fait ma rentrée scolaire.

Car j’avais cette fois décidé pour de bon de changer de métier, et puisque l’Éducation Nationale recrute des vacataires, j’étais embauché au pied levé en tant que prof de français en collège. Je recevais mon affectation pour le jour même, c’était à Annemasse, je me disais ah au moins je connais bien Annemasse, avec la résidence de Mustradem et tout, si ça se trouve ce sera un collège où je suis déjà allé. Mais arrivé sur place je ne reconnaissais rien, même le paysage avait changé, les montagnes avaient l’air dix fois plus hautes et plus raides et plus proches, c’était beau mais un peu écrasant. Je passais la grille blanche du collège, la cour était absolument déserte, je commençais à craindre de m’être trompé d’endroit ou de jour. Mais je finissais par trouver la salle des profs où mes nouveaux collègues me dévisageaient en faisant la moue et en me lançant des moqueries (« Si c’est ça le sang neuf ah ah », « Ah ben il était temps, vous le savez que la rentrée c’était le mois dernier ? Vous avez eu une panne de réveil ? » etc.). Enfin un pion avait pitié de moi et m’emmenait rejoindre ma classe, en me prévenant : « Bon, désolé, mais on est à court de salles, pour le moment vous donnerez votre cours dehors, tant qu’il n’y a pas d’orage ça ira, ça va bien se passer, vous verrez », je répondais juste « Ah, bon » et je jetais un œil au ciel, qu’on voyait à peine tellement les montagnes étaient à pic et proches presque à toucher, comme des murs géants au fond du jardin, le ciel était gris et menaçant mais enfin il tiendrait bien encore une heure ou deux, je réfléchissais surtout à ce que j’allais leur faire faire à ces enfants pour ce premier cours, je me rappelais soudain que j’avais oublié de demander si c’était une 6e ou une 3e, merde, merde, attends, mais je commence par quoi en fait ? J’ai rien répété, quel con ! Qu’est-ce que j’aurais en stock pour leur donner un cours de mémoire, au bluff ? Une fable de La Fontaine ? Ah oui une fable de La Fontaine c’est parfait en 6e comme en 3e ça marche toujours, sauf que sur le moment, en déambulant dans ces couloirs sans lumière j’étais incapable de me souvenir d’une seule fable de La Fontaine. Enfin le couloir débouchait sur une arrière-cour, en pente, envahie par les mauvaises herbes et les ronces, où des tables avaient été grossièrement disposées en carré. Le pion m’a planté là en disant “Ils vont arriver” et j’ai attendu en essayant de me fouiller la cervelle pour retrouver une fable de La Fontaine, au moins une, ça faisait comment déjà « le Lapin et le Renard » ? Elle existe celle-là ? Bon à la limite je l’inventerai, de toute façon ils n’y verront que du feu. Mes élèves sont arrivés au compte-goutte et sans un regard pour moi se sont assis autour de la table, ils fumaient. Ils étaient bien plus vieux que ce que je pensais, tous barbus, bodybuildés et tatoués, tiens mais pourquoi il n’y a que des garçons d’ailleurs ? Ce n’était ni des 6e ni des 3e, ils avaient tous plus de 20 ou 25 ans. Allons bon, ils avaient redoublé combien de fois, ceux-là ? Ils en avaient peut-être ras-le-bol des fables de La Fontaine. Je commençais à leur parler, à leur dire bonjour je m’appelle etc., mais ils n’écoutaient pas du tout, ils continuaient de fumer et de blaguer entre eux. Soudain, coup de théâtre, le CPE a surgi derrière moi pour les engueuler et les rappeler à l’ordre : « S’il vous plait ! Il a fait l’effort de venir, écoutez-le ! Ou au moins faites semblant, c’est une question de savoir-vivre ! » Et je l’ai reconnu : ça alors, cette barbiche, cette cravate, ces lunettes… c’était le CPE du lycée Vaugelas dans les années 80 ! Il n’était donc pas mort ? Ou à la retraite, au moins ? Comment il s’appelait, déjà ? Perrin ! Oui c’est ça, monsieur Perrin, c’est dingue tout de même que je retrouve son nom plus facilement qu’une fable de La Fontaine ! On s’encombre la mémoire avec de ces trucs ! Ou alors c’est son fils, qui lui ressemble à mort, oui, c’est l’explication la plus logique, son fils a suivi le même chemin. Qu’est-ce que je fais, je lui dis “Bonjour monsieur Perrin”, pour voir ? « Merci monsieur Perrin, et comment va votre papa, sinon » ? En tout cas je me disais si le CPE est obligé d’intervenir au bout de cinq minutes du premier cours l’année va être longue, et cela m’a angoissé tellement que je me suis réveillé avec le dos bloqué.

Allocher la vedette

21/08/2022 Aucun commentaire
Muhlenbergias capillaris (dite aussi Muhly à poils longs, Muhlenbergie capillaire herbe, Muhly rose, Herbe à cheveux rose…)

Hier j’ai marié ma fille. Ce qui fait qu’exceptionnellement j’étais habillé. Je portais des chaussures neuves, j’avais mal aux pieds, et de plus j’ai beaucoup dansé, beaucoup marché, ce qui n’aide pas.

Cette nuit j’avais les mollets courbatus, des ampoules aux talons et sur la plante, mais j’étais de bonne humeur, la noce avait été joyeuse, alors je continuais de marcher, en boitillant mais le cœur léger. J’enchaînais les kilomètres sur la route toute la nuit, et enfin au petit jour j’arrivais à destination : place des Capucins, à La Mure.

Je devais me rendre ici parce que j’avais été embauché pour exécuter une tâche, hélas j’avais tant marché que je ne me souvenais plus de laquelle. Je faisais le tour de la place et je voyais différents orchestres s’installer, aux coins des rues ou dans des bistros, mince, c’était un festival ? J’étais censé jouer de la musique ? Je n’avais pas pris mon instrument ! Heureusement, non, je n’était pas là pour ça : j’étais attendu pour du jardinage, je devais m’occuper des jardinières et plates-bandes municipales, travail d’intérêt général. Une dame entre deux âges, portant une ample robe bleue des années 70 et un chapeau de paille, assise sur un tabouret, se lève à ma vue et m’interpelle : Ah, te voilà ! Allez, on s’y met ! Ce matin il faut allocher la vedette avant qu’il ne soit trop tard, et il est plus que temps, la saison est très avancée !

Allocher la vedette ? Je n’ai aucune idée de ce dont elle parle, mais je fais mine, j’opine du chef, je me dis qu’il suffit de la regarder faire et de l’imiter. Je lui emboîte le pas vers un immense parterre recouvert d’une graminée à très hautes tiges, aux longues fleurs bleues et mauves. La vedette, je présume ?

La dame me fait une vague conversation, elle me tutoie mais comme je ne parviens pas à me souvenir si nous nous connaissons suffisamment pour partager notre vie privée, je n’aborde pas le mariage de la veille et ma longue marche de la nuit. Je me contente d’observer ses gestes sur l’un des plans de fleurs, et de le reproduire sur un autre plan, à l’autre bout du parterre.

Elle empoigne chaque tige et l’agite, au besoin en faisant remonter son poing par à-coups jusqu’au sommet, afin de faire retomber au sol tous les pétales éparpillés, pistils et pollens. D’accord… j’ai compris… Allocher la vedette signifie procéder à la dissémination des pollens à la surface de la terre, afin de préparer la prochaine génération, la prochaine germination, contribuer au cycle naturel.

Une fois que je maîtrise bien le geste, après cinq ou six tiges de vedettes que j’ai correctement allochées, je tente une plaisanterie : Okay, j’ai compris pourquoi elle s’appelle la vedette, cette plante ! En fait, ce qu’on est en train de faire, c’est, ni plus ni moins, la branler. Seule une vedette peut convoquer du petit personnel, des petites mains, pour se faire branler, au lieu de se débrouiller toute seule. Ah ah ah !

La dame ne rit pas du tout. Elle me regarde interloquée, sans que je réussisse à interpréter son regard, soit choqué, soit illuminé par cette révélation comme si, d’elle-même, elle n’avait jamais réfléchi à son geste traditionnel. Je suis soudain mal à l’aise, aussi je me réveille.

Je me lève avec mes courbatures aux mollets et je consulte au plus vite un dictionnaire, puis un autre, en ligne. Rien à faire, le verbe allocher est introuvable, zut de zut. Je poursuis mes recherches, et je finis par trouver, dans un improbable Anglo-Norman Dictionnary. La forme allocher, avec un ou deux l, est, au même titre que eslocer, eslochier, eslicher, esluisser, esluissier elocher, ellocher, elloschier, une variante formelle du verbe Eslocher qui signifie to loosen, shake loose. Soit agiter pour desserrer, détendre pour libérer. Branler, en somme. Je suis épaté, mon inconscient n’a pas inventé ce mot, il le connaissait, il est plus savant que moi.