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Frère Ours, Sœur Ourse

17/05/2021 Aucun commentaire

Carambolage ursin dans une pile de livres ! Par coïncidence je lis coup sur coup deux livres prodigieusement différents qui n’ont en commun que leur éloge des ours, et surtout leur stimulante exploration de ce à que pourrait ressembler une hybridation avec notre espèce, une femme-ourse ici, un ours-homme là. De longue date fasciné et admirateur de ces animaux magnifiques et terribles, titans bipèdes et myopes dont la devise semble être Qu’on ne vienne pas m’emmerder, je ferais volontiers de l’ours mon totem, si je prenais la totémisation davantage au sérieux et si je n’avais pas pléthore d’autres candidats au guichet (le pingouin avant tout, la tortue ensuite, le castor un peu, le lapin dernièrement). Et j’ajoute que l’un de mes contes préférés, un de ceux que j’adore raconter afin de le redécouvrir en même temps que mes auditeurs, est L’homme à la peau d’ours des Grimm.

Figure A : l’Ours Barnabé, mon héros, fête ses 40 ans, ses vingt albums et ses innombrables traductions par la publication d’une monographie exégétique passionnante et néanmoins drôle, Tout sur Barnabé, un ours peut en cacher un autre (éditions PLG), écrite par le frère jumeau de l’auteur, car un frère aussi peut en cacher un autre. L’Ours Barnabé, depuis 40 ans, est une source de joie graphique et spirituelle et chacune de ses planches se termine par un sourire d’intelligence sur votre face, essayez, vous verrez. Comme son humour est dénué de méchanceté ou de cynisme, L’Ours Barnabé passe pour une bande dessinée pour enfants. Quel malentendu ! Pourquoi les plaisirs des jeux philosophiques ou optiques ou métaphysiques, ou la pure contemplation du monde, les leçons de choses, seraient-ils réservés aux marmots ? Parce que les adultes seraient trop cons indécrottables ? Non ! Décrottez-vous les yeux, lisez l’Ours Barnabé.

Me permettrais-je, par pur et éhonté orgueil, de rappeler que j’ai co-signé un livre avec le génie à l’œuvre derrière Barnabé, j’ai nommé Philippe Coudray ? Pourquoi se gêner ! La Mèche, écrit par moi-même et illustré par Philippe est toujours en vente au Fond du Tiroir.

Son frère Jean-Luc, fort de sa complicité jumelle mais aussi de son intuition, et de sa vaste et parfois malicieuse culture, propose dans Tout sur Barnabé une analyse fouillée des ressorts comiques et dialectiques de l’œuvre, or l’étude ne gâte rien, au contraire, elle enrichit. Jean-Luc qualifie fort bien Barnabé de « personnage parfait » à qui il ne manque rien, presque abstrait quoique massif, animal mais bonhomme, protecteur et pourtant joueur, heureux et patient, zen et profond, mi-homme-mi ours, mi-naturel mi-culturel. Par exemple, quand Philippe prétend (coquetterie ?) que Barnabé est né ours simplement parce que le pelage rendait le contour du personnage facile à dessiner, Jean-Luc souligne pourtant que l’ours est l’altérité de l’humain par excellence, et rappelle (ce que j’ignorais) que de mémoire d’homme l’ours a eu le statut de roi des animaux jusqu’à ce que les chrétiens l’estiment trop païen et, à la suite d’un putsch conceptuel, le détrônent pour donner la couronne au lion, plus exotique. Transfert imaginaire passionnant ! Oui, Barnabé roi déchu est à la fois païen (proche de la nature) ET antichrétien (proche de la raison). Il est loin du tragique mais il est loin aussi du péché originel… L’ours est une leçon de choses et de sagesse. Ancré dans la nature et doté d’un esprit scientifique, il est tout à la fois notre passé retrouvé et notre futur idéal :

D’une certaine manière, l’ours Barnabé, en tant qu’ours, se situe avant la période religieuse et superstitieuse des humains, et en tant qu’être doué d’humanité, de parole et de réflexion, et donc tourné vers la science, après cette même période de croyances et de mythologie. Il relie la pureté de l’animal qui ne pense pas à la pureté de l’homme contemporain à la pensée scientifique. Or, l’objet de la science, c’est la nature.

Figure B : Nastassja Martin, anthropologue grenobloise spécialiste des populations arctique dans la fertile lignée de Philippe Descola, raconte dans Croire aux fauves (éditions Verticales) comment, à la suite de l’agression d’un ours dans les montagnes du Kamtchatka, elle a perdu une partie de son visage et a gagné une extension de sa psyché. Lors de ce traumatisme, l’ours est entré en elle. Le chamanisme, dont elle n’était jusqu’alors qu’une observatrice savante et occidentale, a pénétré son corps. Son récit est, au sens le plus pur, extraordinaire.

Même si son témoignage est viscéral, évidemment épidermique, elle ne peut s’empêcher de réfléchir aussi en tant qu’universitaire – et l’un n’empêche pas l’autre. À un moment, elle dresse la liste des valeurs que l’ours revêt, et cette liste la fait rire et la déprime parce que ce n’est qu’une liste de mots alors qu’elle éprouve tout dans sa chair qui déborde et pas seulement dans sa tête :

La force. Le courage. La tempérance. Les cycles cosmiques et terrestres. L’animal favori d’Artémis. Le sauvage. La tanière. Le recul. La réflexivité. Le refuge. L’amour. La territorialité. La puissance. La maternité. L’autorité. Le pouvoir. La protection. Et la liste s’allonge. Me voilà dans de beaux draps.

Puis, quelques dizaines de pages plus loin, relatant ses conversations avec Daria, la cheffe de clan évêne qui l’accueille depuis des années à Tvaïan, au bout du monde :

Daria m’a raconté l’effondrement de l’Union soviétique. Elle m’a dit Nastia un jour la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes repartis en forêt. (…)
Elle chuchote : Parfois certains animaux font des cadeaux aux humains, lorsqu’ils se sont bien comportés, lorsqu’ils ont bien écouté tout au long de leur vie, lorsqu’ils n’ont pas nourri trop de mauvaises pensées. Elle baisse les yeux, soupire doucement, relève la tête, sourit encore : Toi, tu es le cadeau que les ours nous ont fait en te laissant la vie sauve. (…)
Je suis assise dans la neige au bord de la rivière Icha, je réfléchis aux mots de Daria. Je suis perplexe parce que j’entends deux choses dans ce que Daria m’a dit. La première, qui m’émeut et me touche profondément, qui me rappelle aux raisons de ma présence à Tvaïan. La seconde, qui m’insupporte et me révolte, qui me donne envie de fuir une deuxième fois.
À propos de ce qui me touche. Il y a bien quelque chose d’autre ici, que ce à quoi nous, en Occident, accordons du crédit. Les personnes comme Daria savent qu’elles ne sont pas seules à vivre, sentir, penser, écouter dans la forêt, et que d’autres forces sont à l’œuvre autour d’elles. Il y a ici un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l’humanité. Nous nous trouvons dans un environnement « socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche » aurait dit mon ancien professeur Philippe Descola. Il a réhabilité le mot animisme pour qualifier et décrire ce type de monde ; moi et d’autres l’avons suivi corps et âme sur ce chemin. Dans la phrase « les ours nous font un cadeau » il y a l’idée qu’un dialogue avec les animaux est possible, quoiqu’il ne se manifeste que rarement sous une forme contrôlable ; il y a aussi l’évidence de vivre dans un monde où tous s’observent, s’écoutent, se souviennent, donnent et reprennent ; il y a encore l’attention quotidienne à d’autres vies que la nôtre ; il y a enfin la raison pour laquelle je suis devenue anthropologue.

Longue vie aux ours, car longue vie aux hommes qui accueillent l’ours en eux. L’ours, comme le loup, est un rival de l’homo sapiens. Quand négocierons-nous avec nos rivaux, pour apprendre d’eux, au lieu de les exterminer ?

Tout ne s’apprend pas dans les livres, comme je l’ai lu dans un livre

27/03/2013 un commentaire

Mardi 26 mars

Descendre d’un train, sortir d’une gare, et marcher dans les rues d’une ville inconnue, est l’un des plus grands bonheurs de mon existence, un délice, un privilège, un luxe exorbitant. Je marche, je me perds, j’écarquille les lotos, je me repère, je reprends le pâté à l’envers, oh comme c’est joli, les filles sont jolies, les lampadaires sont jolis, les tramways sont jolis, je suis sûr que les autochtones ne s’en rendent pas compte, mais moi oui, je marche, je suis content. J’aime aussi passionnément marcher dans la forêt, mais ce n’est pas la même chose. Pour que je comprenne la différence, il faudrait que j’essaye de l’expliquer à quelqu’un. À vous, peut-être ? Disons provisoirement que marcher dans la forêt, c’est bien parce que c’est toujours pareil même si c’est toujours différent, tandis qu’au contraire marcher dans les rues d’une ville inconnue, c’est bien parce que c’est toujours différent même si c’est toujours pareil.

Je me suis donc offert ce suprême plaisir hier, j’ai arpenté pour la première fois de ma vie les rues de Bordeaux, fière ville bourgeoise ayant, comme son nom l’indique, prospéré grâce à l’alcoolisme, vice national. C’est très joli, Bordeaux. Oh, là, voyez, à gauche, à droite, des filles, des réverbères et des tramways, tels que nulle part ailleurs. Et une plaque qui dit que Victor Hugo, député de la Seine, a habité cet immeuble un peu moins de deux mois en 1871, quand, à la suite de la débâcle de Sedan, le Parlement en exil siégeait dans le Grand Théâtre de Bordeaux, et que c’est ici aussi que son fils Charles est mort d’une apoplexie, oh, c’est bien triste, mais c’est joli. Je suis le seul à m’arrêter devant cette plaque, tout le monde je vous jure passe devant, dessous, remonte son col et presse le pas comme si de rien. À l’autre bout de mon errance ou de ma journée j’avise la sévère statue de Francisco de Goya, mort ici en 1828 parce qu’il fuyait le régime totalitaire espagnol. Les gens traversent Bordeaux, ils y vivent, parfois il y meurent. Quand je vous disais que c’est exactement comme ailleurs quoique très différent.

Une inquiétude, tout de même : le logo de la ville est un peu anxiogène. On le confond facilement avec un autre, et cheminant on se demande sourdement si toute la ville ne serait pas contaminée chimiquement.

Au reste, j’ai passé l’essentiel de la journée à l’abri, non sur le pavé toxique mais dans une médiathèque, parce que je ne suis pas là que pour faire le ravi. Médiathèque où j’ai constaté, dans le rayon CD, que Noir Désir était rangé dans le bac « Scène locale ». Soupesant un album digipack, je me demandais, perplexe, si à l’étage en-dessous Montaigne, Anouilh, Sollers ou Mauriac se voyaient classés sur une étagère à part, « Auteurs régionaux ». Bien sûr, il faut être de quelque part. Victor Hugo était bien de Besançon, et Goya d’Aragon.

Ensuite, j’ai passé la soirée chez deux auteurs régionaux, et des meilleurs, qui me font l’honneur de m’héberger : les frères Coudray, Jean-Luc et Philippe, toujours aussi charmants et originaux, toujours nés jumeaux à Bordeaux, mais l’un des deux a le bon goût de se laisser pousser la barbe, ce qui fait qu’on ne se trompe jamais sur celui auquel on s’adresse. Forcément, nous avons longuement évoqué ce qui nous lia en premier chef, c’est-à-dire l’aventure tragi-comique des éditions Castells, où nous publiâmes deux livres chacun (pour moi, suissi et suila) vers 2006. Philippe Castells, dont j’ignore le lieu de naissance, était un drôle de type. Un tiers flambeur, un tiers menteur, un tiers magouilleur, un tiers dandy, un tiers clochard. Ah, et puis un tiers escroc, aussi. Ça fait beaucoup, mais comme on dit à Marseille tout dépend de la taille des tiers. En tout cas tout ces tiers mélangés ne faisaient pas un éditeur, finalement. Les Coudray et moi-même en sommes convenus, observant cependant que le temps avait passé, que nous n’avions plus de rancune à son endroit, qu’avec le recul des années même de lui nous pouvions ne garder que les bons côtés (il publiait de beaux livres, ce salaud) et que nous pouvions même changer de sujet (alors les Coudray m’ont narré en riant certains actes d’innocent terrorisme qu’ils commirent tous deux nuitamment dans les rues de cette même Bordeaux).

Nous changions de sujet et nous parlions de logo des dangers biologiques, lorsque sur ces entrefaites un de leurs amis est entré qui, muni d’un gâteau (c’était justement l’anniversaire des Coudray : il convient, en plus de naître quelque part, de naître un beau jour) et de diplômes en biologie, m’a appris la stupéfiante chose suivante. Du pur point de vue de la logique génétique, le chromosome « X », majestueux, galbé, redoublé en « XX » chez la femme, est la norme, le point de départ. Tandis que le chromosome « Y », nettement plus rabougri et moche, le pauvre ressemble à une crotte de nez, semble n’être ni plus ni moins qu’une altération survenue dans un second temps de l’Évolution, une dégradation programmée, un mal nécessaire permettant la reproduction sexuée de l’espèce, non mais regardez-les côte à côte, Madame X et Monsieur Y, remontez en haut de cette page, on jurerait un couple dessiné par Dubout. Par conséquent nous ferions bien d’admettre une fois pour toutes que nous sommes tous des femmes, et qu’une femme sur deux (celle avec le chromosome dénaturé tout rabougri) est un homme. Quitte à ré-écrire toutes les cosmogonies : manifestement le job de Dieu le 6e jour à consisté à créer Eve, puis à lui prélever un chromosome, dans la côte admettons, pour ensuite le chiffonner mâchouiller rouler en boule rabougri crotte-de-nez, et qu’à partir de ce « Y » mutant il a conçu Adam. On en apprend des choses à Bordeaux.

Mercredi 27 mars

Mardi soir, pour mon plaisir susdit, j’ai arpenté Bordeaux pendant plus d’une heure. J’ai vu un beau coucher de soleil sur la Garonne. Puis un événement est survenu comme pour apporter sa contribution à mes réflexions « il faut bien être né quelque part » .
À un moment, je me suis assis sur un banc pour regarder couler le fleuve, et j’ai sorti un livre de ma poche. Au bout de quelques minutes un gars nonchalant est venu s’asseoir à côté de moi, un Noir habillé en rouge avec un grand bonnet vert-jaune-rouge qui enveloppait des dreads, un bouc au menton et une canette de bière à la main, qui m’a demandé ce que je lisais. Sans attendre la réponse il s’est présenté comme rastafari et comme Sénégalais. Troisième identité manifeste, il était bien défoncé, les yeux dans le vague, mais amical.
Il vivait à Bordeaux depuis six mois. Je lui ai demandé s’il aimait ça, il a répondu à côté, parlant très lentement :
« You know Dakar ? Tu es déjà allé au Sénégal ?
– Non.
– Vas-y. Tu dois y aller. C’est beau, là-bas. Ici, rien à voir. Bordeaux n’est pas belle, elle est plus que ça. Bordeaux est une ville sacrée ! A holly town, man. C’est ici, place des Quinconces, que vos grands parents débarquaient nos grands-parents, et nos grands-parents descendaient du bateau la tête baissée et des chaînes autour des mains et des pieds, comme ça, man (il fait le geste, croise ses poignets, quelques gouttes de bière s’échappent de sa canette), c’est comme ça que nos grands-parents ont découvert la France, à Bordeaux. Et c’est comme ça que Bordeaux est devenue une grande ville. Tu es de Bordeaux ?
– Non.
– Ah. Tu m’avais dit hier que tu étais de Bordeaux. Why did you lie to me ? Or do you lie today ?
– I don’t. Don’t tell me I’m a lier. I’m not from Bordeaux, I wasn’t even here yesterday and I see you for the first time in my life.
– Ah. Tu es de la banlieue de Bordeaux, alors ?
– Non. Je suis de passage, je rentre chez moi demain.
– Ah. (pensif) Alors ce n’était peut-être pas tes grands-parents.
– Mon grand-père n’était pas français.
– (geste de la main) Peu importe. Tout ça c’est le passé. Moi, you know, je suis rastafari, je suis pour la paix. You know, 77%… (il s’interrompt une minute, comme s’il recomptait les pourcentages dans sa tête) 77% des Africains ne pensent qu’à ça, à ce passé d’esclave, ces chaînes aux mains et aux pieds, ils les ont encore dans la tête. Mais moi, non. Moi je suis rastafari, je suis pour la paix. Le cœur, man, le cœur, il n’y a que ça de vrai. »
Il s’est alors frappé le cœur de la main droite. J’ai fait de même, et je lui ai serré la main, on s’y est repris à plusieurs fois, pas tellement parce qu’il visait à côté, plutôt parce qu’il voulait faire comme ceci, et comme cela, puis finir par le cœur. Ensuite je suis parti.
C’était ma carte postale, « Bons baisers de Bordeaux » .

Petit cahier, grands carreaux

30/12/2012 Aucun commentaire

J’aime retourner à l’école, c’est une fibre que j’ai, fortement chevillée, je crois en peu de choses à part l’école, je l’ai dit maintes fois, dont quelques vibrantes. Ce mois de décembre finissant m’a vu, sous la neige, accomplir ma dernière intervention littéraire en milieu scolaire avant très longtemps, au moins un an, peut-être deux. Attendu fébrilement comme le prophète caché (pas celui en vert, le rouge, là, avec la houppelande), j’ai rendu visite à deux classes d’une école primaire de Grenoble, exercice d’autant plus excitant que je n’en ai guère l’habitude, plus coutumier des collèges et lycées. J’en ai rapporté plein de jolies choses. Le dessin ci-dessus à la manière de Ph. Coudray, le poème ci-dessous à la manière de Desnos et de moi un petit peu aussi, attendrissant parce que sa forme et son fond sont intimement liés à La Mèche. Ces gamins avaient lu correctement et savaient recevoir, merci à tous, aux instits aussi bien sûr, joyeux noël, pardi.

Et pourquoi pas ??

Un singe avec des ailes
En train de manger une pelle,
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un requin malin vilain
Portant des bOttes en daim
Ca n‘existe pas, ça n’existe pas.

Une araignée qui grime au plafond
Pour construire un grand pont
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une bougie avec des cheveux
Et qui réalise des vœux
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chat avec des gros yeux globuleux
En train de pondre des œufs
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une noisette dans la mer
Avec 98 têtes mais une seule casquette
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une souris qui sourit
Tous les Minuits et les fins d’après midi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une chauve-souris qui rit
Toute la nuit en mangeant de la Vache qui rit
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chaton bleu, rouge et gris foncé
Qui chantonne sous l’eau en apnée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une oie faisant l’arbre droit
Qui reste hors la loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Ma mère portant un dromadaire
Avec les pieds en l’air
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chameau qui vole dans les airs
Dans l’atmosphère au dessus du désert
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un âne qui parle chinois
Tout en mangeant des noix
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un ours violet qui passe le balai
Toute la sainte journée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une armoire qui, de colère,
Aboie et dicte sa loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des Fleurs de toutes les couleurs
Qui mangent toutes les 4 heures
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des cadeaux qui tombent du ciel
Et qui sont équipés de bretelles
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une vache toute verte
Mangeant autre chose que de l’herbe
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cartable qui parle arabe
Et qui avale des fables
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une crevette qui fait la fête dans sa tête
Avec une paire de chaussettes
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une patate qui mange du miel
Sur un nuage dans le ciel
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cheval qui nage sous l’eau
En mâchant des Chamallows
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un blaireau buvant de l’eau
Qui se transforme en goutte d’eau
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

CM2 Beauvert – Grenoble – novembre 2012

Les enfants des rencontres scolaires nous comblent toujours de cadeaux faits main, ils sont largement plus père-noëls que nous, et qu’en fait-on de ces précieuses offrandes enfantines ? Je connais des auteurs qui s’en débarrassent le jour même, première poubelle venue, hop discrétion. Je ne balance pas la pierre, ce n’est pas indifférence de la part, encore moins cynisme, l’évacuation ne les empêcha pas d’être émus aux larmes à l’instant du présent (visez un peu la richesse de ce mot, à la fois don et actuel), merci les enfants ! Adieu ! Adieu ! et pfuit, corbeille, suivant, ils ont peu de place chez eux mais l’espoir que l’échange advenu dans la journée restera dans les mémoires de part et d’autre sans nécessité de l’objet.

Moi, je commence toujours par conserver, j’accumule un peu, pas tant que ça du fait du nombre relativement limité de mes interventions, mais je finis tout de même par trier, neuf mois ou cinq ans plus tard jeter est plus ou moins facile, souvenez-vous le temps que vous mettiez à liquider vos cahiers après la fin de l’année scolaire. J’ai conservé ce portrait aux mains en fleurs, par exemple, qui flatte pas mal mon ego, j’aimerais tellement avoir les mains qui poussent et sentent bon. Je pense aussi à une magnifique maquette qu’une classe de 6e m’avait confectionnée en 2006 d’après le décor et les personnages de Jean Ier le Posthume roman historique. Je l’ai gardée longtemps sur ma bibliothèque, jusqu’à ce que la couche de poussière soit plus épaisse que le carton, alors je l’ai jetée, l’an passé, un soir, pour faire de la place, avec un pincement. Entre temps j’avais ouvert ce blog. Je reproduis un dessin et un poème de l’école Beauvert, je les garde ici pour l’éternité, celle du moins dispensée par mon serveur, mon disque dur, mon abonnement à WordPress et la patience de mon dévoué webmestre.

Sans grand rapport avec ce qui précède mais tout de même allez savoir peut-être que si, je suis bien heureux que le texte ci-dessous soit étudié au lycée, ah, vous voyez bien que ça sert à quelque chose l’école, le voilà le rapport, et je suis également heureux de vous le citer ici même, un peu de Spinoza derrière la cravate pour finir l’année, ça de pris contre l’obscurantisme, et pourquoi pas.

« Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin… Si par exemple une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, voici la manière dont ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin , par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être répondez-vous que cela est arrivé parce que le vent soufflait par là et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez encore : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, avait commencé à s’agiter, l’homme avait été invité par un ami, alors ils insisteront encore, car ils n’en finissent pas de questionner : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a t-il été invité à ce moment ? Et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche, sur les causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugiés dans la volonté de Dieu, cet asile d’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés de stupeur, et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un ouvrage aussi parfait, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature au lieu de s’émerveiller comme un sot est souvent tenu pour hérétique et impie par ceux que la foule adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Et c’est qu’ils savent que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire la sauvegarde de leur autorité. »

Spinoza, L’Ethique, Livre I, « Savants et ecclésiastiques »

Une bougie de plus pour Noël

01/12/2012 Aucun commentaire

Chacun en a fait l’expérience : il est difficile d’échapper au plus vieux media du monde. À l’approche de Noël, vous serez sans doute la cible et le réceptacle involontaire d’anciennes rumeurs ressuscitées chaque année dès les premiers frimas…

Il est possible, c’est arrivé à d’autre, autant vous y préparer, il est probable que ces jours-ci un « ami », une connaissance, un petit-malin-qui-en-sait-plus-long-que-vous, vous toise de haut dans la cour de recré (ou, pour les plus vieux, devant la machine à café) et vous déclare, une malice dans l’oeil et une nuance de cruauté dans l’autre, savourant l’effet de chacun de ses mots : « Le Fond du tiroir n’existe pas. C’est ton père déguisé. »

Halte à la paranoïa ! Ne croyez rien de ces fumeuses théories complotistes qui ébranleraient les esprits les plus sereins ! Comme si nous avions besoin d’une angoisse supplémentaire en ce monde anxiogène et la crise partout-partout… Allez sans crainte, le Fond du tiroir existe bel et bien, je suis idéalement placé pour le savoir, et pour vous en persuader il n’est de meilleur remède que de commander ses livres ! Notamment La Mèche, de Fabrice Vigne et Philippe Coudray, le livre de noël et des bougies, qui vous révélera pour un prix modique, ni plus ni moins, toute la vérité. Sur presque tout.

Le bon de commande, désormais riche de dix titres, est ici.

Un italien introverti pense avec les mains (Troyes, épisode 5)

05/09/2011 2 commentaires

Donc, j’écris. Je profite de cette conjonction extraordinaire, rarissime : Je peux écrire/J’ai envie d’écrire/Je sais quoi écrire. J’ai des fourmis plein les doigts, j’attaque on verra bien. « Il faut rater, s’y remettre, et rater mieux » (Beckett). Je viens d’entamer, dans la joie je vous jure, quatre mois de ratages, meilleurs à chaque fois.

Je suis en mesure de vous délivrer deux exemples circonstanciés de meilleurs ratages. Un : Hervé Bougel vient de republier ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, de la Faculté de Médecine de Paris. J’ai sauté sur l’occasion du retirage pour remanier de la tête aux pieds et augmenter légèrement ce texte (vous n’avez pas encore cette délicate plaquette ? Commandez la nouvelle version sur le catalogue du pré#carré ; vous l’avez déjà ? Achetez-la pour comparer, c’est intéressant aussi)… Hervé, dont je salue la compréhension et même la complaisance (sans aucun doute facilitées parce qu’il écrit aussi, il sait de l’intérieur le bordel, tous les éditeurs ne savent pas) a donc été contraint de refaire de A à Z la maquette de l’opuscule. Je lui ai promis que, désormais, je ne le lirai plus jamais, puisque la relecture entraîne, fatalement, désir sans fin de retouches. En douce, j’ai tout de même jeté un œil… Plus fort que moi, un vice… Et je vois bien une phrase de traviole… Verrue, là… Tant pis, je me la garde…

Deux : attention, l’histoire qui suit est spécialement cruelle, et je ne la raconte pas sans quelque accablement. Comme on le sait, le Fond du tiroir a republié en 2010 La Mèche, mon livre-de-père-noël épuisé depuis lurette chez son éditeur initial. Trop heureux, là encore, d’amender un texte très bon mais perfectible, j’ai révisé chaque page, chaque phrase, chaque mot. Au passage j’étais satisfait d’avoir débusqué et éradiqué une vilaine coquille, une tache de moins, plaisir des yeux… Patrick Villecourt le Factote-Homme et moi-même étions très fiers, nous avions bien travaillé ! Nous délivrions la version définitive, impeccable (= dénuée de péché) de cet ouvrage chéri ! Las… Le jour où l’imprimeur nous a remis le tirage, la première personne, oui, la toute première personne à qui tout jovial j’ai donné à admirer l’ouvrage s’est exclamée : « Mais… Attends voir… C’est quoi, là, ce mot en quatrième de couverture ? » C’est quoi ? C’est quoi !? C’est une coquille que nous avions AJOUTÉE à la relecture bordel de merde ! J’en deviendrais grossier de rage ! Le mieux est l’ennemi de quoi, dit-on ? C’est mon ennemi personnel, oui ! Salaud de mieux ! Ah, je ne peux même pas vous spécifier la bourde, elle m’écœure trop, vous n’avez qu’à aller vérifier sur votre exemplaire, septième ligne de la cat’ de couv’

Conclusion : il est temps pour moi d’écrire des nouveaux livres au lieu de relire les vieux. Il est temps aussi que je détaille sous vos yeux les six pains sur ma planche. Oui, six : j’ai l’ambition mégalomane d’avancer et peut-être d’achever durant cette résidence six chantiers d’écriture, celui bien sûr que j’ai présenté dans le dossier de candidature à la résidence, et cinq autres en souffrance.

Une fougasse, une miche, un pavé de campagne un peu trop cuit, un gressin, une couronne, et bien sûr un bâtard.

 Vous voilà bien avancés. Et pour le monsieur ce sera ?

Bons baisers de Hollande

08/05/2011 un commentaire

Je passe quelques jours aux Pays-Bas. Que fait-on aux Pays-Bas, quand on n’aime pas le fromage, quand les moulins bon ben ça va c’est des moulins, quand on a presque passé l’âge des coffee-shops, quand on ne boit pas de chocolat Van Houten et quand les tulipes on s’en contrecogne respectueusement sauf l’étymologie (« tulipe » est un mot turc qui signifie turban, c’est très intéressant je trouve) ?

On visite des musées, pardine. On admire les maîtres flamands, on se recueille devant des icônes archicélebres, la Jeune fille a la perle de Vermeer, la Lecon d’anatomie de Rembrandt… Mais on tombe aussi par surprise sur des tableaux qu’on ne connaissait pas. Ainsi, celui-ci :

Vieille femme et un jeune garçon aux chandelles de Rubens. Je détaille l’œuvre, et baba je me dis : « Ça alors ! on jurerait La Mèche ! Un avéré plagiat par anticipation, comme disent les oulipiens. Le thème est identique : on assiste a la transmission pleine de sous-entendus d’un savoir occulte mais tendre, entre un personnage d’âge mur et un jeune enfant, et la chandelle se fait métaphore à la fois de leur connivence, et de la perpétuation, la flamme brûle encore et chauffe d’une main l’autre… Et ce Pierre-Paul Rubens, alors, quel talent, c’est bien simple il dessine presque aussi bien que Philippe Coudray. »

Concernant La Mèche, la vraie, prétendue marronnier de noël, j’ai l’honneur de vous informer que le Fond du Tiroir reçoit bien davantage de commandes de libraires en ce sec printemps, que lors de l’hiver dernier. Ce succès mystère (« succès » du reste très relatif, garanti seulement par l’équation selon laquelle quelque chose est arithmétiquement supérieur à rien) s’explique par la parution récente d’une aimable critique dans la Revue des livres pour enfants, vénérable institution très consultée par les professionnels de la profession. Merci beaucoup, l’institution vénérable.

 

Le sapin est un marronnier (Nous disons deux fois : le sapin est un marronnier)

18/12/2010 Aucun commentaire

Ding-ding-dong ding-ding-dong mesdames et messieurs ladies and gentlemen ceci est le dernier appel pour le vol 2010 à destination du Fond du tiroir.

Je fais le compte au jour le jour, « sauf erreur ou omission » : comme suite de mon exténuant travail de VRPLa Mèche est, à l’heure où je vous parle, en vente dans 14 librairies dans toute la France, ce pays qui, rappelons-le, s’honore de compter tenez-vous bien 25000 ne disons pas « librairies », mais plutôt, par pudeur et afin d’englober les grandes surfaces spécialisées ou non, « points de vente de livres ». (Même différence qu’entre boulangeries et dépôts de pain.)

14 sur 25000, c’est du 0,056 %, autant dire que vos chances sont infimes de découvrir en tête de gondole près de chez vous cet objet bleu, élégant et tordu, ce livre qui cache son jeu, ce bref roman à la fois expérimental et grand-public. Vous ferez, comme toujours, bien ce que vous voudrez, mais vous auriez meilleur temps de le commander directement au Fond du Tiroir. Enfin, je n’insiste pas, je ne voudrais pas devenir lourd avant les fêtes, dérouler une fois encore mon argument de camelot, croyez que je serais plus embarrassé que vous, je sais oh je ne sais que trop que Le Fond du tiroir ne sera jamais un vrai éditeur, puisque je n’aime pas spécialement ça, les vendre, mes beaux livres. Je préfère qu’on me les achète.

Bref, il ne vous reste que quelques jours, ou à peine plus selon l’endroit où vous habitez, pour nous réclamer La Mèche, cadeau idéal comme un gendre puisque livre de noël et même, pour exposer les choses sans détour, LE livre de noël, ainsi que le proclamait sans modestie le bandeau rouge enveloppant la première édition. Quelques jours au plus pour imprimer le verbeux bon de commande (et non tenter vainement de le remplir en ligne comme l’a fait la jeune Pauline F. de Stavanger, Norvège… C’est un PDF, voyons !), quelques jours dernier délai pour nous demander une dédicace en page de garde et en cas de besoin, formalité dont je m’acquitterais avec plaisir, si si, c’est vrai, plaisir, je n’aime pas vendre mais j’aime bien dédicacer les livres, surtout la Mèche parce que je fais un petit dessin, toujours le même, je ne sais pas dessiner, mais enfin je m’applique et je fais des progrès, je stylise c’en est curieux. Quelques jours maximum pour enfin recevoir La Mèche chez vous, juste à temps pour en décorer votre sapin et le décrypter, seul ou en famille, entre les branches. Qu’en ferez-vous, de ses secrets ? Que font les gardiens de mèche, une fois que… ? Ah, c’est tout le propos, figurez-vous.

Ma vie de VRP

29/10/2010 5 commentaires

La situation du voyageur de commerce – je parle de ceux qui sont au plus bas de l’échelle, qui font du porte-à-porte – m’apparaît toujours comme étant la plus terrible de toutes. C’est en général un dernier boulot, celui qu’on se décide à faire quand on n’a plus d’autre recours. Mais l’aspect terrible de ce travail, c’est surtout qu’il oblige celui qui le fait à en passer par le mensonge fonctionnel qui, en général, est réservé aux patrons. Ordinairement c’est le patron qui vante sa camelote, et non l’ouvrier. Les ouvriers ont le droit de se taire. Le voyageur de commerce ne l’a pas : il est tenu d’imiter le patron, de se dégrader.

Marguerite Duras, Nathalie Granger

Récapitulation.

La Mèche, sixième ouvrage distribué par le Fond du Tiroir, est aussi par divers aspects son premier : premier en littérature jeunesse, premier potentiellement « grand public », premier gros tirage (un peu plus de 1000 exemplaires, chiffre pour nous pharaonique), premier à consentir l’effort de se rendre visible aux yeux des professionnels de la profession (via Dilicom et Electre), premier à avoir fait l’objet d’un service de presse – voyez un peu à quelles compromissions nous étions résolus, premier à avoir entraîné le paiement de droits d’auteur (à Philippe Coudray, qui le mérite bien)…

Pour toutes ces raisons, j’eusse espéré que la Mèche devînt en outre le premier ouvrage du Fond du Tiroir à se vendre – espérer du commerce au fin Fond du tiroir ? c’était tenter le diable à coup d’oxymorons. Et le diable en retour s’est bien moqué de moi. Car hélas, vous (oui, vous, là, vous-mêmes, vague et inconséquente deuxième personne du pluriel), ne vous êtes pas bousculés pour commander ce beau livre, ni auprès de votre libraire ordinaire (puisqu’il semble que cela fonctionne) ni au Tiroir directement. Les ventes sont restées dérisoires au point que je renonce pudiquement à donner les chiffres, y compris lorsque j’ai entrepris une campagne promotionnelle exorbitante offrant un second livre pour toute Mèche achetée, que me resterait-il à proposer après cela, vous voulez ma chemise aussi ? Je vous préviens, elle est pleine de sueur. Désormais une pyramide (comme je disais : « pharaonique ») de cartons débordant de Mèches encombre mon garage du sol au plafond et m’écorche le moral à chaque fois que je trébuche en tentant d’atteindre mon congélateur.

Bref : si je veux retrouver l’usage de mon congélateur, et si incidemment je ne veux pas sombrer dans le découragement ni renoncer à tout avenir éditorial pour le Fond du Tiroir, je n’ai pas le choix, je dois tenter d’écouler quelques Mèches.

Un blog, souvenons-nous de l’étymologie, est un journal intime, s’pas ? Voici une page arrachée à mon journal, une tranche de vie, mon quotidien tout neuf de VRP. Je joue au vendeur-représentant-placier comme le garçon de café de Sartre joue au garçon de café. Mais cela m’amuse moins que lui, je le crains.

L’autre vendredi, je me lève à l’heure des hommes de bonne volonté, je boucle ma petite valise, je trouve une station-service pour faire le plein (par les temps qui courent, voilà déjà une aventure), et j’entreprends une expérience de diffusion grandeur nature. J’ai pour cela sélectionné sur la carte de France la ville de Ch***, préfecture de la S***, que je connais un peu. Je me suis appliqué au préalable à un minutieux travail de repérage, j’ai noté les coordonnées de cinq librairies susceptibles d’être intéressées par ma production, éliminant impitoyablement toute librairie non indépendante et inféodée à une chaîne nationale. Je prélève une brique de la pyramide… J’en prends combien, de ces Mèches petit capital ? Allez, 30 exemplaires, pour 5 librairies c’est un peu optimiste, 6 chacun, ah bah on verra bien, c’est le principe et le bon sens, en fin de journée mieux vaut en ramener qu’en manquer.

– Librairie A. Je commence volontairement ma tournée par celle qui est, dans mon souvenir, la plus grande librairie de Ch***. Je cherche le rayon jeunesse, je trouve une libraire plongée dans une une pile de nouveautés qu’elle trie devant son ordinateur. Je me plante devant elle, ma valise à la main. Je me racle la gorge. Elle lève les yeux sur moi.
« Je peux vous aider ?
– Bonjour, mon nom est Fabrice vigne, j’écris des livres, auto-publiés pour une part d’entre eux, je suis là précisément pour vous présenter un livre que je viens de publier…
– Ah. » (« Ah » sec et las.)
Son œil sur moi a changé du tout au tout depuis qu’elle sait que je ne suis pas client. Toute la condescendance du monde, plus une masse d’agacement. La leçon est rude, mais il me la fallait : les représentants de commerce ne sont pas les bienvenus, surtout les auto-publiés, cette bande de fâcheux, qui surgissent comme un cheveu au milieu d’un jeu de quille.  Personne ne m’attend. Personne n’attend ma Mèche. Circulez, monsieur, vous voyez bien qu’on travaille, ici. Qu’est-ce que j’espérais ? Quelles illusions me restait-il à perdre ? Ah, il m’en restera toujours.
Dans une moue, la dame saisit du bout des doigts mon objet d’art en 1000 exemplaires dont 30 dans une valise, et feuillette pendant que je bredouille ma présentation. Elle hoche, tord la bouche, « Et combien vous vendez ça ? 12 euros ? Hé, ben ! C’est cher ! Bon, écoutez, je ne peux pas le prendre comme ça. Repassez demain, ou plutôt la semaine prochaine.
– C’est que… je ne suis là que pour la journée. Pourriez-vous décider aujourd’hui, s’il vous plaît ?
– Ah. (Même « Ah » que précédemment.) Il faut que j’en parle à mon responsable, et que j’essaye de le lire, votre livre. Repassez à 14h30, d’accord ? » Je n’ai pas vraiment le choix, je repasserai. Je crois même que je quitte le magasin en disant « merci », je me trouve rien con. Bilan : zéro livre placé, mais un exemplaire reste dans la place en garde à vue. À tout à l’heure.

– Librairie B. Je respire une grande goulée, c’est reparti. « Bonjour, mon nom est Fabrice vigne, je viens vous blablabla… » Sourire gêné de la libraire. Elle prend la Mèche que je lui tends. Je fabouille mon petit argumentaire pendant qu’elle lit. Elle lit vraiment, celle-ci, elle ne feuillette pas. Alors c’est long. Je me tais, et le silence est sacrément lourd. Elle tourne une page. Elle sourit toujours. Elle finit par parler en refermant très délicatement l’objet. « Je ne vois pas bien à quel public cela s’adresse. Quand on voit la couverture, on se dit que c’est pour les tout petits, et puis quand on essaye de lire, c’est très dense, c’est pour les grands…
– Euh, oui, eh bien disons qu’il faut déjà savoir bien lire. C’est le seul pré-requis, à part bien sûr ne plus croire au Père Noël.
– Ah, bon. (Silence. Je suis censé faire quelque chose ?) Non, je crois que je n’ai pas le public pour ça. J’ai quelques albums pour petits, et quelques romans pour ados, mais ça c’est vraiment trop… intermédiaire ». Elle me rend le livre. Elle sourit toujours, toujours vaguement gêné. Je remballe, referme ma valise, salue aimablement, couleuvre dans la gorge. Quand j’ai la poignée de la porte dans la main, elle ajoute : « Bonne chance, hein ! » Ouais, ouais. Bilan : encore zéro.

– Librairie C. Une feuille scotchée sur la porte close.  » Fermeture pour la journée ». Zut, j’y tenais à celle-là, elle m’était sympathique, elle avait un joli nom. En plus, de bons livres dans la vitrine. (J’apprendrais un peu plus tard que la fermeture était due à un accident : le libraire a traversé une vitre avec sa main, et s’est fait hospitaliser.) Dans ta face, les aléas du métier de VRP. Parfois, on n’a même pas l’occasion de se faire envoyer sur les roses. Bilan : toujours zéro.

– Librairie D. Je regarde la devanture, je soupire, je pousse la porte, gling-gling, la libraire se retourne, grand sourire : « Tiens ? Bonjour, Fabrice Vigne… » Elle me reconnaît. Je ne crois pas avoir beaucoup de vanité, pourtant être spontanément identifié me soulage, j’ai le cœur tout réchauffé, éperdu de reconnaissance par cet accueil-ci après l’embarras manifeste des autres. Merci ! Enfin une librairie où je ne suis pas accueilli comme un chien dans un bol de soupe. J’aurais dû m’en douter : cette librairie-ci, je l’avais cochée comme faisant partie du réseau Sorcières, et dans ce milieu-là, on lit les livres, on a une idée des auteurs. Ça me revient maintenant, cette libraire est moi nous sommes déjà rencontrés, sur des stands de salon, la glace est brisée, on va gagner du temps, « Oui, alors donc, comme vous le savez peut-être, ou pas, je publie aussi des livres dans une petite structure associative, le Fond du tiroir, et justement je suis là pour ça, regardez-moi cette Mèche comme elle est jolie…
– Ah, ça, c’est bien vrai, très jolie. Eh bien écoutez, oui, bien sûr, ça m’intéresse, je vais vous en prendre !
– Vrai ? Vous êtes bien sûre ? » Pour un peu je l’embrasserais, mais c’est parce que je débute dans le métier, ça ne se fait pas sauter au cou de celui qui vous achète quelque chose, c’est un client, on n’embrasse pas son client. Combien va-t-elle m’en prendre ? Dix ? Vingt ? Elle va vouloir tout le stock peut-être, les trente ? ça va pas être possible, j’en ai laissé un entre les mains de la librairie A…
– je vous en prends deux. En dépôt. »
Deux. Okay. Bien sûr. Deux. C’est le métier qui rentre.

– Librairie E, et dernière. Celle-ci, spécialisée jeunesse, n’a ouvert qu’il y a huit jours. Je jette un œil à l’intérieur. J’espère qu’elle aura un peu de temps à me consacrer, malgré  l’inauguration récente ? J’entre, broum-broum, gling-gling, bonjour-mon-nom-est-Fabrice-Vigne… Oui, elle me réserve un bon accueil, elle a de la curiosité pour moi, je n’espère que ça, je ne demande rien de plus, un peu de curiosité, elle m’est offerte forcément par des librairies jeunes et petites… Sitôt ouvert, son échoppe a traversé une semaine de chaos, elle me raconte, des débordements de manifs devant sa vitrine, des incendies, des passants réfugiés (car la ville de Ch***, sous ses dehors sages et bourgeois, a été le cadre de plusieurs émeutes, et dans la rue perpendiculaire à cette nouvelle librairie, j’ai constaté le bitume noirci de suie et de plastique, les rigoles jonchées de vis de poubelles fondues, et de goupilles de flashball). La dame a de l’énergie, et du courage, il en faut, ouvrir une librairie quand on y pense, c’est encore plus absurde que d’éditer un livre et chercher à le fourguer. Bref, elle est aimable, et accepte de me prendre des exemplaires. Trois. En dépôt. Ah, merci. C’est le record, pour le moment.

– Librairie A, bouclage de boucle : retour au point de départ. La libraire m’avait donné rendez vous à 14h30. J’y suis dès 14h20, je feuillette des livres… Elle n’est pas là à 14h30. Ni à 14h40. À 14h50, je m’enquière auprès d’une autre  employée : « Dites, votre collègue du rayon Jeunesse, elle m’avait dit de repasser, elle n’est toujours pas là…
– Ah, bon ? Eh, oui, elle est partie plus tard que prévue, elle avait à faire, je ne sais pas quand elle doit revenir…
– Hmmm… Et alors, je fais quoi ?
– Je ne sais pas quoi vous dire.
– Ah. » Cette fois c’est moi qui dit « Ah », le « Ah » fatigué, résigné, contagieux. J’attends encore, dix minutes de mieux, à 15h elle n’est pas apparue. J’essaye de retrouver l’exemplaire de ma Mèche sur son bureau, je fouille, il a été recouvert par cinq autres bouquins. Je le range soigneusement dans ma valise. « Excusez-moi, je dois partir, à présent. Si jamais elle vous demande de mes nouvelles, ce qui est improbable au fond, vous pourrez lui dire que, ce matin, elle ne s’est pas montrée très enthousiaste à mon endroit, et qu’elle aurait pu tout simplement me dire « non », je n’aurais pas perdu une demi-heure à l’attendre. Au revoir. »

Le bilan n’est, euphémisme, guère encourageant. Je rentre chez moi avec 25 exemplaires dans ma valise, cinq dépôts, zéro vente ferme. Je rumine, sur l’autoroute du retour, la solitude du VRP de fond (du Tiroir), calculant machinalement mes frais d’essence et de péage. Que faut-il faire, à présent ? Espérer un dégât des eaux dans mon garage pour me débarrasser de cette foutue pyramide ? Non, soyons déraisonnable : je dois poursuivre, vaillamment, et proposer mes livres, dire qu’ils existent.

Cette semaine, je suis en villégiature, à P***, plus grande ville encore, qui se trouve être la capitale de la F***, et qui contient un nombre de librairies tout à fait stupéfiant. J’ai bouclé ma valise, j’ai acheté un carnet de tickets de métro. Au boulot.

Faux jumeaux

10/09/2010 Aucun commentaire

Première (et sans aucun doute dernière) fois que cela m’arrive : deux livres me sont nés la même semaine. Je double-faire-part-de-naissance et j’ai l’honneur, après une grossesse longue de trois ans, car il fallait bien ça, de vous tonitruer la venue au monde de Jean II le Bon (qui, en plus de son état civil, a reçu dans la famille le tendre sobriquet de « la Séquelle ») aux éditions Thierry-Magnier, en vente dans ce qu’il reste de bonnes librairies ; et de La Mèche (surnom affectueux : « C’est à cette heure-ci que tu reviens à la maison ? ») aux éditions le Fond du Tiroir, et en conséquence disponible presque exclusivement par correspondance ici même.

Je n’aurai aucun mal à distinguer ces faux jumeaux nés de deux lits différents, et pourtant, si je les regarde attentivement, leur air de famille me saute aux yeux. Tout deux ont le faciès taillé en clair-obscur, et arborent sur leur devant, comme un congénital grain de beauté, des personnages en pied, dont les ombres portées révèlent une personnalité alternative… Ah, c’est qu’il s’en passe, des choses, à l’ombre… Slogan possible pour le FdT.

Enguirlander la canicule

14/07/2010 Aucun commentaire

Et aussi, penser à ne plus jamais annoncer intrépidement des livres qui tardent à venir. Le pompon revient à la Séquelle, certes, que je prétends « pour bientôt » depuis trois ans, ce qui est d’un ridicule achevé. Mais la Mèche aussi, j’en aurai fait la réclame souvent et trop longtemps à l’avance, me trouvant penaud face aux triviaux retards du monde matériel.

Je ne résiste pas au plaisir de vous révéler l’une des raisons de retard à l’allumage de cette Mèche définitive. Oh, pas la raison principale, mais la plus baroque. J’avais besoin de joindre Philippe Coudray pour qu’il me signe son bon à tirer sur la nouvelle couverture, mais il ne répondait pas à mes messages, je m’inquiétais… Finalement, c’est son frère Jean-Luc qui m’a contacté, élucidant l’indisponibilité de Philippe : l’homme, dont l’un des plus récents livres est consacré à la cryptozoologie, se trouve pour l’heure en Colombie Britannique, en pleine chasse au Bigfoot. Philippe ne se contente pas de dessiner les animaux rares et semi-mythiques, il veut les voir de près ! Il est un peu fêlé. Je suis immensément fier et honoré d’avoir réalisé un livre avec le professeur Coudray, cryptozoologue éminent, et un peu fêlé.

Toujours est-il que cette fois est la bonne ! Pendant que l’un de ses coauteurs épie les traces de pas d’un cousin du yéti, La Mèche est sous presse, et sera entre les mains de ses souscripteurs au plus tard fin août-début septembre (au même moment, une bande d’agitateurs envahira les kiosque en revendiquant le même titre – rien à voir, pure coïncidence, mais ils me sont sympathiques).

Pour fêter l’événement, figurez-vous que le Fond du Tiroir vous offre un livre. Vous ne me croyez pas ? Un éditeur qui offre un livre est un animal légendaire non encore répertorié par la science ? Allez donc lire directement le bon de souscription : pour toute Mèche pré-commandée, on vous glissera un petit bonus dans le colis.

Je voulais aussi vous parler d’autre chose. Mais ce sera pour une autre fois. Cf. l’incipit de cet article. On ne m’y reprendra plus.