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Le kantien fou contre les histoires

16/10/2025 Aucun commentaire

Je regarde Sandman, la série (très bien) adaptée du magnum opus de Neil Gaiman – série hélas annulée après deux saisons seulement, pour la raison que Gaiman est un prédateur sexuel en plus d’être un génie des littératures de l’imaginaire. Alors qu’elle eût pu durer aussi longtemps que les êtres humains rêvent, ou aussi longtemps que les scénaristes pouvaient exploiter le matériau d’origine, c’est-à-dire quasiment autant. Bah.

Même en se contentant de ce qui existe, on trouve des merveilles dans cette série fort belle quoiqu’encore plus mentale que rétinienne.Je reste époustouflé par l’épisode 5, intitulé 24/7, je vais avoir du mal à m’en remettre, j’attends un peu avant de regarder la suite.

Cet épisode donnerait du grain à moudre à bien des cours de philo, et me passionne en abordant frontalement l’un de mes thèmes fétiches de rumination : qu’est-ce que la vérité et comment s’en accommode-t-on

Personnage principal de la série quoique souvent absent à l’image, le Sandman, dit aussi Morphée, ou Oneiros, ou Marchand de sable, ou Dream, etc., est une entité surnaturelle plus vieille que les dieux puisqu’aussi vieille que les hommes : il incarne la part du rêve en nous, l’imagination, les contes, la spéculation, l’espoir, toutes les manières que notre espèce invente pour se raconter à elle-même des histoires.

Quel pourrait être son ennemi juré ? Qui le faire affronter, afin de pimenter son épopée ? Eh bien, un haïsseur des mensonges, un contempteur des histoires et de tous les faux semblants, un tenant psychopathe de la vérité à tout crin, un kantien radicalisé terroriste. Ici : John Dee, interprété par le terrifiant David Thewlis.

Ledit Dee tente une monstrueuse expérience psycho-sociologique : il emprisonne quelques spécimens humains et les force à se dire mutuellement la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C’est un cauchemar. Les pulsions sont lâchées, Eros et Thanatos à qui mieux-mieux, le sexe, les haines, les violences, les colères, les agressions, le sang, le meurtre à l’arrivée. Et cette mise en scène des ravages de la « vérité » de nos instincts est d’autant plus cruelle et ironique si l’on se souvient que la série qui les dénonce sous nos yeux est « cancélée » parce que Gaiman, lui-même champion de l’imagination, s’est laissé aller dans la vie réelle à ses propres penchants prédateurs…

La vérité contre « les histoires » : se rejoue ainsi le match éternel Kant (« Le contraire de la vérité est la fausseté ») vs. Jankélévitch (« Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour la vérité criminelle de la délation ! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité ! ») et malheur à qui ne raconte jamais, ni ne se raconte, ni n’écoute, d’histoires.

Tant pis si je spoïle quelqu’un : une humanité livrée à sa vérité serait livrée à la mort.

« La vérité de ce monde, c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir » (Céline, Voyage au bout de la nuit). Le contraire de l’imagination, la fin des histoires, ce n’est pas la vérité rayonnante et le progrès en marche mais la barbarie de nos viscères, de nos pulsions sans frein ni écran, sans sublimation. Le rêve nocturne ainsi que l’art du récit (l’art de rêver en restant réveillé) sont bien plus qu’une activité négligeable ou une « folle du logis » (l’expression est de ce pauvre Malebranche qui n’avait rien pigé) : ils sont le moyen de (nous) mettre à distance pour envisager civilisation elle-même, la civilisation qui nous autorise à vivre ensemble sans nous sauter en permanence à la gorge ou à l’entre-jambe, et apprendre les uns des autres. Il faut une sacrée imagination pour rêver un mythe qui nous fait tenir ensemble, disons par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité.

(autre chose sur Neil Gaiman : rediffusion au Fond du Tiroir)


Sandman, suite (1).

L’un des seuls points de l’adaptation télévisuelle que je juge édulcoré et mou du genou en regard du comics d’origine est la représentation graphique de Despair, l’immonde soeur de Dream. L’actrice qui l’incarne, Donna Preston, serait presque mignonne, comme une copine un peu dépressive mais sympa quand même, en comparaison de l’atroce physionomie du personnage original, bloc d’horreur dissolvante à la limite du soutenable devant lequel, j’imagine, les producteurs de la série ont pudiquement atermoyé.
En 2004, dans la nouvelle « Le produit de ses fouilles » (publiée en conclusion du recueil Voulez-vous effacer/archiver ces messages), je rendais hommage (en quelque sorte) à ce personnage, estimant que n’importe qui, et je suis bien placé pour être n’importe qui, avait licence de s’approprier la mythologie que Gaiman a créée pour l’usage de chacun.

Contexte : je suis seul dans une chambre d’hôtel, il est deux heures du matin, je ne dors pas, je zappe sur 17 chaînes.

« J’en suis à dix-sept facettes du désespoir, la plupart blondes.
Le désespoir est une vieille naine obèse et nue, aux yeux gris et aux cheveux crasseux, aux dents mal plantées, au menton triple, aux seins flasques, aux mains boudinées, aux ongles cassés, qui porte un rat sur l’épaule, et sur plusieurs doigts des bagues recourbées en forme d’hameçons avec lesquels elle lacère lentement sa peau blette. Elle est là, sous le bras articulé de la télévision, vers la fenêtre, elle me voit, elle a tout son temps. »

Sandman, suite (2).

Neil Gaiman, auteur majeur des « littératures de l’imaginaire », est récemment tombé en disgrâce pour cause de prédation sexuelle.
On ne saurait, jamais, regretter qu’un homme tombe en disgrâce pour prédation sexuelle.
Pour autant, dans l’idéal et si nous en étions capables, nous ne devrions pas cesser de lire ce que Gaiman a autrefois écrit de plus juste et de plus fort (en ce qui me concerne, j’ose à peine l’avouer, mais je continue d’admirer Le Roman d’un acteur de Philippe Caubère alors que j’admire beaucoup moins Philippe Caubère).
Parmi les textes pertinents de Gaiman, son Pourquoi notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination, intervention écrite en 2013 lorsqu’il s’inquiétait de la fermeture de certaines bibliothèques de son pays, la Grande Bretagne, au prétexte d’une crise économique.

Ce texte est donné en accès libre intégral par son éditeur, le Diable Vauvert : https://docs.google.com/viewer?url=https://audiable.com/wp-content/uploads/GAIMAN-Pourquoi-notre-futur.pdfJe viens de le relire, il n’a rien perdu de son actualité ; au contraire, il en a gagné, à la fois internationalement et très-localement.

« Nous avons une obligation de dire à nos politiciens ce que nous voulons, de voter contre les politiciens, quel que soit leur parti, qui ne comprennent pas l’intérêt de la lecture pour créer des citoyens de qualité, qui ne veulent pas agir pour préserver et protéger le savoir et encourager l’instruction. Ce n’est pas une affaire de politique politicienne. C’est une question de simple humanité.
On a un jour demandé à Albert Einstein comment nous pouvions rendre nos enfants plus intelligents. Sa réponse a été à la fois simple et sage. « Si vous voulez que vos enfants soient intelligents, a-t-il dit, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées. »
Il comprenait la valeur de la lecture, et de l’imagination. J’espère que nous pourrons donner à nos enfants un monde dans lequel on leur fera la lecture, où ils liront, imagineront et comprendront. »

On trouve aussi dans ce texte un éloge de l’éthique des bibliothécaires, que les professionnels du secteur pourraient afficher sur leurs murs :

« Une autre façon de détruire l’amour d’un enfant pour la lecture, bien entendu, est de vous assurer qu’aucun livre ne traîne autour de lui. Et de ne lui proposer aucun endroit où en lire. J’ai eu de la chance. J’ai disposé, en grandissant, d’une excellente bibliothèque locale. J’avais le genre de parents que je pouvais persuader de me déposer à la bibliothèque quand ils partaient au travail, pendant les vacances d’été, et le genre de bibliothécaires qui n’avaient aucune objection à ce qu’un petit garçon non accompagné revienne chaque matin dans la section enfants exploiter systématiquement le catalogue sur fiches, en quête de livres qui contenaient des fantômes, de la magie ou des fusées, en quête de vampires, de détectives, de sorcières ou de merveilles. Et quand j’ai eu fini de lire la section enfants, j’ai attaqué les livres pour adultes.

C’étaient de bons bibliothécaires. Ils aimaient les livres et aimaient qu’on en lise. Ils m’ont appris à commander des livres à d’autres bibliothèques par prêt entre bibliothèques. Ils n’avaient aucun snobisme, quoi que je puisse lire. Ils semblaient simplement contents de voir un petit garçon aux yeux écarquillés qui adorait lire, et ils me parlaient des livres que je lisais, me trouvaient d’autres livres d’une même série, m’aidaient. Ils me traitaient comme n’importe quel lecteur – ni plus ni moins –, ce qui signifie qu’ils me traitaient avec respect. Je n’avais pas l’habitude d’être traité avec respect, quand j’avais huit ans. »

Pétrifié

25/09/2025 Aucun commentaire
Communiqué de son éditeur, 6 pieds sous terre :
Gwenaël Manac’h est décédé dimanche 14 septembre, à l’âge de 35 ans.
Il était joie, curiosité et bienveillance. Notre tristesse est et restera immense.

Quel gros chagrin. Quel scandale.
Gwenaël Manac’h, mort à 35 ans !
Condoléances à la famille, d’autant plus sincères que je connaissais bien et son père et sa mère. Lui-même, je ne l’avais jamais rencontré, cependant je connaissais ses livres. Je viens justement de lire son dernier (je crois que c’est son dernier ?) Les Pierres de famille, sans aucun doute ce que je préfère et ce que je retiens dans son œuvre close si tragiquement tôt.

Coïncidence : dans ce livre, les images d’hommes transformés en pierre y sont aussi puissantes que dans le film Alpha de Julia Ducournau, vu il y a quelques jours. Dans les deux cas bien sûr, il serait assez facile de rationaliser et décortiquer symboles et paraboles, mais au fond l’explication n’ajouterait guère à la force onirique de la pure et simple vision de cette pétrification en nous et autour de nous. Contre laquelle on se cogne. La pierre, c’est ce qui durcit lentement mais définitivement et cesse d’être vivant, voilà tout, aussi bien ce pourrait être une maladie dégueulasse qui fauche un garçon de 35 balais.

The more I clean up, the more it gets dirty

11/08/2025 Aucun commentaire

En 1989 Richard McGuire a révolutionné l’oeil de ses lecteurs avec seulement six planches de bandes dessinées expérimentales (consultables ici), sous le titre concis et gigantesque de Here, inventant une manière extraordinairement originale de traiter un thème aussi archaïque que l’être humain, la sensation du temps qui passe et l’enchaînement des générations – cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir.

En 2014 MacGuire a redoublé sa révolution, poussant sur 300 pages, et sans mollir une seule fois, son idée à la fois très abstraite et très narrative, pour peu que l’on accepte l’idée d’une narration cubiste, en un livre époustouflant du même titre (version française : Ici, Gallimard, 2015).

En 2024, Robert Zemeckis adapte le graphic novel de McGuire au cinéma. J’ai abordé le visionnage du film avec prudence, redoutant par principe l’inutile transposition dans un autre art d’une oeuvre ayant déjà trouvé sa forme parfaite, et m’attendant à un pur gadget numérique (tiens, Tom Hanks et Robin Wright à 18 ans, 30 ans, 45, 60, 80…).

Pourtant non : Here le long métrage (la VF conserve le titre original anglais tout en l’encombrant d’un sous-titre inepte, Les plus belles années de notre vie), mérite d’être vu, parce qu’il respecte à la fois la rigueur formelle (tout se passe dans l’image, pas de voix off, un lieu et un cadrage unique, par conséquent aucun moyen de glisser un panoramique, un zoom, un champ-contrechamp, un gros plan ou autre grosse ficelle), et l’émotion souterraine de la bande dessinée initiale.
Je ne sais plus qui (Spiegelman ?) a dit que narrativement le cinéma et la bande dessinée n’avaient strictement rien à voir, que qualifier une bande dessinée de cinématographique ou inversement était une aberration et une fainéantise, puisque l’un maîtrise le temps (comme un morceau de musique) tandis que l’autre maîtrise l’espace (comme un tableau sur lequel l’oeil du regardeur prend le chemin qu’il veut) – pourtant, d’accord, chacun des deux, avec ses moyens propres, est capable de parvenir à l’expression des mêmes affects.

Toutefois ! Selon moi la principale différence (voire la rédhibitoire trahison) entre l’original dessiné et l’adaptation filmée de Here tient dans le fait que le livre enchâssait l’histoire d’un homme et d’une maison au sein d’une Histoire universelle qui, ambition démesurée, allait de la création de la Terre à sa destruction… tandis que le film choisit d’insérer bel et bien le début des temps (on y voit certes des volcans primitifs, et des dinosaures gambader là où sera un jour bâtie La Maison) mais de faire pudiquement l’impasse sur la fin des temps. Un début, mais pas de fin.
Or une scène apocalyptique, magnifique, qui donne à voir dans un futur indéterminé la maison en ruines envahie par les eaux, a bel et bien été tournée puisqu’on la retrouve dans les scènes coupées du DVD. Je recommande chaudement la vision de ce complément logique, qui doit absolument faire partie du puzzle sans forcément être la conclusion du film (dans le livre, elle n’occupe pas les dernières pages), et je soupçonne vaguement Zemeckis et son équipe (son producteur à tout le moins) d’avoir raboté cet téléologie pour ne retenir que l’efficacité du mélo concentré à la durée de vie de son protagoniste…
Ou alors, et ce serait pire, cette amputation est une lâche concession à l’air du temps trumpiste et climatosceptique qui nie que nous ne sommes que de passage sur terre et dans nos maisons, que le mot forever n’est qu’une vue de l’esprit et que même l’American Way of Life est mortel.

Du passage de la bande dessinée au film, je note une autre trahison, qui quant à elle lorgne plutôt du côté gauche de l’échiquier politique ricain, et qui jouit par conséquent de mon approbation (car, sans me vanter, je déborde de biais idéologiques) : parmi les nombreux habitants qui se sont succédés dans La Maison au fil des siècles, et qu’on n’aperçoit que fugitivement dans le livre, Zemeckis choisit de présenter plus longuement une famille noire. Et d’ajouter une scène où le père, assis dans le canapé, délivre à son fils, les yeux dans les yeux, certaines recommandations que seul un père noir donne à ses enfants, rejouant un rituel séculaire qui révèle le racisme systémique de la culture américaine : si jamais le jeune homme se fait arrêter par la police, il devra à tout prix se montrer très poli, très docile, très prudent et très lent dans chacun de ses gestes. Cette scène est extraite d’un autre livre, a priori sans le moindre rapport avec Here : The Talk, par Darrin Bell… La greffe prend étonnamment bien, puisqu’elle rejoint le thème principal, le passage de relai d’une génération à l’autre.

Respect pour « Respect »

07/07/2025 4 commentaires

Actualité des livres écrits par des gens de cinéma : je lis coup sur coup le livre d’un prédateur et celui d’une proie. Les mémoires de Roman Polanski, Ne courez pas ! Marchez !, et celles d’Anouk Grinberg, Respect. Deux témoignages de survivants, deux dénonciations d’horreurs vécues. Aucun des deux ne fait de l’ombre à l’autre, ou ne saurait diminuer la portée de son voisin. Pourtant…

– Le premier livre est une retranscription d’un grand entretien de Polanski pour l’INA en 2006, complétée de deux documents écrits par le père du cinéaste, Ryszard Polanski, somme hétéroclite qui documente la double expérience du garçonnet Roman enfermé dans le ghetto de Cracovie, et de l’adulte Ryszard déporté à Mathausen, tous deux tentant de survivre à l’extermination systématique des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir de finalement se retrouver.
Comme je feuilletais le livre, une collègue lisant le nom de l’auteur sur la couverture a tenté une plaisanterie : Polanski publie un manuel sur comment on viole les femmes ? C’est ça que signifie le titre, Ne courez pas ?
Je tique. Je souris poliment alors qu’au fond de moi je suis consterné (et paradoxalement je pense à toutes les femmes qui plus souvent que moi sourient poliment alors qu’au fond d’elles sont consternées par les blagues des hommes – je reviendrai, ou plutôt Mme Grinberg reviendra un peu plus bas sur ce sourire faux des femmes).
Il y a cinq ans déjà, j’avais été embarqué dans une discussion sur Polanski qui m’avait permis de fixer ma position : je suis loin de plaider (ou même de comprendre) la distinction fallacieuse entre l’homme et l’artiste puisque l’art ne sort pas par magie de nulle part, il faut bien que les artistes soient des hommes (ou des femmes) ; en revanche je suis partisan absolu de la distinction entre l’homme-artiste et l’oeuvre.
Ce sont ces deux-là qu’il faut juger séparément. Il convient de vérifier si l’oeuvre a violé qui que ce soit, ou du moins si elle a défendu, justifié le viol, ou l’a montré sous un jour favorable, ou a innocenté un violeur, bref si elle s’est montrée complice de quelque façon. Si c’est le cas, ok, on condamne. Sinon on lui fout la paix et on la juge selon d’autres critères.
Qu’on entende moquer et débiner Polanski, qu’on lui ferme sa gueule sur tous les sujets, y compris lorsqu’il témoigne des camps de la mort et des persécutions nazies, parce qu’il a été un prédateur sexuel, est une aberration, une injustice.

– Le second livre, les mémoires d’une jeune fille fragile rédigées par une vieille dame très digne, est un brûlot décortiquant d’une écriture claire, posée et parfois illuminée (Le déni est une pluie de matraques molles, quelle phrase !) à la fois une aliénation individuelle et un fait social massif, les mœurs dans le cinéma, les violences et abus faits aux femmes.
Rappelons qu’il est très sain, très révélateur et peut-être inévitable que le mouvement #metoo soit né dans le milieu du cinéma avant de faire tache d’huile dans tous les recoins de la société : les actrices, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, entendent durant toute leur carrière (du moins aussi longtemps qu’elles sont jeunes et sexy) « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une actrice » ; ainsi, elles sont implicitement l’avant-garde de toutes les femmes, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, qui entendent durant toute leur vie « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une femme » .

Vers la page 50, Anouk Grimberg entre dans le vif et commence à déballer sur Bertrand Blier, dont elle fut l’actrice, la « muse » (qui donc ose encore utiliser au premier degré, sans sourciller, ce terme débile entérinant le fait qu’une femme est juste bonne à être la chose et la projection des fantasmes d’un homme-artiste ?), et l’épouse.
Blier étant mort en janvier dernier, a-t-elle attendu cette échéance pour parler ?

Quand je pense à moi à cette époque, du temps où j’étais avec lui, quand je revois des interviews du passé, je ne connais pas cette femme. Elle me fait peine… peine. Je suis une étrangère à moi-même. Mes sourires, mon masque de félicité, tout est faux. Aujourd’hui, je vois une jeune femme qui lèche les barreaux de sa prison. Je me suis raconté à l’époque que j’étais libre et heureuse, et pourtant j’ai bien failli en mourir. (…) Mon aveuglement a duré si longtemps qu’avant d’y perdre mon âme, j’ai cru qu’il me faisait renaître. Et plus je le croyais, plus je déposais ma conscience à ses pieds.
Le plus étonnant pour moi, ce ne sont pas les neuf ans passés pendant lesquels il m’a pillée, ce sont les neuf ans pendant lesquels je me suis menti pour survivre. J’ai cru à l’amour quand il ne s’agissait que d’envoûtement et d’emprise, j’ai dit qu’il était le plus grand libérateur de femmes et qu’avec lui j’étais au paradis. J’ai brouillé toutes les pistes pour qu’on me laisse en liberté en enfer.

Pour ma part, sans avoir jamais été un grand admirateur du cinéma de Bertrand Blier (à son anarchisme je préférais celui de Mocky, moins misanthrope et plus politique) et sans avoir pris énormément de plaisir devant ses film, du moins (cela suffirait-il à exiger de moi un mea culpa ?) étais-je content qu’il existe dans le paysage du cinéma, en tant que radicalité, en tant que champ des possibles, en tant que provocation et baromètre de la possibilité de provocation, en tant que tête-de-turc des réacs (ainsi lorsque Zemmour consacre un chapitre de son Suicide français à expliquer que Les Valseuses est la métonymie voire la cause princeps de la décadence française, je m’insurge aussi sec et soudain je suis prêt à défendre Blier contre Zemmour).

Pourtant, si je veux être cohérent avec moi-même (et je veux toujours être cohérent avec moi-même), il me faut reposer la question précédemment soulevée pour juger les films et les mémoires de Polanski : ses oeuvres sont-elles complices de quelque chose ?

Celles de Polanski, non (parfois, tout au contraire : il faudrait évoquer Tess, film qui dénonce les abus sexuels d’une jeune fille utilisée, manipulée, humiliée, mais alors prendrions-nous le risque de nous voir rétorquer que son réalisateur est un violeur et par conséquent un hypocrite ?).

Celles de Blier, oui. Sous couvert de liberté, d’anarchie, d’humour le cinéma de Blier est profondément misogyne. Les femmes y sont rabaissées, humiliées, violées, jetées après usage, et c’est vachement marrant. Grinberg rappelle opportunément que dans Les Valseuses, Miou-Miou se fait insulter et cogner du début à la fin. Hymne à la liberté, Les Valseuses est peut-être surtout un hymne à la liberté des hommes.

Il me disait que toutes les femmes étaient des putes, des connes, des salopes. (p. 57)

Si c’est Anouk Grimberg et non Eric Zemmour qui ringardise définitivement Bertrand Blier, je m’incline. Respect.

Le dieu fou, ou la beauté des monstres

04/07/2025 Aucun commentaire

Quand j’avais dix ans, j’avais l’affiche, la vraie, la plus grande que moi, récupérée d’un cinéma, de La Guerre des étoiles suspendue au-dessus de mon lit. Innocent dévot, j’étais loin de réaliser que le halo du sabre laser formait graphiquement une croix – que par conséquent j’avais suspendu un crucifix au-dessus de mon lit (pour lire un autre point de rencontre entre la religion jediste et une autre, plus familière, c’est par ici).
Quoique je ne renie rien, cultivant la passion de l’empilement des strates (11 ans jamais n’effacera 10… 12 ans jamais n’effacera 11, et ainsi de suite jusqu’à ce que mort ou Alzheimer s’en suive), je dois au ciel, à la Force, ou à la découverte du sexe, entre temps, de m’être épargnée l’humiliante infantilisation d’avoir encore cette affiche chez moi. J’en connais quelques uns, des adultes restés fans. Grand bien leur fasse.

J’ai de l’attendrissement pour moi-même-à-10-ans (si vous saviez comme j’étais mignon) et de l’indifférence voire de la franche hostilité pour tout ce qui surgit aujourd’hui estampillé Star Wars des usines Disney, soit bon an mal an un film et deux ou trois séries dérivées, franchise pas franche du collier et âpre au gain.

En revanche !

En revanche je tombe de la rétine sur le contraire de cette régression permanente vers l’enfant de 10 ans en nous qu’est devenu Star Wars.
Je tombe sur Mad God, de Phil Tippett, long métrage d’animation(s) sans équivalent, fomenté pendant 30 ans et enfin sorti en salle en 2022. Et quelque chose me dit que ce trip prodigieux, cet itinéraire bis dans les contreforts d’une poésie muette et méphitique, ce cauchemar stroboscopique en rafale (une idée par image, minimum), pourrait bien être un Star Wars officieux, mutant, déviant, non censuré, non destiné à être transformé en parc à thème selon un business plan.
Ce que montre Mad God est un chaos irréductible, irrécupérable, mais affichant un bizarre air de famille avec Star Wars, comme un cousin handicapé qu’on aura préféré enfermer, né dans un recoin caché de la galaxie, ou un champ de bataille méconnu de la guerre sans fin entre l’Empire et la liberté, disparu des livres d’histoire.
Mad God est la visite non guidée et non agréée par Disneyland d’une planète oubliée de l’Empire galactique, trop peu glamour, dénuée de peluches marrantes ou de robots sympas – s’y déploie juste pendant une heure et vingt minutes l’horreur brutale, louche et dangereuse, poilue et cracra, incompréhensible, repoussante, scatologique, de la vie elle-même et toute crue, en composition et en décomposition.

Quel rapport entre cette aberration et le space opera inventé en 1977 par Georges Lucas ? D’où vient l’impression d’inquiétante étrangeté ou de familiarité tordue produite par ce Star Wars pour adultes ?

Elle vient de ce que ledit Phil Tippett, génie du bricolage visuel, en particulier du stop-motion (car quant à lui ce qui l’a marqué à vie lorsqu’il avait dix ans, ce sont les films de Ray Harryhausen, Le 7e voyage de Sinbad, Jason et les Argonautes…), n’est pas pour rien dans l’identité visuelle de la trilogie originelle Star Wars. Réclamons pour lui le statut de co-auteur de la saga car c’est bien lui qui en a jadis créé une partie de la faune et y a insufflé toutes les abominations grouillantes, cornues, baveuses ou globuleuses, gluantes, dentées et disproportionnées, les anomalies lovecraftiennes, palpitantes image-par-image, les parties d’holo-échecs, les banthas, les tauntauns, Jabba The Hut et son adjoint Bib Fortuna, le Sarlacc (terrifiant anus du monde, dans Le Retour du Jedi), le Wampa, l’amiral Ackbar, etc.

Artisan de l’abominable, Tippett se révèle, finalement, le cinéaste le plus conforme à la nature fondamentale de Star Wars : un conte traditionnel.
Un conte traditionnel n’a pas pour rôle de consoler ou d’anesthésier, mariage triomphe trésor victoire du bien bons sentiments happy end musique symphonique de John Williams pop-corne supplément de gras supplément de sucre doudou à serrer contre soi pour s’endormir… pas du tout. Un conte traditionnel a pour rôle de terrifier, de faire prendre conscience que les monstres existent et qu’ils sont même la norme, il est là pour te faire flipper ta mère, pétocher ta race, ou l’inverse. Or on trouve dans Mad God de ces terreurs primaires et organiques (la première d’entre toutes : la peur de la dévoration – puis celle de l’inconnu, de l’abandon, de la mort, de la nuit, de la perte d’intégrité physique…) qui font penser aux contes traditionnels, aussi bien qu’à Cronenberg ou à Lynch, et soudain on se souvient avec mélancolie que David Lynch avait refusé de réaliser Le Retour du Jedi, quelle voie aurait prise la saga avec lui ? Peut-être celle de Mad God. Celle de l’infantilité mais au sens de traumatisme infantile.

Quant au titre de la monstruosité, Mad God, dieu fou, l’introduction déroulante nous incite à le prendre au pied de la lettre et à trembler d’effroi religieux, puisque, au lieu de nous rassurer sur la distance qui nous sépare de ce que l’on voit (A long time ago in a galaxy far far away…) l’intro cite non pas un quelconque dieu exotique et extraterrestre, pas même un dieu sumérien d’heroic-fantasy vaguement barbare sur le dos duquel on pourrait mettre sans problème les sacrifices humains… Cette introduction cite bel et bien le dieu démentiel de chez nous, celui de notre Bible sur l’étagère, le dieu sévère, cruel, fou de rage et délirant de cruauté éructant dans le Lévitique chap. 26, versets 27 à 33. La terreur vient des contes traditionnels, par conséquent de loin et d’en haut :

27 – Et si malgré cela vous ne m’écoutez point et que vous vous opposiez à moi,
28- je m’opposerai à vous avec fureur, je vous châtierai, moi, au septuple pour vos péchés.
29 – Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles.
30 – Je détruirai vos hauts lieux, j’anéantirai vos autels à encens, j’entasserai vos cadavres sur les cadavres de vos idoles et je vous rejetterai.
31 – Je ferai de vos villes une ruine, je dévasterai vos sanctuaires et ne respirerai plus vos parfums d’apaisement.
32 – C’est moi qui dévasterai le pays et ils en seront stupéfaits, vos ennemis venus l’habiter !
33 – Vous, je vous disperserai parmi les nations. Je dégainerai contre vous l’épée pour faire de votre pays un désert et de vos villes une ruine.

(traduction extraite de la Bible de Jérusalem)

L’Alhambra et après

18/06/2025 un commentaire

Les fantômes existent.
Il n’est pas de jour où, à la faveur d’un souvenir, au gré d’un éclairage, à la surprise d’une musique, au hasard d’un rêve ou d’une rêverie, l’un d’eux ne surgisse devant nous, mieux armé que la sinistre Minerve, déesse des raisonneurs.
Ces illusions, ces erreurs, ces apparences sont aussi vraies, aussi réelles et même plus que le monde matériel auquel la civilisation européenne prétend borner la vie. Nés pour nous, par la grâce de la lumière et du celluloïd, des fantômes autoritaires s’assoient à notre côté, dans la nuit des salles de cinéma.
Le film s’achève. L’électricité renaît. La vie, au sens vulgaire du mot, va-t-elle reprendre ses droits prétendus par l’usage et la loi ? Non. Le fantôme sort de la salle, au bras du spectateur, dans une ville transformée par l’imagination. Le destin suit un autre cours.


Robert Desnos, Puissance des fantômes

Le cinéma m’émeut. Peut-être est-ce la forme d’art qui m’émeut le plus, celle qui m’apparaît la plus en phase avec la vie, la mort, et la mélancolie entre les deux, parce qu’elle est elle-même entre la vie et la mort, elle parle des morts aux vivants et, peut-être, réciproquement.

Apparition et mouvement : le cinéma est par essence l’art des fantômes, d’autres l’ont dit et mieux que moi, Desnos ci-dessus, Derrida, Clélia et Éric Zernik… Il paraît que le carton le plus célèbre du cinéma muet est « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » (Nosferatu, Murnau, 1922). Bien évidemment, le pont en question est le cinéma lui-même. Le fond étant la forme remontée à la surface (Victor Hugo), tout beau film est un film de fantômes et vice-versa.
(Incidemment : le dernier film de fantômes que j’ai vu, l’un de ces films dont on se dit que le cinéma a été inventé pour eux, est Au cœur des volcans, requiem pour Katia et Maurice Krafft de Werner Herzog, qui contient quelques unes des plus époustouflantes images que j’ai jamais vues sur un écran, et où les fantômes traqués jusqu’à l’ultime image sont les deux Krafft, bien sûr).

Pour les mêmes raisons, j’aime la salle de cinéma elle-même, aussi sûrement qu’un pont lieu de rencontres surnaturelles, et j’aime les cinémas fantômes : les cinémas fermés, désaffectés, en ruines, sont les lieux les plus hantés que je puisse imaginer. Il s’en est tant passé en leur dense obscurité !

En mars 2024, à quelques rues de chez moi, le cinéma Rex de Grenoble (spot historique où eu lieu la première séance de cinéma grenobloise en 1896) a définitivement fermé ses portes. Une ou deux saisons plus tard, il a bradé quelques uns de ses fauteuils. J’en ai acheté un et l’ai installé chez moi, certes par pur fétichisme, par clin d’œil à ce que pourrait être vraiment et fantomatiquement le home cinema, mais aussi par respect pour l’objet, pour ce qu’il représente d’émotions, par dévotion à tous les fantômes, ceux qui s’étaient assis sur lui comme ceux qui avait traversé l’écran d’en face. J’ai désormais un fantôme familier.

Et puis je l’ai fait customiser, ce fauteuil. Ça branlait dans le manche : lui qui autrefois tenait debout par rangée entière avait tout seul besoin d’un socle solide et lourd pour assurer son assise. J’ai fait appel aux services d’un mien cousin, magicien de ses dix doigts et orfèvre de la ferronnerie : Sébastien Roux. Comme il est un peu artiste en plus d’être pleinement artisan, il m’a dit : « Tu ne veux pas que je le décore, ton socle de fauteuil ? Que je le dessine ? Choisis ton motif… »
J’ai trop longtemps réfléchi, et lorsque je lui ai finalement suggéré d’inscrire sur ce socle le simple mot SILENCIO (David Lynch venait de disparaître, je ne pouvais pas trouver meilleure façon de concentrer en quelques signes ce que sont les fantômes du cinéma), il avait déjà commencé à découper une autre décoration : ce socle rond serait une bobine de cinéma, vintage, argentique, technologie devenue fantôme à son tour… On peut constater sur les photos ci-dessus qu’il a habilement réussi à cumuler son idée et la mienne. Chapeau.

Autre histoire, quoique déjà et toujours la même. En 2011, j’étais en résidence à Troyes et j’avais publié sur ce blog la photo d’un fantôme : la devanture du cinéma l’Alhambra, salle née en 1922 (l’année de Nosferatu) et morte en 2004.

Ce fantôme-ci s’était estompé dans ma mémoire lorsque, l’an dernier, les frères Warren & Steven Lambert ont traversé le pont à ma rencontre, au sujet de cette vieille photo. Comme leur nom me disait quelque chose, j’ai vérifié sur Google : ah, oui, ça me revient, Warren Lambert est l’auteur de Tropique du Splendid, essai sur la France des Bronzés, intrépide pamphlet contre l’humour du Splendid, contre cet esprit vachard dont les saillies prolifèrent en clins d’oeil dans nos conversations triviales (c’est cela, oui, etc.) mais dont l’auteur démasquait le rôle de rouleau compresseur soft power, sarcasme cynique, manifestation du mépris de classe (toujours adressé au faible, jamais au fort) ayant précédé et accompagné la révolution conservatrice, ayant préparé le terrain pour Sarkozy et Macron. Voilà un livre qui n’a pas peur de se faire des ennemis.

Mais les frères Lambert toquaient à ma porte pour tout autre chose : ils lancent leurs maison d’édition, consacrée au cinéma, qu’ils baptisent Alhambra Editions. Littéralement, Château rouge : ce terme arabe qui désignait le palais des rois maures à Grenade, est le nom d’innombrables cinémas encore en activité (L’Alhambra est le cinéma de Robert Guédiguian à l’Estaque, par exemple) ou bien devenus ectoplasmes, tel celui de Troyes. Or les Warren souhaitent utiliser ma fameuse photo de 2011 en guise de quatrième de couve de leur premier livre à paraître. Quels gentlemen de me demander l’autorisation ! Eussent-ils utilisé la photo sans m’en parler, qui l’aurait su ? Certainement pas moi ! En échange de ma dérisoire contribution, ils promettent de m’envoyer un exemplaire… Et je trouve aujourd’hui dans ma boîte la promesse tenue. Elle est magnifique et passionnante.

Le livre s’appelle Des lettres d’amour dans les banques, et il s’agit de la retranscription de trois conférences données en 2004 au Japon par le cinéaste portugais Pedro Costa. Je suis emballé et convaincu dès la première page, quasiment la première ligne, où Costa, courtois, rend hommage au pays qui l’accueille (même si tout le monde sait depuis Godard que le cinéma c’est plutôt un pays en plus) :

Plus que reconnaître, on peut connaître les choses par le cinéma. [Oui !] Moi, par exemple, j’aimais et je connaissais plein de choses du Japon sans y être jamais venu auparavant. Je connaissais le Japon des films grâce aux trois cinéastes que j’aime le plus, c’est-à-dire Mizoguchi, Ozu et Naruse.

Suit un éloge d’Ozu et je bois ce petit lait, moi qui nourris pour lui une passion, puis des considérations sur le cinéma en tant principe d’enregistrement de ce qui disparaît sous nos yeux :

C’est une donnée historique basique : le premier film [la sortie des usines Lumière], la première photo [selon Costa, la première photo publiée dans la presse serait celle des cadavres des Communards dans leurs cercueils en 1871], ce sont des choses terribles. Ce ne sont pas des histoires d’amour, mais d’inquiétude. C’est quelqu’un qui a pris une caméra pour réfléchir, pour penser et pour interroger. Il y a pour moi dans ce geste, qui peut être le désir de faire un film ou de faire une photo, ou aujourd’hui une vidéo, quelque chose de très fort, quelque chose qui vous dit : « N’oubliez pas. N’oubliez pas que vous êtes humains et mortels. »

N’oubliez pas que vous êtes des fantômes, ou que vous le serez bientôt.

Ensuite, à l’avenant, des dizaines de pages de sensibilité et d’intelligence, revenues de loin, d’un Portugais au Japon. Merci et longue vie aux éditions de l’Alhambra. La séance se termine par les bandes annonces : juste avant ma modeste photo en quatre de couve, les titres annoncés à paraître sont très alléchants, dont un signé par Monsieur Merde, cette infâme créature, perpétuellement intruse et sauvage et qui possède, à la manière d’un esprit frappeur, Denis Lavant.


Addendum 21 juin 2025

Vu ce soir le fort beau The Life of Chuck de Mike Flanagan – dont le chef d’oeuvre, au fait, The haunting of Hill House, abonde dans le sens de ce qui précède à propos des liens serrés entre cinéma et fantômes ; celui-ci aussi, certes, mais seulement à la marge, ou plutôt dans le grenier.

Je salue l’intelligence de la bande annonce qui ne déflorait absolument rien de la construction de Life of Chuck, alors même que la construction en est l’atout majeur, en concentre et révèle le sens lui-même : voilà un pur film de scénario et de montage. Ce qui fait que je suis entré vierge dans la salle, comme si je n’avais pas vu la bande-annonce, sans avoir le moindre indice sur ce qu’est ce film.

Maintenant que je sais, que je suis capable de définir ce qu’est ce film, je pourrais dire, sans trop divulgâcher : Life of Chuck est une version « feel good » de Mulholland Drive de Lynch. (Voire, dans sa première partie, une version « feel good » de Melancholia de Lars Von Trier, mais c’est tout de même avec Mulholland Drive que le parallèle est le plus fécond.)

J’emploie « feel good » sans condescendance ni volonté de débiner : il n’y a pas de mal à se faire du bien…

Le point commun de ces deux films qui sont des labyrinthes mentaux avec jeux de miroirs, c’est que le personnage principal exprime une ambition de carrière artistique (dans le cinéma pour l’un, avec hommage à Rita Hayworth : Gilda / dans la danse pour l’autre, avec hommage à Gene Kelly ET Rita Hayworth : Cover Girl/La reine de Broadway), rêve qui tourne court et se fracasse contre le réel.
Or dans la version « feel bad » (Mulholland Drive) la frustration tourne à l’obsession, au morbide et à la mort ; dans la version « feel good » (Life of Chuck) la frustration est métabolisée par le personnage, et la leçon morale du film est : « Pas grave, tu n’as pas fait carrière, la vie est belle quand même ». La leçon morale n’est jamais ce qu’il y a de mieux dans un film…

La coupe de cheveux de Nicolas Hulot sauvera-t-elle le monde ?

07/06/2025 Aucun commentaire

Vu le dernier Mission: Impossible.
J’espère vivement que, vrai de vrai, c’est le dernier, parce que celui-ci est complètement con.
Si j’ai bien compris, l’ennemi suprême est une IA, mais pas celle qu’on croit : plutôt celle qui a écrit le scénario.
En gros : un tiers de logorrhée amphigourique incompréhensible ; un tiers d’invraisemblances, incohérences et MacGuffins divers aboutissant systématiquement aux mêmes gimmicks (on dénombre quatre ou cinq occurrences du compte à rebours égrené pendant que Tom Cruise court) ; enfin un tiers de flashbacks qui renouent maladroitement les fils de la saga (la vengeance du fils de Jim Phelps, sérieux ?) et desservent plutôt ce film-ci parce qu’on se rappelle vaguement ce qu’on avait aimé dans certains des précédents.
Une scène pourtant, je l’avoue, m’a saisi et a accompli la possible mission d’accélérer mon rythme cardiaque : celle du sous-marin. Je me suis laissé faire un instant dans mon fauteuil et y ai trouvé de l’inédit cinématographique – notamment parce qu’enfin on était dans le monde du silence, on n’avait plus à subir leurs laïus idiots.
Scène finalement métonymique, de même que les cabrioles aériennes, du problème fondamental : ce film est hors-sol.
Déconnecté, contrairement à la série d’espionnage éponyme créée en pleine guerre froide, des véritables enjeux géopolitiques contemporains.
Le seul héritage sensible que les films ont apparemment reçu de la vieille série télé si peu spectaculaire est l’absence absolue de psychologisation des protagonistes de la Mission: Impossible Force. Sauf que dans les années 60, cette froideur psychologique était un parti pris narratif très fort pour décrire des personnages professionnellement déshumanisés, menant une guerre psychologique, jouant avec les nerfs et les failles de leurs ennemis… Tandis qu’en 2025 « Ethan Hunt » n’a tout simplement aucune personnalité, aucune intériorité, aucune motivation, aucun affre, aucun affect (à part quelques principes mécaniques et dévitalisés, répétés à l’envi : « Prends soin de ton équipe », « Tu travailles pour les inconnus »), aucun passé et aucun avenir puisqu’il est identique depuis 30 ans. Il n’existe pas. Comment s’intéresser huit fois à un personnage qui n’existe pas ?
Aussi, je préfère mille fois un bon film Marvel (il en existe de mauvais, je parle ici des bons) dont l’atout a toujours été l’empathie qu’on éprouve pour les personnages, l’attachement aux paysages psychologiques qu’ils dessinent, l’identification aux aventures toutes psychiques qu’ils traversent sous couvert de métaphores surnaturelles. Ainsi, le dernier en date, Thunderbolts*, était excellent parce que son véritable sujet caché était la bipolarité, et que ce qu’il en montrait de noirceur était plus poignant que le témoignage de Nicolas Demorand.

Le sang et les femmes

12/05/2025 Aucun commentaire
Photo glanée sur Sciences & Avenir
©ALDEN CHADWICK/FLICKR/CREATIVE COMMONS

Sac disposable pour celles qui saignent
(j’ai des teignes)

Serge Gainsbourg, Les locataires
  • UN

Moi dont l’heure est globalement passée (je suis un homme blanc hétéro cisgenre de plus de 50 ans), j’ai un peu de mal à savoir si je suis déconstruit ou si ce travail-là reste à faire, j’ai des doutes dans la mesure où j’ai toujours rechigné à me construire. Dès ma plus tendre enfance et surtout ma plus rugueuse adolescence, parmi ce que l’on m’inculquait je flairais en permanence des injonctions suspectes, des loucheries discutables, notamment sur les rôles genrés (non non non, je ne veux pas jouer au foot, j’ai plutôt envie de faire un collier de perles, merci).

Quoi qu’il en soit, j’ai suivi l’an dernier une passionnante formation afin de devenir le référent VHSS (violences et harcèlements sexistes et sexuels) de la structure que j’ai l’honneur de présider, formation durant laquelle j’ai appris ou ré-appris bien des choses, en me foutant bien de savoir si les apprendre me construisait ou me déconstruisait puisqu’après tout la construction n’est pas un interrupteur on/off mais un potard réglé de 0 à 10 (voire à 11, comme dans Spinal Tap).

Parmi ces choses : il convient de garder en tête que l’énonciation de tout préjugé attribuant une caractéristique psychologique à l’un des deux sexes est toujours une assignation, par conséquent toujours une violence, Y COMPRIS SI CE PRÉJUGÉ EST POSITIF.

Par exemple. J’ai toujours tendance à partir du principe que les femmes ont nettement plus de qualités que les hommes : elles sont plus intelligentes, plus justes, plus mesurées, plus généreuses, plus spirituelles, plus courageuses… (Au fait c’est l’année de mes 18 ans que Renaud a créé sa chanson Miss Maggie sur laquelle je n’ai jamais changé d’avis : elle est géniale – même si un peu plus tôt et pareillement géniaux, Fontaine & Areski avertissaient en vain : Si vous croyez que les femmes sont moins bêtes que les hommes vous n’êtes pas encore au bout de vos peines).
Eh, bien, malgré toutes les anecdotes que je pourrais donner pour démontrer la supériorité des femmes en arguant qu’il s’agit de mon expérience, il s’agit malgré tout d’un préjugé en moi, pur et simple. Préjugé que Renaud et moi-même ferions mieux de garder pour nous. Ou de déconstruire peut-être : car des hommes, y en a des bien, et des femmes, y en a des mauvaises, ah, oui, c’est vrai. Il suffit de s’en souvenir, le temps de tourner sept fois sa langue avant de proférer.

Je réalise que dans toutes les histoires que j’ai écrites, et que j’écris encore, les filles sont plus malines, plus dégourdies que les garçons, c’est dire si les préjugés sont chevillés en moi et voilà sans doute un indice de l’état modeste de ma déconstruction.

Existe-t-il des différences réelles, profondes, objectives, entre les hommes et les femmes ? Oui, bien sûr, mais elles ne sont pas psychologiques, elles sont physiques. Pourtant, en chaque être humain, le physique induit le psychologique, la frontière est poreuse, nous sommes des corps et non des purs esprits, et ici le casse-tête commence : le sang.

Je me souviens d’un jour où je donnais mon sang, et je devisais paisiblement avec l’infirmière qui me siphonnait (avec mon consentement). Elle me dit : « Oui, ça arrive, on voit parfois des gens tourner de l’oeil. Mais ce sont pratiquement toujours des hommes. Les femmes sont plus dures à cuire lorsque le sang coule, elles ont l’habitude, elles voient leur sang couler une fois par mois, elles endurent…« 

Son argument m’a immédiatement convaincu et je l’ai répété maintes fois. Mais est-il licite ? Est-ce un préjugé ou non, fût-il positif ? Cette infirmière énonçait-elle des caractéristiques physiques ou psychologiques ?
Ah, comme c’est compliqué.
Puisque je ne trancherai pas ici, parlons plutôt d’autre chose ! Souhaitons la bienvenue au nouveau pape fraichement émoulu !
En son honneur, consultons ce que dit la Bible à propos de ce flux menstruel qui constitue une préoccupation pendant la moitié de la vie pour la moitié de l’humanité ! (soit, résultat de l’équation : les règles = 1/4 de la vie humaine)

« L’Éternel parla à Moïse et à Aaron, et dit : […] [soulignons, c’est important, que Dieu en personne nous parle]
La femme qui aura un écoulement de sang restera sept jours dans la souillure de ses règles.
Si quelqu’un la touche, il sera impur jusqu’au soir.
Tout lit sur lequel elle couchera pendant ses règles sera impur et tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur.
Si quelqu’un touche son lit, il lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau et sera impur jusqu’au soir.
Si quelqu’un touche un objet sur lequel elle s’est assise, il lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau et sera impur jusqu’au soir.
S’il y a quelque chose sur le lit ou l’objet sur lequel elle s’est assise, celui qui y touchera sera impur jusqu’au soir.
Si un homme couche avec elle, si la souillure des règles de cette femme vient sur lui, il sera impur pendant sept jours et tout lit sur lequel il couchera sera impur.
La femme qui aura un écoulement de sang pendant plusieurs jours en dehors de ses règles, ou dont les règles dureront plus que d’habitude, sera impure pendant toute la période de son écoulement, comme pendant ses règles. »
(Lévitique, 15, 9-25)

Quel incroyable tombereau de conneries ! Ces superstitieuses débilités seraient désopilantes si l’on ne se souvenait avec angoisse que de nombreuses personnes sur terre tiennent la Bible, non pour un réservoir d’histoires, un recueil de contes traditionnels diversement subtils et riches d’enseignements, mais pour un guide pratique !
Cette obsession patriarcale de l’impureté des femmes (partagée évidemment par les deux autres monothéismes, dans la Torah qui comprend le même Lévitique, et dans le Coran, sourate 2, verset 222), impureté notamment prouvée par les règles, est une source éminemment toxique de tous les préjugés genrés que nous subissons depuis 2000 ans. Il serait temps de l’assécher – je veux dire la source des préjugés, pas le sang.
En quoi le sang qui sort de nos corps serait-il autre chose que purement naturel ? (« Si vous nous piquez, ne saignerons-nous pas ? » Shakespeare, Le Marchand de Venise)

  • DEUX

The Substance de Coralie Fargeat restera peut-être mon film de 2024. J’ai lu et entendu ici ou là bien des réserves, des « mais », des « tout de même », des « quel mauvais goût », des « c’est écoeurant », des « trop c’est trop ». Trop de quoi ? De sang, manifestement. C’est vrai qu’elles sont pénibles ces femmes qui saignent, elles en foutent partout, elles éclaboussent, elles ne savent pas rester à leur place, elles sont impures (voir ci-dessus).

Quant à moi je n’ai pas trouvé qu’il y avait une goutte de trop. Ce film est tout simplement ce que j’espère du cinéma. La poésie par l’image en mouvement, le choc visuel qu’on attend dans la scène suivante, qu’on désire, qu’on redoute… et qui pourtant nous prend sans qu’on l’ait vu venir, un objet à la fois unique esthétiquement et indispensable sociologiquement, mais qui pour autant ne se laissera réduire ni à son esthétique ni à sa sociologie. Double critère. Définition tellement générale de l’oeuvre d’art ou de la beauté que je pourrais affirmer aussi bien que c’est ce que je recherche dans les livres. Ou dans la vie. Alors je précise et contextualise.

* Grand A, je tente de décrire ce que j’ai compris de l’esthétique de ce film : l’excès des années 70, fondu puis moulé dans la rage (féministe, mais pas que) de 2024, pour une fable morale et punk, originale mais au fond traditionnelle, qui emprunte ses archaïsmes à Kubrick (oh cette obsession géométrique), à De Palma, mais aussi à Freaks, au Portrait de Dorian Gray, à la Métamorphose de K., ou à Cendrillon ou à n’importe quel conte qui nous avertit que l’aiguille tourne (Je suis en retard en retard dit le lapin blanc), voire à la Bible (je suis persuadé que la scène de Sue et les actionnaires dans le couloir procède de Suzanne et les vieillards et que c’est même l’origine du prénom du personnage).

* Grand B, je tente de décrire ce que j’ai compris de la sociologie de ce film : notre époque entière est dedans.Le patriarcat toujours lui éléphant couillu dans la pièce, mais aussi les mass media, l’industrie du divertissement pascalien, l’âgisme (étant d’un âge avancé, je me prends dans la figure la leçon que ce film balance dans la gueule des vieux : ne vous comparez pas aux jeunes, Y COMPRIS au jeune que vous étiez – mais la leçon est réversible car, si les vieux ont leur jeune intérieur, l’inverse est vrai aussi, implacable métaphore du film), la chirurgie esthétique, le riche business de la peur de mourir, la folie transhumaniste, le corps-marchandise des femmes – et surtout la colère. Tout ça. Plus une mèche. Boum.


Je viens de rattraper en DVD Revenge, premier film de la réalisatrice, réalisé sept ans avant The Substance.

Les deux films forment un magistral et cohérent diptyque sur l’objectivation du corps des femmes par les hommes, qui ne peut que finir dans l’horreur et l’hémoglobine… Ce premier volet est toutefois plus simple, plus linéaire (c’est « seulement » une histoire de vengeance exécutée jusqu’au bout), plus série B, moins riche du point du vue imaginaire. Mais tout aussi abouti formellement. Images magnifiques et atroces, à la limite du soutenable, avec flots de sang bien gore, notamment grâce au CinémaScope, à la lumière, au désert, et au peyotl.
Quel dommage que Coralie Fargeat ne fasse un film que tous les sept ans – certes, entre temps elle a réalisé un épisode de The Sandman, personne ne lui reprochera de cachetonner à Hollywood pour financer ses films personnels.

  • TROIS

OUIN OUIN BOOGIE
Paroles et interprétation : Chloé Delaume
Musique : Eric « Elvis » Simonet
Extrait de l’album « Sentiments Négatifs » (2024, Dokidoki Éditions)

Mon nom est cité parmi les remerciements dans le générique de fin du clip sanglant.

… alors que je n’ai rien foutu du tout, c’est uniquement parce qu’il y a quelques mois, j’ai filé une poignée d’euros en souscription pour que le tournage ait lieu. Ben franchement, tout l’honneur est pour moi, c’est moi qui remercie, voilà encore une bonne claque sur le museau des porcs. Bravo les filles !

Un dimanche après-midi d’avril sur la Butte Montmartre

28/04/2025 Aucun commentaire

Dernier jour à Paname, 1

Comme nous sommes dimanche, jour des morts, et qu’il faisait beau, je suis allé me promener dans un cimetière. Je connaissais déjà (un peu) le Père Lachaise et Montparnasse, donc j’ai opté pour celui de Montmartre, au pif.

J’ai rendu hommage en m’inclinant, la main sur le coeur, sur quelques cher(e)s disparu(e)s : Berlioz (tombe noire et grave comme un requiem), Truffaut (tombe noire aussi mais très sobre), Rivette (tombe grise et encore plus sobre, effacée, très difficile à trouver, m’étonne pas de lui, toujours le goût du caché), Stendhal (tombe gravée en italien, Milanese soi-disant, ah ah tu parles, je citais déjà cette tombe menteuse il y a 25 ans sans l’avoir jamais vue dans ma nouvelle Lorsque je m’appelais Jean), les soeurs Boulanger et les frères Goncourt, Emmanuel Bove, H.-G. Clouzot, Siné (le plus beau sépulcre de Paris sans conteste, pierre tombale en forme de cactus et de doigt d’honneur : Mourir ? Plutôt crever !, tombe qu’il partage d’ailleurs en colloc non seulement avec sa femme Catherine mais aussi avec Delfeil de Ton, tous deux toujours de ce monde mais leurs noms sont déjà inscrits et patientent), Jeanne Moreau, Claire Brétecher, Daniel Darc, Offenbach…

Et puis, lorsqu’en fin de parcours je suis passé devant la tombe de Fred Chichin, j’ai vu une petite vieille accroupie devant le marbre. Je me suis dit ah merde, jamais tranquille, on ne peut donc pas se recueillir tout seul un dimanche, qu’est-ce qu’elle fabrique la vioque, elle en a pour longtemps… Sauf que… Mais ! Mais merde ! Mais oui ! C’est Catherine Ringer ! Putain Catherine Ringer en train d’arroser et de tailler un rosier sur la tombe de Fred Chichin ! Il n’y a pas que moi pour qui dimanche est le jour des morts !

La dame s’est retournée sur moi et sur les autres badauds en goguette nécrologique, elle nous a regardés, nous a souri et s’est campée dans cette pose qu’on lui connait et qu’on admire, cette pose de fierté, prête à en découdre, menton levé, mains sur les hanches. Je suppose qu’elle aurais volontiers discuté mais je me suis abstenu de la déranger, j’avais la larme à l’oeil. Ces deux-là, je les ai vus deux fois sur scène, à vingt ans d’écart et ce sont parmi les meilleurs concerts de ma vie. La première fois c’était « Les Rita Mitsouko », et la seconde « Catherine Ringer [veuve] chante les Rita Mitsouko ». Et là, c’était comme une troisième et dernière fois, quelle fidélité tous les deux, et moi aussi finalement. Je n’ai pas pris de photo, il y a des limites, j’ai écrasé ma larme et je suis sorti discrètement du cimetière.

Addendum : la scène narrée ci-dessus a eu lieu le 28 avril 2025. Or, selon Wikipedia, « Frédéric Alexis Alphonse Chichin est né à Clichy et déclaré né le 1er mai 1954 alors qu’il a vu le jour le 29 avril 1954 (quelques sources indiquent même le 28 avril 1954) ».

Dernier jour à Paname, 2

Puisque j’étais à Montmartre, et comme il faisait toujours beau, j’ai encore sillonné la Butte de haut en bas et du nord au sud, en crachant mentalement (pfouah c’est malin je m’en suis mis partout dans le cerveau) sur l’ignoble Sacré Coeur, insulte à la Commune, triomphe de l’obscurantisme et de la haine de la liberté, à chaque fois que sa pointe honnie dépassait à l’horizon.

J’ai arpenté l’avenue Junot, émaillée de plaques commémoratives : ici ont habité Tristan Tzara, Pierre Dac, Edith Piaf, Gen Paul, Prévert, Nougaro, ici a été tourné (soi-disant mais le numéro 21 n’existe plus) L’assassin habite au 21 tout au bout la place a changé de nom et s’appelle désormais « Place Marcel Aymé » avec un beau passe-muraille en bronze (Marcel Aymé habitait donc place Marcel Aymé ? Ah ben c’est comme le professeur Choron alors ?)…

Et puis, à l’endroit où l’avenue Junot croise la rue Girardon, au numéro 4 de celle-ci, il n’y a pas de plaque « Ici a vécu Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, écrivain et médecin. De ces fenêtres il a décrit les bombardements sur Paris dans le roman Féérie pour une autre fois. Ici ont été dérobées de nombreuses liasses de manuscrits qui ne sont réapparues qu’en 2021″.

En revanche, un graffiti artisanal très imparfaitement effacé, encore presque lisible, nous informe : « Ici s’aimèrent Louis-Ferdinand Céline et Lucette Almansor ».

Il suffit de tourner le coin et quelques pas plus loin, de l’autre côté de la porte, une plaque bien entretenue nous rappelle : « Le 23 octobre 1943, s’est tenu clandestinement dans cet immeuble, la première réunion du comité parisien de la Libération de Paris, coordinateur de la Résistance parisienne… »
Ceci aussi, Céline le raconte dans Féérie (ou bien est-ce dans Maudits soupirs ?), il entend certaines choses dans l’appartement voisin, il va être temps pour lui de se faire la malle…

Tomber de Bob en Judy

25/04/2025 Aucun commentaire
Laura Palmer chuchote à l’oreille de Dale Cooper le secret suprême

Ce dimanche est mis en ligne sur Youtube le premier épisode d’une nouvelle série d’émissions produite par Pacôme Thiellement pour Blast : La fin de la télévision, qui prend explicitement la suite de la désormais close La fin du film où l’on trouvait un épisode, déjà palpitant, consacré à Mulholland Drive.

Tout-seigneur-tout-honneur : le premier épisode de cette célébration d’un art en déclin (est-ce bien ainsi qu’il faut entendre le titre générique ?) est consacré à la série des séries. Il s’intitule : Le secret de Twin Peaks. À la faveur d’un séjour à Paname, je l’ai vu il y a quelques jours, en avant-première, dans une vraie salle de cinéma en présence de l’auguste Pacôme himself.

L’émission débute par une hyperbole que d’aucuns pourraient juger inconvenante et impossible à digérer. Mais pas moi, moi ça va, moi j’encaisse et opine :

Twin Peaks n’est pas qu’une série télé, c’est l’oeuvre d’art la plus importante de ces cinquante dernières années.

La méthode de Thiellement (sa démarche, sa discipline, son yoga), qui produit des gerbes d’étincelles à perte de vue lorsqu’il l’applique à l’Histoire de France (L’empire n’a jamais pris fin) demeure ici inchangée : il se dit exégète – ni historien ni critique. C’est-à-dire qu’il raconte, puis interprète. Tout en voix off ou face caméra, il ajoute l’intuition à l’érudition (n’était-ce pas, du reste, la caractéristique de l’agent Dale Cooper ?). Il accumule les faits puis tire entre eux des fils et des flèches, en une multitude de signaux comme ceux dont les enquêteurs des séries télé recouvrent leurs murs. Il révèle ou invente (c’est pareil) les liens qui manquaient, il met au grand jour les tendances lourdes ensevelies sous la surface des longues durées. Bref, il donne du sens.

Or, en ce qui concerne le chef d’oeuvre ultime de David Lynch, Twin Peaks (1990-2017), dont le coeur palpitant est l’apparemment si abscons épisode 8 de la saison 3, donner du sens est salutaire. Ne serait-ce que pour clouer le bec à tout esthète paresseux qui se contenterait de prétendre que Lynch ça ne s’explique pas, ça se ressent et puis c’est tout (entendons-nous bien : il n’y a aucun mal à être un esthète paresseux… mais on peut aller un peu plus loin). Thiellement ajoute du sens sans rien gâcher du mystère ni de la beauté – au contraire, en les augmentant.

Alors, qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? Twin Peaks aurait donc un sens, en plus de sa poésie fulgurante ? Oui : et, de surcroît, un sens utile, un sens pratique. Une éthique. De la munition psychique pour nous aider non seulement à penser mais à agir. En plus d’être un whodunit, une série policière, un thriller, une série fantastique, une série de science-fiction, une sitcom, une romance, une série expérimentale, un bloc de poésie pure, et à peu près tout ce qu’on voudra… Twin Peaks est en fin de compte une série politique.

Alerte au spoïl : ci-dessous je partage ce qui, ce soir-là dans mon fauteuil bleu de cinéma, constitua mon illumination, mon plus grand choc, ma découverte princeps. Quiconque préfèrerait s’initier par ses propres moyens, en regardant à son tour les images de Thiellement ou a fortiori celles de Lynch, est invité à interrompre sa lecture ici.

Pour mémoire et pour clore ce préambule, je précise qu’outre la découverte majeure détaillée dès le prochain paragraphe, j’ai reçu, toujours dans mon fauteuil bleu, un certain nombre de découvertes mineures,
– dont celle-ci : Twin Peaks, oeuvre télévisuelle, parle bel et bien de la télévision en tant que monde-miroir, mais à un endroit inattendu et caché, dans la Loge Noire, qui reproduit derrière le rideau rouge un dispositif de talk-show (simulacre d’intérieur confortable, fauteuils, hôte et invités, intermèdes musicaux et dansés…) ;
– dont celle-là : Non mais c’est pas possible de proférer une ânerie pareille quel connard ce Quentin Tarantino ;
– et dont cette autre : au moment des questions-réponses avec la salle, une jeune femme exprimant une susceptibilité bien de son (de notre) époque a déclaré, je cite, La façon dont le viol de Laura Palmer est filmée dans Fire walk with me m’a gênée et m’a parue très problématique, on ne peut plus aujourd’hui érotiser le viol de cette façon – ce à quoi Pacôme a répondu sans se démonter que non, désolé, il ne voyait aucune érotisation dans cette scène de viol qui avait le grand mérite de montrer enfin l’horreur qu’on pressent depuis le début de la série ; je suis entièrement d’accord avec lui, je pense que montrer le mal n’est pas faire son apologie (malentendu sempiternel), je pense aussi que seul un maboul chez qui le mal est déjà fait banderait en regardant cette scène, et ce débat utile m’a rappelé une chose sur moi-même : certes, par principe je me rangerai toujours du côte des « woke » parce que les « antiwoke » sont décidément trop cons et ont fait leur temps, plusieurs sens à cette expression… Toutefois, de temps en temps, ce n’est tout simplement pas le sujet.


Au long des deux premières saisons de Twin Peaks, le mal est incarné par la figure inoubliable, démoniaque et ricanante de Bob, qui rôde sur la terre et dans les âmes pour répandre le sang, la peur, la douleur et le chagrin, ingrédients de la substance dont il se repaît, le Garmonbozia. Bob est une abstraction, une pulsion, il est le meurtre, le viol, la folie, l’horreur. Bob, c’est le mal que font les hommes, ainsi que le diagnostique très justement Albert Rosenfeld, le médecin légiste du FBI, interprété par feu Miguel Ferrer, quelque part dans la saison 2. Le Fond du Tiroir a déjà glosé sur Bob, ici.

Pourtant, lorsque Twin Peaks revient en 2017 pour une saison 3, ou plutôt lorsque nous retournons à Twin Peaks, Bob a disparu. Est-ce à dire que le mal n’existe plus ? Certainement pas. Le mal a seulement changé de forme. Selon une logique finalement très conforme aux contraintes industrielles, compatible avec le cahier des charges à l’oeuvre dans la production des séries télé à rallonge (aussi surprenant que cela paraisse, Lynch joue le jeu !), le passage d’une saison à l’autre est marqué par un changement de main antagonist (ennemi principal), le nouveau se révélant encore plus redoutable que l’ancien, encore plus coriace, impitoyable et invincible. Bob était le mal en liberté ? Las ! Nous tombons de Bob en Judy.

Judy, entité énigmatique citée dès le film Twin Peaks: Fire Walk with me (1992), reste invisible. Elle est pourtant partout, insidieuse et omnipotente. Bob était le mal que font les hommes les yeux ouverts (il était par exemple Leland Palmer, le père de Laura)… Judy est bien pire : elle est le mal que les hommes laissent faire les yeux fermés (elle est par exemple Sarah Palmer, la mère de Laura). Il suffit de jeter un oeil par la fenêtre, dans les journaux ou, surtout, à l’intérieur de soi pour constater que le mal qu’on laisse faire est infiniment plus vaste que le mal que l’on fait, réellement. On aura beau plaider qu’on n’a rien fait de mal (on a un alibi en béton, on est resté devant la télé à regarder des séries) pourtant le désastre en cours est plus grand que sous l’effet de ce que l’on a fait. Judy est une démone bien plus puissante que Bob.

Ne rien faire alors que quelque part, sous notre fenêtre, dans notre journal ou à l’intérieur de soi, on tue et on viole, voilà l’authentique mal absolu à côté duquel tuer ou violer réellement n’est qu’une manifestation contingente, folklorique, un épiphénomène.

Le personnage de Dale Cooper, beaucoup plus intéressant et tragique à la fin de la série qu’au début, incarne quant à lui cette nécessité, cette volonté suprême de faire plutôt que de ne rien faire, de faire jusqu’au sacrifice de soi ou en tout cas au sacrifice de toute gratification, de toute récompense, de toute certitude d’avoir fait le bien. Le véritable héros ne saura jamais qu’il a fait le bien, il aura fait tout court, sans se préoccuper du fruit de ses actions. D’ailleurs « Un héros, c’est celui qui fait ce qu’il peut. Les autres ne le font pas. » (Romain Rolland) Je me le tiens pour dit. Je fais.

Si Lynch et son co-scénariste Mark Frost ont besoin d’exégètes c’est qu’ils ont créé une mythologie : Bob et Judy sont comme tous les autres dieux ou démons de toutes les cosmogonies que les humains, partout, toujours, ont inventées pour parler d’eux-mêmes (ceci est valable aussi pour les trois monothéismes, évidemment). Peu importe qu’ils n’existent pas réellement, puisqu’ils existent en tant que symboles, en tant que métaphores, en tant que forces métaphysiques, en tant que produits de notre psyché. Or les symboles et les métaphores sont agissants, ils ont des effets en retour sur notre psyché. Nous ne pouvons que constater les effets du mal que les hommes font, et ceux du mal que les hommes laissent faire. Appelons-les Bob & Judy, ou bien appelons les nos vices et nos veuleries, aucune importance : ils sont là.