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Par Nanabozho le Grand Lapin (ainsi que Mahah le Putois)

19/06/2021 Aucun commentaire
« Oumpah-pah », Goscinny/Uderzo, 1961

19 juin : un mois tout rond que le Nanabozo est paru, un mois tout rond que je guette l’apparition d’un signe de vie en ligne, quelque note de lecture, critique professionnelle ou à peu près… Cette attente n’est pas vanité de ma part, juste la fébrilité de me confronter au crash test, la vérification que j’écris pour quelqu’un et non pour moi-même exclusivement ou pour le fond de mon tiroir… J’envoie… J’espère un accusé de réception… J’écris… J’attends le lecteur… Je sais bien qu’il s’agit de mon meilleur roman, et de loin, mais j’attends puérilement que des lecteurs me le confirment…
Eh bien voilà, c’est chose faite ! Une première lectrice a publié sa première critique sur Babelio, site dédié aux échanges de points de vue entre lecteurs. Hélas je ne sais quoi faire de ce point de vue-là.

Publiée sur le site Babelio :
LeKyld, 09 juin 2021
Il m’arrive rarement d’abandonner un livre. Je suis toujours embêtée parce que j’imagine tout le travail qu’il a demandé à son auteur et j’ai le sentiment de lui manquer un peu de respect. Surtout dans un cas comme celui-là, où c’est un livre offert (contre une critique certes).
Ainsi parlait Nanabozo est un roman qui m’a tout de suite attirée ; le résumé est plein de mystère. Malheureusement, ma curiosité ne fait pas le poids face aux blocages que j’ai rencontré avec ce livre.
La première chose, c’est la narration. L’histoire est racontée du point de vue d’un adolescent avec un langage qui lui est propre et qui, en ce qui me concerne, a tendance à casser mon rythme de lecture : les phrases à rallonge, le langage familier, la narration des évènements avec une chronologie complètement anarchique – ce sont des éléments qui me dérangent.
Ensuite, le narrateur à tendance à s’adresser directement au lecteur – c’est comme dans les films, lorsque le personnage casse le 4ème mur, j’ai juste envie de m’arracher les cheveux. Mais ici, c’est un parti pris puisque le narrateur est un adolescent interviewé. En tant que lecteur, on est en quelques sortes plongé dans la peau d’un journaliste. Et puis bon, je l’avoue quand même, étant donné la quatrième de couverture, j’aurais pu le deviner.
Du coup, je ne souhaite pas donner une note à ce roman pour plusieurs raisons :
Je ne note pas les livres que j’abandonne – je n’ai lu qu’un tiers du roman, ce serait ridicule d’induire en erreur de potentiels lecteurs sur la base d’un “avis” qui ne concerne même pas l’entièreté du récit ;
Je suis persuadée que les défauts que je trouve à ce roman le sont pour moi mais pas pour d’autres. La narration, le registre de langue, le narrateur qui interpèle le lecteur…
Donc si je peux conclure cette critique (l’imposture !), je ne recommande pas ce roman pour ceux qui, comme moi, sont dérangés par les détails que j’ai listé plus haut. Sinon, tentez et vous verrez bien ! »

Cette lectrice voit des choses que je n’ai pas mises dans mon livre (démolition du 4e mur ? lecteur « journaliste » ? narrateur « interviewé » ? mais où va-t-elle chercher tout ça ?) puis renonce, poliment et respectueusement. Bref, tout reste à faire. J’attends toujours que quelqu’un exprime en public qu’une rencontre a eu lieu, qu’un lecteur a lu ce que j’ai écrit, trouvé ce que j’ai planqué ou récolté ce que j’ai semé (dans ce roman, l’adresse au lecteur, inspirée de La Chute de Camus (je m’en explique ici, pour qui ça intéresse), loin de tout cynisme ou de coup de masse dans le 4e mur, est justement une quête de complicité, une façon de responsabiliser le lecteur qui reçoit la confidence qu’on lui fait – une demande d’engagement, qu’il est en position souveraine de refuser, dont acte). Je me raccroche à l’avertissement que m’a donné mon éditrice, « C’est un livre que tout le monde ne va pas aimer« , donc jusqu’à présent tout est normal, il faut attendre de trouver celui qui l’aimera, un mois n’est sans doute pas assez.

Une personne bien intentionnée m’a consolé en me signalant que le logo de Babelio évoquait davantage un étron que la tour de Babel, en pointant la pauvreté (assumée) de cette critique et en me rappelant que personne n’est obligé de donner son avis à tout bout de champ… J’ai alors gambergé sur ce à quoi nous sommes ou non obligés. Eh bien si, pourtant, cette lectrice est bel et bien obligée de donner son avis puisqu’elle reconnaît avoir reçu le livre gratuitement contre une critique (le dispositif s’appelle Masse critique, jeu de mot sur la critique émise par la masse). Depuis que la presse se pète la gueule, que journaux et kiosques meurent, et que simultanément montent en puissance les influenceurs de tous calibres sur internet, l’antique système des services de presse (un livre offert dans l’espoir d’une critique) a migré vers les sites de type Babelio. Cet itinéraire bis de la critique rejoint une tendance lourde de la sociabilité en ligne : nous nous connectons pour exprimer une opinion. Tant pis et tant mieux. Sans aucun doute tant pis pour moi qui, ceci est un aveu de faiblesse, me sens obligé de lire ces retours. Et, comble de masochisme, les commentaires en-dessous, qui vont tous dans le même sens (je me fais traiter de pensum et d’illisible).

Reste, heureusement pour moi, que la rencontre espérée a bien eu lieu quelques fois, en privé, hors ligne, grâce à des personnes qui pour le coup ne se sentaient pas obligées de le clamer sur les toits numériques. Bisous.

C’est doux d’être aimé par des gens intelligents

16/01/2015 Aucun commentaire

Affiches 16 janvier 2015

Hier j’ai mangé dans un kébab (je sais, c’est pas bon pour la santé). Comme l’après-midi était déjà bien avancé, j’étais seul dans la boutique et j’ai pas mal discuté avec le patron. De quoi aurions-nous discuté, sinon de « ça » ?
Il m’a dit des choses comme : « Moi, je suis algérien, je suis là depuis six ans. Je suis musulman, j’ai la foi, et les terroristes, là, je ne les comprends pas. C’est un beau pays, la France, il y a tout ce qu’il faut pour vivre. Si je suis parti d’Algérie, c’est parce que depuis 25 ans les islamistes font la même chose que ceux de Charlie en France, ils ont égorgé des journalistes par dizaines, des chanteurs, des hommes politiques, des femmes aussi, tous ceux qui ne sont pas d’accord. C’est ça qu’ils veulent ? Ils ne savent pas ce que c’est, l’islam. Je fais le djihad, moi, parce que je sais ce que c’est le vrai « djihad », ça veut dire « le combat », c’est le combat quotidien, ça consiste à se lever le matin, à travailler, à aimer ses proches, à méditer, à chercher la paix. »
Le lendemain matin, j’ai raconté cette conversation à la table du petit déjeuner, et je me suis remis à pleurer. Je croyais pourtant que j’avais suffisamment pleuré, que je n’avais plus de larmes. Il m’en reste.
C’est beau, la sagesse du kébab.

Et à l’instant, dans le tramway, un gars m’aborde gentiment : « Excusez-moi… On vous a déjà dit que vous ressembliez à Cabu ? »
Ben oui, depuis quelques jours ça m’est arrivé une ou deux fois, jamais avant. C’est sûrement la coupe de cheveux.

Difficile de cesser, sinon d’ « être » Charlie, du moins de penser et de parler Charlie… Le 7 janvier, nous avons basculé d’une époque dans l’autre, il va nous falloir un temps d’ajustement.

Pendant ce temps les livres continuent de paraître et, heureusement, d’être lus. Grand merci à Jean-Louis Roux pour sa fine critique (ci-dessus) de Vironsussi parue dans les Affiches du 16 janvier.

Et puis sur le même sujet, lundi 19 janvier sera diffusée à la radio une interview de ma pomme par Jean Avezou, à 11h12 et 19h12 sur RCF Isère (103.7 à Grenoble et 106.8 à La Côte Saint André). Grâce à l’amabilité de RCF (merci beaucoup) et à la diligence de mon web-maestro, cette émission est pod’castable ici même.

Le Fond du tiroir tétanisé par l’horreur

08/01/2015 2 commentaires

je suis charlie

Hier.

Toute l’après-midi, j’ai tremblé, suffoqué, pleuré et fumé.
Atteint dans ce que je fais, ce que je suis, ce que je crois.
Je suis resté longtemps tétanisé, hoquetant devant l’écran, faisant défiler plusieurs fils d’actualité simultanés.

Ensuite, parce qu’il fallait bien faire quelque chose, madame la présidente du Fond du Tiroir et moi-même avons rejoint le rassemblement silencieux de Grenoble. Une marée, des milliers de personnes, les plus grandes places de la ville bondées, de Grenette à Victor-Hugo, ça réchauffait un peu.
J’y ai croisé Jean-Pierre Andrevon, qui a évoqué ses potes Cabu et Wolinski, Hara-Kiri. Puis Michel Cambon, qui m’a parlé en étouffant des sanglots de son pote Tignous, et de La Grosse Bertha. Chacun son Charlie.

Quant à moi, comme l’immense majorité de la foule je ne connaissais aucun des douze personnellement, mais je pourrais faire mien le slogan qui court partout, Je suis Charlie, je suis au fond très Charlie, depuis toujours je lis et j’écris avec Charlie. Je suis abonné depuis 20 ans, dose hebdomadaire, je les ai toujours soutenus même quand ils me mettaient en colère (la scandaleuse éviction de Siné, la propagande pro-constitution européenne de Val…), j’ai toujours aimé qu’ils me mettent en colère, de cette colère démocratique pleine de mots mais sans kalachnikov, parce que Charlie était la proue de la démocratie, l’incarnation de la liberté d’expression, de la liberté tout court. Et cette liberté, cadeau gigantesque, c’était sans compter le talent, qui venait en bonus – l’un de ceux qui m’a appris à écrire, c’est Cavanna – et parmi ceux qui m’ont appris à regarder : Reiser bien sûr, Willem, Cabu, Topor, Luz, Charb, Catherine, Riss, Siné, Wolin…
La liberté d’expression, la liberté tout court, le talent, la délicatesse d’apprendre à lire et regarder, et l’art de faire rire… ont été égorgés sous nos yeux écranisés comme une rangée d’otages de Daesh.

Fatale spirale a été conçu dans un état bizarre, assez funèbre, parce que je redoutais qu’il arrive une catastrophe, pas cette catastrophe-ci forcément, mais une catastrophe, le climat était menaçant. Sauf que, quitte à en faire un livre, je voulais faire rire d’abord ! Je voulais l’écrire à la Charlie finalement, l’outrance qui émancipe et qui fait rire, parce que le rire fait du bien, le rire fait du mieux, le rire évite la catastrophe. Le rire énorme, le rire con, le rire bête et méchant (slogan antiphrase, ou pas), et mon aphorisme wolinskien préféré est Pas de plus grand plaisir que de dire des conneries avec des gens intelligents.
Alors je l’ai écrite en riant ma Spirale, je l’ai écrite comme une grosse farce et de fait, ça allait vachement mieux après. Mais qui peut blaguer aujourd’hui ? Depuis 24h je pleure et fume et me morfonds, et je prends en grippe mon foutu bouquin qui a eu le mauvais goût de paraître en ce jour de sang et de cendres, qui se voulait joyeux, et qui me semblait soudain indécent, dérisoire, écœurant et sinistre, c’est comme si on en avait fait un autodafé sous mes yeux.

Mais Nathalie Riché, critique de Lire, le qualifie au contraire de « livre qui tombe à pic » , aujourd’hui sur son blog, elle explique pourquoi, et ça va mieux, elle me requinque, peut-être parce que je l’ai requinquée, c’est ça qu’on doit faire, on doit tous se requinquer en chœur.

Merci infiniment. Et maintenant, on fait quoi ? Demain et d’ici la fin de notre vie ? En réalité le court terme crée le long, et le court c’est le long en personne, c’est la Spirale : il faut dès demain continuer de faire ce que l’on sait faire. Lire, écrire, dessiner, peindre, enseigner, soigner des gens, jouer de la musique, rire, etc, et le reste qu’on ne sait pas, il faut l’apprendre.

Je vous embrasse. Embrassons-nous.
Fabrice

(Flashback en post-scriptum : le 2 novembre 2011, l’humeur était à l’indignation, nous sommes aujourd’hui très au-delà.)

Fauve

22/12/2014 2 commentaires

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Les souscripteurs ayant désormais reçu leur exemplaire (merci Yv pour la première recension) de notre roman musical augmenté de sa bande-son sur CD, nous pouvons mettre fin au suspense et lever le voile ci-dessus sur la vraie de vraie couverture définitive de Vironsussi : ni rouge ni grise ni bleue ni verte, tout compte fait elle nous arrive fauve, nuance honeupeuplu appropriée pour notre conte de bête sauvage.

Comme nombre d’autres coups de théâtre ayant émaillé une longue aventure éditoriale, cette idée de dernière minute (la maquette était sur le point d’être envoyée à l’imprimeur) a surgi lors d’une séance de montage-de-bourrichon à deux, entre Olivier et moi, dans une salle de répétition de musique (une autre de ces « sessions de travail » fut relatée ici) :

Moi – Alors, cette couve ? Il est temps de trancher, là.
Lui – Ben je sais pas. La grise a l’air de faire consensus, non ?
Moi – Le consensus on s’en cogne. Faut choisir celle qui nous plaît.
Lui – Heu… La rouge ou la grise.
Moi – La rouge, ou la grise ?
Lui – Quoique la bleue… Elle n’est pas mal, la bleue.
Moi – On n’avance pas. Et que dirais-tu d’orange ? C’est ma fille qui a suggéré orange hier, j’ai d’abord trouvé ça bizarre mais plus j’y réfléchis plus je crois que c’est une bonne idée.
Lui – (grimaçant) Orange ?
Moi – Okay. J’ai compris. T’es pas fan.
Lui – (accentuant sa grimace, visualisant je ne sais quel papier peint des années 70) Tu veux dire, orange, orange ?
Moi – Je veux dire orange fauve, flamboyant, orange qui brûle les yeux, pas fluo mais chaud, tirant sur le brun…
Lui – Par exemple, dans ce genre-là ?… (tapotant du doigt le bois d’une des nombreuses contrebasses au garde-à-vous contre le mur de la salle de répétition)
Moi – (écarquillant les yeux façon Eureka) Le bois de la contrebasse… Mais comment n’y a-t-on pas pensé avant ?

Ni une ni deux, Olivier photographie le dos orangé de sa contrebasse, vieille d’un siècle et demi et couverte d’expressives rayures balayant les motifs ligneux le long de la table, comme si un vironsussi s’était soudain crispé, agrippé à son instrument (« Les ongles de ma main gauche ont égratigné le bois. » Vironsussi p. 149), et il envoie l’image à Patrick. Patrick adopte immédiatement l’idée, recompose sa maquette de couve, l’expédie chez l’imprimeur, et en voiture jeunesse et roulez Simone.

Vous n’aurez donc plus la surprise de la couleur en commandant ce livre. Que cela ne vous empêche pas de le commander. Il ne se réduit pas à sa fauvitude de façade, vous en verrez d’autres, et de belles, et entendrez.

Dans la lune, air connu (Dans la lune j’t’ai r’connu)

01/06/2013 Aucun commentaire

Les deux jours passés la semaine dernière à Tinqueux m’ont donné une énergie folle, qui j’espère durera. Le Centre culturel/Centre de créations pour l’enfance de Tinqueux, autrement dit Dans la lune, a réalisé une superbe exposition à partir du livre Double Tranchant cosigné JPB et Mézigue. M’immerger dans cette expo me procure une joie de même nature que découvrir ce qu’un illustrateur a créé en s’appropriant un de mes textes : soudain, mes mots existent en relief, relayés, incarnés dans l’air et dans les images. Je n’ai jeté qu’une allumette, et maintenant regarde, oh le bel incendie. Si je suis maître d’ouvrage de l’expo, je rends grâce à Sylvain, maître d’œuvre, dont les doigts ont du talent, de l’intelligence, et de la poésie. Le dispositif même de l’installation, jouant sur les contrastes (les doubles, sujet du livre) intérieur/extérieur, réalisme/stylisation, art/artisanat, abstrait/concret, concentration/imagination, silence/bruit, élargit, et même clarifie, les idées et principes qui avaient présidé à l’élaboration de l’ouvrage.

L’expo demeurera visible dans les locaux du Centre jusqu’au 20 juin 2013. Ensuite ? J’aimerais qu’elle voyage. Qu’elle s’approche de chez moi, parce que Tinqueux, c’est tout de même six heures de train. Ce n’est point à l’ordre du jour, alors je goûte l’instant : j’ai été là-bas très chaleureusement reçu et soutenu par des gens qui aiment et comprennent mon travail. Le roi n’est pas mon cousin et le monde est la mienne huitre. Merci Mateja, merci tout le monde.

On m’avait préparé quelques surprises dont, pour enrober de musique le vernissage, une joueuse de scie musicale. « Nous nous sommes permis d’ajouter une lame absente du livre… » Ben voyons, permettez-vous les amis, le plaisir est pour moi. La lamiste (elle joue de la lame et non de la scie, et m’a expliqué les différences) était, je dois dire, époustouflante. Elle nous a régalé avec du Bach, du Danny Elfman et du Indochine (le saviez-vous ? Dans la lune est incidemment le titre de l’album solo de Nicola Sirkis), et c’était très beau, j’en étais le premier surpris, moi qui me croyais peu sensible au son de la scie, tout kitch qu’il est et ondulant d’un vibrato suraffecté… Sauf que par elle, non ! Ça n’est que lyrisme. Elle s’appelle Gladys Hulot, et elle est n’est pas la première lamiste venue. Elle est, tenez-vous bien, championne du monde de scie musicale (c’est tellement bizarre comme instrument qu’il existe un championnat, et du monde, rien que pour eux)… On peut visiter son site ou l’écouter jouer ceci ou cela.

J’ai pas mal discuté avec elle, de rêves surtout, car elle rêve abondamment. Elle m’a raconté des choses stupéfiantes comme  « Ah, tiens, tu as publié un recueil de tes rêves ? Moi aussi j’écris mes rêves, je les dessine aussi, mais je ne sais pas si ce serait publiable, parce que c’est quand même très bizarre. La dernière fois, je dévorais Evelyne Delhia. » Une autre nuit, elle a discuté avec John Lennon. Moi, c’était avec Ringo Starr. On a blagué ensemble, à l’idée qu’il ne nous restait plus qu’à trouver deux autres rêveurs pour refonder les Fab Four, mais seulement la nuit.

Bref, Tinqueux = dream team, littéralement. Merci encore du fond du cœur à toute l’équipe œuvrant Dans la lune, perpétuellement jeune. Cela ne m’empêchera pas d’aborder à présent une vieille lune.

Il me faut reparler un peu de cette question tannante posée dès le début du présent blog, puis régulièrement : ce qui est littérature jeunesse, ce qui n’en est pas, et ma légitimité au beau milieu. Pardon pour ceux que cela bassine, oh comme je vous comprends, vous pouvez quitter la pièce, vous êtes excusés, je n’y reviens pas pour le plaisir, mais parce que ces invulnérables étiquettes m’irritent le cuir. Alors je gratte. Je me moquerais bien, pour mon compte, d’élucider ma nature profonde d’écrivain jeunesse ou bien d’usurpateur, si d’autres ne cherchaient sans relâche à trancher ce point. Il se trouve qu’une critique de Double tranchant a été publiée dans la Revue des livres pour enfants, qui, précisément, mettait bien en garde ses lecteurs sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un livre pour enfants. (Comme cet article, coïncidence, figurait sur la même page qu’un autre consacré au précédent livre de Jean-Pierre Blanpain, Je veux aller à la mer, je reproduis toute la page…)

Double tranchant se voit donc officiellement, institutionnellement même (la Revue faisant foi et référence) raccompagné à la frontière du champ de la jeunesse. C’est embêtant. Que faire ? Sans aucun doute, parler à la jeunesse par-dessus les institutions. La littérature de jeunesse a de nombreux et indéniables mérites, puisqu’elle favorise l’imagination, cet endroit virtuel, en nous, en tout, où l’on explore les possibles. Quant à sa limite, elle tient peut-être dans le fait qu’elle ne peut s’empêcher de préconiser. Par nature la littérature de jeunesse sait si un livre est pour toi ou non, or cela n’est rien d’autre qu’un manque d’imagination.

Un éditeur, qui avait refusé de publier Double tranchant, dont je respecte néanmoins infiniment les jugements, m’avait déclaré : « Je ne vois pas ce que ce livre a de Jeunesse, si ce n’est bien sûr qu’il faudrait que tous les jeunes le lisent« . J’adore ce point de vue, je le fais mien. Et si, dès notre première rencontre, je me suis senti en si parfaite affinité avec l’équipe de Tinqueux, c’est que, lorsque je les ai prévenus : « Attention, je ne suis peut-être pas un auteur jeunesse, parce que je n’écris pas forcément pour la jeunesse. En revanche j’aime beaucoup, et je crois suprêmement important, d’adresser à la jeunesse ce que j’ai écrit, une fois que je l’ai écrit », ils m’avaient simplement répondu : « Pas de problème. Nous faisons la même chose. »

J’ai l’honneur de vous informer que les visites scolaires de l’exposition Double tranchant que j’ai conduites à Tinqueux ont été de grands moments de rencontre, de débat, et de découverte. Ce livre, cette expo, parlent aux jeunes, voilà une évidence que je suis navré de devoir énoncer, parce que j’ai l’air de quémander. La palette était large entre la classe de CM2 avec qui j’ai échangé sur la notion de double tranchant (« Une chose peut être son contraire. Qu’est-ce qui est bon et mauvais à la fois ? Qu’est-ce que vous aimez mais que vous n’aimez pas ? L’école ! Mon frère ! Mes parents ! Okay, okay, vous avez pigé le truc… ») et les collégiens de SEGPA avec qui les conversations ont rapidement tourné autour de la violence, symbolique ou réelle (à peine avais-je déplié le couteau que j’avais dans ma poche, qu’un môme en face de moi a immédiatement fait de même avec le sien – la prof lui a fait les gros yeux : moi j’avais le droit, pas lui ; un autre a exhibé ses cicatrices, qui s’était fait planter dans le ventre en pleine rue…), et de la différence entre un métier, un travail et un emploi.
À la fin de la journée, une fillette, une fois épuisées les questions sur le livre, sur les couteaux, sur la linogravure, sur l’écriture en tant que travail artisanal… a fini par me demander : « Mais au fait, Double tranchant, est-ce que c’est un livre pour enfants ?

– Bah, je ne sais pas trop. Est-ce que tu es un enfant ?
– Oui, bien sûr.
– Est-ce que tu as trouvé ce livre intéressant ?
– Oui, bien sûr.
– Alors Double tranchant est un livre pour enfants ici et maintenant, entre toi et moi. Je n’en sais pas plus. »

Elle a chaud au cul (Troyes épisode 46)

22/10/2011 Aucun commentaire

Des vilains mots dans la littérature jeunesse. On en est encore à parler de ça ? Eh, oui. Une amie, bibliothécaire à Versailles (admettons que cette anecdote ne pourrait peut-être pas avoir lieu n’importe où), s’est vu demander expressément par une enseignante de supprimer d’une liste de romans prescrits le livre Nanouk et moi de Florence Seyvos. Pourquoi donc ? Ce roman ne doit pourtant pas être bien dangereux, on est chez l’Ecole des loisirs, pas dans la collec Exprim‘ de Sarbacane. Parce que le mot bite figure à l’intérieur.

Horreur ! Cachez cette bite que je ne saurais voir dans un roman jeunesse ! Les bites n’existent pas avant l’âge légal, il est interdit d’en parler, vous leur donneriez des idées. L’Ecole des loisirs, repaire de pornographes ! Pourrisseurs d’âmes innocentes ! À qui se fier, ils cachaient bien leur jeu l’Ecole des loisirs, ces érotomanes avançaient masqués derrière les excellents Calinours de Frédéric Stehr. Il est trop tard à présent, la jeunesse est corrompue et pleine de bites, il ne faut plus s’étonner de la crise que nous traversons, de la perte annoncée de notre cher triple A, orgueil de la nation, ou de la prochaine guerre civile.

Soyons sérieux. Parfois, lors d’une rencontre scolaire, un élève me demande tout étonné pourquoi j’écris des gros mots dans mes livres (dans le Posthume ou TS, principalement). Le fait est qu’on en trouve quelques-uns (mais pas bite, tout de même, j’ai des limites, des tabous, je ne suis pas si dévergondé qu’un auteur de l’Ecole des loisirs). Je m’explique très volontiers : en littérature (et par conséquent en littérature jeunesse, ne venez pas me chercher avec ça), ce qui compte, c’est la recherche du mot juste. Or il arrive parfois, je suis certain de ce que j’avance, j’ai des exemples, que le mot juste soit : merde. Il ne faut pas écrire merde à tout bout de champ pour le plaisir, même si indéniablement ce plaisir existe, mais il ne faut pas s’interdire de l’écrire si jamais les circonstances font de lui le mot juste. De même que, pour la même raison, il ne faut pas s’interdire d’employer un mot rare et précieux.

Une critique de Jean Ier le Posthume roman historique parue sur Internet m’avait beaucoup fait rire en 2006. Je viens de la relire et j’en ris encore : le prescripteur, que j’imagine soucieux de la bonne éducation de ses enfants, commence sa notule sur le ton bienveillant de l’éloge, original, intéressant, drôle, tendre… Puis, patatras, il conclut tristement Mais le langage familier est une véritable déception. J’éclate à nouveau de rire en recopiant sa phrase (je ne dis pas ça pour la frime, je vous tiens au courant authentiquement de ce qui se joue au-dessus de mon clavier, je ris). Je lui ai fait de la peine avec mes vilains mots. Langage familier mon oeil. La langue dans le Posthume ne saurait être familière à quiconque puisqu’elle est totalement artificielle, vous ne trouverez personne dans la vraie vie qui parle ainsi, parce que c’est un livre et pas la vraie vie, et pour le coup un livre qui cherche les mots justes, fussent-ils de registre savant, spécialisé, amphigourique OU ordurier.

Le personnage d’Elsa, dans le Posthume puis davantage encore dans sa Séquelle, prononce parfois dans une même phrase, d’abord un mot savant à connotation intellectuelle et usité, selon les résultats de minutieux sondages d’opinion, par environ un collégien sur trois millions, puis une bonne grossièreté des familles (enfin, je m’entends, pas des familles versaillaises). Dans les deux cas, c’est le mot juste et puis c’est tout. Elle aime bien ce genre de mélange, Elsa. Et moi j’aime bien Elsa. Cette emmerdeuse.

La clef à tant de bons ouvrages

04/07/2011 Aucun commentaire

« Un jour on sentira la commodité d’avoir un dictionnaire
qui serve de clef à tant de bons livres. »
Fénelon, Lettre à l’Académie : projet d’achever le dictionnaire

Certes, j’avais en tête au moins un précédent. J’ai été fortement influencé par Raymond Queneau, qui prétendait avoir lu dans son enfance, de la première à la dernière ligne, le  tome premier du dictionnaire Larousse en sept volumes, « ce qui explique que je connaisse encore aujourd’hui une quantité stupéfiante de mots commençant par A à C ».

Mais ce n’est, je le jure, qu’après avoir écrit un roman où le narrateur ne se sépare jamais de son dictionnaire, le fétichise, l’utilise pour comprendre le monde hostile mais aussi pour accoucher sa propre histoire, que je me suis rendu compte que le « roman à dictionnaire » était davantage qu’une figure de style, une catégorie narrative très fournie. De la même façon que, lorsqu’on vient d’apprendre un mot nouveau, on le rencontre comme par hasard de-ci de-là, j’ai depuis lors lu un certain nombre de romans dont le héros déambule muni de son dictionnaire et recopie devant vous, mesdames et messieurs, des définitions entières. C’en est presque banal, au fond un lieu commun à l’image du dictionnaire lui-même, objet sacré et cependant outil trivial. Je ne suis guère original. Mais je n’en suis même pas vexé : quand on lit les dictionnaires, on se doute bien que l’on n’invente rien.

Je cite quelques-uns de ces romans à dictionnaire tels qu’ils me reviennent en mémoire, je suis sûr que vous pourriez, vous y mettant à plusieurs, en trouver sans effort dix fois autant : Allah n’est pas obligé de Kourouma, Le gone du Chaâba de Begag, Gros-Câlin d’Ajar, Tout seul de Chabouté, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran d’Eric-Emmanuel Schmitt, Mange-moi de Nathalie Papin… Et spéciale dédicace au Petit Robert.

Sans parler des romanciers qui ont écrit leur propre dictionnaire : Leiris bien sûr, et puis Flaubert-encore-lui-toujours-lui, qui donne dans son Dictionnaire des idées reçues cette définition à l’entrée Dictionnaire – En dire : « N’est fait que pour les ignorants. »

Jean Pruvost, éminent lexicographe lexicomane lexicophile lexicovore lexicothécaire etc., gigantesque collectionnaire de dictionneurs, auteur en outre d’une biographie de Pierre Larousse et d’une autre, hélas épuisée, de son rejeton le Petit Larousse (et par ailleurs professeur à l’Université de Cergy-Pontoise, chercheur au CNRS et directeur éditorial chez Honoré Champion) recense amoureusement les citations au sujet des dictionnaires. Il vient de publier une chronique à ce sujet, où il me cite, avec ferveur.

Que dire sinon merci beaucoup ? Je suis très honoré, champion.

Bons baisers de Hollande

08/05/2011 un commentaire

Je passe quelques jours aux Pays-Bas. Que fait-on aux Pays-Bas, quand on n’aime pas le fromage, quand les moulins bon ben ça va c’est des moulins, quand on a presque passé l’âge des coffee-shops, quand on ne boit pas de chocolat Van Houten et quand les tulipes on s’en contrecogne respectueusement sauf l’étymologie (« tulipe » est un mot turc qui signifie turban, c’est très intéressant je trouve) ?

On visite des musées, pardine. On admire les maîtres flamands, on se recueille devant des icônes archicélebres, la Jeune fille a la perle de Vermeer, la Lecon d’anatomie de Rembrandt… Mais on tombe aussi par surprise sur des tableaux qu’on ne connaissait pas. Ainsi, celui-ci :

Vieille femme et un jeune garçon aux chandelles de Rubens. Je détaille l’œuvre, et baba je me dis : « Ça alors ! on jurerait La Mèche ! Un avéré plagiat par anticipation, comme disent les oulipiens. Le thème est identique : on assiste a la transmission pleine de sous-entendus d’un savoir occulte mais tendre, entre un personnage d’âge mur et un jeune enfant, et la chandelle se fait métaphore à la fois de leur connivence, et de la perpétuation, la flamme brûle encore et chauffe d’une main l’autre… Et ce Pierre-Paul Rubens, alors, quel talent, c’est bien simple il dessine presque aussi bien que Philippe Coudray. »

Concernant La Mèche, la vraie, prétendue marronnier de noël, j’ai l’honneur de vous informer que le Fond du Tiroir reçoit bien davantage de commandes de libraires en ce sec printemps, que lors de l’hiver dernier. Ce succès mystère (« succès » du reste très relatif, garanti seulement par l’équation selon laquelle quelque chose est arithmétiquement supérieur à rien) s’explique par la parution récente d’une aimable critique dans la Revue des livres pour enfants, vénérable institution très consultée par les professionnels de la profession. Merci beaucoup, l’institution vénérable.

 

Le sapin est un marronnier (Nous disons deux fois : le sapin est un marronnier)

18/12/2010 Aucun commentaire

Ding-ding-dong ding-ding-dong mesdames et messieurs ladies and gentlemen ceci est le dernier appel pour le vol 2010 à destination du Fond du tiroir.

Je fais le compte au jour le jour, « sauf erreur ou omission » : comme suite de mon exténuant travail de VRPLa Mèche est, à l’heure où je vous parle, en vente dans 14 librairies dans toute la France, ce pays qui, rappelons-le, s’honore de compter tenez-vous bien 25000 ne disons pas « librairies », mais plutôt, par pudeur et afin d’englober les grandes surfaces spécialisées ou non, « points de vente de livres ». (Même différence qu’entre boulangeries et dépôts de pain.)

14 sur 25000, c’est du 0,056 %, autant dire que vos chances sont infimes de découvrir en tête de gondole près de chez vous cet objet bleu, élégant et tordu, ce livre qui cache son jeu, ce bref roman à la fois expérimental et grand-public. Vous ferez, comme toujours, bien ce que vous voudrez, mais vous auriez meilleur temps de le commander directement au Fond du Tiroir. Enfin, je n’insiste pas, je ne voudrais pas devenir lourd avant les fêtes, dérouler une fois encore mon argument de camelot, croyez que je serais plus embarrassé que vous, je sais oh je ne sais que trop que Le Fond du tiroir ne sera jamais un vrai éditeur, puisque je n’aime pas spécialement ça, les vendre, mes beaux livres. Je préfère qu’on me les achète.

Bref, il ne vous reste que quelques jours, ou à peine plus selon l’endroit où vous habitez, pour nous réclamer La Mèche, cadeau idéal comme un gendre puisque livre de noël et même, pour exposer les choses sans détour, LE livre de noël, ainsi que le proclamait sans modestie le bandeau rouge enveloppant la première édition. Quelques jours au plus pour imprimer le verbeux bon de commande (et non tenter vainement de le remplir en ligne comme l’a fait la jeune Pauline F. de Stavanger, Norvège… C’est un PDF, voyons !), quelques jours dernier délai pour nous demander une dédicace en page de garde et en cas de besoin, formalité dont je m’acquitterais avec plaisir, si si, c’est vrai, plaisir, je n’aime pas vendre mais j’aime bien dédicacer les livres, surtout la Mèche parce que je fais un petit dessin, toujours le même, je ne sais pas dessiner, mais enfin je m’applique et je fais des progrès, je stylise c’en est curieux. Quelques jours maximum pour enfin recevoir La Mèche chez vous, juste à temps pour en décorer votre sapin et le décrypter, seul ou en famille, entre les branches. Qu’en ferez-vous, de ses secrets ? Que font les gardiens de mèche, une fois que… ? Ah, c’est tout le propos, figurez-vous.

À ma place (2)

15/12/2010 un commentaire

Anne-laure Cognet vient de publier une aimable recension, enthousiaste et spirituelle (je n’en attendais pas moins de sa part, car voici une fille spirituelle et enthousiaste) de ma Séquelle, dans la dernière livraison de Livre & lire, feuille de chou de l’ARALD. Merci Anne-Laure.

Cependant, je suis mu en cette vallée de larmes par d’autres affects que les satisfactions d’orgueil et les réconforts égotistes (Oui ! J’existe ! C’est enfin prouvé ! On parle de moi dans la presse ! J’apparais donc je suis ! Et pis Fanny médiatique !), car incidemment, et même subrepticement, je me trouve davantage touché par une autre colonne du même canard. Je résonne d’autres mots.

Le poète Michel Thion que j’ai un peu côtoyé jadis – car nous trempâmes de conserve dans le marigot à nénuphars des éditions Castells – signe à son tour l’édito mensuel, rubrique intitulée je-vous-le-donne-en-mille « Les écrivains à leur place« , et confiée par roulement aux plus divers teneurs de plume rhonalpins. L’honneur de garnir cette colonne m’échut aussi, en mon temps. (Tiens, au fait, je relis la vieille page du blog écrite à cette occasion, et vous signale que j’y avais lancé un jeu-concours qui, faute d’avoir été élucidé, court toujours…)

Le texte de Thion évoque le vécu et le travail d’un poète, à coups de verbes à l’infinitif comme des touches impressionnistes.

Écrire avec une gomme au lieu d’un crayon.
Chuchoter dans la brume.
Souffler sur les cicatrices.
Dormir du sommeil de l’éveillé.

Etc… Voilà le poète, sa vie son œuvre. Et tout ceci pour qui ? Pour quoi ? Pour quand ?

Attendre sereinement le jour où quelqu’un demandera :
« y a-t-il un poète dans l’avion ? »
Boire le souffle du soleil.
Le regarder en face, en devenir aveugle un instant rouge sang, et puis, au moment où la vue revient par bribes, par éclairs sombres, écrire au milieu des larmes.

Eh bien, voilà. C’est ça. J’ai l’impression que ce jour est arrivé pour moi, je me suis levé au milieu de l’avion et j’ai dit bien haut « Moi, je sais écrire ! Euh… Un peu… Je ferai de mon mieux ».  C’était vendredi dernier.

Voilà ce qui s’est passé : ma grand-mère est morte. La dernière survivante de mes grands-parents, une génération entière qui s’abolit, pfuit, circulez, au suivant. Sa fin était attendue, plus de peine que de surprise, l’agonie fut longue, mais tout de même nous tenions à elle comme à quelque chose qui nous unissait. Et puis, en ce qui me concerne, c’est  bien elle, ma grand-mère maternelle, qui m’a appris le mot Giètes, son sens propre, son sens métaphysique, tous ses sens venus de loin, c’est dire si je lui dois. Il m’a été donné de voir et de décrire sa mort alors qu’elle était en vie, c’est même la toute première page de l’Échoppe enténébrée.

Elle meurt. On me demande de lire un texte pendant les obsèques. J’écris un texte. Je pleure beaucoup en l’écrivant.

Ma grand-mère m’a beaucoup appris. Elle m’a enseigné des mots, des expressions, des jeux, des anecdotes qui pouvaient servir de modèles ou d’exemples, des recettes de cuisine, des chansons, des façons de regarder le monde… bref des moyens de comprendre la vie. Pour le dire simplement, elle m’a appris à vivre.

Merci.

En 1998, j’ai décidé de l’interviewer méthodiquement. J’ai recueilli sa parole, j’ai laissé le magnéto tourner et je l’ai enregistrée, elle m’a raconté sa vie pendant des heures, des dizaines d’heures peut-être. Puis, j’ai retranscrit tous ces dialogues sur papier. Je suis très heureux d’avoir accompli ce travail, d’avoir couché sur le papier son existence, pour en conserver une trace, et la partager. Je relis ce texte de temps en temps. C’est ce que j’ai fait à nouveau hier, pour chercher ce que je pourrais vous lire aujourd’hui, et de nouveau, j’ai ri, et j’ai pleuré, j’entendais sa voix puisque c’était ses mots.

Les phrases que j’ai choisi de mettre en exergue de ce texte donnaient leur sens global à ma démarche. Ces phrases m’ont fait comprendre que j’accomplissais ce travail d’archivage de sa parole pour ses descendants, petits-enfants et arrière-petits-enfants :

« Ce qui me fait le plus plaisir, c’est cette entente que vous avez encore, les deux garçons et les trois filles, moi ça me fait plaisir vois-tu… Parce que s’il y avait eu une séparation entre vous, ben c’était pas normal, puisque vous êtes tous venus ici… »

Voilà, exprimé très simplement, son enseignement le plus profond : « vous êtes tous venus ici », nous sommes tous venus « chez la Paulette », nous avons tous profité d’elle en tant que pilier de la famille et même du monde, de son sens du partage, de sa convivialité sans manières, et sa maison était non seulement le lieu mais le symbole de la famille, de son unité.

Cet endroit où nous vivons tous, où nous passons au moins, où nous nous retrouvons, où les uns grandissent, où les autres vieillissent, et où l’on s’embrasse. Nous avons eu cela en commun : la Paulette. Nous avons eu de la chance.

Ma grand-mère a vécu la chose la plus horrible qui peut advenir à un être humain. Elle a perdu un de ses enfants. Son fils René, mon oncle, est mort en 1985. J’ai envie d’évoquer ce moment-là.

Nous étions tous réunis, dans sa maison, à nouveau, comme nous l’avions été, comme nous le serions encore, mais il manquait quelqu’un. Comment réagir ? Moi, j’étais adolescent, je ne savais pas quoi faire d’autant de peine, je ne supportais pas cette douleur en chacun, et je me suis enfui. Oh, pas bien loin, je me suis seulement réfugié dans ma chambre, et je n’en suis pas sorti. Longtemps après, des heures au moins, j’ai entendu les pas de ma grand-mère dans l’escalier. C’est elle qui montait jusqu’à moi.

Elle a ouvert ma porte, et elle est tombée dans mes bras, en pleurant. Elle me disait : « Mais qu’est-ce que tu fais là, tout seul ? Enfin ! Ce n’est pas possible, de rester là seul, dans un moment pareil ! Il faut que tu reviennes, il faut que tu redescendes ! On a besoin d’être ensemble ! On a besoin les uns des autres ! J’ai besoin de toi. Descends, viens, viens avec moi. Tu es mon bâton de vieillesse… »

Je pleurais autant qu’elle, nous pleurions l’un dans l’autre, mais je savais qu’elle avait raison. Elle me ramenait du côté de la vie, et pour la vie à venir je ne pouvais pas rester tout seul. Nous sommes redescendus ensemble, pour pleurer avec les autres. Manger avec les autres. Et rire aussi, puisqu’il faut bien rire. La famille continuait à vivre, et c’était bien dans cette maison que cela se passait, entre vivants.

Voilà peut-être la leçon la plus importante que j’ai retenue de ma grand-mère, et que je voulais partager avec vous aujourd’hui : face à la mort, il n’y a rien d’autre à faire, littéralement rien de mieux pour les vivants, que de continuer à vivre ensemble, à pleurer ensemble, à rire ensemble, et à se serrer les coudes.

Je lis ce texte le jour de l’enterrement. Tout le monde pleure dans la chapelle, sauf moi.  Moi, yeux secs, je lis, je suis là pour ça. Pour moi, la catharsis était derrière. J’avais déjà écrit au milieu des larmes. J’étais le poète dans l’avion. Tous ces gens en ceintures de sécurité sur leurs prie-dieux me regardaient faire la démonstration des gestes qui sauvent. J’étais à ma place.

Après la cérémonie, je discute avec le mari de ma cousine. Il est garagiste. « J’ai beaucoup aimé ce que tu as lu dans la chapelle tout à l’heure. J’ai trouvé ça émouvant.
– Ah, oui ? merci.
– Je ne saurais pas faire ça, moi. Avec tous mes outils… (Il est garagiste et très bricoleur. Il sait, comme on dit, tout faire. Mais pas ce que j’ai fait.)
– J’ai beaucoup de respect pour tes outils.
– J’ai beaucoup de respect pour tes mots. »

Chacun à sa place et qui respecte l’autre. Dialogue simple, limpide et beau, comme une utopie réalisée, comme une réponse au voeu exprimé avec émotion mais sans pathos par Emmanuel Bove dans Mémoires d’un homme singulier : « Je n’ai rien demandé à l’existence d’extraordinaire. Je n’ai demandé qu’une seule chose. Elle m’a toujours été refusée. J’ai lutté pour l’obtenir, vraiment. Cette chose, mes semblables l’ont sans la chercher. Cette chose n’est ni l’argent, ni l’amitié, ni la gloire. C’est une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu’ils reconnaîtraient comme mienne sans l’envier, puisqu’elle n’aurait rien d’enviable. Elle ne se distinguerait pas de celles qu’ils occupent. Elle serait tout simplement respectable. »

Ou bien, comme dans la scène de Spartacus de Kubrick, où l’esclave rebelle Kirk Douglas inspecte sa troupe de guerriers, et avise les trop beaux habits de cour du poète en fuite, Tony Curtis.

– Et toi, quel était ton travail ?
– J’étais poète et chanteur.
– Poète et chanteur ? Mais… Quel était ton travail ?
– C’était mon travail. Je… Je jonglais, aussi.
– Tu jonglais ? Et que faisais-tu d’autre ?
– Je faisais aussi de la magie…