Faut-il travailler après la mort ?

Cette nuit c’était vraiment la nuit, pourtant j’étais au boulot. Je faisais avec empressement des allers-retours entre mon bureau et l’extérieur, il y avait sûrement une urgence quelque part ou du moins je la mimais.
Car incessamment se tenait ici un projet, une animation, un événement, appelons-le comme ça, de surcroît participatif et citoyen, en partenariat, en co-accueil avec des partenaires. En tout cas c’était important. Pour l’occasion, je portais mon costume de scène corbeau, chemise noire, pantalon noir, chaussures noires.
Le projet était un colloque intitulé Faut-il travailler après la mort ?, réunissant des bibliothécaires, des psychologues, des sociologues, des vidéastes, je ne sais quoi encore et devait déboucher sur un grand débat citoyen dans le cadre des réformes en cours. Je sentais autour de moi la fébrilité de qui redoute qu’un événement se révèle un bide.
Tout en faisant mes va-et-vient aux motivations confuses, entre mon bureau et l’extérieur où l’on commençait déjà à installer des chaises en plastique en attendant le lever du jour, tout en marchant précipitamment, tout en serrant quelques papiers dans mes mains, je réfléchissais au titre du colloque et me demandais s’il était vraiment judicieux. Plutôt que Faut-il, n’aurait-il pas été plus pertinent d’écrire Doit-on ? Ou à la rigueur Peut-on ? Ou bien plus simplement, plus sobrement, Pourquoi travailler après la mort. Je pesais intérieurement les vertus respectives de chaque tournure puis me souvenais brutalement : on ne m’a pas demandé mon avis, on ne me le demandera pas, je ne suis pas là pour réfléchir, je suis là pour assurer le minimum ainsi que la logistique, au mieux on m’enjoindra à passer les micros à la tribune et basta, je me renfrogne et reprends mes déambulations peu utiles.
Je me retrouve dehors au moment où le soleil pointe et c’est très joli ce ciel orange. Le décor a changé, l’ambiance est plutôt celle d’une garden party, pelouse à perte de vue, bassins avec jets d’eau, forêt au fond, et même une piscine que traverse de long en large un hors-bord pneumatique, accueillant ou déposant quelques personnes d’un côté ou de l’autre, attirant l’oeil et l’oreille, créant des vagues et du bruit.
Le colloque va bientôt commencer. Quelques-unes de mes collègues ont installé en plein air présentoirs et étagères chargées de livres et distribuent les programmes de salle du colloque, je remarque que la police d’impression est gothique, je réprouve en silence ce choix esthétique. Pour s’assurer que le public n’est pas perdu, ni venu par hasard, mes collègues l’accueillent avec des énigmes : « Si je vous dis pain et planches, qu’est-ce que ça vous évoque ? » Pour moi qui me rappelle parfaitement l’intitulé du colloque, la charade est facile, mais je suis perplexe sur ses chances de se voir élucidée par un public non averti.
Le président de séance prononce son mot de bienvenu mais je ne l’écoute pas parce que, tiens ? Voilà mon père, qu’est-ce qu’il fait là. Pas fichu d’être à l’heure, ah la la. Il se faufile pour trouver une chaise en plastique disponible sur le gazon. Je me demande s’il s’intéresse vraiment au sujet du colloque, s’il a l’intention de travailler encore, ce qui m’étonnerait quand même un peu, ou bien s’il n’est là que pour me voir, s’il se remet à débarquer à l’improviste sur mon lieu de travail comme il faisait sans cesse de son vivant, c’était agaçant mais au fond ça me manque. Comme le colloque est filmé et que je me tiens à côté des consoles techniques, j’en profite pour rembobiner de quelques secondes l’enregistrement afin de revoir l’entrée en scène de mon père. Ok, je suis rassuré, c’est bien lui, ce n’est pas un fantôme.
Soudain une impulsion me prend, et je cours en direction de la piscine, je n’en peux plus de ces remous, de ce boucan, il faut à tout prix que je réussisse à doubler ce foutu hors-bord pneumatique qui continue sans fin ses absurdes allers-retours. Je plonge dans les vagues et je nage le crawl comme un dératé, mes habits noirs gorgés d’eau me pèsent mais oui, victoire, je l’ai dépassé le hors-bord ! Ah ah, stupide navette ! Je ne suis pas venu pour rien. Mais zut, je perds une de mes chaussures noires qui tombe au fond du bassin. Je bloque ma respiration et me laisse couler. Je tâtonne au fond, je ne trouve pas ma chaussure. J’arrive au bout de ma capacité d’apnée. Cette fois, je vais vraiment être en retard.
Je me réveille. J’aspire l’air à grandes goulées.










Commentaires récents