Eugénie n’est pas seule

05/10/2024 Aucun commentaire
P. Reboud, M. Mazille, F. Vigne, sur fond de Parc de la Villeneuve l’automne

Assénons d’abord ceci pour dissiper tout malentendu : les stages de création de chansons que j’anime avec Marie Mazille (et parfois avec Patrick Reboud) ne sont pas (allez, ne sont pas uniquement) des prétextes sympas à calembours et à mirlitons, d’effrénées parties de rigolade et de gaudriole, d’aimables et inoffensifs divertissements pour bobos rimailleurs. On y trouve aussi, lorsque le besoin s’en fait sentir, de la tripe et du coeur. De la vache enragée et du drame. Du sang de la sueur des larmes. La rue et les affres. Puisque les chansons sont aussi faites de ces ingrédients.

Quand faut y aller.

Une fois n’est pas coutume, je présenterai ici une chanson née en stage qui mérite, afin d’être mieux entendue, son petit making-of : Pas seule, par Eugénie MBoyo (à écouter sur Soundcloud).

En accord avec nos propres valeurs aussi bien qu’avec celles des structures qui nous hébergent (Solexine, les Épicéas), Marie et moi essayons, chaque fois que cela est possible, de réserver dans nos stages une inscription gratuite : le « couvert du pauvre » ajouté au banquet, la place offerte au stagiaire solidaire qui, quelles que soient sa misère, sa figure cabossée et sa vie tourmentée, aurait l’envie, comme les autres, de pousser avec nous sa chansonnette. Lui aussi a des choses à chanter, bienvenue. Chacun ses impedimenta, comme dit Anne Sylvestre.

C’est ainsi que cette fois-là nous avons accueilli Eugénie, SDF, africaine, sans papiers, sans revenus, portant en elle les terribles violences subies dans son pays d’origine puis dans les rues françaises.
Très gentille mais très timide, Eugénie ne s’est pas livrée facilement. C’est à force de patience, de pudeur et de méthode pour qu’elle a accepté de nous confier son histoire et d’en faire la matière de sa chanson.

J’avoue avoir ramé la première fois que j’ai travaillé avec elle pour tenter d’élaborer un texte personnel :
Tu as l’habitude de chanter ?
– Oui, je chante Jésus.
– Et aujourd’hui, tu aimerais chanter sur quoi ?
– Sur Jésus.

Je bloque, je me cogne à la clôture de ma zone de confort : a priori je me sens capable d’accompagner à peu près toute sorte de chansons, y compris de confession… mais pas confessionnelles. Nos ateliers sont laïques, entre autres choses. J’ai tenté de faire valoir à Eugénie qu’elle ne pourrait pas, du moins dans ce cadre-ci, consacrer une chanson à Jésus parce que je souhaitais qu’elle consacre sa chanson à elle-même ; Jésus appartient à tout le monde (y compris à moi qui l’admire sans croire une seconde à sa nature divine – nuance que j’ai évidemment gardée pour moi), tandis que nous attendions qu’elle livre plutôt quelque chose qui n’appartient qu’à elle.

Elle m’a alors raconté en détails son histoire.
Et c’était tellement poignant, tellement brutal à chaque étape que j’avais du mal à prendre des notes. J’ai fini par lui demander :
– Mais comment as-tu fait pour tenir pendant tout ce temps, pour ne pas te décourager ?
– J’ai tenu grâce à Jésus.

Sa réponse était tellement franche, rapide et bienveillante, comme si elle énonçait de bonne grâce une évidence à un mal-comprenant, que j’ai admis que, de son point de vue, parler de Jésus, c’était parler d’elle-même. Moi qui suis athée comme un arbre qui aurait poussé dans une chapelle en ruine (c’est-à-dire pas aussi absolument qu’il semble l’être), je respecte néanmoins la foi des autres et je vais même jusqu’à l’admirer lorsqu’elle est à ce point une force vitale.
Il nous restait donc, à elle et moi, à agencer une chanson qui raconte bel et bien l’histoire d’Eugénie, qui n’esquive pas la présence décisive de Jésus à ses côtés tout au long de ses épreuves, mais qui ne cite pas Jésus. Comprenne qui pourra parmi ceux qui l’entendront. Une chanson (un poème, un texte en général) ne doit rien à personne et certainement pas d’être explicite.
Voici le résultat :

Pas seule

Je souffrais trop dans mon pays
J’ai décidé, je suis partie
Je souffrais trop de mon mari
J’ai décidé, je suis partie
Mais je n’étais pas seule

J’ai vécu longtemps dans la rue
Sans soutien, je n’étais pas crue
Lorsque j’étais trop angoissée
Lorsque j’étais abandonnée
Mais je n’étais pas seule

Ce jour où j’étais déboutée
Ce jour où j’étais dégoutée
J’ai tourné les yeux vers le ciel
Un seul ami m’était fidèle
Et je n’étais plus seule

Je cherchais le sommeil en vain
La paix du cœur, l’amour enfin
J’ai demandé que faut-il faire
Je cherchais un conseil, un frère
Et je n’étais plus seule

J’ai regardé ma vie passée
La patience il m’a conseillé
J’ai regardé ma vie future
J’ai l’espérance même si c’est dur

Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule
Jamais seule

Ma proposition de texte a semblé lui convenir et j’en étais soulagé (dans ce genre de configuration ma mission la plus délicate consiste à ne pas trahir) pourtant elle l’a mise de côté, sur le moment j’ai même cru qu’elle l’avait jetée. Car elle a préféré se consacrer à une chanson qui la fouaillerait moins douloureusement, et en guise de chanson personnelle, elle a réécrit et adapté une berceuse de chez elle, Un petit bébé, qu’on peut également écouter sur Soundcloud pour juger à quel point cette joyeuse centrifugeuse d’énergie est assez peu susceptible d’endormir qui que ce soit et tant mieux

Je croyais que l’histoire s’arrêterait là… Mais quelques semaine plus tard, lorsque son tour est venu d’entrer en studio pour enregistrer une chanson, Eugénie a ressorti ma feuille de papier. Et elle a eu le cran de chanter Pas seule. Tant mieux, on peut l’écouter, désormais.
Bravo, Eugénie. Grâce à cet enregistrement tu es moins seule que jamais.

Rappel : prochain stage de création de chansons à Solexine les 19-20 octobre.

Madeleine 6128

02/10/2024 Aucun commentaire
À peine trois secondes de recherche sur leboncoin et on tombe sur ce genre de photo en souriant bêtement de tendresse

Cette nuit (en plus de trucs déprimants sur l’Abbé Pierre, Michel Barnier ou Hassan Nasrallah) j’ai lu un article du Monde que j’ai dégusté comme une petite madeleine : l’épopée française de l’ordinateur anglais Amstrad qui célèbre ses quarante ans.

Je me suis parfaitement retrouvé dans les cinq étapes de ce récit qu’il faut bien qualifier de générationnel :

1 – Dans les années 80, un ordinateur à soi (comme n’a pas dit Virginia Woolf) était un fantasme d’émancipation adolescente. Or, puisque le Macintosh d’Apple était dix fois trop cher, puisque le PC d’IBM et son système d’exploitation de Microsoft n’étaient pas encore hégémoniques, puisque les autres bécanes qui circulaient en concurrence (ZX81, Commodore, Atari, Sinclair, Thomson…) ressemblaient plutôt à des calculatrices améliorées… C’était bien l’Amstrad qui faisait rêver les collégiens, le tout-en-un moniteur + clavier + lecteur de cassette (version CPC 464) ou de disquettes trois pouces (version CPC 6128, nec plus ultra).

2 – La grande distribution seule permet de toucher le grand public. L’article du Monde me remémore ce que j’avais complètement oublié : l’importance sociale et démocratique du catalogue de la Redoute, qui avait fait le choix intrépide de consacrer sa quatrième de couverture à l’Amstrad CPC ! Plus précisément, son catalogue automne-hiver paraissant l’été pour préparer les emplettes de noël… Eh oui, c’est bien à la Redoute que ma grand-tante m’a commandé mon Amstrad CPC 6128 (avec la contribution financière de ma mémé et de mes parents, gros investissement collectif) pour m’en faire un cadeau de noël !

3 – Une fois l’objet acquis et exploré seul dans sa chambre, la socialisation (la reconnaissance mutuelle) se structurait au-dehors, à la fois dans la cour de récré (on échangeait les disquettes), par voie postale, et par la presse en kiosque qui en ce temps-là créait des communautés : ah, le journal Hebdogiciel, son mauvais esprit et ses dessins de Carali ! Ah, les concours de « deulignes » ! Je retrouvais là l’esprit du fanzinat et du DIY qui m’attirait aussi dans d’autres branches de la culture underground, la bande dessinée ou la musique. « Emulation, collaboration, autogestion » dit Le Monde… Et piraterie : la joie de (cr)hacker, de faire des copies y compris de logiciels prétendument incopiables fait partie de la scène.
Il existait aussi des rassemblements de fans (de nerds ? de geeks ? le vocabulaire aussi était en train de s’inventer), des festivals, ce genre de choses, je savais que ça existait mais je ne faisais pas à ce point partie du milieu.

4 – Mettre la main à la pâte. La micro-informatique n’était pas que pure consommation de jeu, loin de là. La passion était aussi de comprendre et de faire. On apprenait à coder, on passait des heures (et des nuits) à programmer, à recopier des pages de codes incompréhensibles reproduites dans la presse (quelle folie, quand on y pense – mais aujourd’hui on clique sans rien déchiffrer de ce qui se passe réellement sous nos doigts, cette folie-là est peut-être plus grande encore) et même, enfin, à inventer ses propres programmes. Quant à moi, mon chef d’oeuvre a été un jeu de rôle de type « livre dont vous êtes le héros » que j’ai programmé de A à Z intitulé La boucle infernale. J’avais notamment, en plus de l’architecture du jeu, consacré un temps démentiel à comprendre comment coder de la musique pour qu’une fois le jeu terminé le joueur soit récompensé par une version midi infâme du Solfeggietto de CPE Bach… Des semaines de boulot : chaque note de chaque accord = une ligne de code et douze occasions de faire une faute de frappe. Je réalise aujourd’hui que la maniaquerie obsessionnelle que j’ai éprouvée à cette époque était le prototype de ce que j’allais vivre plus tard, à chaque fois que j’ai entrepris d’écrire un roman.

5 – Les plus tenaces usagers de l’Amstrad, dont je ne ne suis pas, sont devenus informaticiens… C’était, alors, un métier d’avenir… Et les Français, dont en revanche je suis bon gré mal gré, ont ancré l’habitude d’avoir un ordinateur à la maison.

Triangle d’or

25/09/2024 un commentaire

Aujourd’hui au Fond du Tiroir, dans la série La publicité c’est de la merde :

J’attends le bus.
Comme il n’arrive pas, mon regard se détourne et divague ailleurs que sur la chaussée ou dans le caniveau. Je me laisse piéger dans la publicité sous vitre, plus grande que moi, à l’intérieur de l’abri.
Un visage de femme marqué d’un triangle d’or, pointe en bas, haut de près d’un mètre de hauteur, me regarde dans les yeux. Le visage de la géante est posé, sûr de lui, quoiqu’un peu défraîchi, ridé, et on distingue même un léger duvet au-dessus des lèvres discrètement peintes en rose. Et ce triangle jaune comme un tatouage tribal.
Le slogan :

Avec la crème anti-âge, resculptez en un mois votre triangle de jeunesse !

Je vois parfaitement clair dans leur jeu.
J’ai compris ce qu’étaient ce triangle et ces lèvres poilues. Il s’agit évidemment d’une publicité pour une opération promettant la restauration de la virginité, en un mois seulement.
Je pense à Hitchcock, qui parlait de certaine catégorie d’actrices portant leur sexe sur le visage.
Je pense aussi au film Emmanuelle d’Audrey Diwan qui sort aujourd’hui même, je me demande si j’ai vraiment envie de le voir, sans doute que oui puisque Noémie Merlant est ma préférée actrice.
Je me souviens qu’Emmanuelle, plus gros succès en salle de 1974 (loin devant Céline et Julie vont en bateau de Rivette, qui plaida au moins aussi fort pour l’émancipation des femmes) possédait DÉJÀ une suite : dès 1975, forcément, était tourné Emmanuelle l’antivierge (de même que dès 1960, un an après la publication du premier roman, l’autrice Emmanuelle Arsan utilisa ce titre-là pour un tome deux).
Je me demande si Sylvia Kristel utilisait une crème anti-âge.
Enfin mon bus arrive.

Cartes Post-Arles

16/09/2024 Aucun commentaire
Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.

1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)

Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?


2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.

La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime.
Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre.
La répétition générale.
Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.)
Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations.
Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.

Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :

  • Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
  • Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
  • Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
  • Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
  • Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.

3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon :Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » .
C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie.
Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses.
C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :

Peut être une image de 4 personnes et texte

« Je n’ai jamais eu d’autres maîtres que la nature et mon sentiment »

02/09/2024 Aucun commentaire

Finalement, ce sera une trilogie.
Après Goya : Monstres et merveilles créé en 2022 (voir ici)…
Après Chagall : L’Ange à la fenêtre créé en 2023 (et dont la tournée se poursuit : toutes les dates ici)… 
Le trio Christine Antoine/Bernard Commandeur/Fabrice Vigne prépare pour 2025 son troisième spectacle biographico-musico-politico-pictural, intitulé Courbet : Je n’ai jamais eu d’autres maîtres que la nature et mon sentiment.
C’est une bonne nouvelle ! Alors pourquoi cette mine de désespéré, s’il vous plaît ?

Plus je me documente, plus je me passionne pour le personnage.
Quel type stupéfiant ! Quel punk !

En échantillon, juste une anecdote : en 1870, Courbet refuse avec fracas la légion d’honneur parce qu’il désavoue le gouvernement (COURBET PRÉCURSEUR DE JACQUES TARDI !)* et dans la foulée s’engage dans la Commune, ce qui lui vaudra beaucoup d’ennuis : pour fuir le harcèlement politique subi dans son propre pays il passera les dernières années de sa vie au bord du lac Léman (COURBET PRÉCURSEUR DE CHARLIE CHAPLIN !), où, alcoolique, il continue d’insulter l’académie locale en passant sous ses fenêtres et ce faisant d’insulter l’académisme (COURBET PRÉCURSEUR DE CHARLES BUKOWSKI !), où, également, il tente de retrouver quelque chose de nouveau à dire sur la nature (illustration ci-dessous : Vue du lac Léman, COURBET PRÉCURSEUR DE L’IMPRESSIONNISME !), voilà qu’il se fait arrêter par la police suisse parce qu’il se baigne tout nu dans le lac (COURBET PRÉCURSEUR DE PHILIPPE KATERINE !).

Comme avec les deux précédents, en rédigeant le texte du spectacle je m’emballe pour la vie et l’oeuvre du peintre, et tout spécialement pour son rapport avec la politique : Goya, Courbet, Chagall, chacun a pris son époque en pleine tronche, et de cette violence du réel il fit ce qu’il put. Ces quelques mots, il en fit ce qu’il put, sont le vrai moteur des biographies que je rédige. En ce qui concerne Gustave Courbet, le principe de réalité politique qui a embrasé sa vie n’est autre que la Commune de Paris. Oh, j’ai de quoi dire. Il est possible que la bande son du spectacle comprenne La semaine sanglante, La Canaille ou Elle n’est pas morte.

* Rappelons que la légion d’honneur est, en revanche, portée avec force gratitude envers la France par des héros du peuple, ayant une autre conception de la dignité, tels que Bernard Arnault, Vladimir Poutine, Bachar al-Assad, Mohammed ben Nayef, Ali Bongo, Harvey Weinstein, Jeff Bezos, Abdel Fattah al-Sissi, Didier Lallemant, Patrick Pouyanné, Thierry Ardisson, Michel Houellebecq, Gérard Depardieu… Et ça, c’est pour les vivants. S’il fallait collectionner les morts glorieux qui ont arboré le pin’s à la boutonnière, il faudrait citer Adolphe Thiers, Mussolini, Maurice Papon, Manuel Noriega, Franco, Ceaucescu, Bokassa, Ben Ali, Jacques Servier, André Tullard et évidemment Philippe Pétain. Que des cadors.

Sauter pour une imprimante

01/09/2024 Aucun commentaire

Depuis au moins trois décennies, j’aime, j’admire et je cite (ici ou ailleurs), Jean-Christophe Menu.
Menu est « inspirant », pour employer un vocabulaire de millenial. Je ne saurais sous-estimer l’influence de son oeuvre d’auteur, de dessinateur, d’éditeur, d’agitateur, de fouteur de merde en réseau.
Toujours peu connu du grand public, il est en quelque sorte l’équivalent de ce qu’est en musique le Velvet Underground (Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe »).
Or Menu a subi la semaine dernière une très grave crise qui a failli lui faire traverser en coupe le fil du rasoir.
Tous ses amis, moi compris, se sont alarmés et lui ont témoigné leur soutien.
En réponse, il vient de publier un long post, sorte de compte-rendu depuis l’enfer. Je me permets de copier-coller ci-dessous ce texte, que j’estime capital, d’utilité publique.
Au moment de lancer son dernier livre en tant qu’éditeur (« Le Copirit », réédition d’une oeuvre de jeunesse de Jean-Claude Forest) Menu est parti en cacahouète pour une imprimante. Une fois la crise passée, il a remonté le fil afin de comprendre de quoi cette imprimante était le symptôme et la métonymie.
Quiconque, comme moi, fait des livres (ou autre chose, après tout), se retrouvera dans ce témoignage éclairant : la joie de créer se brise sur le mur du réel, pour des raisons qu’il décortique lucidement.
Mais au-delà de ce cercle de créateurs, son texte parle de tout un chacun puisqu’il signale les deux dangers propres à l’époque : la loi du plus fort capitaliste en guise de fond, la numérisation universelle en guise de forme. Pile et face de la déshumanisation en cours. Non, le second n’est pas un « progrès » mais bien le bras armé du premier, déshumanisant, détruisant la relation humaine pour la réduire à la pure consommation individualiste et décervelée.
En outre, dernière considération politique, le terrible constat « Il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground » résonne comme un sinistre écho, appliqué à la sphère culturelle, du phénomène planifié de disparition de la classe moyenne.

« Attention gros post plein de texte.
Chères et chers ici, je suis vraiment très touché de vos mots, de vos appels, de vos encouragements. Franchement je ne m’attendais pas à tant de signes, je ne savais pas que je comptais pour autant de monde, je ne vais pas en tirer de la fierté, mais je ne vais pas nier que ça m’a fait énormément de bien, que ça m’a sauvé peut-être. Ces réseaux peuvent avoir du bon…
Merci à ceusses de la vraie vie, les virtuels ici dont j’ai entendu pour la première fois la voix, les proches, les moins proches. Le burn-out peut arriver à n’importe quel moment.
Comment on arrive au burn-out ? Il y a des signes avant-coureurs bien sûr. De plus en plus de crises d’angoisses, quand on a tant de mal à s’adapter à la technologie comme moi. L’appli sncf ? Pétage de plombs. Une lettre de l’Urssaf ? Pétage de plombs. Super-U ? Crise d’angoisse. J’estime que le tout-numérique administratif fait des ravages sur les hypersensibles dans mon genre, c’est de la mise en danger institutionnalisée. Un des signes parmi d’autres de la déliquescence générale. Tout devoir faire avec des robots. Quelle mauvaise SF.
Donc c’est l’été, on met un peu tout en sommeil, même si on ne bouge pas, après tout on habite dans un chouette endroit et on se plaint plutôt du sur-tourisme là où je suis. Et puis il y a un gros anniversaire. Un chiffre que quelque part je suis étonné d’atteindre. Et je suis ravi d’avoir mes 3 filles, pour la 1e fois ensemble depuis leur enfance, car oui, toute ma vie a été bien compliquée, et même si le moment est merveilleux, beaucoup de choses difficiles remontent à la surface. Et puis je bois beaucoup évidemment. Et en fait « ça va aller », ben non. Les causalités, les valises de merde qui se transmettent de génération en génération, qui trouvent leurs sources dans une guerre ou un abus, les secrets de placard dans toutes les familles, c’est épuisant et ça ne s’arrêtera jamais.
Et puis il faut se remettre à bosser. En fait, aller vers l’ordi est une torture. Déjà, tout est obsoléte dans mon installation pourrie. Un vrai gag, mais c’est comme ça. Et donc, c’est un minable problème d’imprimante qui engendre le Pétage de plombs. J’ai là par terre la pile de Copirit, les emballages pour les journalistes, il faut que j’imprime le communiqué de presse, l’imprimante ne veut pas marcher, et c’est la goutte d’eau, et je me tape la tête contre une porte en hurlant et les pompiers arrivent. Et une fois à l’hôpital, au bout de 2 h sans voir personne, je pars par la fenêtre et je monte à pied vers la ville. J’étais au rez-de-chaussée je précise, pour pas faire le héros. J’ai attendu que les ambulanciers dehors aient fini leurs clopes et que les couloirs soient vides. Simple. J’ai la faiblesse de penser que je connais mieux mon problème qu’autrui. J’ai tort, mais la perspective de me faire perfuser avec dieu sait quoi alors que j’ai autre chose à foutre a été déterminante. Mon amie Laurence qui m’a récupéré a été cash : « je t’écoute une heure, c’est moi qui décide si je te ramène chez toi ou à l’hosto ». Ce qui est grand car elle ne voulait pas que je me remette en danger ou mette Laura en danger. Elle me ramène (merci Laurence), il y a les gendarmes bien sûr, plus tard le Samu. Bon. Il ne m’a manqué que les palotins du père Ubu.
Je regarde les paquets à faire. On en est où de ce système ? Envoyer des SP [services de presse], à des gens qui sont payés pour ça, tandis qu’on fait tout bénévolement ? Frayer avec des tocards qui ont une colonne à remplir pour vendre 3 bouquins ? C’est ça la vie ? Devenir hypocrite à 60 ans, intégrer ce système tout naze au péril de sa santé, pour faire tourner un système totalement merdique alors que mon vœu le plus sincère est qu’il disparaisse ? Où sont mes principes révolutionnaires d’antan ?
Faire des livres c’est magique. C’est pour ça que j’ai rempilé. Mais oui, c’est de l’industrie qui participe aux malheurs de la planète. Un imprimeur, c’est des machinistes qui tournent, ce sont des artisans, des ouvriers. Nos états d’âme d’artistes, ils connaissent pas et c’est tant mieux. Par contre ils aiment le travail bien fait, et c’est là où on communie. Voir les « belles feuilles » sortir des presses, c’est un des meilleurs moments du monde. Et ça se passe avec des « vrais gens ». Ça aussi c’est beau. Alors pourquoi tout part en couilles ? Trop d’industrie, trop de production, trop d’offre et souvent merdique, à tous les niveaux. Le livre n’échappe pas à la règle, c’est du Naf-Naf culturel. Tout le processus est beau, et puis à la fin ça s’apparente à une marée de plastique dans les océans. Je me suis toujours identifié à Bertrand Labévue à qui on essaye de changer les idées en bagnole, et il revient encore plus déprimé qu’avant parce qu’il a vu des hérissons écrasés.
Tout ce qu’il y a à côté de l’Edition, la distrib, les fichiers excel, les fiches Onyx de mes couilles pour faire plaisir à la Fnac et à Amazon, la presse, tout ça c’est de l’industrie et du capitalisme, dont tu dépends malgré toi. C’est l’essence de tout travail tu me diras, mais je peux pas m’y faire. Surtout de plus en plus bureaucratique à tout niveaux. C’est un système exsangue, de la merde qui te fais péter les plombs. Comme le reste, comme la politique, ça tourne en rond en essayant de sauver les apparences, mais l’enjeu a disparu, il ne reste que le système. Tout vide.
Surtout quand ta boîte est basée sur le bénévolat. Je me plains pas, je claque un héritage en refaisant des livres, ça me plaît, c’est mon choix, et j’ai honte d’avoir ce luxe mais au moins je fais ce que j’ai toujours aimé. J’ai essayé la diffusion en direct avec la Munothèque : on arrive au point mort plus rapidement, les sous arrivent de suite, on parle avec les acheteurs, c’est beaucoup plus sympa et clair. Mais c’est plus de travail de tout faire. Et puis arrive un moment où tu as peur de harceler les gens. Je le vois bien qu’on est trop nombreux à essayer de fourguer sa came. Qui peut se payer tout, aider tout le monde ? Personne. Et rentrer dans des statégies « ma merde est meilleure que ta merde » je peux pas.
Plus de risques de pétages de plomb aussi car le cerveau ne gère pas tant de métiers différents. Faire tous les festivals ? J’ai plus l’énergie. Le système, même avec des distributeurs nés dans la mouvance indépendante, est un gros système industriel, tous basés sur les mêmes méga-data, Électre mes couilles, Fnac mon cul. En vertu de quoi on devrait faire plaisir à la Fnac ? Ils font quelque chose pour nous ? Quand je pense qu’avec l’Asso on avait réussi à imposer la vente ferme aux Fnac. C’était il y a longtemps. il n’y a plus de moyen terme entre l’industrie et l’underground. Il y a eu une bataille de perdue, mais elle a été perdue à tous niveaux. Et tout seul c’est juste pas possible.
Et qui s’intéresse aux livres et pour combien de temps ? Nous devenons une secte et elle ne va pas se renouveler. Je pense à Fahrenheit 451 et à THX 1138 tout le temps. Mais je dois avouer que les gendarmes d’hier étaient gentils. C’était pas la Gestapo. ça pourrait le devenir. Y’a eu ça aussi, le mois de juin et ses menaces, on a préféré vite oublier, il faut se souvenir qu’un chef d’état complètement cinglé a fichu la merde dans la tête de 60 millions de personnes, qu’il continue, au mépris de toute démocratie, et que ça ne peut pas rester impuni. Sans parler du reste, de Gaza. S’il y a encore des gens dans mes contacts à penser qu’Israël ne fait pas un génocide à Gaza, merci de vous en aller. Et discrètement. Car on est tributaire de tout, un truc pareil est en filigrane pour tout le monde, la planète est un corps comme le nôtre, on voit l’éxéma, on voit la gangrène. Ce que subit la planète je l’ai toujours vécu dans mon corps. Et c’est pas nouveau, gamin on me foutait devant la télé, c’était la guerre au Liban, la famine au Bangladesh, et je me demandais bien pourquoi on me donnait ça à savoir puisque je ne pouvais rien faire. N’étais-je pas un enfant ? Pourquoi on montre les horreurs des adultes aux enfants ? Pourquoi à la télé il n’y avait pas Franquin ou Tillieux ? Bande de cons.
Désormais je ne voudrais que dessiner.
Voilà j’ai essayé de donner des indices pour vous remercier. Je ne sais pas comment je vais réagir suite à ça. Je vais devoir élaguer. Accepter d’être un vieux schnock. Probablement redisparaître des réseaux alors que c’est grâce à eux et à vous que je sors de cette crise. Enfin, je ne sais pas si je vais m’en sortir. Il faut tout réinventer. Faire des bricoles car il n’y a que les bricoles qui aient de l’importance. Mais moins.
Et pour les paquets, on attendra.
Bisous.
Jcm »

Soeur yes soeur

29/08/2024 Aucun commentaire

Ma semaine de cinéma : deux films en salle. Le premier m’a diverti, le second m’a passionné.
Or le premier met en scène deux copains (deux mutants immortels : on sait qu’ils auront beau se taper dessus, ils ne mourront pas), adorant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière eux des bains de sang, aux prises avec un ennemi diabolique – une femme castratrice, naturellement, ficelle scénaristique grossière ; le second met en scène deux copines (une baronne de la drogue transgenre et son avocate) aux prises avec, non un homme diabolique, ce serait une ficelle scénaristique grossière, mais avec la masculinité toxique, cette entité archaïque qui passe d’une personne à l’autre, d’une génération à l’autre et même d’un genre à l’autre, qui aime tant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière elle des bains de sang.
De la comparaison entre les deux films se trouve renforcée mon intime conviction que la sororité est plus admirable que la fraternité.
Un blockbuster de super-héros Marvel/une comédie musicale d’auteur : peut-être que personne d’autre au monde n’aura pensé à mettre en miroir cette carpe et ce lapin, qu’y puis-je, je suis le roi de l’apophénie.

1) Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, avec Ryan Reynolds et Hugh Jackman).

J’y ai pris je l’avoue un plaisir régressif, un peu comme quand je mange un hamburger.
Mais le lendemain, lorsqu’il faut digérer…
À la réflexion, après avoir dormi dessus, je trouve ce film complètement con. Sa faille la plus béante, c’est que le plaisant cynisme « 4e mur en miettes » de Deadpool, conjugué au principe du Multivers, fait qu’absolument plus rien de ce qui nous est donné à voir n’a de sens, d’importance, ni d’enjeu narratif. Tout ce qui se passe et peut se passer est « pour rire » : plus aucune perspective tragique n’est possible, puisque dès qu’un personnage meurt, ô comme c’est fastoche, on va chercher son double dans un univers parallèle.
L’idée du Void, désert où sont précipités les concepts ringards dont le cinéma ne veut plus est intéressante visuellement, presque attendrissante, mais purement théorique, elle n’émeut pas. On jette dans le Void les échecs commerciaux (le cadavre géant d’Ant-Man en premier, bonjour les sarcasmes), ok, ce n’est que du discours sur le cinéma, pas du cinéma. De même les acteurs ne cèdent jamais la place à leurs personnages : on reconnaît Chris Evans, Wesley Snipes et Jennifer Garner, mais pas Johnny Storm, Blade ou Elektra. Alors que moi, ce que j’aime chez Marvel, c’est le contraire, c’est être touché par des personnages qui sont humains (en plus d’être surhumains), et pleurer quand ils meurent. J’aime quand ce n’est pas seulement « pour rire » mais aussi, un peu, pour pleurer. J’avais pleuré à la fin de Logan, j’y croyais, moi, à cet enterrement ! J’ai besoin d’un minimum de premier degré !

2) Emila Perez (Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña).

Là, oui, j’ai eu mon compte de premier degré tragique, merci. ET de second degré esthétique, de distance et de style apportés par l’anti-réalisme consubstantiel à la comédie musicale. J’ai été emballé sur les deux tableaux, convaincu, captivé, et d’ailleurs c’est bien simple j’ai pleuré lors de l’enterrement de l’un des personnages sur une reprise espagnole et bouleversante de Brassens.
Cannes a décerné aux quatre femmes du casting un prix d’interprétation collectif : prix de la sororité en somme. Karla Sofía Gascón dans le rôle-titre, actrice transgenre, a sans aucun doute mérité cette distinction, ainsi que les deux autres actrices, sensiblement plus secondaires, Selena Gomez et Adriana Paz. Mais c’est Zoe Saldaña dans le rôle de l’avocate qui rafle la mise et fait le show à elle toute seule tant elle parle et chante et bouge et danse avec justesse.
Zoe Saldaña est ma préférée actrice (je n’oublie pas qu’elle excelle aussi dans les films Marvel dans le rôle de Gamora, ah comme il est compliqué de ne pas être manichéen et péremptoire, mais c’est ainsi, je ne suis Scorsese).
Et Emilia Perez est ma préférée comédie musicale depuis Annette : j’en suis sorti avec la même électricité dans le corps et la même pulsion de revoir le film le plus rapidement possible, comme on se repasse un disque. Hélas la BO n’est pas éditée en disque (nous sommes en 2024). Les chansons sont parfaites, aux bons soins de Clément Ducal et Camille (on peut les écouter ici), comme celles d’Annette étaient dues aux Sparks (c’était le bon temps, j’avais acheté l’album en CD).
Une autre vertu d’Emilia Perez est qu’il a fait enrager Marion Maréchal et toute l’extrême-droite. En ces temps louches où le fascisme dédiabolisé trépigne aux portes du pouvoir, la tolérance envers les personnes trans est un excellent baromètre de la tolérance tout court. Pouvons-nous supporter le principe de réalité d’Emilia Perez caché derrière les artifices de la comédie musicale ? Les personnes trans existent, les cartels mexicains existent, la douleur existe, le malheur existe, la mort existe. (Pour rappel : les mutants immortels bénéficiant d’un facteur d’auto-régénération n’existent pas.) Et on prétend que c’est la gauche qui n’est pas capable d’accepter la réalité !

À la recherche du temps « Perdus »

23/08/2024 Aucun commentaire

Dans leur lutte inégale et désespérée contre l’impérialiste langue anglaise (cf. ici), les Québécois traduisent en français les titres des films et séries américaines.
Paradoxe : ces traductions sonnent parfois étrangement fausses aux oreilles françaises alors même qu’on ne saurait faire plus littéral. Comme si ces VF étaient trop explicites, trop translucides, trop premier degré, comme si un rideau se déchirait et qu’on revenait soudain à la raison, ah oui, tiens, c’est vrai, c’était cela que ça voulait dire. C’était seulement cela et rien de plus. Quelle trivialité, finalement. Comme les paroles des chansons pop qui perdent une part de leur mystère dès qu’on les comprend.

Au Québec, Lost in translation s’appelle Traduction infidèle (et au passage on perd le mot Lost qu’on retrouvera ci-dessous).
Kill Bill s’appelle Tuer Bill (et au passage on perd la rime, qui est la moitié de la poésie – peut-être aurait-on pu tenter de conserver une allitération en proposant Buter Bill ?).
Toy Story s’appelle Histoire de jouets.
Dirty Dancing s’appelle Danse lascive.
Grease s’appelle Brillantine.
Matrix s’appelle La Matrice.
Fast & Furious s’appelle Rapides et dangereux.
Usual suspects s’appelle Suspects de convenance.
Alien s’appelle L’Étranger (et on aimerait savoir ce qu’en pense Albert Camus).
Eyes Wide Shut s’appelle Les Yeux grand fermés.
Die Hard s’appelle Marche ou crève (et voilà qui est plus littéral quoique moins poétique que Piège de cristal).
Même Terminator s’appelle Terminateur

Et, donc, Lost s’appelle Perdus.
Au moins les choses sont claires.
On est au coeur du sujet.
On n’est pas trompé sur la marchandise.
Il s’agit bel et bien des aventures d’une bande de gars et de filles perdus, voire complètement paumés, égarés jusqu’aux affres, faisant d’étranges rencontres, genre Dante déambulant dans une forêt obscure, ayant quitté le droit chemin au milieu de la course de sa vie, et tombant comme par hasard sur Virgile. Une bande de paumés s’adressant à des spectateurs qui ne le sont pas moins. Si, comme moi, vous vous êtes laissé happer par Lost, jusqu’à voir Lost partout même une fois l’écran redevenu noir, c’est, je le crains, que vous êtes, ou que vous avez été un jour, perdu. C’est que Lost vous attendait et que vous en aviez besoin. Vous aviez besoin des stations et des vidéos d’orientation de Lost.

Lost, que son titre soit traduit ou non, reste ma meilleure série du monde. À chacun la série de sa vie, sans doute. Sauf à ceux qui n’en ont pas, ceux qui au pire engloutissent distraitement les dernières saisons mises en ligne sur plateformes et formes plates tout en scrollant sur leur téléphone, et tant pis pour eux, ils ne pourront même pas prendre conscience à quel point ils sont perdus. Quant à moi je suis toujours perdu, même lorsque je me retrouve. Il faut croire que j’aime ça.

Juste avant mon départ de l’autre côté de l’Océan (pour ne pas dire l’Oceanic 815 – oui, car j’ai dû voler, en regardant les ailes trembler à travers les hublots, dans un état spécial puisque Lost déforme la psyché de quiconque grimpe dans un avion), juste avant mon départ donc j’avais terminé de re-revoir la première saison de Lost.
Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai attaqué la deuxième. Je me régale toujours autant quoique différemment.

Le visionnage de Lost engendre un effet très spécifique, une ouverture des chakras peut-être, que je n’ai jamais retrouvé dans aucun film, ni dans aucune série, ni même aucun livre (pourtant les origines de l’imaginaire à l’oeuvre sont évidemment livresques : les robinsonnades, de Defoe, de Verne, voire de Golding et Sa Majesté des mouches, et leur innombrable descendance sont légitimement cités dans cette gigantesque centrifugeuse pop qu’est Lost).
Visionner Lost, attention quelques grands mots déboulent, est une expérience mentale, spirituelle et existentielle. Pas moins. Parce que tout au long des 121 épisodes de cette quête si incertaine, de ce parcours initiatique qui est aussi le nôtre, nous cherchons à comprendre pourquoi EUX et NOUS sommes à ce point perdus (eux sur leur île, nous dans notre forêt obscure, ou dans notre immeuble, ou dans notre canapé, dans toutes nos vies à la signalétique défaillante), à comprendre aussi comment nous pourrions imaginer cesser de l’être, à condition de favoriser la rencontre d’un Autre qui sait ce que l’on ignore (Virgile ?).

Lost a la taille du monde où l’on se perd. Ce monde est vaste, débordant de signes à interpréter, d’hypothèses à formuler, de références à engranger, de labyrinthes à explorer, et j’ai assez montré au Fond du Tiroir que Lost est un précieux outil intellectuel que je peux convoquer, lire entre les lignes et réactiver à la demande en parlant de tout autre chose. En parlant de Samuel Becket, ou bien d’Hervé Le Tellier, ou bien d’Eugène Green, ou bien de Jaco van Dormael. Ou même d’une journée d’action pour la non-violence.
Ce qui se passe dans la tête de qui voit Lost est plus grand que Lost. Parce que Lost est une suite de questions et que les réponses y sont rares. Ainsi que dans un rêve. Ainsi que dans la vie. Et ainsi que les rêves nous préparent à la vie.

Aussi, lors de ce re-visionnage, ma petite moulinette imaginaire intérieure s’est de nouveau emballée, à fond les ballons, quoique pas tout-à-fait de la même façon que la première fois.
La première fois qu’on est confronté à Lost, dix fois par épisode on est tenté d’appuyer sur pause et on pense : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice signifie ceci ou cela ? » – on raisonne en termes de spéculations ; tandis que la deuxième, et toutes les suivantes (je connais quelqu’un qui a vu l’intégrale cinq fois), alors qu’on se croit aguerri, qu’on connaît l’avenir, on est tenté de mettre en pause et on pense dix fois par épisode : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice est volontairement là pour annoncer ce qui va se passer dans trois épisodes ou dans trois saisons ? » – on raisonne en termes de destin.
Dans tous les cas, spéculation contre destin, science contre foi, on se lance dans une exégèse sauvage et sans fin, d’autant plus insatiable que nous n’obtiendrons pas de solution définitive et que peut-être même les solutions définitive n’existent pas : en attendant l’âge d’or de la limpidité, cet au-delà millénariste, tout alentour nous fait signe, tout fait sens dans l’île et dans la forêt obscure qui sont deux métaphores de notre âme, un mot un objet un vêtement un visage une couleur un geste une répétition une anomalie, tout ne demande qu’à être interprété, imaginé et ré-imaginé, tout passe à travers le crible de notre psyché, de notre intelligence et de notre imagination. Tout se discute.
Lost n’est pas de ces séries pop-cornesques pré-digérées, jouées d’avance selon des codes immuables et archétypique, ces séries qui créent l’addiction parce qu’elles épargnent de penser, ces séries devant lesquelles, à part au niveau de l’estomac, le spectateur reste passif. Devant Lost le spectateur est incroyablement actif, il a du travail, beaucoup de travail.

Je te donne un seul exemple de ce qu’est ce travail. Si tu as vu Lost, tu pigeras tout de suite ce que je veux dire. Si tu ne l’as pas encore vu (la chance !), je te spoïle juste un tout petit peu pour les besoins de la démonstration mais si tu ne veux aucun spoïl cesse immédiatement de lire et contente-toi de me croire sur parole. Je te le conseille, d’ailleurs. À partir d’ici je ne parle plus que pour ceux qui savent.

Lost est notamment connu pour sa méthode narrative, très plagiée depuis (Orange is the new black…) de présentation des personnages, qui ne se révèlent que petit à petit : un figurant n’accèdera au statut de personnage que s’il a droit à un flashback, si le public accède à sa manière singulière et unique d’être perdu (au passage, c’est une magnifique leçon théorique romanesque : un personnage est une histoire, et « Pour qu’une chose [ou une personne] soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » ainsi que disait Flaubert).
Parlons d’un personnage, et regardons-le longtemps.
Je choisis Sawyer, qui est l’un des personnages préférés des spectateurs, parmi toute la bande de paumés. Sawyer, c’est celui qu’on adore détester. Sawyer est dépeint comme un gars séduisant et dangereux, subtil et relou, conman manipulateur, indigne de confiance, bellâtre cynique à grande gueule, prêt pour l’action et pour le surf, surtout prêt pour la magouille y compris en plein chaos, un concentré de provoc et d’égoïsme qui confine à l’individualisme libertarien : ce qui intéresse Sawyer n’est que son épingle du jeu.
Or, dans la saison cinq on découvre un autre Sawyer, une version alternative (à la fois dans le passé et dans l’avenir, c’est compliqué à expliquer) sous le nom de LaFleur et il est, en gros, devenu le contraire de celui qu’on connaissait : un type rangé, honnête et responsable, travailleur, routinier, bon époux, bon copain, bon collègue, pépère, sans histoire, pôt-au-feu, le gars sympa qui a trouvé sa place dans la société, peut-être même un peu ennuyeux sur les bords, un bonhomme fiable et chiant qui n’a pas d’autre rêve, une fois sa journée et son devoir accomplis, que de lire un bon roman au coin du feu, sa femme à ses côtés.
Pourtant, ce qui est extraordinaire, c’est que lorsqu’on le découvre ainsi dans la saison cinq, on n’est pas surpris. Car des signes avant-coureurs, presque subliminaux, étaient déjà présents et nous avaient à notre insu imprimé la mémoire : ils ont fait une moitié du travail et il nous reste à faire l’autre.
Eh bien, ces signes annonciateurs de LaFleur, qui m’avait échappé à l’époque où je ne savais pas ce qui se passerait dans la saison cinq, m’ont sauté aux yeux tout au long de la saison une revisitée. Sawyer qui saisit toutes les occasions d’avoir la paix pour lire un bouquin bien tranquille… Sawyer qui, hypocondriaque comme un homme ayant peur du lendemain, s’imagine qu’il a un grave problème cérébral alors qu’il a seulement des migraines parce qu’il devient myope comme un rat de bibliothèque… Sawyer découvrant qu’il est suprêmement doué pour bercer et apaiser un bébé en lui lisant des histoires, et peut-être même en y prenant plaisir… Tout ça fait que LaFleur affleurait sour Sawyer dès le début.
C’est là que ma moulinette s’emballe en roue libre : se pourrait-il que la saison cinq fût non seulement prévue, mais écrite entièrement dès la saison une ? Ces flash-forwards de son destin feraient tellement sens, seraient tellement logiques ! Sawyer « Lost » et LaFleur « Found » ! Alors que je SAIS qu’il n’en est rien, je sais que les scénaristes ont largement improvisé tout au long de la série et qu’ils n’avaient aucune idée au moment de la saison une qu’ils auraient l’opportunité d’écrire une saison cinq ! Je sais tout cela, mais visionner Lost, pour la première ou la -nième fois, n’est pas un acte rationnel. C’est un acte imaginaire, et c’est beau. C’est une exégèse sans trêve comme est sans trêve le travail du cerveau lorsque l’on dort. (Du reste, ne pas croire qu’il y a une intention cachée derrière les signes est ce qui distingue l’exégèse du complotisme.)

Voilà ! Regarder et spéculer et rêver Lost n’est pas TOUT-À-FAIT ce que j’ai fait de plus intéressant durant l’été 2024, mais disons que c’est dans le top 5.

« The Ticket » (Kamala et moi)

19/08/2024 Aucun commentaire

Je n’aurais pas quitté Montréal sans présenter mes respects à Leonard Cohen. Je m’incline, la main sur le coeur tout comme lui depuis son mur, en écoutant Ten New Songs, album de 2001 découvert quasiment à sa sortie, lors de mon tout premier voyage au Canada, et quelle joie alors de songer que j’étais le contemporain de Cohen, que je respirais le même air que lui, dans sa ville même.
Ten New Songs, avec ses airs de recueil de berceuses pour vieillards revenus de tout mais content d’être vivants, avec sa délicate profondeur et sa grave douceur, est demeuré mon album préféré de Cohen, eh, quoi, chacun le sien, je n’ai pas eu la chance d’être son contemporain en 1967, et je l’écoute aujourd’hui encore avec une joie intact de contemporain perpétuel, By the rivers dark I wandered on, I lived my life in Babylon. I did not know and I could not see, who was waiting there, who was hunting me.

Voilà qui est fait, je me suis recueilli dans sa rue, devant sa tombe, j’ai respiré l’air de son cimetière et celle son mural, je suis hadj, je peux désormais rentrer chez moi. Car ce n’est pas le tout, des choses m’attendent.
De grandes choses.

En effet, pas plus tard que cette nuit, j’ai appris que Kamala Harris me proposait le ticket, me demandait d’être son partenaire pour la candidature. Elle me le disait sans façon, tout sourire.
Moi, vice-président ? Mais je ne suis même pas américain ! Je suis seulement un tout petit peu québécois, et encore, très peu, très peu !
Mais Kamala, qui parle un français impeccable et sans accent, et qui me tutoie comme font les Québécois, balaye mes dénégations en m’expliquant qu’elle a besoin d’une crédibilité internationale. Hein, quoi ? C’est moi la crédibilité ? Tu es sûre de toi, Kamala ?
Je n’en reviens pas, mais puisque nous sommes rendus là du malentendu, allons-y franchement, je n’ai rien à perdre, je n’ai rien de mieux à faire, je suis disponible : nous nous trouvons sur la tribune du Sénat américain (qui ressemble, trait pour trait, fauteuil pour fauteuil, feston pour feston et moulure pour moulure, au Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française, décidément quel manque d’imagination ces Américains) et c’est à nous de parler. C’est à moi ?
Il règne dans les rangs du Sénat américain un brouhaha indescriptible, les sénateurs se chicanent et certains en viennent aux mains. Face à eux et à côté de moi, une brochette de vieux messieurs sérieux en cravate, ainsi que Kamala, confiante, rayonnante. Ils me poussent à prendre la parole, ils me poussent littéralement dans le dos, zut, si j’avais su que j’étais l’homme providentiel qui allait mettre un terme à la crise politique, je me serais habillé autrement qu’en pantacourt et t-shirt. Je porte mon t-shirt à motif tête-de-bouc, ce n’est pas très approprié, en plus je n’ai pas vérifié mais je crois qu’il est troué à l’épaule, ma foi je n’ai rien pour me changer.
Je me racle la gorge, je tapote la tête en mousse du micro et je tente un « S’il vous plaît… » qui n’a aucun effet sur le vacarme ambiant. Les sénateurs s’invectivent d’une rangée à l’autre sans me prêter la moindre attention.
Je commence un discours que je n’arrive pas à entendre moi-même tant je suis couvert par le tohu-bohu, je sais que j’improvise mais je ne suis même pas sûr que mes paroles aient le moindre bon sens. De quoi suis-je en train de parler ? En français ou en anglais, au fait ?
La masse des sénateurs dans l’hémicycle est de plus en plus bruyante et agitée mais quelque chose a changé. Désormais c’est contre moi qu’ils orientent leur agressivité, leur colère, leurs insultes et tout leur boucan. Je ne suis plus l’homme providentiel mais le bouc émissaire. Ils deviennent si menaçants, quittant leurs sièges pour se diriger vers moi en retroussant leurs manches et en desserrant leurs noeuds de cravate, que le personnel du Sénat américain, revêtu du costume des gardes suisses, hallebarde comprise, se précipite sur moi, me saisit pour m’exfiltrer. Encadré par une meute de gardes suisses en rangs serrés, qui m’entoure presque comme une mêlée de rugby, je quitte les lieux sans même toucher le sol et me retrouve dehors.
Je suis sur le trottoir. Devant moi, une limousine longue comme un autobus, avec d’innombrables portières, fait tourner son moteur. Kamala et toute son équipe de vieux hommes cravatés passent devant moi sans m’adresser la parole et entrent dans la limousine en claquant une portière après l’autre. Je lève la main et j’essaye de parler à Kamala mais elle m’adresse un regard plein de mépris, me faisant comprendre sans équivoque que j’ai laissé passer ma chance, elle me jette des tchips comme font les femmes africaines.
Lorsque la dernière portière de la limousine a claqué, me laissant seul sur le trottoir, soudain une lumière blanche bleutée s’allume dans le véhicule, une lumière de frigo, qui fige Kamala et tous les hommes, les immobilise, les congèle. Ils ressemblent à des photos 3D prises au flash bleu. La voiture ne bouge toujours pas mais son moteur tourne.

C’est ici que je me réveille.

Ah, au fait, puisque je rentre en France, on n’a toujours pas de premier ministre, chez nous ? Je suis dispo, en cas.


Bonus : épigraphe à l’envers, je chope au vol ceci dans la chronique de Yannick Haenel, Charlie Hebdo n°1661, 22 mai 2024.

[J’en profite] pour vous livrer une vision. Ai-je vu ça dans un film ou dans mes songes ? Peu importe, seuls comptent l’amour et les phrases.

Des réponses enfin, des faits, de la théorie, et quelques mensonges (Dossier M, 6)

14/08/2024 Aucun commentaire

Suite et fin du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, d’une aventure littéraire et mentale qui aura duré deux ans (DEUX ANS !) et 3000 pages : ma lecture des six tomes du Dossier M de Grégoire Bouillier.
Fresque immense, comparable à rien (même pas à Proust, j’y reviens ci-dessous) et, à mon niveau individuel des choses, choc littéraire de la décennie.
Pour mémoire, les épisodes précédents :

Épisode zéro : Une ruine pathétique
Épisode un (dossier rouge) : L’histoire commence le 26 avril 1937
Épisode deux (dossier bleu) : Le questionnaire Calle-Bouillier
Épisode trois (dossier violet) : « Le réel c’est quand on se cogne » (Jacques Lacan)
Épisode quatre (dossier noir) : J’écris pour savoir ce que j’ai à dire
Épisode cinq (dossier jaune) : Il eut d’autres amours (contenant en bonus, comme celui-ci, un échange de mails avec l’auteur)
Épisode bonus, consacré à Spider-Man : Ado sexagénaire

Mais quoi ! Il allait bien falloir que je résolve l’énigme. D’une façon ou d’une autre, je devais trouver un moyen d’assembler les pièces si je voulais avoir une chance de découvrir de quel puzzle il s’agissait. Je n’allais pas éternellement être le jouet de je ne savais quoi. Il fallait que cela cesse. Que soit révélé le fin mot de l’histoire. Je n’allais pas noircir des pages jusqu’à la fin des temps. Le livre (si c’est un livre) devait à un moment ou à un autre trouver son épilogue et, à voir ta tête, le plus vite sera maintenant le mieux.
Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 6, Dossier Vert : Le Temps, p. 331.

Je me souviens d’une interview où Bouillier, auteur, narrateur et personnage de son oeuvre, disait que, durant tout le processus d’écriture du Dossier M, il avait l’impression d’être immortel puisqu’il ne pouvait pas mourir avant d’avoir terminé et c’est, en quelque sorte, ce qu’éprouve aussi le lecteur. C’est bien sur la longue durée, en accompagnant le Temps lui-même, que le Dossier M aura croisé ma route et m’aura fait un si gros effet.

À ce propos. On sait que Sainte-Beuve estimait qu’un livre (ne) s’expliquait (que) par la biographie de son auteur, ce qui poussa Marcel Proust, indigné, à rédiger son Contre Sainte-Beuve, fer de lance d’une vision de la littérature plaidant depuis lors pour une critique hors-sol, une réception de l’oeuvre en elle-même et pour elle-même, détachée de ses conditions de création.

Or Bouillier, pour qui l’identité (ou à tout le moins la continuité) de l’auteur et de son oeuvre est un truisme, va encore plus loin que Sainte-Beuve en affirmant que la biographie du lecteur lui-même explique la réception de l’ouvrage et c’est donc ici, pp. 136-137 du Dossier vert, qu’il conviendrait de cesser les comparaisons entre l’oeuvre de Proust et celle de Bouillier, en fin de compte diamétralement divergentes malgré leur ampleur commune, leur mise en exergue du Temps et leur ambition d’écrire dans les plus infimes détails une vie intérieure qui aspire sur la page, comme en un trou noir, l’univers tout entier :

J’aimerais beaucoup refonder la critique littéraire à partir de la biographie de ceux qui font le beau métier de donner leur avis sur ceci ou sur cela puisque tous nos jugements procèdent de notre biographie, absolument tous, depuis notre naissance jusqu’au moment où nous donnons notre avis car ceux-ci ne tombent pas du ciel, non, ils expriment, en l’objectivant et en le cristallisant, tout ce qui nous est arrivé (et tout ce qui ne nous est pas arrivé aussi). Et plus que la biographie, j’aimerais que chaque critique expose où il en est personnellement dans sa vie au moment où il dit du bien ou du mal de ceci ou de cela, au lieu de donner son avis à partir d’un désintérêt personnel transformé en intérêt professionnel. Car ici le vrai problème : parce qu’il est payé pour lire à la chaîne des livres dont il se fiche personnellement, le critique fonde son jugement sur la distance qui le sépare de ses lectures et c’est d’elle dont il parle lorsqu’il croit parler de lui et le tour est joué : d’avoir si bien intellectualisé qu’il n’avait rien à dire, le critique se croit quitte. Ce qui s’appelle un tour de passe-passe.
Alors que je serais plus enclin à me fier à un avis si son auteur révélait qu’il (ou elle) est amoureux ou en instance de divorce, si il (ou elle) a fait Sciences Po ou le tour du monde, etc. J’aurais alors une clé pour comprendre pourquoi lui juge ceci ou cela un peu, beaucoup ou pas du tout intéressant. Le critique découvrirait lui-même d’où il parle et ce ne serait peut-être pas du luxe. Car quoi que nous cherchions dans un livre (des réponses, un plaisir, une évasion…), nous ne cherchons pas tout le temps la même chose. Avant M, je lisais beaucoup d’auteurs américains (Roth, McGuane, Ellis…) ; depuis M, je lis des poètes français, à commencer par Charles d’Orléans qui, fait prisonnier par les Anglais à Azincourt en 1415, resta 25 ans (25 ANS !) « en la forest d’Ennuyeuse Tristesse » et moi aussi « c’est grant pitié qu’il couvient que je soye / L’omme esgaré qui ne scet ou il va ».
Parce que les poèmes qu’écrivit Charles d’Orléans en une si longue captivité coïncident avec mon état carcéral du moment, ce qui n’est pas le cas des livres que je lisais avant M. Ceux-là ne sont plus appropriés à ma situation présente. Ils ne me parlent pas et, sur moi, ne produisent plus l’effet escompté. Ils sont hors de mon cercle comme on dit hors sujet et, de ce fait, ils ne m’apportent ni les réponses, ni le plaisir, ni l’évasion dont j’ai actuellement besoin. Ils ne coupent pas ma route. Ce n’est donc pas que les livres sont bons ou mauvais, il ne s’agit pas seulement de cela, non, il s’agit aussi de la configuration existentielle dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous les lisons et qui tantôt nous donne accès à Joyce ou à Enid Blyton, tantôt nous en interdit l’accès et, bref, les livres sont un existentialisme, ils sont affaire de ligne de vie et tout conseil en la matière, toute recommandation venue de l’extérieure, aussi chaleureuse soit-elle, nous détourne des livres qu’il nous faut lire au moment où il importe que nous les lisions, selon notre état psychique du moment et d’après lui. Ceux-là nous sont nécessaires et utiles, ceux-là nous lisons, tandis que les autres nous égarent et nous volent un temps que personne ne nous remboursera.

(Ce qui n’empêchera pas Bouillier de se contredire quelques centaines de pages plus tard, car il est très doué aussi pour se contredire, abondant cette fois dans le sens de Proust et non plus de Sainte-Beuve au fil d’une désopilante envolée théorique quoique délirante pp. 338-342 : « On parle des auteurs pour ne plus parler des livres ! Vous pigez le truc ? Vous voyez le malentendu ? Mais qu’est-ce qu’on a à fiche de l’auteur ? (…) Cette époque a trouvé un excellent moyen de se débarrasser de la littérature et ce moyen ce sont les auteurs eux-mêmes ! (…) Les livres ne devraient pas être signés. Voilà ! Ils devraient être ANONYMES ! » )

Mais foin de théories – la conclusion d’une telle somme réclame des faits. Il y en a.

Ce dernier Dossier, de couleur verte, Le Temps, voit Bouillier replier sur eux-mêmes les cinq précédents. Il les vérifie au crible de tout ce qu’il a entre temps ajouté au dossier, il les cite à nouveau à comparaître pour bien vérifier que lorsqu’on parle de quelque chose on parle aussi d’autre chose, et c’était cela le vrai sujet finalement. Il va au bout de tout, de son histoire de M, de sa dépression, de ses diversions, de ses digressions, de la patience de son lecteur ; il réintroduit des personnages importants (« S » alias Sophie Calle, que l’on n’avait pas revue depuis le dossier rouge), il apporte quelques réponses que l’on attendait depuis le tout premier niveau du tout premier tome – on comprend enfin le rapport entre M et le suicide de Julien, suicide dont le récit tenait lieu d’entrée en matière ou d’entrée dans le lard, quelques milliers de pages en amont. Les réponses sont-elles plus importantes que les questions posées ? Peu importe (et au fait, qui peut me dire, si la France n’est pas un pays, c’est quoi ?), même si une clef surgit bel et bien sous nos yeux (métaphoriquement au début du livre, puis littéralement p. 495), le Dossier M n’a jamais été un whodunit.

Il est même le contraire d’un whodunit, puisqu’il n’y aura pas d’élucidation rassurante, pas de résolution, pas de re-solution, seulement la fin du voyage, et encore, la fin d’une partie du voyage avant l’étape suivante. Ce qu’est le Dossier M, c’est avant tout un texte. Une suite de mot (l’aveu intervient dès la page 82 de ce tome-ci : « Comprends que mon histoire de M est avant tout une histoire de mots » ). Un flux. Une énonciation. Une distance Y compris une palinodie, et y compris des mensonges. Il nous avait menti, et ce, depuis le début !
À compter de la page 372, voilà qu’il déballe tous les bobards dont il nous a abreuvés, plaidant « Maintenant que la fin approche il me faut me mettre en règle avec mon créateur » et on suppose que par cette formule c’est le personnage Bouillier qui souhaite se mettre en règle avec l’auteur Bouillier, GB n’aura jamais été aussi clivé que dans ce tome. Il n’était donc pas si fiable que cela, ce narrateur, mais paradoxalement, ou pas, cela renforce encore sa réalité, il ment comme vous et moi, et comme la réalité bien sûr, ce qu’on appelle la réalité.
(Et au chapitre du rapport à la vérité, à titre personnel, pour des raisons que je ne vous donnerai pas si vous ne les avez pas déjà, je me régale de cette anecdote p. 390 : « La fiction ne m’intéresse pas. Seule la vérité me captive, parce qu’elle est une fiction plus vaste que nous. Ma mère elle-même l’a compris lorsque, voulant m’intenter un procès après la sortie de mon premier livre, elle y renonça finalement, au prétexte, je cite ses mots : « Tu as de la chance que tout soit vrai. » Sans déconner ! C’est moi qui ai de la chance ! » )

Ce qui importe ce n’est pas une vérité factice ex machina, ni un contrat de vérité dont on sait ce qu’il vaut dans le roman, ce qui importe est que l’auteur, de même que le lecteur, est de toute évidence devenu une personne différente à la fin du livre. Et ce n’était même pas le but, c’est seulement un constat en parvenant au bout.

Quant à moi : je suis refait, merci, je suis une meilleure personne qu’il y a deux ans et pourvu que ça dure.

Quant à l’auteur transformé par son propre livre : écrire ce Dossier M qui s’invente en permanence sous ses doigts et sous nos yeux lui a permis de mettre au point, dans la douleur et dans la joie, rien de moins qu’une méthode littéraire – tirer un fil et dévider la pelote, disons. Improviser, comme un peintre ou un jazzman, ne pas savoir mais être suprêmement attentif. Rappelons une fois encore l’épigraphe initiale : « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout » (John Coltrane) qui est contrebalancée bien plus loin par une autre des innombrables citations-exergues : « Je pars d’un point et je continue autour » (Pablo Picasso). Parmi les nombreuses fins du Dossier M nous aurons droit, p. 550, à une explicitation de cette pratique de l’improvisation, ce discours de la méthode sera l’ultime long extrait que je recopierai et celui-ci est capital :

Maintenant, qui peut dire si je ne peins pas lorsque j’écris (si j’écris), en mémoire de cette période [dans sa vingtaine, Bouillier s’imaginait non écrivain mais peintre et il peignait comme Jackson Pollock] et pour surmonter mon coïtus picturo-interruptus ? Pour renouer avec un sentiment premier qui ne m’a jamais quitté. A toujours guidé mes goûts. Fut dans un premier temps peinture, avant de devenir musique. Car après Pollock, il y eut Coltrane. Les deux sont liés. Il s’agit de la même chose, qui n’est pas une « chose » mais « the new thing » disaient Coltrane et les autres musiciens free. Que cette chose soit évincée et elle se transporte ailleurs. Pas de problème. On lui retire ses pinceaux ? Elle va jouer du saxophone. On lui retire son saxophone ? Elle va… où ? Sur la pelouse bien tondue de la société, la vie est un chiendent qu’il faut arracher. Dans l’ordre réglé du monde, l’improvisation libre est une hérésie. Elle est une perte de temps, d’argent et de contrôle. Alors qu’elle est, individuellement et collectivement, la solution si improviser signifie être concentré, attentif, à l’écoute de soi et de autres, responsable enfin de tout ce que l’on fait. Signifie refuser les formats imposés et, de ce fait, cesser d’agir mécaniquement. Signifie je ne sais quoi qui rend heureux et rend libre. Fait obstruction au mensonge et L’Art perdu de Jackson Coltrane : que penses-tu de ce titre, à la place de Le Dossier M ? Pour dire qu’il est possible d’improviser sur la page.

Il semble que cette méthode de liberté, jusqu’au bout et tout autour, appliquée durant 3000 pages à son histoire de M, peut se révéler tout aussi efficace pour saisir et révéler n’importe quel autre sujet. Durant le temps long de ma lecture, Bouillier a publié deux autres livres, qui semblent relever de cette même méthode mais sur d’autres vies que la sienne : Le coeur ne cède pas (2022) sur Marcelle Pichon et Le syndrome de l’Orangerie (2024) sur Monet, la peinture et la botanique. Okay. Il n’en a pas fini avec nous, je n’en ai pas fini avec lui. Le feuilleton continuera, finalement.


Épilogue : un échange de mails avec l’auteur.

Bonjour Grégoire
J’ai la joie de vous informer qu’au bout de deux ans presque exactement (je me retiens d’écrire en majuscules DEUX ANS ! ce serait de la parodie), j’ai achevé la lecture du Dossier M.
Merci et bravo, je n’avais jamais rien lu de tel. Il est indéniable qu’une aussi longue durée engendre chez le lecteur (comme chez l’auteur sans aucun doute) des effets très spécifiques. Et notamment sur les liens que l’on crée tous azimuts, que l’on découvre ou bien que l’on imagine : pendant deux ans, et pour une durée à venir encore indéterminée, je n’ai cessé de penser « Tiens, voilà qui me rappelle le Dossier M » . Vos lecteurs aussi continuent d’ « ajouter des pièces au dossier » .
Ce dernier tome vert est particulièrement fertile en de tels « liens » puisqu’il se fonde sur l’idée de reprise, c’en est quasiment le thème y compris au sens musical : tout est perpétuellement repris, reprisé, replâtré et replié, depuis le premier tome rouge ou bien depuis la grotte Chauvet. Chaque expérience se vit en seconde ou en sixième fois. Quel mille-feuille ! et même quel trois-mille feuilles.
Toutefois, je me permets de vous signaler une « reprise » qui m’a sauté aux yeux à la lecture, telle une riche et évidente révélation, Eurêka, mais que vous semblez négliger, en tous les cas que vous ne relevez pas, dont vous ne faites rien, alors qu’elle me semble capitale dans votre (et, excusez : notre) Histoire de M.
La dernière fois que vous avez vu M, elle vous a dit « Vous me faites pitié » et par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « Vous aussi » ; lorsque l’aréopage des 107 femmes (du moins sa délégation) vous a dit « On veut vous dire que l’on vous trouve très courageux d’être venu ce soir », par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « C’est moi qui vous trouve très courageuse de vous présenter devant moi ». Or c’est la même chose, c’est un flagrant « remake », une identique répartie en miroir, de type « c’est çui qui dit qui y est » (un peu comme dans l’interview d’Andy Warhol que vous citez – encore un lien). Sauf que bien sûr une reprise n’est jamais un copié-collé mécanique, l’intention et les effets sont distincts lors de la répétition, ne serait-ce que du fait même de la répétition. Face à M, la répartie était doloriste, faible, presque honteuse ; face aux 107, la répartie était orgueilleuse, volontariste, et presque joyeuse. La même attitude mais en deux mouvements contraires : une plongée, et une remontée.
Enfin, voilà, c’est terminé pour moi, et sur l’époustouflant dernier mouvement j’ai bien écouté en boucle conformément aux consignes l’album Certain Blacks de l’Art Ensemble of Chicago, introuvable en tant qu’objet mais heureusement disponible sur Youtube.
Bien à vous,
Fabrice Vigne

Cher Fabrice,
Je vous réponds avec quelque retard, mais la rentrée littéraire (comme on dit) m’accapare…
Voilà qui me plait beaucoup : que vous soyez allé écouter Certain Blacks
Lorsque la radio FIP m’a proposé une carte blanche, j’avais hésité à programmer Certain Blacks. Finalement, l’émission commençait par The lowlands et c’était assez sauvage. Ou comment le chaos finit par s’harmoniser collectivement… Un bonheur en nos temps résilients… (le free jazz est la seule musique que le marché n’a pas réussi à transformer en marchandise culturelle !)
Une tranche de Jazz primaire et sauvage.
Votre message me fait d’autant plus plaisir que, même si je sors un nouveau livre, Le Dossier M reste pour moi une aventure unique, inégalée, fondamentale ; que des lecteurs comme vous continuent de le faire vivre est pour moi une joie que vous n’imaginez pas. 
Non, un clou ne chasse pas l’autre !
Vous avez raison. Cela m’avait échappé mais, oui, ces « tac au tac » dans deux situations différentes, oui, c’est vrai, il s’agit bien de quelque chose de l’ordre de la reprise. Celle-là m’avait échappé et merci à vous de l’avoir relevée…
J’ignore ce que vous allez lire maintenant, mais merci merci de m’avoir lu !
Avec toutes mes amitiés.
Grégoire Bouillier