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Triangle d’or

25/09/2024 un commentaire

Aujourd’hui au Fond du Tiroir, dans la série La publicité c’est de la merde :

J’attends le bus.
Comme il n’arrive pas, mon regard se détourne et divague ailleurs que sur la chaussée ou dans le caniveau. Je me laisse piéger dans la publicité sous vitre, plus grande que moi, à l’intérieur de l’abri.
Un visage de femme marqué d’un triangle d’or, pointe en bas, haut de près d’un mètre de hauteur, me regarde dans les yeux. Le visage de la géante est posé, sûr de lui, quoiqu’un peu défraîchi, ridé, et on distingue même un léger duvet au-dessus des lèvres discrètement peintes en rose. Et ce triangle jaune comme un tatouage tribal.
Le slogan :

Avec la crème anti-âge, resculptez en un mois votre triangle de jeunesse !

Je vois parfaitement clair dans leur jeu.
J’ai compris ce qu’étaient ce triangle et ces lèvres poilues. Il s’agit évidemment d’une publicité pour une opération promettant la restauration de la virginité, en un mois seulement.
Je pense à Hitchcock, qui parlait de certaine catégorie d’actrices portant leur sexe sur le visage.
Je pense aussi au film Emmanuelle d’Audrey Diwan qui sort aujourd’hui même, je me demande si j’ai vraiment envie de le voir, sans doute que oui puisque Noémie Merlant est ma préférée actrice.
Je me souviens qu’Emmanuelle, plus gros succès en salle de 1974 (loin devant Céline et Julie vont en bateau de Rivette, qui plaida au moins aussi fort pour l’émancipation des femmes) possédait DÉJÀ une suite : dès 1975, forcément, était tourné Emmanuelle l’antivierge (de même que dès 1960, un an après la publication du premier roman, l’autrice Emmanuelle Arsan utilisa ce titre-là pour un tome deux).
Je me demande si Sylvia Kristel utilisait une crème anti-âge.
Enfin mon bus arrive.

Soeur yes soeur

29/08/2024 Aucun commentaire

Ma semaine de cinéma : deux films en salle. Le premier m’a diverti, le second m’a passionné.
Or le premier met en scène deux copains (deux mutants immortels : on sait qu’ils auront beau se taper dessus, ils ne mourront pas), adorant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière eux des bains de sang, aux prises avec un ennemi diabolique – une femme castratrice, naturellement, ficelle scénaristique grossière ; le second met en scène deux copines (une baronne de la drogue transgenre et son avocate) aux prises avec, non un homme diabolique, ce serait une ficelle scénaristique grossière, mais avec la masculinité toxique, cette entité archaïque qui passe d’une personne à l’autre, d’une génération à l’autre et même d’un genre à l’autre, qui aime tant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière elle des bains de sang.
De la comparaison entre les deux films se trouve renforcée mon intime conviction que la sororité est plus admirable que la fraternité.
Un blockbuster de super-héros Marvel/une comédie musicale d’auteur : peut-être que personne d’autre au monde n’aura pensé à mettre en miroir cette carpe et ce lapin, qu’y puis-je, je suis le roi de l’apophénie.

1) Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, avec Ryan Reynolds et Hugh Jackman).

J’y ai pris je l’avoue un plaisir régressif, un peu comme quand je mange un hamburger.
Mais le lendemain, lorsqu’il faut digérer…
À la réflexion, après avoir dormi dessus, je trouve ce film complètement con. Sa faille la plus béante, c’est que le plaisant cynisme « 4e mur en miettes » de Deadpool, conjugué au principe du Multivers, fait qu’absolument plus rien de ce qui nous est donné à voir n’a de sens, d’importance, ni d’enjeu narratif. Tout ce qui se passe et peut se passer est « pour rire » : plus aucune perspective tragique n’est possible, puisque dès qu’un personnage meurt, ô comme c’est fastoche, on va chercher son double dans un univers parallèle.
L’idée du Void, désert où sont précipités les concepts ringards dont le cinéma ne veut plus est intéressante visuellement, presque attendrissante, mais purement théorique, elle n’émeut pas. On jette dans le Void les échecs commerciaux (le cadavre géant d’Ant-Man en premier, bonjour les sarcasmes), ok, ce n’est que du discours sur le cinéma, pas du cinéma. De même les acteurs ne cèdent jamais la place à leurs personnages : on reconnaît Chris Evans, Wesley Snipes et Jennifer Garner, mais pas Johnny Storm, Blade ou Elektra. Alors que moi, ce que j’aime chez Marvel, c’est le contraire, c’est être touché par des personnages qui sont humains (en plus d’être surhumains), et pleurer quand ils meurent. J’aime quand ce n’est pas seulement « pour rire » mais aussi, un peu, pour pleurer. J’avais pleuré à la fin de Logan, j’y croyais, moi, à cet enterrement ! J’ai besoin d’un minimum de premier degré !

2) Emila Perez (Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña).

Là, oui, j’ai eu mon compte de premier degré tragique, merci. ET de second degré esthétique, de distance et de style apportés par l’anti-réalisme consubstantiel à la comédie musicale. J’ai été emballé sur les deux tableaux, convaincu, captivé, et d’ailleurs c’est bien simple j’ai pleuré lors de l’enterrement de l’un des personnages sur une reprise espagnole et bouleversante de Brassens.
Cannes a décerné aux quatre femmes du casting un prix d’interprétation collectif : prix de la sororité en somme. Karla Sofía Gascón dans le rôle-titre, actrice transgenre, a sans aucun doute mérité cette distinction, ainsi que les deux autres actrices, sensiblement plus secondaires, Selena Gomez et Adriana Paz. Mais c’est Zoe Saldaña dans le rôle de l’avocate qui rafle la mise et fait le show à elle toute seule tant elle parle et chante et bouge et danse avec justesse.
Zoe Saldaña est ma préférée actrice (je n’oublie pas qu’elle excelle aussi dans les films Marvel dans le rôle de Gamora, ah comme il est compliqué de ne pas être manichéen et péremptoire, mais c’est ainsi, je ne suis Scorsese).
Et Emilia Perez est ma préférée comédie musicale depuis Annette : j’en suis sorti avec la même électricité dans le corps et la même pulsion de revoir le film le plus rapidement possible, comme on se repasse un disque. Hélas la BO n’est pas éditée en disque (nous sommes en 2024). Les chansons sont parfaites, aux bons soins de Clément Ducal et Camille (on peut les écouter ici), comme celles d’Annette étaient dues aux Sparks (c’était le bon temps, j’avais acheté l’album en CD).
Une autre vertu d’Emilia Perez est qu’il a fait enrager Marion Maréchal et toute l’extrême-droite. En ces temps louches où le fascisme dédiabolisé trépigne aux portes du pouvoir, la tolérance envers les personnes trans est un excellent baromètre de la tolérance tout court. Pouvons-nous supporter le principe de réalité d’Emilia Perez caché derrière les artifices de la comédie musicale ? Les personnes trans existent, les cartels mexicains existent, la douleur existe, le malheur existe, la mort existe. (Pour rappel : les mutants immortels bénéficiant d’un facteur d’auto-régénération n’existent pas.) Et on prétend que c’est la gauche qui n’est pas capable d’accepter la réalité !

À la recherche du temps « Perdus »

23/08/2024 Aucun commentaire

Dans leur lutte inégale et désespérée contre l’impérialiste langue anglaise (cf. ici), les Québécois traduisent en français les titres des films et séries américaines.
Paradoxe : ces traductions sonnent parfois étrangement fausses aux oreilles françaises alors même qu’on ne saurait faire plus littéral. Comme si ces VF étaient trop explicites, trop translucides, trop premier degré, comme si un rideau se déchirait et qu’on revenait soudain à la raison, ah oui, tiens, c’est vrai, c’était cela que ça voulait dire. C’était seulement cela et rien de plus. Quelle trivialité, finalement. Comme les paroles des chansons pop qui perdent une part de leur mystère dès qu’on les comprend.

Au Québec, Lost in translation s’appelle Traduction infidèle (et au passage on perd le mot Lost qu’on retrouvera ci-dessous).
Kill Bill s’appelle Tuer Bill (et au passage on perd la rime, qui est la moitié de la poésie – peut-être aurait-on pu tenter de conserver une allitération en proposant Buter Bill ?).
Toy Story s’appelle Histoire de jouets.
Dirty Dancing s’appelle Danse lascive.
Grease s’appelle Brillantine.
Matrix s’appelle La Matrice.
Fast & Furious s’appelle Rapides et dangereux.
Usual suspects s’appelle Suspects de convenance.
Alien s’appelle L’Étranger (et on aimerait savoir ce qu’en pense Albert Camus).
Eyes Wide Shut s’appelle Les Yeux grand fermés.
Die Hard s’appelle Marche ou crève (et voilà qui est plus littéral quoique moins poétique que Piège de cristal).
Même Terminator s’appelle Terminateur

Et, donc, Lost s’appelle Perdus.
Au moins les choses sont claires.
On est au coeur du sujet.
On n’est pas trompé sur la marchandise.
Il s’agit bel et bien des aventures d’une bande de gars et de filles perdus, voire complètement paumés, égarés jusqu’aux affres, faisant d’étranges rencontres, genre Dante déambulant dans une forêt obscure, ayant quitté le droit chemin au milieu de la course de sa vie, et tombant comme par hasard sur Virgile. Une bande de paumés s’adressant à des spectateurs qui ne le sont pas moins. Si, comme moi, vous vous êtes laissé happer par Lost, jusqu’à voir Lost partout même une fois l’écran redevenu noir, c’est, je le crains, que vous êtes, ou que vous avez été un jour, perdu. C’est que Lost vous attendait et que vous en aviez besoin. Vous aviez besoin des stations et des vidéos d’orientation de Lost.

Lost, que son titre soit traduit ou non, reste ma meilleure série du monde. À chacun la série de sa vie, sans doute. Sauf à ceux qui n’en ont pas, ceux qui au pire engloutissent distraitement les dernières saisons mises en ligne sur plateformes et formes plates tout en scrollant sur leur téléphone, et tant pis pour eux, ils ne pourront même pas prendre conscience à quel point ils sont perdus. Quant à moi je suis toujours perdu, même lorsque je me retrouve. Il faut croire que j’aime ça.

Juste avant mon départ de l’autre côté de l’Océan (pour ne pas dire l’Oceanic 815 – oui, car j’ai dû voler, en regardant les ailes trembler à travers les hublots, dans un état spécial puisque Lost déforme la psyché de quiconque grimpe dans un avion), juste avant mon départ donc j’avais terminé de re-revoir la première saison de Lost.
Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai attaqué la deuxième. Je me régale toujours autant quoique différemment.

Le visionnage de Lost engendre un effet très spécifique, une ouverture des chakras peut-être, que je n’ai jamais retrouvé dans aucun film, ni dans aucune série, ni même aucun livre (pourtant les origines de l’imaginaire à l’oeuvre sont évidemment livresques : les robinsonnades, de Defoe, de Verne, voire de Golding et Sa Majesté des mouches, et leur innombrable descendance sont légitimement cités dans cette gigantesque centrifugeuse pop qu’est Lost).
Visionner Lost, attention quelques grands mots déboulent, est une expérience mentale, spirituelle et existentielle. Pas moins. Parce que tout au long des 121 épisodes de cette quête si incertaine, de ce parcours initiatique qui est aussi le nôtre, nous cherchons à comprendre pourquoi EUX et NOUS sommes à ce point perdus (eux sur leur île, nous dans notre forêt obscure, ou dans notre immeuble, ou dans notre canapé, dans toutes nos vies à la signalétique défaillante), à comprendre aussi comment nous pourrions imaginer cesser de l’être, à condition de favoriser la rencontre d’un Autre qui sait ce que l’on ignore (Virgile ?).

Lost a la taille du monde où l’on se perd. Ce monde est vaste, débordant de signes à interpréter, d’hypothèses à formuler, de références à engranger, de labyrinthes à explorer, et j’ai assez montré au Fond du Tiroir que Lost est un précieux outil intellectuel que je peux convoquer, lire entre les lignes et réactiver à la demande en parlant de tout autre chose. En parlant de Samuel Becket, ou bien d’Hervé Le Tellier, ou bien d’Eugène Green, ou bien de Jaco van Dormael. Ou même d’une journée d’action pour la non-violence.
Ce qui se passe dans la tête de qui voit Lost est plus grand que Lost. Parce que Lost est une suite de questions et que les réponses y sont rares. Ainsi que dans un rêve. Ainsi que dans la vie. Et ainsi que les rêves nous préparent à la vie.

Aussi, lors de ce re-visionnage, ma petite moulinette imaginaire intérieure s’est de nouveau emballée, à fond les ballons, quoique pas tout-à-fait de la même façon que la première fois.
La première fois qu’on est confronté à Lost, dix fois par épisode on est tenté d’appuyer sur pause et on pense : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice signifie ceci ou cela ? » – on raisonne en termes de spéculations ; tandis que la deuxième, et toutes les suivantes (je connais quelqu’un qui a vu l’intégrale cinq fois), alors qu’on se croit aguerri, qu’on connaît l’avenir, on est tenté de mettre en pause et on pense dix fois par épisode : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice est volontairement là pour annoncer ce qui va se passer dans trois épisodes ou dans trois saisons ? » – on raisonne en termes de destin.
Dans tous les cas, spéculation contre destin, science contre foi, on se lance dans une exégèse sauvage et sans fin, d’autant plus insatiable que nous n’obtiendrons pas de solution définitive et que peut-être même les solutions définitive n’existent pas : en attendant l’âge d’or de la limpidité, cet au-delà millénariste, tout alentour nous fait signe, tout fait sens dans l’île et dans la forêt obscure qui sont deux métaphores de notre âme, un mot un objet un vêtement un visage une couleur un geste une répétition une anomalie, tout ne demande qu’à être interprété, imaginé et ré-imaginé, tout passe à travers le crible de notre psyché, de notre intelligence et de notre imagination. Tout se discute.
Lost n’est pas de ces séries pop-cornesques pré-digérées, jouées d’avance selon des codes immuables et archétypique, ces séries qui créent l’addiction parce qu’elles épargnent de penser, ces séries devant lesquelles, à part au niveau de l’estomac, le spectateur reste passif. Devant Lost le spectateur est incroyablement actif, il a du travail, beaucoup de travail.

Je te donne un seul exemple de ce qu’est ce travail. Si tu as vu Lost, tu pigeras tout de suite ce que je veux dire. Si tu ne l’as pas encore vu (la chance !), je te spoïle juste un tout petit peu pour les besoins de la démonstration mais si tu ne veux aucun spoïl cesse immédiatement de lire et contente-toi de me croire sur parole. Je te le conseille, d’ailleurs. À partir d’ici je ne parle plus que pour ceux qui savent.

Lost est notamment connu pour sa méthode narrative, très plagiée depuis (Orange is the new black…) de présentation des personnages, qui ne se révèlent que petit à petit : un figurant n’accèdera au statut de personnage que s’il a droit à un flashback, si le public accède à sa manière singulière et unique d’être perdu (au passage, c’est une magnifique leçon théorique romanesque : un personnage est une histoire, et « Pour qu’une chose [ou une personne] soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » ainsi que disait Flaubert).
Parlons d’un personnage, et regardons-le longtemps.
Je choisis Sawyer, qui est l’un des personnages préférés des spectateurs, parmi toute la bande de paumés. Sawyer, c’est celui qu’on adore détester. Sawyer est dépeint comme un gars séduisant et dangereux, subtil et relou, conman manipulateur, indigne de confiance, bellâtre cynique à grande gueule, prêt pour l’action et pour le surf, surtout prêt pour la magouille y compris en plein chaos, un concentré de provoc et d’égoïsme qui confine à l’individualisme libertarien : ce qui intéresse Sawyer n’est que son épingle du jeu.
Or, dans la saison cinq on découvre un autre Sawyer, une version alternative (à la fois dans le passé et dans l’avenir, c’est compliqué à expliquer) sous le nom de LaFleur et il est, en gros, devenu le contraire de celui qu’on connaissait : un type rangé, honnête et responsable, travailleur, routinier, bon époux, bon copain, bon collègue, pépère, sans histoire, pôt-au-feu, le gars sympa qui a trouvé sa place dans la société, peut-être même un peu ennuyeux sur les bords, un bonhomme fiable et chiant qui n’a pas d’autre rêve, une fois sa journée et son devoir accomplis, que de lire un bon roman au coin du feu, sa femme à ses côtés.
Pourtant, ce qui est extraordinaire, c’est que lorsqu’on le découvre ainsi dans la saison cinq, on n’est pas surpris. Car des signes avant-coureurs, presque subliminaux, étaient déjà présents et nous avaient à notre insu imprimé la mémoire : ils ont fait une moitié du travail et il nous reste à faire l’autre.
Eh bien, ces signes annonciateurs de LaFleur, qui m’avait échappé à l’époque où je ne savais pas ce qui se passerait dans la saison cinq, m’ont sauté aux yeux tout au long de la saison une revisitée. Sawyer qui saisit toutes les occasions d’avoir la paix pour lire un bouquin bien tranquille… Sawyer qui, hypocondriaque comme un homme ayant peur du lendemain, s’imagine qu’il a un grave problème cérébral alors qu’il a seulement des migraines parce qu’il devient myope comme un rat de bibliothèque… Sawyer découvrant qu’il est suprêmement doué pour bercer et apaiser un bébé en lui lisant des histoires, et peut-être même en y prenant plaisir… Tout ça fait que LaFleur affleurait sour Sawyer dès le début.
C’est là que ma moulinette s’emballe en roue libre : se pourrait-il que la saison cinq fût non seulement prévue, mais écrite entièrement dès la saison une ? Ces flash-forwards de son destin feraient tellement sens, seraient tellement logiques ! Sawyer « Lost » et LaFleur « Found » ! Alors que je SAIS qu’il n’en est rien, je sais que les scénaristes ont largement improvisé tout au long de la série et qu’ils n’avaient aucune idée au moment de la saison une qu’ils auraient l’opportunité d’écrire une saison cinq ! Je sais tout cela, mais visionner Lost, pour la première ou la -nième fois, n’est pas un acte rationnel. C’est un acte imaginaire, et c’est beau. C’est une exégèse sans trêve comme est sans trêve le travail du cerveau lorsque l’on dort. (Du reste, ne pas croire qu’il y a une intention cachée derrière les signes est ce qui distingue l’exégèse du complotisme.)

Voilà ! Regarder et spéculer et rêver Lost n’est pas TOUT-À-FAIT ce que j’ai fait de plus intéressant durant l’été 2024, mais disons que c’est dans le top 5.

Hommage à Pierre Boulez et René Char

31/07/2024 un commentaire
(le titre de l’article ne trouve sa signification que dans cette image, ne la cherchez pas ailleurs)

Enfoncez-vous bien ça dans la tête !
Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.

Ah, le Québec ! Mon Amérique à moi, où je n’étais pas revenu depuis 11 ans !

* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus).
Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.

* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles.
Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse.
Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » …
La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais.
Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.

* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.

Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…

… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.

Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change du français Hédukou), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.

Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.

Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.

Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.

Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.

En attendant le platane

23/06/2024 Aucun commentaire

I

Vu ce soir Vincent doit mourir de Stéphan Castang, avec Vimala Pons qui est ma préférée actrice, et Karim Leklou qui pourrait être mon préféré acteur si j’avais ce genre de chose, un préféré acteur.
Film génial !
Film très onirique c’est-à-dire parfaitement évident tout en étant parfaitement mystérieux.
Film « Kafkaïen » dans le sens où Kafka éclatait de rire tout seul en lisant à haute voix ses fables terrifiantes.
Film paranoïaque de haute volée, qui dit la vérité par la trouille, tel Le Locataire de Polanski, Les Chiens de paille de Peckinpah, Bug de Friedkin, ou à peu près tout John Carpenter.
Mais surtout film archi-contemporain : il donne à sentir ce monde incompréhensible où il vaut mieux rester confiné, ce monde où il faut éviter à tout prix le contact visuel pour ne pas courir le risque de l’agression, ce monde où l’on ne supporte plus son prochain, ce monde où la méfiance est le dernier mot des rapports sociaux individualistes et libéraux, ce monde où la violence mortelle de tous contre tous peut éclater à tout instant, c’est bien notre monde, il n’y en a pas d’autre.
Film éminemment politique, en somme.

II

Vu aussi le saisissant reportage sur Arte, La jeunesse n’emmerde plus le Front national, qui permet d’accompagner un groupe de jeunes militants du RN, de 17 à 25 ans, jusqu’à un meeting de leur rock star Jordan Bardella. Les laisser parler, tâcher de comprendre ce qui se passe, de comprendre leurs raisons, puisqu’il faut leur laisser ce crédit, ils ont leurs raisons, ils sont rationnels.
On écoute ces jeunes gens et ce qui est affolant c’est que sur bien des points on ne peut pas leur donner tort. « Personne ne fait rien pour nous, on veut reprendre en main notre destin » , « On est délaissés par la classe politique qui est déconnectée » , etc… comment ne pas contresigner. Les jeunes se ruent sur le RN tout simplement parce que personne d’autre dans la classe politique ne s’adresse à eux ! Ce n’est pas en trois semaines qu’on pourrait redresser ça, mais en une génération, 20 ans au moins…
Voilà : c’est désespérant, c’est flippant, c’est révoltant, mais « c’est normal » comme le disaient Brigitte Fontaine et Areski.
Que faire ?

III

Ces jours-ci je remâche une puissante image employée par l’écrivain Terry Pratchett (1948-2015) durant une interview, pour décrire son état d’esprit depuis qu’il se savait condamné.
Pratchett est mort huit ans après après avoir appris que la maladie d’Alzheimer l’habitait. Il a vécu huit ans à se savoir foutu, huit ans à se sentir partir jour après jour, huit ans de délabrement inexorable, huit ans de sursis ou bien de supplice très atroce, selon le point de vue.
Il dit ceci (je cite de mémoire, je trahis sans doute) :

C’est comme être coincé dans l’habitacle d’une voiture pendant un accident mortel, mais un accident prodigieusement lent. Des années passent entre le moment où l’on voit le platane dans le virage, et celui où le platane nous broie dans le métal, des années à le voir se précipiter chaque seconde vers nous sans pouvoir faire le moindre geste pour l’éviter.

Outre que cette image est difficilement surpassable pour exprimer le sentiment tragique en général, elle me hante aujourd’hui en raison d’un platane très précis, très concret, que nous voyons tous dans le virage. Nous n’avons pas huit ans mais à peine trois semaines avant de nous le prendre dans la gueule.
Que faire pendant ces trois semaines ? Rien, comme si on avait Alzheimer
Certains tentent des choses tout de même, bougent encore dans l’habitacle, envoient des signes, et je salue leurs initiatives.
Je salue ici l’initiative du poète Yves Béal. Chagriné que son petit village (Saint-Didier-de-Bizonnes, 318 âmes) ait voté, comme la France, massivement pour le RN, Yves a décidé d’écrire à chacun de ses 317 concitoyens. Il a glissé dans chaque boîte aux lettres du village :
– non seulement un poème (hélas les poètes ne sont pas les derniers à douter de l’efficacité didactique de leur poème) ;
– non seulement un rappel historique sur le passé de ce parti qui roule des mécaniques, et dont il est faux de dire qu’il n’a jamais été au pouvoir puisque les fondateurs du FN étaient très proches des cercles de pouvoir entre 1940 et 1944 (hélas ce simple bon sens n’est plus de mise à l’heure où le platane « dédiabolisé » et cachant ses racines est si proche que l’on peut voir le grain de son écorce) ;
– mais aussi, et peut-être surtout, un topo sur l’activité législative récente du RN que je reproduis ci-dessous :

Le RN prétend défendre le peuple, les gens de peu, les pauvres, les déclassés, les exploités, les galériens. Or leurs positions dans l’hémicycle prouvent qu’ils ont systématiquement voté CONTRE les dominés, et en faveur des dominants. Tandis que les vieilles positions de principe humanistes, genre « le racisme c’est mal » n’atteignent désormais plus leur cible, c’est cet argument-là, « au portefeuille » qui pourrait avoir in extremis les meilleures chances de toucher sa cible : ô vous les misérables, qui avez été abandonnés (c’est un fait) par la classe politique depuis des décennies, croyez-vous vraiment que votre vie va sensiblement s’améliorer lorsque ce parti-là sera aux affaires ? Ben, non. Vous êtes en train de vous faire arnaquer. Vous imaginez mettre un coup de pied dans la fourmilière « politicienne » à bonnes paroles et belle cravate mais vous en êtes la dupe pure et simple.

« Ne me regarde pas »

22/06/2024 Aucun commentaire

La scène la plus célèbre du Dernier tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972) est celle où Marlon Brandon impose à Maria Schneider une sodomie, lubrifiée au beurre.
Ce viol a beau être simulé (on pourrait dire viol de cinéma comme on dit baiser de cinéma, mais mieux vaut encourager la culture du baiser que la culture du viol), il est redoublé en abyme : l’actrice n’avait pas été prévenue de ce rebondissement avant la prise, le réalisateur-manipulateur cherchant à saisir sur pellicule la réaction « authentique » de sa marionnette à la violence de la situation.
Mission amplement accomplie : le film est aussi pénible à regarder qu’un snuff movie. Je dis ça, mais je n’ai jamais vu de snuff movie, simplement j’imagine – et la sale idée que je m’en fais provient de ce que le Dernier tango à Paris a imprimé sur ma rétine.
Cette scène a marqué pour toujours Maria Schneider (morte en 2011) et sa carrière. Je me souviens d’une interview télévisée tardive de l’actrice où elle racontait qu’elle ne pouvait s’asseoir dans un restaurant sans qu’un garçon ne dépose sur la table, en ricanant, une plaquette de beurre. Elle portait durant cette interview des lunettes noires qui cachaient ses larmes. Et bien sûr, pendant les années voire les décennies qui ont suivi le foutu Tango, le milieu du cinéma ne lui a proposé que des rôles dénudés, des rôles de petites salopes bonnes à enculer.
Raconter cette histoire atroce est indéniablement utile, et bienvenu en notre époque metoo où les actrices, porte-paroles de toutes les femmes, ne veulent plus subir les violences que leur imposent les hommes.
Notre époque est aussi celle où la mécanique de la « réputation » , si archaïque pourtant, est enfin analysée de façon adéquate et urgente par Laure Daussy (cf. ici) : ce sont les fantasmes et les pratiques des hommes, dont l’impunité est favorisée par la culture patriarcale, qui fabriquent pour leur propre usage le mythe de la fille facile. Le principe, élémentaire, de la réputation est qu’il suffit de violer une fille pour qu’elle devienne violable, et pour toujours ; processus qui fonctionne également devant une caméra, la femme (l’actrice) devenant coupable d’un crime dont elle était la victime.
Plus on racontera l’histoire de Maria Schneider, plus on aura une chance d’aider les femmes violées à être entendues et crues, aidées plutôt que soupçonnées d’y être-un-peu-pour-quelque-chose.
Pourtant…
Je sors du cinéma, j’ai vu Maria de Jessica Palud, qui me laisse un goût plutôt amer. Ce biopic, où le rôle-titre est tenu par Anamaria Vartolomei (vue autrefois dans un autre rôle difficile et nécessaire, L’événement d’après Annie Ernaux), est centré autour du tournage du Tango, mais n’ajoute finalement en 1h40 que peu de choses, en termes de compréhension comme en termes d’émotion, à la très fulgurante interview où Maria racontait en ravalant ses sanglots l’anecdote du garçon de restaurant.
Maria, film sans aucun doute féministe, est en fin de compte aussi désagréable à regarder que le film original, aujourd’hui ringard, de 1972, ce film d’homme(s), qui raconte l’histoire d’un homme, le fantasme d’un homme, la dépression et la noirceur d’un homme vieillissant qui abuse et instrumentalise une très jeune fille. Dans Maria, l’interminable reconstitution du tournage de la scène à la plaque de beurre place paradoxalement le spectateur tout autant dans une position de voyeur, snuff movie au carré, comme si de la pornographie reproduisait de la pornographie pour dénoncer la pornographie. Ou, pire encore, comme si Maria Schneider qui toute sa vie a tenté de ne pas être réduite à cette seule scène, y était encore une fois assignée, et résumée.
En revanche, c’est lorsque Maria s’éloigne de sa scène originelle que la cinéaste trouve des moyens saisissants de traiter son sujet. La séquence, opportunément choisie pour illustrer l’affiche du film, où Maria Schneider est bombardée par les flashs des photographes (tous des hommes) en dit largement plus long, et avec un pas de côté plus intéressant, que la reproduction frontale du viol : la violence dure longtemps après les faits, elle est reconduite dans la lumière et le silence (au cinéma on dit Lumière… Silence… Ça tourne).
Idem la scène pathétique où Maria, déglinguée par la drogue, fait du raffut en pleine nuit devant chez son oncle. Elle interpelle le voisin réveillé, sorti sur son balcon : « Ne me regarde pas ! » Quelle phrase terrible à prononcer pour une actrice.
Surtout, je relève in extremis le discret hommage que rend Maria à Jacques Rivette. Dans l’une des scène finales, Maria Schneider se trouve à nouveau en promotion, cette fois-ci pour Merry-go-round (Jacques Rivette, 1981). Elle semble avoir tourné la page du Tango puisqu’elle déclare en souriant : « J’ai adoré travailler avec cet homme. »
Oui ! Voilà selon moi la principale leçon à retenir, leçon de joie et de liberté. Si l’on se penche sur le cinéma des années 70, laissons donc moisir Bertolucci dans son recoin sépia, et redécouvrons Rivette, redécouvrons en permanence et sans relâche à quel point il était moderne. Sans même remonter jusqu’à La Religieuse (1967) qui évidemment dénonce à la suite de Diderot l’oppression des femmes, revoyons L’amour fou (1969), ce récit de l’émancipation d’une femme poussée à la folie par la vie conjugale, et surtout Céline et Julie vont en bateau (1974), sûrement le film le plus féministe que l’on puisse imaginer, du moins réalisé par un homme, prototype de tous les films suivants de Rivette, dans sa méthode comme dans sa manière de faire des femmes des sujets et non des outils, des partenaires (de création) et non des fantasmes.
Comme a dit Judith Godrèche en citant Céline et Julie lors de la dernière cérémonie des Césars :

– Céline : Il était une fois.
– Julie : Il était deux fois. Il était trois fois.
– Céline : Il était que, cette fois, ça ne se passera pas comme ça. Pas comme les autres fois.

Vive Rivette !


Post-scriptum. Suite à la publication de l’article ci-dessus sur Fichtrebouque, un(e) certain(e) Afton Berg a écrit le commentaire suivant :

Votre chronique est super, mais au final vous finissez par valoriser un homme alors que votre sujet était une femme! Le patriarcat revient tjrs nous attraper, même qd on a les meilleures intentions! On est pas sorti de l’auberge comme on dit!

Mon sang n’a fait qu’un tour :

Pas d’accord.
Ce qu’il faut abolir (et le rappeler sans relâche façon « Delenda Carthago » ), c’est le patriarcat, pas les hommes.
Je ne crois pas, en faisant l’éloge d’un homme, un homme qui justement a offert une voie de narration fertile en termes d’alternative au patriarcat, ni rattraper celui-ci ni me faire rattraper par lui.
Les femmes écrivent des livres et réalisent des films sans que chacune ne soit l’exception qui confirme la règle façon schtroumpfette, youpi, il était temps, lisons-les, voyons-les, écoutons-les.
Pour autant toutes les oeuvres des hommes ne sont pas « patriarcales ». Je considère parfaitement stupides les postures radicales telles celle d’Alice Coffin déclarant fièrement « ne plus lire les livres écrits par des hommes » . C’est un excès contre-productif, et un révisionnisme.
Un exemple très simple : l’un de mes écrivains préférés, toutes catégories confondues, est Annie Ernaux, justement essentielle pour appréhender la voix des femmes. Or lorsqu’elle cite ses influences, les lectures qui lui ont donné envie d’écrire, on y trouve pêle-mêle des femmes (Beauvoir, Woolf, Etcherelli) et des hommes (Flaubert, Bourdieu, Perec). Faudrait-il, sous couvert de « féminisme » lire les unes et jeter à la poubelle les autres ? Ce serait absurde. Chacune et chacun ont fait notre histoire, celle d’Ernaux, celle de la pensée et celle des lettres. (1)
De surcroît, favoriser une femme plutôt qu’un homme au seul titre qu’elle est une femme pourrait dangereusement conduire à plébisciter des femmes qui soutiennent les piliers patriarcaux.
Dans le champ du cinéma : vive Varda, méfions-nous de Maïwenn.
Dans le champ politique c’est encore pire, et plus évident : il n’est pas très anti-patriarcal de soutenir les deux héritières Le Pen, Giorgia Meloni, Thaïs d’Escuffon, Ludovine de la Rochère ou bien les Caryatides, Les Némésis, les Brigandes, et autres malfaisantes.
Mais merci pour la stimulation intellectuelle de bon matin !

(1) – Ajout, août 2024. Entre temps je suis tombé sur un autre exemple tellement fulgurant qu’il en est presque caricatural. Alison Bechdel, autrice de bandes dessinées, féministe, lesbienne, explorant surtout l’autobiographie (lisez Fun Home, c’est magistral) revendique parmi ses influences Robert Crumb, qui depuis 60 ans se fait insulter par les féministes à cause de sa représentation de fantasmes sexuels humiliant les femmes et confinant à la misogynie. Ce n’est pas un paradoxe, c’est une filiation complexe, comme on parle de pensée complexe, de nuance, quoi.
D’un autre côté, qui peut prétendre entreprendre une bande dessinée autobiographique et ignorer l’influence de Crumb ?

Trois jours, sans rire

12/06/2024 Aucun commentaire

On est bien avancés maintenant.
Que faire ?
De l’art.
Ouf.
L’art est ce pas de côté qui permet de ne pas succomber trop vite ni trop complaisamment au réel, de mieux le sentir dans sa main sur sa peau et dans ses yeux ce foutu réel, au lieu de seulement se faire avoir par lui.
On n’est pas à sa merci ! On n’est pas sa chose, il est la nôtre, merde !
Et même : MONSIEUR Merde. Tiens il nous avait manqué, celui-ci. On est content de revoir monsieur Merde chier très littéralement dans les bégonias.
Car je sors du cinéma. J’ai vu cela. J’ai vu les bégonias et le réel transfiguré. J’ai vu les 41 minutes et 19 secondes de C’est pas moi, dénégation enfantine et moyen métrage de Leos Carax.
Ouf, pas de panique, en tout cas un peu moins de panique grâce au pas de côté : l’art est toujours là, la mise à distance, l’archi-intime et l’archi-universel en tresse plutôt qu’en détresse.
Carax nous parle de lui, de son histoire et de celle du cinéma et de celle de l’Europe, histoire commune vieille d’un siècle mais il nous semble que le film nous parle d’aujourd’hui, car le tour de magie opère encore, et oui, et ouf, l’illusion que ce film a été fait ce matin en « réaction » .
Film work-in-progress (ce sont les premiers mots qu’on lit sur l’écran), film patchwork, film installation, film happening, film sans mode d’emploi et puis quoi encore puisque ce ne sont que des images, film intemporel et c’est justement en cela qu’il donne cette impression si vive d’actualité, film de montage, de bric, de broc et d’amour, film de fantômes comme n’importe quel film (digne de ce nom), film quête-de-beauté comme n’importe quel film (digne de ce nom), film ludique quoique tragique, film godardien quoique caraxoïde, « C’est pas moi » recycle toute la filmographie de son auteur, jusques et y compris dans la scène post-générique où Annette joue le rôle de Denis Lavant, mais toujours sur du Bowie.
Dans une scène que je suppose tirée de Holly Motors (2012) (mais je n’irai pas vérifier), un présentateur télé alerte ses spectateurs sur un étrange phénomène : plus personne en France n’a ri depuis trois jours.
TROIS JOURS ? Sérieux ? Mais oui, c’est bien ça, je recompte sur mes doigts, nous sommes mercredi jour des sorties au cinéma, trois jours depuis dimanche soir. Comment l’a-t-il su, comment le sait-il depuis peut-être 2012 (mais je n’irai pas vérifier). L’art a raison et c’est à ça qu’on le reconnait.
Et puis comme une menace certaines figures de l’extrême-droite défilent vers le premier tiers du film, elles tendent le bras en parade, elles aussi sont intemporelles, quoique certaines rient depuis trois jours, et sont créditées dans le générique de fin comme « Têtes de salauds » .

Le chemin qui mène de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste

23/04/2024 Aucun commentaire

« Sur quoi as-tu changé d’avis ces 10 dernières années ? » : c’est l’une des questions que je préfère poser aux gens que je rencontre pour la première fois. Elle dit beaucoup sur quelqu’un […] parce que c’est une question qui raconte toujours une histoire. Une histoire de temps qui passe et de rencontres. Elle dit ce qui a été et ce qui est désormais. Comme le luminol, ce liquide bleu phosphorescent qui révèle le sang d’une scène de crime, c’est une question qui révèle nos contradictions.
Pour certains, changer d’avis, c’est se trahir. Eric Zemmour reprochait, en septembre dernier à Mélenchon d’avoir, en 20 ans, changé d’avis sur la burka : il citait alors Talleyrand, « je pardonne aux gens de n’être pas de mon avis, je ne leur pardonne pas de n’être pas du leur » – faisant partie de ces gens qui se targuent d’être absolument d’accord avec eux-mêmes depuis vingt, trente, quarante, cinquante ans.

A-t-on encore le droit de changer d’avis ? Blandine Rinkel

J’ai changé d’avis.
J’ai changé tout court.
Comment n’aurais-je pas changé puisque le monde a changé.
Faudrait-il se fixer pour règle de ne pas changer, et par-dessus le marché s’enorgueillir de rester intact au milieu d’un monde qui change ?
Dans le marbre, dit-on pour signifier que c’est pour si longtemps que c’est pour toujours, sauf que non, combien il dure le marbre, combien il est dur, Le marbre pour l’acide est une friandise, ainsi qu’a dit le poète.

J’ai changé : depuis longtemps et même à peu près toujours, l’un de mes films préférés, de mes films culte, aura été Zéro de conduite de Jean Vigo. C’est fini.

À une époque, je le voyais une fois par an, avec un plaisir intact. Je constate que je ne le vois plus. Je l’avais même montré à mes enfants quand elles étaient petites. Je ne sais pas si je le leur montrerais aujourd’hui.

Zéro de conduite est un film sur le chahut salutaire et carnavalesque ; sur la liberté, en somme. Je raffolais de ce bloc d’anarchie douce où les collégiens renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, prennent le pouvoir. Les adultes y sont ridiculisés, décrédibilisés et bien fait pour eux, ils y ont le sale rôle, celui de la contrainte, de la rigidité intellectuelle et morale, de la norme, du système, du pouvoir, du passé. Faisons table rase !

Ce film a infusé en moi en compagnie d’autres oeuvres qui pédagogisaient l’anarchisme en direction des enfants et des ados (Le roi et l’oiseau de Prévert et Grimault, Gaston Lagaffe de Franquin, The Wall de Pink Floyd, vous souvenez-vous de Hey teachers, leave us kids alone ?). J’en faisais régulièrement l’éloge lorsque l’on m’invitait à présenter mes livres dans les collèges – je me rends compte qu’alors ma posture, a priori, était toujours de me ranger du côté des élèves, contre les profs (j’avais beau jeu… ou étais-je simplement démago ?), j’imaginais que mon irruption dans la classe incarnait le même mouvement ascendant que Zéro de conduite, cette rébellion, cette aspiration à la liberté, cette fureur créatrice punkoïde, cette rupture dans la routine, cette responsabilisation, cette élévation de la conscience de soi-même, cette joie aussi et surtout. Je recommandais la vision de ce film et je tenais d’ailleurs, je tiens toujours, pour preuve de son génie le fait qu’il ait été censuré treize ans après sa sortie : il était dangereux pour la jeunesse. Vive le danger et la subversion. Ah ah ah.

Et puis voilà que c’est fini. Le danger est manifestement ailleurs.

Se moquer des profs aujourd’hui, ce serait comme faire une blague juive en 1943 : au minimum une obscénité, au maximum une criminelle complicité. Se moquer des profs, c’était bon enfant, vivent les vacances, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu. Mais nous sommes passés d’une époque bon enfant à une époque mauvais enfant, comme il est dit quelque part dans Ainsi parlait Nanabozo.

Je viens de voir Pas de vagues, le dernier film de Teddy Lussi-Modeste, où des collégiens prennent le pouvoir, renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, chamboulent au passage tous les adultes à l’intérieur. Un film parmi de très nombreux autres tombant en cataracte (L’Affaire Abel TremComme un fils, Bis repetita, La salle des profs, L’InnocenceAmal un esprit libre… liste impressionnante à laquelle j’ai ajouté un film roumain de 2021), qui tous montrent à quel point le métier de prof est devenu difficile, peut-être impossible, en tout cas héroïque, et atrocement solitaire au beau milieu d’une fourmilière. Cet empêchement du métier de prof est une catastrophe globale qui me touche intimement mais qui ne peut que toucher intimement chacun d’entre nous, en ce qu’il révèle que, sans enseignement commun, nous ne pouvons plus faire société. Sans l’Éducation Nationale, que l’on peut certes d’abondance moquer et critiquer, la société française n’existe tout simplement plus. Il faut la critiquer et la chérir, l’Éducation Nationale. Un peu comme la démocratie. Puisque c’est pareil.

Quel chemin avons-nous parcouru en 90 ans, de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste ? Je ne parle pas de cinéma, je parle de ce dont parle le cinéma. Ce que nous avons gagné, ce que nous avons perdu en 90 ans.

Je suis sorti de la salle en mauvais état, accablé, angoissé, terrifié. Mais convaincu que c’est ce film-ci que je conseillerais à des collégiens aujourd’hui, c’est celui-ci qui élèverait leur conscience. Ma préconisation à la jeunesse remplacerait donc un film éminemment joyeux par un film fondamentalement stressant. Heureusement que je ne suis plus invité dans les collèges pour parler de mes livres.

PS. Je pars me changer les idées dans la Loire, je fais un peu de tourisme autour du barrage de Villerest, c’est très joli. Soudain je butte, en traversant le charmant village de Saint-Jean-Saint-Maurice-sur-la-Loire, contre cette plaque de rue que je vous adresse en carte postale. L’odonyme était presque parfait.

Baise malchanceuse

06/04/2024 Aucun commentaire

Actualité flaubertienne.

Avez-vous vu Bad Luck Banging or Loony Porn, film roumain réalisé par Radu Jude, tourné pendant la pandémie en 2021, et ours d’or à Berlin (les Berlinois ont de l’audace) ? Traduction possible du titre anglais : Baise malchanceuse ou Porno cinglé. J’apprends ici que Babardeala cu bucluc sau porno balamuc, le titre original, emploie des mots d’origines gitanes et ottomanes, et constitue d’entrée de jeu une provocation au nationalisme roumain.

Comme chez Flaubert, l’intrigue mêle le grotesque et le tragique ; si elle n’était pas si trash, elle pourrait valoir à ce film d’être ajouté à la litanie prodigieusement longue, récurrente comme un symptôme, des sorties au cinéma qui ces jours-ci abordent la crise de l’enseignement en collège ou en lycée : ici, Emi, incarnée par Katia Pasacriu, est une prof de collège qui subit humiliation, mise au ban et vexation infligée par un tribunal populaire parce qu’une vidéo sexuelle privée qu’elle a tournée avec son mari se retrouve sur Internet…

Jude filme la déambulation dans Bucarest de cette femme inexpressive derrière son masque anti-Covid, en suggérant que la véritable obscénité est ailleurs que sur Youporn. PARTOUT ailleurs. Dans les rues, dans les médias, dans les supermarchés, dans les files de bagnoles, dans les façades, enseignes et publicités, dans les micro-agressions et soubresauts de ressentiments recuits à même le trottoir, dans les haines de tous contre tous, dans la compétition libérale généralisée et érigée en système.

Et puis, pile au milieu du film, sur une ritournelle incongrue de Boby Lapointe, l’histoire s’interrompt brutalement pour céder la place à une sorte de court-métrage expérimental directement hérité du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert.

Défilent sous nos yeux, dans l’ordre alphabétique, c’est-à-dire dans une parodie d’ordonnancement, divers concepts et clichés dont les définitions et exemples, un à un, démolissent froidement notre zeitgeist et notre ordre moral en cache-sexe. Les violences politiques, policières, patriotiques, religieuses et mémorielles, nous sont assénées avec une ironie d’autant plus cinglante qu’elle n’est jamais que l’enregistrement du réel : c’est le fascisme d’hier et de demain que nous voyons, et la Roumanie est, à quelque chose près (la pression et l’oppression catholiques y sont sans doute pires qu’ailleurs), le monde.

Ainsi, pour l’entrée Transformation nous admirons une magnifique fleur éclore au ralenti tandis que nous lisons un fait divers recueilli dans la presse :

Un Américain accusé d’avoir tué ses deux colocataires, a déclaré à la police partager avec eux des opinions néonazies, jusqu’à ce qu’il se convertisse à l’Islam. Il les a ensuite tués parce qu’ils ne respectaient pas sa foi.

Un peu plus tôt, parvenus à la lettre C, à l’entrée Cinéma nous étions pourtant avertis par cette note d’intention :

Nous avons appris à l’école l’histoire de Médusa. Elle avait un visage si laid qu’à sa vue les êtres et les âmes se transformaient en pierre. Lorsque Athéna a ordonné à Persée de tuer le monstre, elle l’a prévenu de ne jamais regarder directement son visage, mais seulement son reflet dans son bouclier lustré. Suivant ce conseil, Persée réussit à décapiter Médusa. La morale est qu’il nous est impossible de voir les horreurs actuelles parce qu’elles nous paralysent d’une peur aveugle, et que nous ne pouvons les percevoir qu’au travers d’images qui en reproduisent l’apparence. Le cinéma est le bouclier lustré d’Athéna.

Précision à l’attention de quiconque ne ferait pas la différence entre l’ironie et le cynisme, soit entre le recul empathique Flaubertien obligeant le lecteur à s’impliquer pour saisir ce qui n’est pas dit, et la potacherie ricanante se payant la tête de ses personnages afin de mettre le public dans sa poche : c’est la différence entre un film de Radu Jude et un film de Ruben Östlund.

Le duel est déjà commencé ?

15/02/2024 Aucun commentaire

Ah, quel immense acteur ce Gérard Depardieu !
Ah, quel immense cinéaste ce Ridley Scott !
Les deux géants ont en commun de posséder des vignobles en France, c’est dire s’ils ont du savoir-vivre.
L’un de leurs plus beaux films respectifs, ils l’ont tourné ensemble ! Non, je ne parle pas du balourd 1492 : Christophe Colomb, mais du méconnu Terrazza Romana, tourné la même année, chef d’œuvre de 47 secondes que voici :

Bon…
On pourrait continuer tant qu’on voudrait à se foutre de la gueule de Depardieu, buffet à volonté, il l’a bien mérité maintenant qu’on sait qu’il ne vaut pas mieux en termes d’abus sexuel que tant d’autres hommes de pouvoir (politique, économique, médiatique, artistique, religieux, tous les chemins mènent à la petite chatte).
En revanche, on va arrêter cinq minutes de dire du mal du publicitaire Ridley Scott, pour faire l’éloge de l’un de ses films. Aujourd’hui au Fond du Tiroir : un bon film de Ridley Scott.

Moi qui suis un vieux romantchique, je place l’amour au-dessus de tout. Voilà pourquoi je place la Saint-Valentin au-dessous de tout. La Saint-Valentin, rien à foutre. Hier soir Saint-Valentin ? Ouais ben c’est un soir comme un autre : soit je vais jouer de la musique soit je mate un film. C’était film.

C’est ainsi que le soir de la Saint-Valentin, nous avons regardé, en couple s’il vous plait, un film d’amour particulièrement tordu, ambigu, malaisant, un film qui parle de viol : Le Dernier duel (Ridley Scott, 2021).

Je ne suis guère amateur du cinéma de Ridley Scott. Ses bourinneries virilistes me navrent et je reste, contrairement à quelques amis dont je respecte le goût cinématographique, désespérément insensible à Blade Runner que j’ai pourtant vu autant de fois qu’il en est de versions et ça fait un paxon, film décoratif et vieilli, très loin des puissances intactes, propres à retourner le cerveau, des romans de Philip K. Dick. Ainsi je n’attendais rien de ce Dernier Duel… Oh comme on fait bien parfois de n’attendre rien ! Quelle merveille que ce film ! À mon goût le plus surprenant de Ridley Scott depuis Seul sur Mars, et le plus féministe depuis Alien (oui, car Alien, film de dure à cuire dont le sujet caché est la grossesse, est mille fois plus féministe que Thelma et Louise, dans lequel deux femmes se punissent de mort pour avoir tenu tête aux hommes – mais bref).

Le Dernier duel est adapté d’une histoire vraie, comme il est mentionné en incipit de deux films sur trois, mais le fait divers ici est vieux de 750 ans, c’est dire si les sources sont fragiles et reconstituées. Le livre adapté n’est pas un roman mais une enquête menée par un historien américain, Le Dernier Duel : Paris, 29 décembre 1386 par Eric Lager.

Triangle amoureux sempiternel, deux hommes et une femme : un chevalier et son épouse ; un écuyer. L’écuyer est amoureux de la femme de son prétendu grand ami le chevalier. Il la viole. La femme raconte tout quand son mari rentre au château. Un procès s’en suit. L’écuyer nie le viol (lui, comme tant de violeurs, ne parle que d’une histoire d’amour, quelle modernité !). Parole contre parole. Que faire ? S’en remettre à Dieu (quelle modernité bis !). Une ordalie est décidée. Les deux hommes vont s’affronter en duel. Celui qui tuera l’autre aura prouvé qu’il avait raison, puisque Dieu, c’est connu, favorise les justes.

Ces prémisses sont déjà palpitantes tant elles brassent des thématiques d’aujourd’hui et de toujours (la brutalité, l’instinct de possession et la rivalité mimétique des hommes ; la paroles des femmes comptée pour rien ; le mariage arrangé et l’amour où est-il ; la culture du viol et ses sources patriarcales moyenâgeuses ; les réseaux de pouvoir et de solidarité court-circuitant la justice ; la superstition religieuse prônée comme vérité suprême, etc.), mais ce qu’en fait Ridley Scott est d’une audace stupéfiante.

Surprise : sa brutalité testostéronée, si pénible dans ses films de gladiateurs ou de guerre, a pour une fois du sens, car le fameux duel final, admirablement bien filmé et par conséquent révulsant, se pare d’un vrai suspense et d’infinies questions sur le cynisme, sur l’absurdité, sur la rage non seulement de vivre mais de prouver qu’on a raison (à qui Dieu va-t-il donner sa faveur ? au cocufié antipathique, ou au cocufieur séduisant ?).

Plus sidérant encore : la construction elle-même du film, en diffraction, est d’une originalité presque inédite (presque, car on peut penser à un précédent : Rashōmon de Kurosawa, 1950, qui d’ailleurs parlait déjà de deux hommes se battant à mort après le viol d’une femme et qui a laissé son nom à un effet ; et à un suivant : le tout récent L’innocence de Kore-eda, 2023). Trois parties, qui vont nous raconter trois fois la même histoire, mais du point de vue de chacun des trois personnages. Les scènes se répètent mais les plans et les détails ne sont pas les mêmes, les gestes diffèrent, les intentions aussi, les mots échangés, la signification qu’on leur prête… Or les trois versions sont filmées comme sont filmés tous les films, c’est-à-dire en tant qu’illusion de la réalité. Leur juxtaposition donne le tournis comme le faux flashback inventé par Hitchcock (Le Grand alibi, 1950 – ah, tiens, la même année que Rashōmon ! 1950, ère du soupçon ?) : spectateurs, témoins trompés, nous ne comprenons plus le statut exact de ce que nous sommes en train de voir. Aucun des trois récits n’est vrai ? Les trois le sont un peu ? Chacune est faussée comme sont faussés tous nos souvenirs ? Notre souvenir d’une scène précédente, une demi-heure plus tôt, est-il déjà falsifié ? Le cinéma dit-il la vérité 24 fois par seconde (Godard) ? Le cinéma ment-il 24 fois par seconde (De Palma) ?

Un indice pour sortir du trouble : la version de la femme est la dernière à laquelle nous aurons accès, et selon l’adage c’est le dernier qui a parlé qui a raison. Message capital adressé aux femmes violées : on te croit.