Livre fort épais (450 pages bien tassées), instructif et parfois déchirant. Même si le terme « enquête » y est un un peu surfait : le volume recèle moins la rigueur d’une enquête qu’une recherche très personnelle, les états d’âmes d’un journal intime ou d’un récit de voyage, un baromètre intérieur depuis les attaques du 7 octobre 2023, la guerre sans merci qui a suivi, et cette lancinante question : est-il encore possible d’être juif en France ? Alors même que, mécaniquement, quand un Palestinien tue un Israélien, l’antisémitisme augmente en France, tandis que quand un Israélien tue un Palestinien, l’antisémitisme augmente en France.
Au détour d’une page, comme une blague juive, cette conversation téléphonique entre un fils et sa mère :
« Maman, comment ça va ? – Bien, mon fils. – D’accord. Maman ? – Quoi ? – Rappelle-moi quand tu seras seule. »
Je relève aussi cette conversation de l’auteur avec Georges Kiejman :
« Il était fou ! Fou, Albert Cohen, de vouloir que les gens aiment les Juifs ! J’ai moins d’ambition, je ne demande pas qu’on m’aime, notez ça, Sfar. L’antisémitisme consiste à détester les Juifs exagérément. Qu’untel ou unetelle pense ceci ou cela, qu’importe. Souhaitons juste qu’ils se bornent à ne pas nous massacrer. Mais vous voyez, Sfar, même quand on ne demande à nos semblables que ce presque rien, on est parfois déçu. »
Je relève enfin p. 175 cette note d’intention de Sfar :
« Mon métier, c’est [le même que celui de] Chagall, c’est : « Je voudrais mettre les Juifs du monde en sécurité dans mes toiles ». »
Lisant, je bondis. Il me faut toutes affaires cessantes vérifier la source précise de cette citation afin de l’insérer, peut-être, dans mon spectacle Chagall, l’ange à la fenêtre. Je la gougueulise : chou blanc. Nulle trace. Sfar l’a soit inventée de toutes pièces soit recréée et réagencée à partir de propos similaire. (Sachant que j’ai lu autrefois de Sfar les deux tomes du récit intitulé Chagall en Russie qui se révélait, tiens c’est constant chez lui finalement, moins une biographie rigoureuse qu’une fantaisie onirique et une recherche poétique très personnelle.)
Je lance ici un appel : quelqu’un qui passerait le long de cette page pourrait-il, – soit m’aider à débusquer la citation exacte, – soit me donner discrètement le moyen de joindre Sfar afin que je lui demande directement.
Même si je n’ignore pas qu’il doit être débordé. Il est en pleine pré-production de l’adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit d’un antisémite dont j’ai oublié le nom. Lorsque j’ai appris il y a quelques mois que Sfar qui est aussi cinéaste avait acquis les droits de ce roman réputé impossible à adapter, pour l’encourager je lui ai adressé, via sa maison de prod, ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, mais je ne sais si elle lui est parvenue.
Philippe Napoletano est écrivain – « entre autres » comme la plupart des écrivains. Mais têtu, comme beaucoup (pas tous : jeter l’éponge est l’un de leurs droits souverains).
Dès son premier livre, il y a près de trente ans, Philippe Napoletano avait annoncé qu’il publierait dix livres et ensuite basta merci bonsoir – c’est moi qui lui ai fait remarquer la similitude entre son intrépide programme et celui de Quentin Tarantino, tonitruant de longue date qu’il ne réaliserait que dix films. Il en était à neuf depuis un bout de temps… Tarantino aussi… Or soudain, tergiversant finalement beaucoup moins que QT, il publie ces jours-ci avec l’émotion qu’on devine son dixième livre. Il s’appelle Quelque part au soleil, c’est un roman, et c’est l’Harmattan qui l’édite.
Philippe Napoletano est un ami. Il est toujours risqué de lire le livre d’un ami. Et si par malheur je ne l’aimais pas, ou même, si je l’aimais moins que l’un des neuf précédents ?
Ouf, ça va : je l’aime. Mais, double ouf, ça va : je ne l’aime pas absolument, j’ai des mini-réserves, comme pour me garantir contre les accusations de parti pris et de copinage (j’aime un tout petit peu moins son dernier, je l’avoue, que certains des neuf autres, puisque je garde un sacré souvenir de L’usine ou de Alors j’étais mort).
C’est l’histoire de deux filles à la dérive. Pas tout à fait des louseuses, mais sur le fil, rien à perdre et prêtes à tout. Elles s’appellent Sandy et Cindy, et au début elles dansent. La danse va les emmener dans de drôles de régions, vers de drôles de dangers. Elles sont ce que j’ai préféré : j’ai aimé d’emblée ces deux cagoles à qui on ne la fait pas, extrêmement bien dessinées et complémentaires, impossibles à confondre malgré leurs blases, je les ai senties, j’ai cru très fort à leur présent (c’est le nôtre) comme à leur passé, à leurs familles comme à leurs fragilités intimes, elles aussi complémentaires hélas, à leurs rapports au boulot (c’est-à-dire à l’argent) comme à la danse (c’est-à-dire à leur corps), c’est bien simple j’avais envie de les embrasser, ne serait-ce que pour les retenir, les empêcher de faire des conneries.
Quant à mes mini-réserves autant copier-coller un message que j’ai adressé à l’auteur :
En revanche, j’ai un peu décroché aussitôt que tu t’éloignes de tes deux gonzesses. En particulier, ma lecture a résisté et patiné durant le passage sur la bande de malfrats de Lyon, qui m’a paru inspirée moins de la vie elle-même, et plus des clichés du cinéma des années 50. Jo la paluche et consort, ce n’est certes pas sans charme mais je n’y ai pas trop cru. Si cela peut te consoler, j’ai éprouvé sensiblement la même chose en lisant le dernier tome des aventures de Malaussène de Daniel Pennac (Terminus Malaussène) : j’ai toujours de l’affection pour ses personnages, sauf pour celui qui est devenu le personnage principal, Pépère le gangster qui m’a l’air de sortir d’un film de Jean Gabin et non pas du cercle d’amis de Pennac. Bon, globalement : bravo, et je serais tout prêt à te souhaiter le même succès qu’à Pennac, sauf qu’on sait bien hélas que l’Harmattan, c’est l’Harmattan, pas la Blanche de Gallimard.
Et désormais j’attends le onzième, pour voir, puisqu’un autre droit souverain des écrivains est de changer d’avis.
Actualité des livres écrits par des gens de cinéma : je lis coup sur coup le livre d’un prédateur et celui d’une proie. Les mémoires de Roman Polanski, Ne courez pas ! Marchez !, et celles d’Anouk Grinberg, Respect. Deux témoignages de survivants, deux dénonciations d’horreurs vécues. Aucun des deux ne fait de l’ombre à l’autre, ou ne saurait diminuer la portée de son voisin. Pourtant…
– Le premier livre est une retranscription d’un grand entretien de Polanski pour l’INA en 2006, complétée de deux documents écrits par le père du cinéaste, Ryszard Polanski, somme hétéroclite qui documente la double expérience du garçonnet Roman enfermé dans le ghetto de Cracovie, et de l’adulte Ryszard déporté à Mathausen, tous deux tentant de survivre à l’extermination systématique des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir de finalement se retrouver. Comme je feuilletais le livre, une collègue lisant le nom de l’auteur sur la couverture a tenté une plaisanterie : Polanski publie un manuel sur comment on viole les femmes ? C’est ça que signifie le titre, Ne courez pas ? Je tique. Je souris poliment alors qu’au fond de moi je suis consterné (et paradoxalement je pense à toutes les femmes qui plus souvent que moi sourient poliment alors qu’au fond d’elles sont consternées par les blagues des hommes – je reviendrai, ou plutôt Mme Grinberg reviendra un peu plus bas sur ce sourire faux des femmes). Il y a cinq ans déjà, j’avais été embarqué dans une discussion sur Polanski qui m’avait permis de fixer ma position : je suis loin de plaider (ou même de comprendre) la distinction fallacieuse entre l’homme et l’artiste puisque l’art ne sort pas par magie de nulle part, il faut bien que les artistes soient des hommes (ou des femmes) ; en revanche je suis partisan absolu de la distinction entre l’homme-artiste et l’oeuvre. Ce sont ces deux-là qu’il faut juger séparément. Il convient de vérifier si l’oeuvre a violé qui que ce soit, ou du moins si elle a défendu, justifié le viol, ou l’a montré sous un jour favorable, ou a innocenté un violeur, bref si elle s’est montrée complice de quelque façon. Si c’est le cas, ok, on condamne. Sinon on lui fout la paix et on la juge selon d’autres critères. Qu’on entende moquer et débiner Polanski, qu’on lui ferme sa gueule sur tous les sujets, y compris lorsqu’il témoigne des camps de la mort et des persécutions nazies, parce qu’il a été un prédateur sexuel, est une aberration, une injustice.
– Le second livre, les mémoires d’une jeune fille fragile rédigées par une vieille dame très digne, est un brûlot décortiquant d’une écriture claire, posée et parfois illuminée (Le déni est une pluie de matraques molles, quelle phrase !) à la fois une aliénation individuelle et un fait social massif, les mœurs dans le cinéma, les violences et abus faits aux femmes. Rappelons qu’il est très sain, très révélateur et peut-être inévitable que le mouvement #metoo soit né dans le milieu du cinéma avant de faire tache d’huile dans tous les recoins de la société : les actrices, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, entendent durant toute leur carrière (du moins aussi longtemps qu’elles sont jeunes et sexy) « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une actrice » ; ainsi, elles sont implicitement l’avant-garde de toutes les femmes, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, qui entendent durant toute leur vie « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une femme » .
Vers la page 50, Anouk Grimberg entre dans le vif et commence à déballer sur Bertrand Blier, dont elle fut l’actrice, la « muse » (qui donc ose encore utiliser au premier degré, sans sourciller, ce terme débile entérinant le fait qu’une femme est juste bonne à être la chose et la projection des fantasmes d’un homme-artiste ?), et l’épouse. Blier étant mort en janvier dernier, a-t-elle attendu cette échéance pour parler ?
Quand je pense à moi à cette époque, du temps où j’étais avec lui, quand je revois des interviews du passé, je ne connais pas cette femme. Elle me fait peine… peine. Je suis une étrangère à moi-même. Mes sourires, mon masque de félicité, tout est faux. Aujourd’hui, je vois une jeune femme qui lèche les barreaux de sa prison. Je me suis raconté à l’époque que j’étais libre et heureuse, et pourtant j’ai bien failli en mourir. (…) Mon aveuglement a duré si longtemps qu’avant d’y perdre mon âme, j’ai cru qu’il me faisait renaître. Et plus je le croyais, plus je déposais ma conscience à ses pieds. Le plus étonnant pour moi, ce ne sont pas les neuf ans passés pendant lesquels il m’a pillée, ce sont les neuf ans pendant lesquels je me suis menti pour survivre. J’ai cru à l’amour quand il ne s’agissait que d’envoûtement et d’emprise, j’ai dit qu’il était le plus grand libérateur de femmes et qu’avec lui j’étais au paradis. J’ai brouillé toutes les pistes pour qu’on me laisse en liberté en enfer.
Pour ma part, sans avoir jamais été un grand admirateur du cinéma de Bertrand Blier (à son anarchisme je préférais celui de Mocky, moins misanthrope et plus politique) et sans avoir pris énormément de plaisir devant ses film, du moins (cela suffirait-il à exiger de moi un mea culpa ?) étais-je content qu’il existe dans le paysage du cinéma, en tant que radicalité, en tant que champ des possibles, en tant que provocation et baromètre de la possibilité de provocation, en tant que tête-de-turc des réacs (ainsi lorsque Zemmour consacre un chapitre de son Suicide français à expliquer que Les Valseuses est la métonymie voire la cause princeps de la décadence française, je m’insurge aussi sec et soudain je suis prêt à défendre Blier contre Zemmour).
Pourtant, si je veux être cohérent avec moi-même (et je veux toujours être cohérent avec moi-même), il me faut reposer la question précédemment soulevée pour juger les films et les mémoires de Polanski : ses oeuvres sont-elles complices de quelque chose ?
Celles de Polanski, non (parfois, tout au contraire : il faudrait évoquer Tess, film qui dénonce les abus sexuels d’une jeune fille utilisée, manipulée, humiliée, mais alors prendrions-nous le risque de nous voir rétorquer que son réalisateur est un violeur et par conséquent un hypocrite ?).
Celles de Blier, oui. Sous couvert de liberté, d’anarchie, d’humour le cinéma de Blier est profondément misogyne. Les femmes y sont rabaissées, humiliées, violées, jetées après usage, et c’est vachement marrant. Grinberg rappelle opportunément que dans Les Valseuses, Miou-Miou se fait insulter et cogner du début à la fin. Hymne à la liberté, Les Valseuses est peut-être surtout un hymne à la liberté des hommes.
Il me disait que toutes les femmes étaient des putes, des connes, des salopes. (p. 57)
Si c’est Anouk Grimberg et non Eric Zemmour qui ringardise définitivement Bertrand Blier, je m’incline. Respect.
Le cinéma m’émeut. Peut-être est-ce la forme d’art qui m’émeut le plus, celle qui m’apparaît la plus en phase avec la vie, la mort, et la mélancolie entre les deux, parce qu’elle est elle-même entre la vie et la mort, elle parle des morts aux vivants et, peut-être, réciproquement.
Apparition et mouvement : le cinéma est par essence l’art des fantômes, d’autres l’ont dit et mieux que moi, Derrida, Clélia et Éric Zernik… Il paraît que le carton le plus célèbre du cinéma muet est « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » (Nosferatu, Murnau, 1922). Bien évidemment, le pont en question est le cinéma lui-même. Le fond étant la forme remontée à la surface (Victor Hugo), tout beau film est un film de fantômes et vice-versa. (Incidemment : le dernier film de fantômes que j’ai vu, l’un de ces films dont on se dit que le cinéma a été inventé pour eux, est Au cœur des volcans, requiem pour Katia et Maurice Krafftde Werner Herzog, qui contient quelques unes des plus époustouflantes images que j’ai jamais vues sur un écran, et où les fantômes traqués jusqu’à l’ultime image sont les deux Krafft, bien sûr).
Pour les mêmes raisons, j’aime la salle de cinéma elle-même, aussi sûrement qu’un pont lieu de rencontres surnaturelles, et j’aime les cinémas fantômes : les cinémas fermés, désaffectés, en ruines, sont les lieux les plus hantés que je puisse imaginer. Il s’en est tant passé en leur dense obscurité !
En mars 2024, à quelques rues de chez moi, le cinéma Rex de Grenoble (spot historique où eu lieu la première séance de cinéma grenobloise en 1896) a définitivement fermé ses portes. Une ou deux saisons plus tard, il a bradé quelques uns de ses fauteuils. J’en ai acheté un et l’ai installé chez moi, certes par pur fétichisme, par clin d’œil à ce que pourrait être vraiment et fantomatiquement le home cinema, mais aussi par respect pour l’objet, pour ce qu’il représente d’émotions, par dévotion à tous les fantômes, ceux qui s’étaient assis sur lui comme ceux qui avait traversé l’écran d’en face. J’ai désormais un fantôme familier.
Et puis je l’ai fait customiser, ce fauteuil. Ça branlait dans le manche : lui qui autrefois tenait debout par rangée entière avait tout seul besoin d’un socle solide et lourd pour assurer son assise. J’ai fait appel aux services d’un mien cousin, magicien de ses dix doigts et orfèvre de la ferronnerie : Sébastien Roux. Comme il est un peu artiste en plus d’être pleinement artisan, il m’a dit : « Tu ne veux pas que je le décore, ton socle de fauteuil ? Que je le dessine ? Choisis ton motif… » J’ai trop longtemps réfléchi, et lorsque je lui ai finalement suggéré d’inscrire sur ce socle le simple mot SILENCIO (David Lynch venait de disparaître, je ne pouvais pas trouver meilleure façon de concentrer en quelques signes ce que sont les fantômes du cinéma), il avait déjà commencé à découper une autre décoration : ce socle rond serait une bobine de cinéma, vintage, argentique, technologie devenue fantôme à son tour… On peut constater sur les photos ci-dessus qu’il a habilement réussi à cumuler son idée et la mienne. Chapeau.
Ce fantôme-ci s’était estompé dans ma mémoire lorsque, l’an dernier, les frères Warren & Steven Lambert ont traversé le pont à ma rencontre, au sujet de cette vieille photo. Comme leur nom me disait quelque chose, j’ai vérifié sur Google : ah, oui, ça me revient, Warren Lambert est l’auteur de Tropique du Splendid, essai sur la France des Bronzés, intrépide pamphlet contre l’humour du Splendid, contre cet esprit vachard dont les saillies prolifèrent en clins d’oeil dans nos conversations triviales (c’est cela, oui, etc.) mais dont l’auteur démasquait le rôle de rouleau compresseur soft power, sarcasme cynique, manifestation du mépris de classe (toujours adressé au faible, jamais au fort) ayant précédé et accompagné la révolution conservatrice, ayant préparé le terrain pour Sarkozy et Macron. Voilà un livre qui n’a pas peur de se faire des ennemis.
Mais les frères Lambert toquaient à ma porte pour tout autre chose : ils lancent leurs maison d’édition, consacrée au cinéma, qu’ils baptisent Alhambra Editions. Littéralement, Château rouge : ce terme arabe qui désignait le palais des rois maures à Grenade, est le nom d’innombrables cinémas encore en activité (L’Alhambra est le cinéma de Robert Guédiguian à l’Estaque, par exemple) ou bien devenus ectoplasmes, tel celui de Troyes. Or les Warren souhaitent utiliser ma fameuse photo de 2011 en guise de quatrième de couve de leur premier livre à paraître. Quels gentlemen de me demander l’autorisation ! Eussent-ils utilisé la photo sans m’en parler, qui l’aurait su ? Certainement pas moi ! En échange de ma dérisoire contribution, ils promettent de m’envoyer un exemplaire… Et je trouve aujourd’hui dans ma boîte la promesse tenue. Elle est magnifique et passionnante.
Le livre s’appelle Des lettres d’amour dans les banques, et il s’agit de la retranscription de trois conférences données en 2004 au Japon par le cinéaste portugais Pedro Costa. Je suis emballé et convaincu dès la première page, quasiment la première ligne, où Costa, courtois, rend hommage au pays qui l’accueille (même si tout le monde sait depuis Godard que le cinéma c’est plutôt un pays en plus) :
Plus que reconnaître, on peut connaître les choses par le cinéma. [Oui !] Moi, par exemple, j’aimais et je connaissais plein de choses du Japon sans y être jamais venu auparavant. Je connaissais le Japon des films grâce aux trois cinéastes que j’aime le plus, c’est-à-dire Mizoguchi, Ozu et Naruse.
Suit un éloge d’Ozu et je bois ce petit lait, moi qui nourris pour lui une passion, puis des considérations sur le cinéma en tant principe d’enregistrement de ce qui disparaît sous nos yeux :
C’est une donnée historique basique : le premier film [la sortie des usines Lumière], la première photo [selon Costa, la première photo publiée dans la presse serait celle des cadavres des Communards dans leurs cercueils en 1871], ce sont des choses terribles. Ce ne sont pas des histoires d’amour, mais d’inquiétude. C’est quelqu’un qui a pris une caméra pour réfléchir, pour penser et pour interroger. Il y a pour moi dans ce geste, qui peut être le désir de faire un film ou de faire une photo, ou aujourd’hui une vidéo, quelque chose de très fort, quelque chose qui vous dit : « N’oubliez pas. N’oubliez pas que vous êtes humains et mortels. »
N’oubliez pas que vous êtes des fantômes, ou que vous le serez bientôt.
Ensuite, à l’avenant, des dizaines de pages de sensibilité et d’intelligence, revenues de loin, d’un Portugais au Japon. Merci et longue vie aux éditions de l’Alhambra. La séance se termine par les bandes annonces : juste avant ma modeste photo en quatre de couve, les titres annoncés à paraître sont très alléchants, dont un signé par Monsieur Merde, cette infâme créature, perpétuellement intruse et sauvage et qui possède, à la manière d’un esprit frappeur, Denis Lavant.
Addendum 21 juin 2025
Vu ce soir le fort beau The Life of Chuck de Mike Flanagan – dont le chef d’oeuvre, au fait, The haunting of Hill House, abonde dans le sens de ce qui précède à propos des liens serrés entre cinéma et fantômes ; celui-ci aussi, certes, mais seulement à la marge, ou plutôt dans le grenier.
Je salue l’intelligence de la bande annonce qui ne déflorait absolument rien de la construction de Life of Chuck, alors même que la construction en est l’atout majeur, en concentre et révèle le sens lui-même : voilà un pur film de scénario et de montage. Ce qui fait que je suis entré vierge dans la salle, comme si je n’avais pas vu la bande-annonce, sans avoir le moindre indice sur ce qu’est ce film.
Maintenant que je sais, que je suis capable de définir ce qu’est ce film, je pourrais dire, sans trop divulgâcher : Life of Chuck est une version « feel good » de Mulholland Drive de Lynch. (Voire, dans sa première partie, une version « feel good » de Melancholia de Lars Von Trier, mais c’est tout de même avec Mulholland Drive que le parallèle est le plus fécond.)
J’emploie « feel good » sans condescendance ni volonté de débiner : il n’y a pas de mal à se faire du bien…
Le point commun de ces deux films qui sont des labyrinthes mentaux avec jeux de miroirs, c’est que le personnage principal exprime une ambition de carrière artistique (dans le cinéma pour l’un, avec hommage à Rita Hayworth : Gilda / dans la danse pour l’autre, avec hommage à Gene Kelly ET Rita Hayworth : Cover Girl/La reine de Broadway), rêve qui tourne court et se fracasse contre le réel. Or dans la version « feel bad » (Mulholland Drive) la frustration tourne à l’obsession, au morbide et à la mort ; dans la version « feel good » (Life of Chuck) la frustration est métabolisée par le personnage, et la leçon morale du film est : « Pas grave, tu n’as pas fait carrière, la vie est belle quand même ». La leçon morale n’est jamais ce qu’il y a de mieux dans un film…
Sac disposable pour celles qui saignent (j’ai des teignes)
Serge Gainsbourg, Les locataires
UN
Moi dont l’heure est globalement passée (je suis un homme blanc hétéro cisgenre de plus de 50 ans), j’ai un peu de mal à savoir si je suis déconstruit ou si ce travail-là reste à faire, j’ai des doutes dans la mesure où j’ai toujours rechigné à me construire. Dès ma plus tendre enfance et surtout ma plus rugueuse adolescence, parmi ce que l’on m’inculquait je flairais en permanence des injonctions suspectes, des loucheries discutables, notamment sur les rôles genrés (non non non, je ne veux pas jouer au foot, j’ai plutôt envie de faire un collier de perles, merci).
Quoi qu’il en soit, j’ai suivi l’an dernier une passionnante formation afin de devenir le référent VHSS (violences et harcèlements sexistes et sexuels) de la structure que j’ai l’honneur de présider, formation durant laquelle j’ai appris ou ré-appris bien des choses, en me foutant bien de savoir si les apprendre me construisait ou me déconstruisait puisqu’après tout la construction n’est pas un interrupteur on/off mais un potard réglé de 0 à 10 (voire à 11, comme dans Spinal Tap).
Parmi ces choses : il convient de garder en tête que l’énonciation de tout préjugé attribuant une caractéristique psychologique à l’un des deux sexes est toujours une assignation, par conséquent toujours une violence, Y COMPRIS SI CE PRÉJUGÉ EST POSITIF.
Par exemple. J’ai toujours tendance à partir du principe que les femmes ont nettement plus de qualités que les hommes : elles sont plus intelligentes, plus justes, plus mesurées, plus généreuses, plus spirituelles, plus courageuses… (Au fait c’est l’année de mes 18 ans que Renaud a créé sa chanson Miss Maggie sur laquelle je n’ai jamais changé d’avis : elle est géniale – même si un peu plus tôt et pareillement géniaux, Fontaine & Areski avertissaient en vain : Si vous croyez que les femmes sont moins bêtes que les hommes vous n’êtes pas encore au bout de vos peines). Eh, bien, malgré toutes les anecdotes que je pourrais donner pour démontrer la supériorité des femmes en arguant qu’il s’agit de mon expérience, il s’agit malgré tout d’un préjugé en moi, pur et simple. Préjugé que Renaud et moi-même ferions mieux de garder pour nous. Ou de déconstruire peut-être : car des hommes, y en a des bien, et des femmes, y en a des mauvaises, ah, oui, c’est vrai. Il suffit de s’en souvenir, le temps de tourner sept fois sa langue avant de proférer.
Je réalise que dans toutes les histoires que j’ai écrites, et que j’écris encore, les filles sont plus malines, plus dégourdies que les garçons, c’est dire si les préjugés sont chevillés en moi et voilà sans doute un indice de l’état modeste de ma déconstruction.
Existe-t-il des différences réelles, profondes, objectives, entre les hommes et les femmes ? Oui, bien sûr, mais elles ne sont pas psychologiques, elles sont physiques. Pourtant, en chaque être humain, le physique induit le psychologique, la frontière est poreuse, nous sommes des corps et non des purs esprits, et ici le casse-tête commence : le sang.
Je me souviens d’un jour où je donnais mon sang, et je devisais paisiblement avec l’infirmière qui me siphonnait (avec mon consentement). Elle me dit : « Oui, ça arrive, on voit parfois des gens tourner de l’oeil. Mais ce sont pratiquement toujours des hommes. Les femmes sont plus dures à cuire lorsque le sang coule, elles ont l’habitude, elles voient leur sang couler une fois par mois, elles endurent…«
Son argument m’a immédiatement convaincu et je l’ai répété maintes fois. Mais est-il licite ? Est-ce un préjugé ou non, fût-il positif ? Cette infirmière énonçait-elle des caractéristiques physiques ou psychologiques ? Ah, comme c’est compliqué. Puisque je ne trancherai pas ici, parlons plutôt d’autre chose ! Souhaitons la bienvenue au nouveau pape fraichement émoulu ! En son honneur, consultons ce que dit la Bible à propos de ce flux menstruel qui constitue une préoccupation pendant la moitié de la vie pour la moitié de l’humanité ! (soit, résultat de l’équation : les règles = 1/4 de la vie humaine)
« L’Éternel parla à Moïse et à Aaron, et dit : […] [soulignons, c’est important, que Dieu en personne nous parle] La femme qui aura un écoulement de sang restera sept jours dans la souillure de ses règles. Si quelqu’un la touche, il sera impur jusqu’au soir. Tout lit sur lequel elle couchera pendant ses règles sera impur et tout objet sur lequel elle s’assiéra sera impur. Si quelqu’un touche son lit, il lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau et sera impur jusqu’au soir. Si quelqu’un touche un objet sur lequel elle s’est assise, il lavera ses vêtements, se lavera dans l’eau et sera impur jusqu’au soir. S’il y a quelque chose sur le lit ou l’objet sur lequel elle s’est assise, celui qui y touchera sera impur jusqu’au soir. Si un homme couche avec elle, si la souillure des règles de cette femme vient sur lui, il sera impur pendant sept jours et tout lit sur lequel il couchera sera impur. La femme qui aura un écoulement de sang pendant plusieurs jours en dehors de ses règles, ou dont les règles dureront plus que d’habitude, sera impure pendant toute la période de son écoulement, comme pendant ses règles. » (Lévitique, 15, 9-25)
Quel incroyable tombereau de conneries ! Ces superstitieuses débilités seraient désopilantes si l’on ne se souvenait avec angoisse que de nombreuses personnes sur terre tiennent la Bible, non pour un réservoir d’histoires, un recueil de contes traditionnels diversement subtils et riches d’enseignements, mais pour un guide pratique ! Cette obsession patriarcale de l’impureté des femmes (partagée évidemment par les deux autres monothéismes, dans la Torah qui comprend le même Lévitique, et dans le Coran, sourate 2, verset 222), impureté notamment prouvée par les règles, est une source éminemment toxique de tous les préjugés genrés que nous subissons depuis 2000 ans. Il serait temps de l’assécher – je veux dire la source des préjugés, pas le sang. En quoi le sang qui sort de nos corps serait-il autre chose que purement naturel ? (« Si vous nous piquez, ne saignerons-nous pas ? » Shakespeare, Le Marchand de Venise)
DEUX
The Substance de Coralie Fargeat restera peut-être mon film de 2024. J’ai lu et entendu ici ou là bien des réserves, des « mais », des « tout de même », des « quel mauvais goût », des « c’est écoeurant », des « trop c’est trop ». Trop de quoi ? De sang, manifestement. C’est vrai qu’elles sont pénibles ces femmes qui saignent, elles en foutent partout, elles éclaboussent, elles ne savent pas rester à leur place, elles sont impures (voir ci-dessus).
Quant à moi je n’ai pas trouvé qu’il y avait une goutte de trop. Ce film est tout simplement ce que j’espère du cinéma. La poésie par l’image en mouvement, le choc visuel qu’on attend dans la scène suivante, qu’on désire, qu’on redoute… et qui pourtant nous prend sans qu’on l’ait vu venir, un objet à la fois unique esthétiquement et indispensable sociologiquement, mais qui pour autant ne se laissera réduire ni à son esthétique ni à sa sociologie. Double critère. Définition tellement générale de l’oeuvre d’art ou de la beauté que je pourrais affirmer aussi bien que c’est ce que je recherche dans les livres. Ou dans la vie. Alors je précise et contextualise.
* Grand A, je tente de décrire ce que j’ai compris de l’esthétique de ce film : l’excès des années 70, fondu puis moulé dans la rage (féministe, mais pas que) de 2024, pour une fable morale et punk, originale mais au fond traditionnelle, qui emprunte ses archaïsmes à Kubrick (oh cette obsession géométrique), à De Palma, mais aussi à Freaks, au Portrait de Dorian Gray, à la Métamorphose de K., ou à Cendrillon ou à n’importe quel conte qui nous avertit que l’aiguille tourne (Je suis en retard en retard dit le lapin blanc), voire à la Bible (je suis persuadé que la scène de Sue et les actionnaires dans le couloir procède de Suzanne et les vieillards et que c’est même l’origine du prénom du personnage).
* Grand B, je tente de décrire ce que j’ai compris de la sociologie de ce film : notre époque entière est dedans.Le patriarcat toujours lui éléphant couillu dans la pièce, mais aussi les mass media, l’industrie du divertissement pascalien, l’âgisme (étant d’un âge avancé, je me prends dans la figure la leçon que ce film balance dans la gueule des vieux : ne vous comparez pas aux jeunes, Y COMPRIS au jeune que vous étiez – mais la leçon est réversible car, si les vieux ont leur jeune intérieur, l’inverse est vrai aussi, implacable métaphore du film), la chirurgie esthétique, le riche business de la peur de mourir, la folie transhumaniste, le corps-marchandise des femmes – et surtout la colère. Tout ça. Plus une mèche. Boum.
Je viens de rattraper en DVD Revenge, premier film de la réalisatrice, réalisé sept ans avant The Substance.
Les deux films forment un magistral et cohérent diptyque sur l’objectivation du corps des femmes par les hommes, qui ne peut que finir dans l’horreur et l’hémoglobine… Ce premier volet est toutefois plus simple, plus linéaire (c’est « seulement » une histoire de vengeance exécutée jusqu’au bout), plus série B, moins riche du point du vue imaginaire. Mais tout aussi abouti formellement. Images magnifiques et atroces, à la limite du soutenable, avec flots de sang bien gore, notamment grâce au CinémaScope, à la lumière, au désert, et au peyotl. Quel dommage que Coralie Fargeat ne fasse un film que tous les sept ans.
TROIS
OUIN OUIN BOOGIE Paroles et interprétation : Chloé Delaume Musique : Eric « Elvis » Simonet Extrait de l’album « Sentiments Négatifs » (2024, Dokidoki Éditions)
… alors que je n’ai rien foutu du tout, c’est uniquement parce qu’il y a quelques mois, j’ai filé une poignée d’euros en souscription pour que le tournage ait lieu. Ben franchement, tout l’honneur est pour moi, c’est moi qui remercie, voilà encore une bonne claque sur le museau des porcs. Bravo les filles !
Kirby est un tel créateur de mondes, d’images et d’imaginaires, qu’inlassablement je suis curieux de la moindre de ses œuvres, sûr et certain que même la plus mineure, la plus contrainte, la plus oubliée, la plus anecdotique recèlera une étincelle qui allumera mon œil. Je ne suis jamais déçu.
C’est ainsi que je viens, et avec quelle joie, de mettre la main sur un lot d’une extrême bizarrerie : Devil Dinosaur, la toute dernière contribution de Kirby à l’univers Marvel (en 1978) – sachant que la toute première était Captain America (en 1940). Kirby, juste avant, donc, de claquer la lourde, et cette fois définitivement, d’une compagnie qui l’aura pressé comme un citron durant quatre décennies sans jamais lui reconnaître aucun droit mais en lui décernant le titre honorifique et gratuit de King, n’est pas corporate pour un sou : il ne nourrit plus la moindre appétence ni pour les super-héros de la maison ni pour l’univers partagé Marvel (ce gimmick reconduit à l’identique sur écran depuis que Marvel est aussi un studio de cinéma), et cherche au contraire une niche où on lui foutra la paix, où il pourra poursuivre ses obsessions narratives et graphiques sans se faire envahir par un Spider-Man ou un Hulk au détour d’une page. C’est ainsi qu’il se (et nous) retrouve en pleine préhistoire. Mais quelle préhistoire.
Devil Dinosaur est une histoire délicieuse, impossible, saugrenue, orageuse, pop, un peu débile, un peu kitsch, mais merveilleuse, pleine de bruit, de fureur, de points d’exclamation et de Kirby krackles. L’histoire de l’amitié entre un T-Rex rouge nommé Devil, et un jeune mammifère hominidé, poilu comme un singe mais malin comme un homme, nommé Moonboy. Les deux compères caracolent à travers les âges farouches, l’un à califourchon sur l’autre, échappant à d’innombrables dangers parmi lesquels : des ptérodactyles, des tricératops, des volcans, des tremblements de terre, des fourmis de 18 mètres (sans chapeau sur la tête), des hordes d’humain primitifs, cruels et superstitieux, des envahisseurs extra-terrestres et leurs robots tueurs… À peu près aussi stupéfiant, et scientifiquement suspect, que si l’on mixait la première séquence de 2OOI: A space Odyssey, où un proto-humain invente l’humanité en même temps que l’outil, avec Godzilla.
Rappelons qu’entre la disparition du dernier dinosaure et l’apparition du premier hominien se sont écoulés environ soixante millions d’années – mais, bah, rappelons aussi qu’un précédent existe, Rahan, lui aussi, croisait de temps en temps un dinosaure survivant et résiliant, peu importe la chronologie, que sont soixante millions d’année du moment qu’on raconte une bonne histoire. Or on reconnaît une bonne histoire à ce qu’elle parle de nous.
Et, oui, Devil Dinosaur parle de nous, donne à lire un mythe fondateur qui rêve et métaphorise ce que nous sommes, ce que nous devenons en tant qu’espèce. Je prélève une page de l’épisode 6 et je prétends qu’il s’agit, sous nos yeux, ni plus ni moins de l’invention du patriarcat allié à la religion. Une brute épaisse s’approprie une femelle farouche, et explique tout en la violant que c’est parce que les esprits l’ont conduite jusqu’à lui et qu’elle n’a qu’à bien se tenir, elle n’a pas intérêt à blasphémer contre les esprits :
Traduction de mon cru :
– Si tu ne peux pas respecter ce que je suis, alors tu apprendras que je suis plus dangereuse que les monstres que nous affrontons ! – Dans ce cas tu mérites que moi, Main-de-Pierre, te donne une bonne leçon ! Viens ici ! – Voilà une femelle pleine de volonté. – Pas touche, espèce de serpent des marais ! Sache que dans ma tribu, les femelles ne sont pas des possessions ! – Ta tribu a été exterminée ! Personne ne m’empêchera de te revendiquer pour mienne ! Ne comprends-tu donc pas ? Tu me plais ! Je te veux ! Ce sont les esprits qui nous ont réunis ! Oserais-tu les défier ? – Les esprits t’ont peut-être parlé, mais pas à moi ! Lâche-moi ! – Fais comme elle te demande, Main-de-Pierre ! Si tu la forces à rester près de toi, tu attireras sur nous de bien sombres jours ! – La ferme, vieillard !
Saynète formidable, non ? Dire qu’à l’heure même où j’écris ceci, et comme une apogée de l’histoire débutée chez les hommes-singes hirsutes, un conclave de 133 vieux messieurs visités par les esprits est en train, au Vatican, de choisir celui qui les guidera, afin de continuer à statuer sur ce que sont les femmes et ce qu’il convient d’en faire, guettons la fumée blanche.
Et ce n’est pas tout ! Dans le même lot de vieux comics, plus exactement dans le numéro suivant Devil Dinosaur #7, je débusque un éditorial de Stan Lee tout aussi édifiant. En 1978, Stan Lee, ex co-auteur et meilleur ennemi de Jack Kirby, n’écrivait quasiment plus de scénarios de bandes dessinées mais seulement des éditos, une chronique intitulée Stan’s soapbox insérée dans tous les fascicules Marvel, laïus autosatisfait où il faisait ce qu’il savait faire le mieux : le mariole, le vantard, le représentant de commerce qui parle de la pluie, du beau temps et de lui-même, et d’ailleurs tu tombes bien, il en a une bonne à te raconter. Sauf que pour une fois, le sujet était sérieux :
Traduction de mon cru :
Vu de ma fenêtre, le sectarisme [bigotry en VO] est l’une des diverses taches qui souillent le blason humain et devront être grattées et éradiquées si un jour nous voulons nous prétendre réellement civilisés. Le sectarisme prend d’innombrables formes et déguisements, mais là où on le reconnaît le plus aisément c’est dans sa forme de généralisation malveillante et décervelée. Par exemple, quand vous entendez un abruti proférer « Tous les Italiens sont comme ci » ou bien « Tous les Allemands sont comme ça », ou bien « Les femmes sont toujours ceci-cela », ou bien « Tous les Noirs, ou les catholiques, ou les juifs, ou les peaux-rouges, liste non exhaustive, sont comme je te dis ! » Eh, bien, les tarés qui s’expriment ainsi, toujours avec une intention de rabaissement, de dénigrement, ne s’en rendent sans doute même pas compte, mais ils sont ni plus ni moins des sectaires [bigots en VO]. N’importe qui doté d’un QI légèrement supérieur à celui du crétin sait fort bien que toute catégorie d’humains est forcément hétérogène. Elle comprend des bonnes personnes, des mauvaises personnes, et l’infinité des nuances entre les deux – et vous trouverez de tels spécimens parmi toutes les races, religions, formes, tailles, et sexes. Vous avez envie de détester quelqu’un ? Je vous en prie. It’s a free country. Mais faites-le parce que lui ou elle vous en a donné de sérieuses raisons, et non à cause d’une couleur de peau, une religion, un arbre généalogique, la forme de ses orteils, ou tout autre prétexte débile, confus et bas du front !
Conclusion et CQFD.
Cette planche et cet édito sont indéniablement datés. Ils ont sans doute perdu, non leur actualité, mais leur légitimité, leur intelligibilité, ringardisés qu’ils sont par le zeitgeist et par les libéro-fascistes au pouvoir en 2025, dans leur propre pays et ailleurs. Peut-être seraient-ils fired, ou canceled. Mais réciproquement, que penserait Jack Kirby, qui en 1944 avait dû interrompre sa carrière de dessinateur pour combattre l’armée nazie en Normandie, du salut nazi d’un vice-président officieux et non élu ? Dans les années 60 et 70, Kirby, Stan Lee et les autres, incarnaient et dispensaient via les comics Marvel un humanisme pour les masses sous enveloppe imaginaire et vivement colorée, une ouverture d’esprit archéo-woke expliquée aux enfants, un soft power tolérant et progressiste… Leurs dessins et leurs textes constituent le témoignage exotique d’une époque où les USA méritaient parfois l’admiration. Et qui aujourd’hui peuvent être relus en tant que contraire absolu, et dans l’idéal comme antidote, de la monstruosité Trmumpsk, ce bigot tenant d’un obscurantisme plus proche d’un Main-de-Pierre attrapant sa femelle par la chatte que d’un brave dinosaure, cette force sombre et destructrice qui mène ces jours-ci, avec sa cravate aussi rouge qu’un T-Rex du diable, son pays et le monde au bord du chaos.
Je me trouve, à pied et par hasard, à chercher mon chemin dans les ruelles de l’une des plus petites préfectures de France, Digne-Les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence, ex Basses-Alpes).
Je remonte, toujours par hasard, la rue de l’Hubac lorsque soudain, au n°47, je tombe nez à nez avec une plaque m’informant qu’ici vécut l’évêque De Miollis, que Victor Hugo prit pour modèle en écrivant Monseigneur Myriel dans Les Misérables.
J’en suis bouleversé comme si je découvrais accidentellement l’authentique lieu natal de quelque héros. Ulysse, D’Artagnan, Jean Moulin, Spider-Man, Paul Watson ou Greta Thunberg, ce calibre, pas moins.
Monseigneur Myriel est introduit dans une séquence qui fonde à la fois l’incomparable roman-fleuve (dont le tout premier paragraphe, le fil qui dépasse et s’apprête à dévider toute la bobine, est : « En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne. C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il occupait le siége de Digne depuis 1806. »), bien des consciences politiques dont la mienne, et diverses théories éducatives.
Myriel est « Un juste » (titre du livre premier) qui donne sa confiance à Jean Valjean et lui montre, par l’exemple et sans prêchi-prêcha, que le bien est possible. La bonté advient si la bonté est possible, et la bonté est possible aussitôt qu’un geste de bonté prouve qu’elle est possible. Elle est non seulement possible, mais elle est là, entre toi et moi, et maintenant à toi de jouer, non non, c’est à toi, tu peux garder les chandeliers, tu les avais oubliés.
Considérer que son interlocuteur est bon le rend bon (inversement, considérer qu’il est mauvais le rend mauvais – et ad libitum on peut remplacer « bon » ou « mauvais » par ce qu’on voudra, « intelligent » ou « stupide », « généreux » ou « égoïste », le paradigme s’appliquera).
Je me trouve devant le 47 rue de l’Hubac à Digne (quel nom de ville prédestiné, au fait) et je suis ému, presqu’aux larmes, comme si j’avais devant moi le nombril du monde, le centre natif de tout espoir possible.
Au cul les tristes sires et les fauteurs de guerre, Trump, Musk, Poutine, Bardella ! Vos gueules puisque la bonté est possible !
Je m’ébroue pour ne pas céder à l’angélisme mou, et plutôt que de citer Mgr Myriel, j’ai envie de donner ici un poème d’un autre natif des ex-Basses-Alpes, le poète Lucien Jacques, pote et par certains aspects Doppelgänger de Jean Giono :
CREDO
Je crois en l’homme, cette ordure. Je crois en l’homme, ce fumier, Ce sable mouvant, cette eau morte. Je crois en l’homme, ce tordu, Cette vessie de vanité. Je crois en l’homme, cette pommade, Ce grelot, cette plume au vent, Ce boute feu, ce fouille-merde. Je crois en l’homme, ce lèche-sang.
Malgré tout ce qu’il a pu faire De mortel et d’irréparable. Je crois en lui Pour la sureté de sa main, Pour son goût de la liberté, Pour le jeu de sa fantaisie
Pour son vertige devant l’étoile. Je crois en lui Pour le sel de son amitié, Pour l’eau de ses yeux, pour son rire, Pour son élan et ses faiblesses.
Je crois à tout jamais en lui Pour une main qui s’est tendue. Pour un regard qui s’est offert. Et puis surtout et avant tout Pour le simple accueil d’un berger.
Chef d’oeuvre. Le choc est sans doute moins fort qu’avec le premier tome il y a six ans déjà, où l’on ignorait dans quel OVNI on grimpait. Cette fois, avec ce deuxième tome (et non second, comme je l’avais cru), les intentions notamment politiques sont plus explicites (il y est question de responsabilité individuelle, de violence de quartier qui redouble la violence d’État, de coming-out homosexuel, de construction de l’image de soi…), la fonction sociale et artistique des « monstres » et de l’amour qu’on leur porte est plus clairement énoncée, l’histoire de l’art (depuis Goya et son sommeil de la raisonjusque et y compris à l’art populaire des pulps & comics books) est plus linéairement instrumentalisée… Bref, le terrain monstrueux est désormais balisé. Peu importe : chef d’oeuvre quand même, unique en son genre, rien ne ressemble à Moi ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris. Il est très rare d’avoir entre les mains un livre, qu’il soit graphique ou seulement fait de mots, dont on se dit que chaque page est riche, admirable, fin-en-soi, même sortie du contexte. Chaque page est un tableau et la lecture mérite d’être dédoublée : une fois pour la narration, une fois pour l’admiration.
Ultimes lectures de l’année 24 : enchaînés, deux délicieux essais du docteur Maboul de la littérature, alias Pierre Bayard. Oedipe n’est pas coupable (2021) et Hitchcock s’est trompé – ‘Fenêtre sur cour’ contre-enquête (2023). Fidèle à sa méthode paranoïaque-hérétique, le professeur Bayard nous (me) retourne à nouveau le cerveau à coups de paradoxes ludiques mais impeccablement érudits (Cf. cette rediffusion au Fond du Tiroir).
La méthode de Pierre Bayard reste inchangée, garantissant une rigueur universitaire irréprochable, et la table des matières de chacune de ses oeuvres est reconduite à l’identique : une introduction pour poser le problème ; quatre parties de quatre chapitres chacune pour déployer une dialectique claire, rationnelle et toujours référencée ; une conclusion.
Sauf que cette exigence de sérieux est un trompe-l’oeil et une pince (sans rire). Les thèses de Bayard sont toujours abracadabrantes – et cependant convaincantes. Nous en sortirons enrichis de la meilleure récompense que peut léguer une recherche académique : le doute en cerise sur le savoir.
Dans cette série-là, de « critique policière » , comptant déjà six tomes, il s’emploie à réouvrir le dossier de meurtres célèbres afin de démontrer qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, car l’assassin n’était peut-être pas celui que l’on croyait – l’auteur, absolument pas fiable, du texte originel, n’y avait lui-même vu que du feu. À moins qu’il ne soit suspect d’avoir sciemment aveuglé son lecteur. Hamlet, Roger Ackroyd, Le Chien des Baskerville : le coupable était innocent et réciproquement.
Son enquête sur Fenêtre sur Cour incite bien sûr à revoir le film d’Hitchcock d’un oeil nouveau (sachant que l’oeil est le sujet et le moteur même de ce film).
Quant à celle sur Oedipe, elle est particulièrement retorse : non, Oedipe n’a pas tué son père, et Bayard, renversant cette doxa, foule aux pieds une autre mythologie, celle de la psychanalyse ! Qui donc a tué Laïos ? On le découvrira au terme d’un dossier aussi rigoureux que d’habitude, mais sensiblement plus inquiétant que les précédents opus… Car Bayard n’a jamais autant qu’ici parlé de lui-même à la première personne, mettant en scène l’enquêteur en sus de l’enquête, et pour ce faire il prend des accents lovecraftiens : il a mis au jour une vérité indicible, qu’aucun mortel n’était préparé à appréhender… et cette vérité bouleversant l’ordre cosmique l’a rendu fou. Il a déterré Des choses cachées depuis la fondation du monde pour reprendre le si beau titre d’un auteur qu’il cite d’abondance, et pour cette faute prométhéenne il est maudit ! Maudit, maudit ! À Thèbes, dans le milieu des psychanalystes, et dans le monde entier !
Le prolixe Bayard publie un livre par an et dans sa toute dernière enquête farfelue, à nouveau à la première personne, intitulée Aurais-je été sans peur et sans reproche ?, il se mesure à son « ancêtre » le chevalier Bayard… Si jamais il manque d’idées (ce qui m’étonnerait un peu) pour ses prochaines contre-enquêtes littéraires, je lui suggère de se frotter à un autre type de classiques et un autre genre de mythologie : les récits religieux. Que sait-on au juste des circonstances de la mort du Christ, et les boucs émissaires si commodément désignés par la tradition (Judas, Ponce Pilate) ont-ils vraiment joué le rôle qu’on leur assigne ? Cette mission, si vous l’acceptez, comporte par les temps qui courent des risques mortels. Comme toujours, si vous ou l’un de vos agents étaient capturé ou tué, la Sorbonne nierait avoir eu connaissance de vos agissements.
Un autre livre-cadeau de noël que je m’offre : le somptueux Album de Poil de Carotte, façonné à la main sous la forme littéral d’un album, aux bons soins de l’Atelier Typographique de l’Estey, soit Edith Masson & Hervé Bougel, et illustré par Lisbeth Lempérier (qui succède, excusez du peu, à Félix Valloton).
Cent-trente ans ont passé depuis la première édition de Poil de Carotte de Jules Renard, et depuis cent-trente ans le petit rouquin mal aimé, puni, assis dans le placard, continue de soupirer pour lui-même et pour nous que Tout le monde ne peut pas être orphelin.
L’Album de Poil de Carotte est une sorte d’épilogue ajouté par l’auteur à son roman autobiographique, un chapitre d’annexes, constitué de trente fragments n’ayant pas trouvé leur place dans le récit, une compilation de scènes coupées suffisamment fortes pour être une fin en soi. Voici le fragment numéroté XI :
Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules. Il vise à la tête : c’est plus court. Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise une petite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe. À saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pour toutes. Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux de sa liberté. Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.
Non seulement suis-je reconnaissant aux Éditions de l’Estey de me faire redécouvrir ce texte fabuleux par l’entremise d’un objet artisanal flattant l’oeil et la main, mais leur suis-je gré de la suite, qui m’appartient : j’en profite pour relire tout Poil de Carotte. Et c’est une révélation, une épiphanie, une agnition, une anamnèse à la manière d’un personnage de Philip K. Dick qui se remémore soudain son passé, que son passé lui-même lui avait fait occulter.
Lu alors que j’étais collégien, jamais relu depuis, presque oublié, jamais disparu, Poil de Carotte a été déterminant dans ma vie et dans mon écriture, il était temps d’en prendre conscience. Il a rempli et il remplit la plus noble et la plus essentielle fonction des livres de chevets : son lecteur cesse pour un instant de se sentir seul. Je retrouve sans mal des réminiscences de ce roman fondateur en songeant au premier livre que j’ai publié. Je me replonge entre ses pages, il n’a pas changé, au fond moi non plus, et je reproduis sa géniale conclusion, émancipation ambigüe, je la recopie pour mieux la lire :
Monsieur Lepic – Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ? Poil de Carotte – Mon cher papa, j’ai longtemps hésité, mais il faut en finir. Je l’avoue : je n’aime plus maman. Monsieur Lepic – Ah ! À cause de quoi ? Depuis quand ? Poil de Carotte – À cause de tout. Depuis que je la connais. Monsieur Lepic – Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu’elle t’a fait. Poil de Carotte – Ce serait long. […] Monsieur Lepic – Petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes les choses ? Poil de Carotte – Mes choses à moi, oui, papa ; du moins je tâche. Monsieur Lepic – Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais. Poil de Carotte – Ça promet. Monsieur Lepic – Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeur et ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes. Poil de Carotte – Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas. — Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatienté. À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche. Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque de force, tout ne s’envole. Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-bas dans les ténèbres, et il lui crie avec emphase : — Mauvaise femme ! te voilà complète. Je te déteste. — Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère, après tout. — Oh ! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c’est ma mère.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
Près de 800 articles à lire gratuitement en ligne. Pas tous indispensables, choisissez soigneusement.
Commentaires récents