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De la responsabilité morale (Troyes épisode 72)

Rêvé cette nuit : je suis dans un train, pour le moment à l’arrêt. Je déambule d’une voiture à l’autre. Les fauteuils sont rares et clairsemés, les espaces, très lumineux, sont aménagés plutôt à la manière des wagons restaurants de TGV, avec de part et d’autre des comptoirs, des stands, des tabourets de bar. Sur ces comptoirs et ces stands : des livres, en piles ou sur présentoir. Oui, soudain je me souviens : il s’agit d’une sorte de salon du livre itinérant, déployé sur tout un train. Je suis réticent, j’avance méfiant, je n’ai guère de goût pour ce qui m’apparaît comme de la publicité SNCF déguisée en littérature, de la communication, de l’événementiel, cependant je poursuis mon exploration de la rame. Je ne croise personne. Le salon du livre n’a peut-être pas encore débuté. Démarrera-t-il en même temps que le train ? Je survole au passage les couvertures des livres, je les trouve peu avenantes. Finalement, je dois être parvenu à la dernière voiture, puisque le stand devant lequel je me trouve n’est pas latéral mais barre le chemin. Je vois enfin deux personnes, deux femmes derrière le stand, des libraires sans doute. Je saisi le livre posé devant moi, il est haut et cartonné, la couverture reproduit un motif de bulles vert turquoise sur fond blanc. Je fais la moue. Une des deux femmes derrière le stand engage la conversation en souriant : « Ce livre vous intéresse ? » Je réponds d’un ton revêche, exagérément odieux : « Sûrement pas. Je vois le genre. Je n’aime pas. C’est très mauvais.
– Mais… Vous ne l’avez pas lu !
– Pas besoin de le lire. Je le lis comme ça, sur place, et c’est bien suffisant. C’est très mauvais. Ni fait ni à faire. Ces histoires de trains, franchement… Il vaudrait mieux ne pas l’avoir écrit. Il vaudrait mieux pas de livre du tout plutôt que ce livre.
– C’est moi qui ai écrit ce livre. »
Zut. J’ai commis une bourde. Je regarde plus attentivement le visage, blêmi et brusquement fermé, de cette femme. Je suis sûr que je l’ai déjà vue quelque part. Est-elle un écrivain connu ? En tout cas j’ai des remords à présent, je l’ai blessée inutilement, j’ai été méchant, c’est vrai après tout, je ne l’ai pas lu son livre, il est peut-être très bien, j’ai une sale responsabilité. Je n’ai pas envie de me désavouer, je bredouille des justifications informes alors qu’elle affecte de ne plus faire attention à moi et de tapoter sur son téléphone portable.

Je me réveille. Les deux derniers mots du rêve sont « responsabilité morale », mais je ne sais pas qui les a prononcés.

Je cherche, une bonne partie de la matinée, où j’ai pu voir le visage de cette femme. Est-elle écrivain ? Sur une quatrième de couve, alors ? Sur internet ? En vrai ? Tâtonnant autour de l’idée « auteur jeunesse », je fais défiler les archives du blog de Citrouille. Il me faut remonter jusqu’à mai 2010. J’y suis : c’est bien elle. Comment s’appelle-t-elle ? Cécile Chartre, ah, enchanté. Je l’ai embauchée pour faire de la figuration dans mon petit théâtre onirique alors que je ne la connais pas (je lui présente mes excuses si jamais elle tombe un jour sur cette page), je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai lu aucun de ses livres, je ne crois pas que l’un d’eux soit consacré aux trains, ou ait pour couverture des bulles vertes sur fond blanc, j’ai seulement vu sa photo il y a un an et demi sur le blog de Citrouille.

Deux éléments du rêve renvoient, sous une très mince couche de maquillage, à ma présente condition d’auteur invité à Troyes : d’une part le stand de livres dans un train (le salon du livre de Troyes a la particularité de se tenir à l’espace Argence, gare désaffectée – et le fait est que la SNCF est son partenaire) ; d’autre part la mise en scène de la responsabilité morale. Il se trouve que l’un des membres de l’équipe de Lecture et loisirs, mes interlocuteurs sur place, m’a avoué franchement il y a quelques jours qu’elle avait, je cite, un problème avec mes livres, elle n’arrivait pas à les lire. Elle les trouve non seulement difficiles, mais déprimants, pénibles, elle en a été très affectée. Elle a essayé d’en lire un, a vite abandonné, et me déclare y avoir repensé avec malaise les jours suivants. J’étais certes embarrassé d’entendre cela, je n’éprouve pas de plaisir à faire souffrir le monde, je n’ai pas cette perversion-là, mais je l’étais plus encore quand elle a déplacé sur le plan moral son argumentaire. Sans me faire de reproches (incipit : « Je ne te fais pas des reproches mais » ), elle a finalement sous-entendu, et presque dit explicitement, que j’avais fait là une mauvaise action, de la maltraitance caractérisée, « alors qu’on a tout de même une responsabilité quand on écrit, surtout en littérature jeunesse, il faut penser qu’on peut faire du mal à son lecteur » .

J’ai beau avoir chevillé en tête l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » , je suis pris de court, je peine à rétorquer, je passe un mauvais quart d’heure. Je ne peux liquider son commentaire-qui-n’est-pas-un-reproche en me drapant dans une posture dédaigneuse, « Cette chochotte ne comprend rien à mon art, elle n’avait qu’à ne pas me lire » . L’écriture est une affaire de pouvoir (le texte prend le pouvoir sur le lecteur), donc de responsabilité, d’accord. Je dois admettre, d’une part, qu’il vaut mieux ne pas traumatiser les enfants, et d’autre part que mes livres possèdent, peu ou prou, cette capacité contondante, je ne m’en vente pas – même si, naturellement, en prendre conscience ne changera rien à ma façon d’écrire. Il faut croire que cette conversation inconfortable, dans une voiture, m’a durablement travaillé, puisque me voici rêvant de bourdes, de culpabilité, de responsabilité morale. Dans un train.

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