Le dieu fou, ou la beauté des monstres
Quand j’avais dix ans, j’avais l’affiche, la vraie, plus grande que moi, récupérée d’un cinéma, de La Guerre des étoiles suspendue au-dessus de mon lit.
Quoique je ne renie rien, cultivant la passion de l’empilement des strates (11 ans jamais n’effacera 10… 12 ans jamais n’effacera 11, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort ou Alzheimer s’en suive), je dois au ciel ou à la découverte du sexe, entre temps, de m’être épargnée l’humiliante infantilisation d’avoir encore cette affiche chez moi. J’en connais quelques uns, des adultes restés fans. Grand bien leur fasse.
J’ai de l’attendrissement pour moi-même-à-10-ans (si vous saviez comme j’étais mignon) et de l’indifférence voire de la franche hostilité pour tout ce qui surgit aujourd’hui estampillé Star Wars des usines Disney, soit bon an mal an un film et deux ou trois séries dérivées, franchise pas franche du collier et âpre au gain.
En revanche !
En revanche je tombe de la rétine sur le contraire de cette régression permanente vers l’enfant de 10 ans en nous qu’est devenu Star Wars.
Je tombe sur Mad God, de Phil Tippett, long métrage d’animation(s) sans équivalent, fomenté pendant 30 ans et enfin sorti en salle en 2022. Et quelque chose me dit que ce trip prodigieux, cet itinéraire bis dans les contreforts d’une poésie muette et méphitique, ce cauchemar stroboscopique en rafale (une idée par image, minimum), pourrait bien être un Star Wars officieux, mutant, déviant, non censuré, non destiné à être transformé en parc à thème selon un business plan.
Ce que montre Mad God est un chaos irréductible, irrécupérable, mais affichant un bizarre air de famille avec Star Wars, comme un cousin handicapé qu’on aura préféré enfermer, né dans un recoin caché de la galaxie, ou un champ de bataille méconnu de la guerre sans fin entre l’Empire et la liberté, disparu des livres d’histoire.
Mad God est la visite non guidée et non agréée par Disneyland d’une planète oubliée de l’Empire galactique, trop peu glamour, dénuée de peluches marrantes ou de robots sympas – s’y déploie juste pendant une heure et vingt minutes l’horreur brutale, louche et dangereuse, poilue et cracra, incompréhensible, repoussante, scatologique, de la vie elle-même et toute crue, en composition et en décomposition.
Quel rapport entre cette aberration et le space opera inventé en 1977 par Georges Lucas ? D’où vient l’impression d’inquiétante étrangeté ou de familiarité tordue produite par ce Star Wars pour adultes ?
Elle vient de ce que ledit Phil Tippett, génie du bricolage visuel, en particulier du stop-motion (car quant à lui ce qui l’a marqué à vie lorsqu’il avait dix ans, ce sont les films de Ray Harryhausen, Le 7e voyage de Sinbad, Jason et les Argonautes…), n’est pas pour rien dans l’identité visuelle de la trilogie originelle Star Wars. C’est bien lui qui a jadis créé une partie de la faune et insufflé à la saga toutes les abominations grouillantes, cornues, baveuses ou globuleuses, gluantes, dentées et disproportionnées, les anomalies lovecraftiennes, palpitantes image-par-image, les parties d’holo-échecs, les banthas, les tauntauns, Jabba The Hut et son adjoint Bib Fortuna, le Sarlacc, l’amiral Ackbar, etc.
Artisan de l’abominable, Tippett était, finalement, le plus conforme à la nature fondamentale de Star Wars : un conte traditionnel.
Un conte traditionnel n’a pas pour rôle de consoler et rassurer, mariage triomphe trésor victoire du bien bons sentiments happy end musique symphonique de John Williams doudou à serrer contre soi pour s’endormir, pas du tout. Un conte traditionnel a pour rôle de terrifier, de faire prendre conscience que les monstres existent et qu’ils sont même la norme, il est là pour te faire flipper ta mère, pétocher ta race, ou l’inverse. Or on trouve dans Mad God de ces terreurs primaires et organiques (la première d’entre toutes : la peur de la dévoration – puis celle de l’inconnu, de l’abandon, de la mort, de la nuit, de la perte d’intégrité physique…) qui font penser aux contes traditionnels, aussi bien qu’à Cronenberg ou à Lynch, et soudain on se souvient avec mélancolie que David Lynch avait refusé de réaliser Le Retour du Jedi, quelle voie aurait prise la saga avec lui ? Peut-être celle de Mad God. Celle de l’infantilité mais au sens de traumatisme infantile.
Quant au titre de la monstruosité, Mad God, dieu fou, l’introduction déroulante nous incite à le prendre au pied de la lettre et à trembler d’effroi religieux, puisque, au lieu de nous rassurer sur la distance qui nous sépare de ce que l’on voit (A long time ago in a galaxy far far away…) l’intro cite non pas un quelconque dieu exotique et extraterrestre, pas même un dieu sumérien d’heroic-fantasy vaguement barbare sur le dos duquel on pourrait mettre sans problème les sacrifices humains… Cette introduction cite bel et bien le dieu démentiel de chez nous, celui de notre Bible sur l’étagère, le dieu sévère, cruel, fou de rage et délirant de cruauté éructant dans le Lévitique chap. 26, versets 27 à 33. La terreur vient des contes traditionnels, par conséquent de loin et d’en haut :
27 – Et si malgré cela vous ne m’écoutez point et que vous vous opposiez à moi,
28- je m’opposerai à vous avec fureur, je vous châtierai, moi, au septuple pour vos péchés.
29 – Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles.
30 – Je détruirai vos hauts lieux, j’anéantirai vos autels à encens, j’entasserai vos cadavres sur les cadavres de vos idoles et je vous rejetterai.
31 – Je ferai de vos villes une ruine, je dévasterai vos sanctuaires et ne respirerai plus vos parfums d’apaisement.
32 – C’est moi qui dévasterai le pays et ils en seront stupéfaits, vos ennemis venus l’habiter !
33 – Vous, je vous disperserai parmi les nations. Je dégainerai contre vous l’épée pour faire de votre pays un désert et de vos villes une ruine.
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