Archive

Articles taggués ‘Lectures’

La vie. Rien que ça ? (Dossier M, 5)

18/03/2024 Aucun commentaire

Et voici le nouvel et avant-dernier chapitre du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, à raison d’un épisode tous les cinq ou six mois en moyenne : je lis Le Dossier M de Grégoire Bouillier ! [La livraison précédente est ici.]

J’en suis au tome 5, à couverture jaune, sous-titré La Vie, rien que ça, et je suis bien obligé de constater que je lis de plus en plus lentement, comme si je voulais faire en sorte que ça ne s’arrête jamais. Plus j’avance, plus je freine en lisant douze autres livres (qui, souvent, et c’est là que Bouillier est le plus fort, me font penser au Dossier M et comment pourrait-il en être autrement puisque tout est dans le Dossier M), le terme recule au fur et à mesure qu’il s’approche, l’éternité est jouable façon paradoxe de Zénon.

Ce volume cinq, qui se déploie (se débat) toujours à contre-courant, au sein du contrecoup, d’une durée de dix ans, de son « histoire de M » est dans la lignée des quatre précédents : prodigieux. Le monologue se poursuit, Bouillier vérifie régulièrement qu’on est toujours là (la dédicace de ce volume est À ceux qui ne lâchent rien), il pourrait bien parler de n’importe quoi (et de fait…), le spectacle est permanent.

Je sais que certains se lassent en moins de 40 pages chrono. Je puis apporter le témoignage suivant : comme je conseillais Le Dossier M à une dame, elle m’a rétorqué Non merci, j’ai essayé, j’ai eu l’impression d’être à côté de mon mari qui ne s’arrête plus de parler quand il a bu, j’ai refermé. Mais pour ma part, j’en suis à 2 500 pages, non seulement je ne suis pas fatigué, je suis tendu comme un arc, sensible au suspense réel de ce flot (où est-ce que tout ceci va le/me mener ?), mais je suis à chaque page ébloui par l’ambition renouvelée de cette oeuvre-cathédrale, où je me régale de chacune des digressions comme d’autant de vitraux, rosace, statues, tableaux, bas-reliefs, autels, chapelles, pinacles, crypte aussi, et même reliquaires, portails, arcs, voussures, bizarreries architecturales planquées dans l’ombre, sans compter les sons, bruits de pas, tuyaux d’orgues, résonances en chaire (et en os), jusques et y compris l’écho de ma propre voix.

Car le narrateur du Dossier M, Grégoire Bouillier sous toutes ses coutures, a beau être profondément idiosyncratique avec sa logorrhée qui décourage les uns et enchante les autres, il est suffisamment universel pour que chacun soit invité à s’identifier, ainsi que tous les grands protagonistes de la littérature, y compris la littérature autobiographique depuis le protagoniste nommé Jean-Jacques dans les Confessions (1). Grégoire n’hésitant pas plus que Jean-Jacques à se montrer antipathique, chaque lecteur ne s’identifiera pas au même chapitre. Mais quant à moi, par exemple, je m’identifie direct à la page 138 du présent tome, où justement il aborde la différence entre lui-auteur et lui-personnage :

« Tu piges ? » Je pigeais d’autant mieux que, pour ma part, je ne dis jamais quelle suis écrivain. Cela me gêne. Ce serait pure posture. Faire le jeu social. Alimenter le mythe et les malentendus. Si je suis un écrivain c’est lorsque j’écris et uniquement lorsque j’écris. Je deviens alors quelqu’un d’autre. J’entre dans une temporalité infinie. Je le sens. J’ai tout le temps chaud. C’est à la fois mental et physique. Ici le mystère de l’écriture. Hormis cela, je ne suis pas un écrivain. Quand je chie, je ne suis pas un écrivain. Quand je parle de mes livres dans un micro, je ne suis pas l’écrivain qui les a écrits. Prétendre le contraire serait débile. Ce serait indécent louche ! Ce serait m’inventer un personnage. C’est comme les bouchers : s’ils peuvent conduire jour après jour les bêtes à l’abattoir, c’est parce qu’ils jouent leur rôle de boucher. Sinon, ils ne pourraient pas. Pas dans ces conditions. Cela les affecterait. S’inventer un personnage revient toujours à se défaire de son humanité. Voici qu’on ne se sent plus personnellement responsable de ce qu’on fait puisqu’on obéit à une fonction qui fait de nous sa dérivée. C’est comme endosser un uniforme garantissant l’impunité et celui d’artiste ne vaut pas mieux que les autres. Je déteste les uniformes et je ne veux pas sacrifier mon humanité à la Littérature ou à n’importe quoi d’autre affublé d’une majuscule. C’est comme ça qu’on devient inhumain. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis un type comme tout le monde qui écrit des livres pas comme les autres. À tout le moins j’essaie. Comme tout le monde, je possède ma propre singularité. Elle seule m’assure que j’existe. Elle seule mérite d’être cultivée pour ce qu’elle est.

(Je précise que ces lignes étonnantes ont été écrites vers le milieu des années 2010, donc des décennies après que Sartre a postulé que le garçon de café joue le rôle d’un garçon de café, mais quelques années avant que l’on polémique sur une autre schizophrénie, plus oiseuse, séparons l’homme de l’artiste pour que le second ne soit pas puni pour les viols commis par le premier.)

Une nouveauté, toutefois : à l’occasion de ce volume-ci, j’ai écrit à l’auteur. Oh, j’aurais eu envie depuis à peu près le début, mais je suis passé à l’acte en début de tome 5, à la faveur de Lino Ventura. Qu’est-ce que vous croyez, puisqu’il y a tout, dans Le Dossier M, il y a aussi Lino Ventura. Plus précisément, une incise longue comme un chorus où Bouillier nie, refuse, réfute, une scène de L’Armée des ombres, dans laquelle Ventura, alias Gerbier, échappe à une mort certaine. J’ai écarquillé les yeux en lisant ce chapitre, et j’ai écrit :

Bonjour Grégoire Bouillier
Je lis votre Dossier M avec des délices variés et profonds. Je suis époustouflé mais très lentement, parce que je lis simultanément beaucoup d’autres choses. J’ai commencé le tome 1, rouge, il y a bientôt deux ans, et je viens d’attaquer le tome 5, jaune. Je suppose que j’aurai terminé l’ensemble courant 2024.
Or cette longue durée crée des effets spécifiques, je suis amené à créer sans cesse des liens avec nombre d’autres livres que je lis ou films que je vois (etc.), comme si votre « histoire de M » repeignait le paysage. Ce genre de connexions élargissent encore le champ de votre livre pourtant déjà opulent. (…)
Ainsi, le volume 5 s’ouvre sur L’armée des ombres (film de Melville sorti en 1969, année de ma naissance et de la première course autour du monde en solitaire qui occasionne un développement de quelques 200 pages dans le volume 4, je n’ai pas oublié) et sur sa terrible scène du tunnel. Sapristi et coïncidence : il se trouve que j’ai revu ce film le mois dernier, pour la première fois depuis l’enfance, il y a une quarantaine d’années. Je n’avais d’ailleurs pas compris grand chose lors de ma première vision, mais il m’en était resté beaucoup d’images, notamment le visage de Paul Meurisse sortant de l’ombre. Le revoir aujourd’hui et à mon âge fait que je crée d’autres liens.
Lors de la fameuse scène du tunnel, j’ai cru voir tout à fait autre chose que ce que je voyais. Ventura se met à courir, se fait mitrailler, et s’interrompt face à un nuage de fumée noire, une corde miraculeuse tombe du ciel, il se hisse aisément, saisit une main, se fait recueillir par ses amis et s’enfuit avec eux en voiture vers des jours meilleurs. Cette scène est tellement invraisemblable, deus ex-machina rocambolesque et abracadabrant, correspondant tellement plus à une rêverie consolatrice qu’à la cruelle réalité, que je n’y ai pas cru.
Ce que j’ai cru voir, c’était la fin de Brazil de Terry Gilliam : le héros (Jonathan Pryce), sur le point d’être torturé et mis à mort, est brusquement sauvé par des membres de la Résistance (Robert de Niro) qui font tout exploser et l’emportent à l’abri, grâce à leur héroïque secours il s’enfuit, rejoint sa bien aimée dans son camion et tous deux quittent la ville pour couler enfin des jours heureux loin du malheur. Puis juste avant la fin, le film revient sur la situation précédente du héros qui n’a, en réalité, pas quitté sa chaise de torture, son coeur a lâché, il est mort, et toute cette dernière séquence n’était que la dernière giclée de réconfort que lui accordait son cerveau avant la mort.
Ainsi j’ai cru que l’Armée des ombres me faisait le même coup que Brazil sorti 16 ans après lui, plagiat ou remake par anticipation, je m’attendais à ce que ce faux happy end se termine mal et cyniquement, façon « tout ça c’était dans sa tête » d’autant plus que par une erreur d’appréciation visuelle dont je faisais une preuve irréfutable de mon interprétation, j’ai cru reconnaître « Félix » dans la personne qui tend la main à Ventura, « Félix » dont on sait qu’il est mort il y a déjà plusieurs scènes (un peu plus tard j’ai fini par admettre, à la faveur d’un gros plan, qu’il s’agissait non de « Félix » mais d’un autre personnage, « le bison » ). Pendant quelques minutes, j’ai été persuadé de voir une scène imaginaire inventée par les derniers soubresauts du cerveau de Gerbier à l’agonie, puis j’ai eu des doutes pendant les minutes suivantes, des hésitations, puis quand j’ai vu que le film partait ailleurs j’ai définitivement évacué ma théorie stupide de plagiat par anticipation et je n’en ai parlé à personne de peur de me couvrir de ridicule.
Et puis voilà, coup de théâtre : j’attaque le Dossier jaune, tome 5, et vous venez me confirmer que c’est moi qui avais raison, pas le film !
Merci énormément pour cela, et bravo pour tout le reste,
Fabrice Vigne

Grégoire Bouillier m’a répondu. Les auteurs qui prennent la peine de prolonger leur livre en répondant au courrier de leurs fans sont admirables pour plus d’une raison.

Cher Fabrice,
Merci de votre message, merci beaucoup !
C’est « drôle » ces coïncidences. (…)
Concernant L’Armée des ombres, je suis heureux que, vous aussi, ayez d’emblée perçu à quel point la scène du tunnel est improbable, à quel point il y a quelque chose d’anormal dans cette scène (même si je crois me souvenir que dans son livre, Kessel raconte que cette évasion eut réellement lieu). En tout cas, elle est filmée comme une « intervention divine » (deus ex machina) et je ne crois pas m’être trompé en disant que cette évasion, Melville la filme comme une « élévation » au sens chrétien du terme, c’est-à-dire que Gerbier est mort dans le tunnel. Tout est dans le zoom… 🙂
Bref.
Merci vraiment d’avoir partagé avec moi les ramifications que mon livre a tissées avec vous.
Que la littérature s’invite dans nos vies, que demander de plus ?
Très amicalement.
Grégoire Bouillier (avec Bmore et Penny)

Rendez-vous prochainement pour le sixième et dernier tome.


(1) – On le sait : c’est la faute à Rousseau. Saisissons à pleine main l’occasion de citer encore une fois (je le faisais déjà il y a quinze ans) ce texte fondateur de l’écriture de soi, l’incipit des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782), et prenons-en encore de la graine :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.

Le mystère des saisons

13/03/2024 Aucun commentaire
Le cycle des saisons, figure A : la science
Le cycle des saisons, figure B : Le rapt de Proserpine (Perséphone) par Pluton (Hadès), sculpture par Le Bernin, 1621-1622. Galerie Borghese, Rome.

Ces jours-ci j’enchaîne les classes, à qui je raconte des mythes grecs. J’adore ça, même si je suis conscient qu’à notre époque parler des « dieux » dans un cadre scolaire est affaire délicate qui réclame quelque doigté (cf. cette archive au Fond du Tiroir).
Je remplis ma mission pédagogique en commençant par rappeler que les histoires, toutes les histoires, notamment celles des dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : celles de Dieu) découlent toujours de l’observation de la nature.
Prenant comme exemple le cycle des saisons, je fais remarquer qu’on peut expliquer ce phénomène naturel, comme tous les autres, de deux façons, selon deux storytellings (évidemment je n’emploie pas ce mot). Soit par la science, et cela prend des siècles de méthodes et d’hypothèses avant de comprendre la révolution de la Terre autour du Soleil, et les variations d’exposition dues à son axe qui n’est pas droit mais incliné de 23,4° ; soit par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu), qui sont comme chacun sait à l’œuvre derrière toute chose. Explication poétique, symbolique et tout-à-fait digne d’intérêt, qui n’est pas « vraie » mais ce n’est pas cela qu’on lui demande, et c’est ainsi que je narre l’histoire de Perséphone, jeune fille coupée en deux, et coupant en deux l’année : elle est vouée à passer six mois sous terre aux côtés de son époux le roi des Enfers, puis six mois sur terre auprès de sa maman Déméter qui, de joie, accepte à chaque printemps de réchauffer la terre et permettre à nouveau l’éclosion de la végétation.
J’espère rendre les enfants sensibles à la beauté de cette image qui n’est pas « vraie » : qu’est-ce que l’hiver, avec ses paysages désolés, ses arbres secs, ses horizons décolorés et sa nature éteinte ? C’est le chagrin d’une déesse à qui l’on a ravi sa fille.
Je m’applique à ne pas opposer l’explication scientifique et l’explication mythologique de façon manichéenne, la bonne contre la mauvaise : je n’oublie jamais que les deux sont bonnes si on ne prend pas l’une pour l’autre. Les anciens Grecs étaient grands scientifiques autant que grands conteurs et, va savoir, peut-être qu’il fallait l’un pour alimenter l’autre, et c’est la réunion des deux qui a créé cette civilisation – la nôtre, un peu.
Naturellement, comme l’âge de mes interlocuteurs varie du CP jusqu’au CM2, je m’adapte à chaque séance. Je ne dis jamais tout. Je passe notamment sous silence les aspects les plus louches de « l’histoire d’amour » entre Perséphone et le sulfureux Hadès, dieu des Enfers. Il tombe amoureux de Perséphone et l’épouse ? Okay, si l’on veut. Mais l’on pourrait aussi bien raconter qu’il l’enlève et la viole, puisque jamais Perséphone n’a son mot à dire. On pourrait aussi rappeler que ce barbon masculiniste toxique infernal n’est autre que le tonton de Perséphone, puisqu’il est de la génération des Cronides, par conséquent frère de Déméter et de Zeus. Mais l’on n’est pas obligé. Je raconte, je choisis. Car cette distinction capitale aussi, je tente de la leur faire comprendre, ou du moins sentir : tandis que l’explication scientifique est universelle et unifiante, la révolution de la Terre étant unique et indiscutable, en revanche l’explication par les dieux (sous-entendu que je garde consciencieusement pour moi : par Dieu) est variable à l’infini, à la discrétion de celui qui raconte, puisqu’elle est imaginaire.
Les réactions des mômes, outre un émerveillement très naturel, très sain et très gratifiant, sont d’une maturité confondante. Ils posent des « bonnes questions » , du genre très difficile, sans réponse évidente. Ils me demandent par exemple si les Grecs croyaient à ces histoires ! (coucou Paul Veyne.)
Plus difficile encore, ils me demandent si des mythes existent encore à notre époque. Je pourrais me lancer dans un vaste débat au cours duquel je les perdrais, où je suggèrerais que notre époque regorge de revendications identitaires, par conséquent d’histoires des origines, c’est-à-dire, littéralement, de mythes… Mais je me contente de savourer leur niveau de réflexion, leurs questions qui provisoirement resteront sans réponse, et je me dis que tout espoir n’est pas perdu.

Perec et descendance

27/02/2024 Aucun commentaire

Thierry Bodin-Hullin, éditeur rennais à l’enseigne de L’Oeil Ébloui, est un obsédé de Georges Perec. Il compte parmi ces inoffensifs maniaques qui se reconnaissent entre eux, qui disent, et qui se disent l’un à l’autre lorsqu’ils se croisent : Oh, moi sans Perec, je n’aurais sans doute jamais (écrit, édité, réfléchi, joué, lu, compris, senti, cherché, ri, eu le vertige, animé des ateliers d’écriture, été verbicruciste, été cruciverbiste, médité à ce que je ne devrais pas oublier de faire avant de mourir, – rayer les mentions inutiles). Je fais partie du lot. Faut-il le rappeler ? Le seul livre au catalogue du Fond du Tiroir dont je ne sois pas l’auteur est signé Perec, je l’ai édité en hommage et en reconnaissance de dette : Ce qui stimule ma racontouze (quelques exemplaires sont en sursis d’épuisement définitif, commandez-les ici).

Le nom de la maison d’édition L’Oeil Ébloui est d’ailleurs un hommage à un livre sur les trompe-l’oeil, recueil de photos de Cuchi White préfacé par Perec – ultime parution avant la mort de Perec en 1982, tout le reste sera posthume. Seuls les véritables amateurs, les chineurs complétistes obsessionnels, ont cet Oeil Ébloui ; j’ai.

Thierry Bodin-Hullin s’est lancé dans un projet délirant, mais cohérent avec ce qui précède : sa maison d’édition inaugure une collection intitulée Perec 53, qui accueillera au total 53 volumes de 53 pages chacun, écrits par 53 auteurs, chacun écrivant une variation sur son Perec. Les formes possibles sont infinies, comme l’étaient les potentialités littéraires explorées par Perec. Pourquoi 53 ? Si j’ai besoin de vous expliquer que « 53 jours » (les guillemets font partie du titre) est le dernier roman inachevé de Georges Perec, alors vous ne faites pas partie de la confrérie, mais tant pis, restez, vous rattraperez le temps perdu, on est un peu cinglés mais accueillants.

Les quatre premiers de la collection viennent de paraître, et comme j’avais pris la précaution de m’abonner, je les ai dévorés d’une traite.

1 – Le premier, à tout seigneur tout honneur, est signé Perec lui-même (ainsi que par Jacques Bens), afin de donner le ton : 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir. Énumération perequienne connue depuis longtemps et même souvent entendue qui trouve ici son écrin définitif. Lister ce que l’on voudrait accomplir (ou seulement vivre, ou lire, ou apprendre, ou voir, etc.) avant de calancher est une contrainte d’écriture fort stimulante, métaphysique et joyeuse, inventée par Bens pour une émission de radio, et popularisée par Perec qui joua le jeu à merveille, comme il jouait tous les jeux.

Or voyez ce qui se passe dans la préface du livre, page 13 :

Parmi les continuateurs de cette idée matricielle, Hervé Bougel est cité, lui qui, du temps de son pré#carré, demanda des contributions sur ce modèle à une palanquée d’artistes et d’écrivains. Je m’enorgueillis de faire partie de cette autre clique. D’ailleurs il me reste quelques copies de mes propres 36 métiers à faire avant de mourir édités par pré#carré, que je glisse gracieusement dans les colis de quiconque me commande un livre, figurez-vous.

2 – Vient ensuite l’opus signé par l’éditeur lui-même, Trajet Perec par Thierry Bodin-Hullin, vibrante autobiographie sous le signe de Perec, destin qui ne pouvait que le conduire à la présente collection.

Un passage de ce volume, p. 18, résonne cruellement en moi :

Tout amateur endurci de Perec possède a minima le timbre de La Poste édité à l’occasion du quarantième anniversaire de sa disparition, sur une enveloppe illustrée avec la mention « premier jour d’émission – 21 septembre 2002 » et le cachet portant sa signature.

… puisque j’ai raconté ici que je possédais ce timbre et qu’il m’a été dérobé.

3 – Troisième volume : L’espace commence ainsi, par François Bon, qui réécrit ici, en le commentant parfois jusqu’à la paraphrase, son livre culte de Perec, Espèce d’espaces, y compris le principe de son époustouflant zoom arrière universel, de la page en train de s’écrire jusqu’au cosmos. J’avoue que des quatre volumes inauguraux, c’est celui qui m’a le moins réjoui, et m’a demandé le plus d’efforts. Car je reste dur d’oreille au style parfois confus de François Bon, et à sa syntaxe biscornue. MAIS ! Je ne suis pas ingrat. Si l’écriture de Bon m’est hermétique, en revanche j’ai pour lui, comme devraient avoir tous les écrivains proposant des ateliers d’écriture, une gigantesque gratitude pour sa générosité et sa profusion de vulgarisateur. François Bon fait école. D’ailleurs, autant le dire franchement : c’est grâce à François Bon, et spécifiquement grâce à la vidéo ci-dessous, que j’ai appris que la collection Perec 53 existait, alors merci, et 53 fois. Toutes les vidéos du fertile François sont recommandables, on ne manque jamais d’y apprendre quelque chose.

4 – Permutation, signé du pseudonyme collectif Yokna, est le dernier volume paru à ce jour mais pas le moins intrigant. Yokna est le nom de l’agence de graphistes (Thierry Fétiveau, Clément Le Proie & Benjamin Reverdy) qui ont inventé la police de caractères à l’oeuvre dans cette collection. Invente-t-on encore, de nos jours, des polices de caractères ? Eux l’ont fait, et leur note d’intention en 53 pages est formidable, inspirante, belle (c’est la moindre des choses), originale (vous comprendrez pourquoi et comment les quatre voyelles a, e, i, o n’ont pas toujours la même forme), et bien sûr perequienne en diable. La typologie est un champ de la culture humaine particulièrement fécond, je suis content de me souvenir grâce à Yokna que je m’y suis souvent passionné, comme comme lors de la lecture des livres de David Rault… Au fait, le numéro 27 parmi les choses à faire avant de mourir de Georges Perec (voir ci-dessus) ? « Apprendre le métier d’imprimeur.« 

… – Parmi les numéros suivants déjà annoncés, diverses promesses et eaux à la bouche, dont un volume signé Claro et titré Une seule lettre vous manque. Je suis de ceux qui ont hâte. Le chemin pour parvenir au 53 prendra des années.

Bonus : en ce moment sur France Cul, un feuilleton documentaire Sur les lieux de Georges Perec.

Putes et pures

18/01/2024 Aucun commentaire

I

À qui profite l’Éducation Nationale ? Auprès de qui remplit-elle sa mission d’émancipation culturelle et sociale, sa mission d’ascension républicaine ? À part bien sûr pour un individu singulier, un ambitieux dénommé Gabriel Attal, pour qui cette institution aura été un indéniable marchepied, un ascenseur, une aubaine.

Une jeune femme chère à mon cœur, une inconnue que je connais, s’apprête à démissionner après seulement deux ans en tant qu’enseignante de français. Elle jette l’éponge, je ne lui jette pas la pierre. Ce n’est pas son échec, c’est le nôtre.

Au bout de deux ans elle n’en peut déjà plus d’affronter dans une salle de classe tous les problèmes sociaux de la France et de tenter d’exercer divers métiers pour lesquels elle n’a pas été formée, n’ayant été formée qu’à la pédagogie. Elle n’en peut plus de la somme de petites ou grandes violences accumulées : violence des élèves, violence des parents d’élèves (« Quoi mais vous avez mis une mauvaise note à mon fils ? Vous vous prenez pour qui ? » ), violence des collègues plus aguerris qui l’encouragent avec des mots bienveillants et cependant atroces (« Allez courage, tiens bon, tu sais c’est normal au début, moi aussi j’ai pleuré tous les jours les deux premières années » mais bon sang dans quelle autre corporation trouve-t-on normal de pleurer les deux premières années au point de métaboliser cette souffrance, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du métier ? Bourreau, peut-être ? Tortionnaire dans l’armée ? Prostituée ? Équarrisseur ?), violence de la hiérarchie qui ne manifeste aucun soutien ni aucune compréhension… sans même parler de la violence paroxystique des faits divers trop réguliers pour n’être que des faits divers (Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassale), qui tatouent le fond de la cervelle et rappellent qu’enseignant est un métier où l’on risque sa vie. En saignant.

Elle n’en peut plus de cette crise que tout le monde connaît et que personne n’envisage de résoudre, ce serait trop de boulot et trop de remise en question, cette crise dont voici un condensé succinct et presque pudique, tel qu’exprimé par Sophie Vénétitay, secrétaire générale du premier syndicat du secondaire, le SNES-FSU : « Outre la remise en cause croissante de l’enseignant et de son expertise, l’école est le réceptacle de tous les maux de la société : si la société ne va pas bien, si la violence augmente en son sein, l’école n’en sera que le miroir grossissant ».

La jeune femme chère à mon cœur n’en peut plus. Avec lucidité, avec fatalisme mais avec détermination, elle me dit : « Le système est cassé et j’ai hâte que ce ne soit plus mon problème » – pourtant elle a suffisamment de conscience professionnelle, de conscience tout court, pour considérer que le système cassé reste son problème jusqu’en juin, et elle reporte sa démission à la fin de l’année scolaire car si elle passait à l’acte dès maintenant, elle sait qu’elle ne serait pas remplacée et que ses élèves n’auraient tout simplement plus de professeur de français en face d’eux. Combien d’héroïnes et de héros comme elle, d’inconnus que l’on connaît, pleins de bonne volonté, voire animés d’une authentique vocation, auront été déprimés, découragés, désabusés, désespérés en un rien de temps ?

Comme souvent en pareille solitude, la jeune femme chère à mon cœur n’a trouvé de solidarité qu’auprès de ses pairs, les profs débutants qui s’échangent leurs témoignages (voire leurs déprimes, découragements, désabusions etc.) juste pour vérifier, peut-être, que le problème ne vient pas d’eux en tant qu’individus. Or voilà qu’elle me met sous les yeux un cas relevé par une de ses collègues, qui comme elle exerce en collège, je cite :

Je viens d’apprendre que la semaine prochaine aura lieu une commission éducative exceptionnelle pour 50 élèves de 4e et de 3e qui tenaient un agenda avec des noms d’élèves meufs répertoriées selon qu’elles sont « pures » et « putes » . [Ce répertoire] tournait aussi sur les réseaux et dans les groupes snap […]

J’écarquille les yeux. Juste une affaire parmi des milliers, une goutte parmi les gouttes qui font déborder, un arbre cachant je ne sais quelle forêt, que je découvre fortuitement dans le fil d’une conversation avec une jeune femme chère à mon cœur… mais soudain il se serre, mon petit cœur, un haut-le-cœur l’emporte. C’est à gerber ce répertoire de filles « putes » ou « pures » ! Foutu archaïsme religieux patriarcal qui moisit la tête des garçons, graines de machos incapables de concevoir l’autre sexe (si exotique, si mystérieux, si dangereux) autrement qu’en termes binaires, toujours le même simplisme depuis des millénaires, « la maman et la putain » ! La bonne épouse pieuse qui sera la mère de mes enfants devant Dieu, vs. la fille perdue en libre-service mise à disposition pour me vider les couilles tout en préservant la pureté au foyer ! La sainte vierge et son double, le simple objet qu’on peut salir parce qu’il est sale par nature ! CONNARDS !!!!!!! Jeunes connards de 4e et de 3e qui deviendront de beaux et grands connards adultes !

Comme je ne peux m’empêcher de faire des associations d’idées, comme les associations d’idées fondent le tiroir même, je pense à Laure Daussy.
Sur le même sujet poussé dans ses retranchements tragiques, l’an dernier Laure Daussy journaliste de Charlie Hebdo a rédigé un feuilleton sur le procès de l’assassinat de la jeune Shaïna, 15 ans, qui dès le collège avait cette réputation de « pute » . Les garçons la faisaient tourner, puis l’ont brûlée vive, une fois qu’elle est tombée enceinte, comme une capote usagée qu’on jette après avoir tiré son coup. Après une enquête de terrain qui l’aura menée loin, si loin des milieux bobos où l’on boycotte Depardieu, où le féminisme devient peu à peu la norme (et tant mieux !), où l’on a la préciosité d’employer scrupuleusement l’écriture inclusive (et tant pis !)… Laure Daussy publie un bouquin formidable et terrifiant, La réputation, qui décortique la construction sociale de cet archétype de la fille facile, ses formes, origines et fonctions.

Que faire, maintenant ? Que faire pour que ces jeunes cons, et que tous les autres jeunes cons, soient moins cons ? Ma réponse spontanée et naïve est bien sûr « l’éducation » ah oui pardi l’éducation est le remède universel, bien sûr c’est tout simple comme solution, il y en aurait du boulot dans l’éducation. Sauf que personne (et en tout cas pas moi) ne reprochera à une jeune femme chère à mon cœur de renoncer à cette mission parce que c’est trop dur.

Post-scriptum : alors ça c’est le pompon.

II

J’ai vu hier soir mon film préféré de l’année (ohlà, faut pas que je m’emballe, on n’est qu’en janvier), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos.

Conte fantastique (qui commence comme Frankenstein et se termine comme Freaks, avec la même morale : ce serait tellement plus simple si les vrais monstres ressemblaient à des monstres) ; conte philosophique (on est un peu chez Voltaire, avec une Candide qui arpente le monde loin de son Pangloss, interprété ici par Willem Dafoe) ; et conte féministe pour notre époque alors qu’il puise dans des racines imaginaires archaïques ; conte qui parle de notre époque en plein XIXe siècle, qui parle du « réarmement démographique » à la con, du désir ou non-désir d’enfants puisque l’histoire s’enclenche par une femme qui se suicide du désespoir d’être enceinte.

Emma Stone est prodigieuse de nuances inventées sous nos yeux mêmes, dans ce rôle d’une femme qui naît à l’âge adulte, donc sans le moindre conditionnement social (truisme : le conditionnement social est plus oppressif pour les femmes que pour les hommes, car c’est aux femmes d’abord que l’on apprend à rester à leur place). Il lui faut tout apprendre innocemment, y compris quoi faire de ses pulsions naturelles et mûres, il lui faut par exemple admettre qu’on n’a pas le droit de se masturber en public ni de frapper les bébés qui pleurent à la table d’à côté. Parce que le film est drôle, en plus d’être beau.

Et puisque comme d’habitude tout à un lien avec tout, voilà qui fait le lien aussi avec le sujet précédent au Fond du Tiroir (cf. ci-dessus) : afin d’introduire un peu de dialectique dans la tête des connards, on pourrait leur donner en exemple cette femme qui n’est pas « pute » ou « pure », mais qui est pute ET pure, et cela en toute innocence. Qui est libre, en fin de compte. Magnifique.

On t’embrasse pour la vie

23/12/2023 Aucun commentaire

Lettres à des morts, lecture musicale. Ce spectacle sera joué deux fois en début d’année : dimanche 7 janvier 19h à Grenoble ; dimanche 28 janvier 18h30 à Lyon. Deux environnements confidentiels – deux appartements. Nous contacter pour tout renseignement et toute réservation.

Lettres à des morts, 1914-1918 :
On t’embrasse pour la vie
Lecture musicale
Note d’intention

Une collection de vingt-six lettres, très variées dans les tons, dans les registres, dans les intentions, dans les orthographes mêmes, non datées, non localisées, où la plupart des noms propres sont remplacés par des initiales, se présente comme une archive brute, une source primaire ainsi que les désignent les historiens, selon les termes d’une préface ambiguë : Les lettres que l’on trouvera ci-après, dont il est inutile que nous garantissions l’authenticité

Inutile de garantir, inutile donc de débattre. Si l’on admet le principe de leur authenticité, ces vingt-six lettres ont en commun d’avoir été écrites à l’arrière, par des civils, et adressées au front, à des soldats, durant la guerre de 1914-1918. Aucun des destinataires n’a lu la lettre à lui destinée : ces vingt-six soldats sont morts (parmi 1,4 million d’autres tués, bilan officiel des pertes militaires françaises) avant d’avoir ouvert leur courrier. Précisément, peut-être, parce qu’elles ne furent pas distribuées, ces Lettres à des morts ont pu être compilées et soustraites à l’institution militaire par un certain Claude Berry, dont on ne saura rien de plus.

Elles ont paru une première fois en 1932 dans la revue pacifiste de Romain Rolland, « Europe » (n°113, mai 1932, pp. 5-33) ; une deuxième fois en 1978, sans davantage d’explication, aux éditions Roger Borderie, dans la collection « La Parole debout » ; une troisième fois, enfin, en 2004, aux éditions Cent Pages (Grenoble), au sein de leur collection « Cosaques ». C’est cette édition, toujours dénuée du moindre paratexte qui aurait pu éclairer les origines des vingt-six missives, que nous avons utilisée.

Ces vingt-six lettres constituent vingt-six micro-drames écrits à la première personne. Comme les vingt-six lettres d’un abécédaire qui décrirait, par fragments, un monde plongé dans le chaos.

Vingt-six histoires, à la fois intimes et documentaires, privées et sociologiques, révélant les préoccupations des Français de l’arrière, bourgeois ou paysan, instituteur ou bistrotier, prolétaire ou marchand enrichi par la guerre, prostituée ou bonne sœur… qui, tous, ont un frère, un mari, un fils, un amant ou un ami au front, qui donnent des nouvelles, en attendent en retour, parfois désespérément. Qui, tour à tour, se confondent en empathie pour les poilus sacrifiés dans l’horreur de ce grand suicide européen, ou au contraire, oubliant le sens des proportions, cherchent à se faire plaindre, justifiant que ce n’est pas facile pour eux non plus.

Vingt-six saynètes. Vingt-six échantillons de tragédie ou de farce ; souvent de tragédie et de farce combinées, puisque ce sont vingt-six aventures humaines. Vingt-six vignettes, vingt-six scandales, appelons-les comme on voudra, qui mettent en scène l’ordinaire de la vie quotidienne, non expurgée, non visées par la censure militaire, bien complète de ses outrances, violences, méprises, plaisanteries et trivialités. Il y est question d’obsessions alimentaires et sexuelles, bien entendu, mais également de maltraitance, d’oppression, de misère, de suicide, de jalousie, de sadisme, de pédophilie, de zoophilie, d’alcoolisme, de perversion, d’inceste, d’opportunisme, d’égoïsme, de patriotisme décérébré… Et aussi de quelques admirables grandeurs d’âme.

Vingt-six facettes d’un monde et d’une époque. Surtout, vingt-six caractères, vingt-six personnages à incarner par les deux comédiens qui, alternativement, prêtent leurs voix à ces hommes et à ces femmes. Simplement parce que ces vingt-six monologues méritent encore, plus d’un siècle après, d’être dits et entendus.

Les interventions vocales seront ponctuées à la cornemuse du Centre France : instrument à la fois inactuel (au sens historique) et intempestif (au sens sonore), témoin d’un temps révolu… propre à tremper nos oreilles d’une vérité explosive, littéralement « inouïe » : celle de voix disparues dans le fracas injuste de l’Histoire.

Durée indicative : 1 h 10 mn
Équipe artistique :
Stéphanie Bois, lecture
Fabrice Vigne, lecture
Christophe Sacchettini, musique

Ce trio travaille ensemble depuis plusieurs années, et a notamment créé en 2019 une adaptation théâtrale fort risquée du roman Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, qui présente divers points communs avec le présent ouvrage : à tout le moins l’époque de la rédaction, la crudité, ou la viscéralité.

Cachez ce sein que je ne saurais etc.

14/12/2023 Aucun commentaire
« Diane et Actéon », de Giuseppe Cesari (ca. 1600-1625). 2004 RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)

J’accueille régulièrement des classes ou d’autres groupes d’enfants, pour leur raconter des histoires – c’est mon métier, un peu, et mon plaisir, beaucoup. C’est sur ce mien terrain que je mesure de plus en plus souvent combien le nouvel obscurantisme religieux gagne du terrain : en plus de réintroduire le concept de blasphème, il ajoute des tabous qui empêchent d’accéder à des pans importants de la culture mondiale, empêchent de penser. Certes, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier (rediffusion 2010, bonté divine il y a 13 ans déjà ! au Fond du Tiroir).

La semaine dernière, lorsque j’ai déployé mes contes à un groupe de 4-6 ans du centre de loisirs, au moment où j’ai mentionné un cochon parmi les personnages de l’histoire, l’un des mômes s’est exclamé « Pouahhh un cochon !« , s’est allongé et roulé par terre en criant et en refusant d’écouter un mot de plus.
Incident minuscule ? Incident parmi d’autres. Signal.
Puis, me voici en train de réfléchir à l’une des mes futures animations : dans trois mois il me faudra raconter à des jeunes enfants l’histoire édifiante de Perséphone, jeune fille enlevée et violée par un dieu jaloux, Hadès… Cela n’est pas commode, mais je suis porté par la conviction que les mythes et contes nous aident à penser le monde et ses cruautés, et que c’est même pour cela qu’ils ont été inventés, sans eux on pense plus difficilement, plus mal ou pas du tout… Lorsque soudain, survient le fait divers ci-dessous (je reproduis un article lu dans lemonde.fr), dont vous avez peut-être entendu parler, une autre présentation pédagogique des Métamorphoses d’Ovide qui a très mal tourné dans un collège des Yvelines (l’académie où enseignait Samuel Paty).
Je suis consterné…
Mais the show must go on ! Dans ma version, Perséphone gardera ses vêtements, de toute façon.

« Dans les Yvelines, un collège alerte sur un « point de rupture » après un incident en cours de français« 

Des élèves se sont dits « choqués » par la présence de femmes dénudées sur une œuvre d’art présentée en cours de français. Les professeurs, qui exercent leur droit de retrait depuis vendredi, dénoncent plus largement un climat scolaire dégradé dans l’établissement et un manque de moyens.
Par Eléa Pommiers
Publié le 11 décembre 2023 à 21h36, modifié hier à 08h16


Les alertes du collège Jacques-Cartier d’Issou, dans les Yvelines, sont remontées jusqu’au ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal. Ce dernier s’est rendu, lundi 11 décembre, dans cet établissement d’environ 600 élèves, au sein duquel les professeurs exercent leur droit de retrait depuis vendredi. « Je me suis rendu [dans ce collège] pour affirmer mon soutien aux équipes pédagogique », a déclaré le locataire de la Rue de Grenelle, lundi soir, et pour « réaffirmer » qu’« à l’école française, on ne négocie ni l’autorité de l’enseignant ni l’autorité de nos règles et de nos valeurs ».
Les faits qui ont décidé les enseignants à faire valoir leur droit de retrait se sont produits jeudi 7 décembre à la suite d’un cours de français. L’enseignante y avait présenté à ses élèves de 6e un tableau du XVIIe siècle, Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, représentant un passage des Métamorphoses d’Ovide lors duquel Actéon surprend la déesse Diane et ses nymphes durant un bain. Plusieurs élèves ont détourné les yeux et se sont dits « choqués » par la présence de cinq femmes dénudées sur cette peinture.
Durant une heure de « vie de classe » organisée plus tard dans la journée, des élèves se sont de nouveau dits « dérangés » auprès de leur professeure principale et ont prétendu que l’enseignante avait tenu des propos racistes et islamophobes – une assertion fausse, assure le rectorat de Versailles. D’après Sophie Vénétitay, la secrétaire générale du syndicat d’enseignants SNES-FSU, un parent d’élève a également adressé un mail au chef d’établissement affirmant que son enfant n’avait pas pu s’exprimer lors de l’heure de vie de classe, et menaçant le principal d’une plainte.
Dans l’académie où enseignait Samuel Paty, professeur assassiné en octobre 2020 pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet en cours d’histoire, « ces contestations de cours couplées à des mensonges d’élèves ont fait écho chez les enseignants », explique la responsable syndicale. Le principal et son adjoint sont en arrêt maladie à la suite de cet incident. « Les élèves ont retiré leurs propos et se sont excusés vendredi », assure cependant le rectorat de Versailles.L’événement est surtout « la goutte d’eau après plusieurs semaines de climat scolaire dégradé », explique Sophie Vénétitay, faisant notamment état de violences entre élèves et d’un manque de personnel de vie scolaire pour prendre en charge les situations. La conseillère principale d’éducation (CPE) travaille notamment à 80 %, sans que le reste de son poste ne soit assuré.
« Une procédure disciplinaire sera engagée »
Dans un courrier adressé vendredi 8 décembre à la directrice académique des services de l’éducation nationale, que Le Monde a consulté, l’équipe pédagogique du collège déplore « des faits de calomnies, de diffamations, une multiplication et une aggravation des incidents et une atteinte à la laïcité », sans citer spécifiquement l’incident de jeudi.
Selon ce courrier, seize « faits établissements » – le vocable utilisé pour désigner les atteintes aux valeurs de la République, à la sécurité de l’école ou les faits de violences et de harcèlement – ont été signalés au collège depuis le mois de septembre, « contre trois pour l’ensemble de l’année scolaire précédente ».
L’équipe rapporte également « des mises en cause récurrentes et agressives par certaines familles des pratiques pédagogiques et des règles de l’institution ». Dénonçant l’absence de « réponse concrète face à l’urgence » plusieurs fois signalée, elle prévient qu’un « point de rupture a été atteint ».
La directrice académique s’est rendue dans l’établissement, lundi. En début de soirée, Gabriel Attal a fait savoir que des « renforts » étaient prévus pour les équipes de vie scolaire, notamment « un poste de CPE ».
« Une procédure disciplinaire sera engagée à l’endroit des élèves responsables de cette situation », a-t-il ajouté, précisant que les équipes « valeurs de la République » seraient déployées dans ce collège. L’objectif, a conclu le ministre de l’éducation nationale, est désormais le retour du « calme et de l’apaisement » dans l’établissement.
Eléa Pommiers

Je suis bien plus que ma vie

14/11/2023 Aucun commentaire

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

11 novembre au plumard

11/11/2023 Aucun commentaire

Oh mais quel beau livre tout rose que celui-ci !

L’ « Anthologie de la poésie érotique [française] », conçue par Marcel Béalu en 1971, est aujourd’hui rééditée par Seghers, augmentée de nombreux poètes (surtout des poétesses) du XXe siècle et ornée de délicats et élégants dessins par Louise Bourgoin (l’actrice qui rayonne aussi crayonne).

En extrait, je choisis le sonnet Épithalame de Guillaume Apollinaire (car nous sommes le 11 novembre, et commémorer la guerre de 14-18 c’est toujours commémorer Apollinaire), s’achevant par l’oxymore célébrissime pompé (en tout bien tout honneur) dans le Cid de Corneille (Acte IV, scène 3) :

Tes mains introduiront mon beau membre asinin
Dans le sacré bordel ouvert entre tes cuisses
Et je veux l’avouer, en dépit d’Avinain,
Que me fait ton amour pourvu que tu jouisses !

Ma bouche à tes seins blancs comme des petits suisses
Fera l’honneur abject des suçons sans venin.
De ma mentule mâle en ton corps féminin
Le sperme tombera comme l’or dans les sluices.

Ô ma tendre putain ! Tes fesses ont vaincu
De tous les fruits pulpeux le savoureux mystère,
L’humble rotondité sans sexe de la terre,

La lune, chaque mois, si vaine de son cul
Et de tes yeux jaillit même quand tu les voilesCette obscure clarté qui tombe des étoiles.

Jeunes filles, jeunes gens ! Regardez Sex Education sur Netflix si vous voulez… matez du porno si vous y tenez… mais lisez donc de la poésie, vous en serez respectivement moins cons et moins glands !

À titre personnel je regrette que cette précieuse somme ne consacre à Pierre Louÿs qu’une seule malheureuse page (même si le poème choisi, Les nymphes, est bien sûr splendide), mais ma foi les goûts et les couleurs de l’amour…

En revanche je me félicite que cette anthologie, rangée dans l’ordre chronologique, s’ouvre par un poème de Clotilde de Surville, chimère littéraire du XVI siècle dont je suis amoureux depuis tantôt 20 ans. Rediffusion au Fond du Tiroir : ma rencontre acvec Clotilde.

Tire-d’aile

01/10/2023 Aucun commentaire

Je ne lis pas les livres de la rentrée littéraire, du moins jamais pendant la rentrée littéraire. J’ai fait une exception pour l’Amélie Nothomb cru 2023, Psychopompe.
Pas mon préféré, même s’il est de sa veine autobiographique que j’adore. Il s’agit d’une autobiographie thématique, plus spécifiquement d’une « autobiographie en oiseau » un peu comme Jack London a écrit son « autobiographie en alcoolique » dans John Barleycorn. La Nothomb revisite, mais cette fois vu du ciel, les épisodes de sa vie documentés ailleurs : le Japon d’enfance, la Chine, New York, la Birmanie, le Bangladesh, le Japon de l’âge adulte, la Belgique, l’écriture.
Les anecdotes s’enchaînent, certaine sont terribles (« les bras de la mer »…) pourtant il manque à ce littéral survol un peu de récit, de liant : c’est au fond moins un roman, fût-il autobiographique, qu’un essai. D’ailleurs scène après scène elle n’arrête pas de donner des définitions, « l’oiseau c’est », « voler c’est », « la vie c’est », « la mort c’est », et surtout dans le dernier tiers « l’écriture c’est », car in fine c’est le vrai sujet du livre. Or écrire, c’est voler.
Beaucoup de « Mon père Patrick Nothomb c’est », également : on trouve dans cet opus un bel hommage au père mort en 2020, et ce faux roman, vrai essai, peut se lire comme une longue postface à Premier sang, autobiographie par procuration de son géniteur qui, pour le coup, est mon Amélie Nothomb préféré.
Peu importe mes réserves : je l’aime quand même. Elle est toujours cinglée et toujours attachante, et par ce livre très personnel mais très explicatif on comprend mieux pourquoi et comment elle est si attachante et si cinglée. Un peu sorcière aussi, un peu médium, mystique authentique et, voilà autre chose, psychopompe. Elle qui croule sous les lettres de fans et s’honore de répondre à tous, après ce coming-out d’accompagnatrice d’âmes elle n’a pas fini de recevoir des demandes de communication avec les morts…

Ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon

01/09/2023 Aucun commentaire

Un ami m’avait fait découvrir, il y a fort longtemps, l’édition en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon (1916-1942). Œuvre totale et sidérante, sans précédent ni successeur, œuvre inouïe qui invente sous nos yeux son propre art. Or son art est mélangé, à la fois littéraire (ce serait, et même c’est ! une pièce majeure dans l’histoire universelle de l’écriture de soi) et pictural (ce serait, et même c’est ! aussi bien, une pièce majeure dans l’histoire universelle de la représentation graphique de soi).

Un jour, malheureusement, il m’a bien fallu rendre son énorme livre à son propriétaire. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.
Entre temps, Charlotte Salomon et son tragique destin ont connu un sursaut de notoriété grâce au livre biographique Charlotte signé David Foenkinos et ses divers dérivés, notamment cinématographiques.

On ne va pas faire la fine bouche… Tant mieux si Foenkinos vulgarise auprès du grand public ces trois faits qu’il est capital de ne pas oublier : Charlotte Salomon a existé ; elle était géniale ; elle a été assassinée par la barbarie nazie. N’empêche que je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son livre décevant, et pour tout dire de pur parasitisme. Car tous les passages les plus intéressants, les plus forts et les plus bouleversants n’y sont pas écrits par Foenkinos mais sont, ni plus ni moins, des copier-coller du texte de Vie ? Ou théâtre ?. Et sans les gouaches, donc sans la moitié de ce qu’il nous reste de Charlotte Salomon.

Je savais qu’il me faudrait tôt ou tard revenir à la source.
Je l’ai fait cet été : je me suis offert, hors de prix, d’occasion (puisqu’épuisée) et monumentale (800 pages, 5 kgs) la plus récente et la plus complète des éditions en fac-similé de Vie ? Ou théâtre ?. Je la déballe, je m’y abîme et j’en ai de nouveau le tournis.
On pourra me traiter de snob : ai-je conscience que tout le monde ne peut pas se payer cet objet de pure bibliophilie ? Donc, faute de mieux, vive Foenkinos. J’entends bien. Mais comme je préconise de se plonger dans l’original plutôt que de se contenter de l’ersatz, je rappelle qu’il existe des bibliothèques publiques où les beaux livres s’empruntent. Et je suis même prêt, si vous me le demandez gentiment, à vous prêter mon exemplaire, comme on fait suivre tout naturellement et avec gratitude ce qu’on a reçu soi-même autrefois. Mais vous me le rendrez, hein. Car voler les livres que vous prêtent vos amis, c’est mal.