Je n’ai jamais tué personne

Mon père, durant les dernières années de sa vie, m’écrivait ses mémoires, par bribes. Il prenait plaisir à me raconter des anecdotes issues de son enfance ou de sa jeunesse (jamais de son âge mûr, lorsque je faisais partie de sa vie). Certaines de ces histoires étaient inédites pour moi, d’autres figuraient depuis lurette dans le canon des légendes familiales et trouvaient par écrit leur forme définitive. Entre autres, ceci, à propos de son propre père, mon grand-père Albert que j’ai peu connu puisque j’avais 7 ans à sa mort :
Un souvenir : mon père revient du Vercors [comprendre : du Maquis du Vercors, pour lequel Albert assure le ravitaillement, bénéficiant de quelques bons d’essence. Nous sommes sous l’Occupation, vers 1944, mon père a 6 ans], tout mal chaussé, tout mal vêtu. Il a les pieds bleus. Bleuis de coups. Ma mère lui donne un bain de pieds dans une grande bassine de tôle. Ça je l’ai vu. Il va dormir 24 heures, puis se rhabiller et redescendre dans les bois au-dessous d’Oris [Oris-en-Rattier, village matheysin, berceau familial], avec son flingot. Il m’a raconté plus tard qu’il se tenait au bord d’un bois et qu’à un moment il avait vu passer une charrette sur laquelle somnolait un Allemand. Il a visé, l’a longuement tenu dans sa ligne de mire. Il aurait pu le descendre facilement (il était tireur d’élite à l’armée), mais c’était appeler le massacre de tout le village. Car quelques Allemands étaient arrivés jusqu’à Oris, s’éloignant du débarquement en Provence. Ils n’ont pas fait trop de mal, à part confisquer tous les vélos et, une fois, tirer sur des faucheurs dans la montagne, sans les atteindre.
Ils couchaient dans la mairie-école [domicile familial puisque la mère de mon père était l’institutrice du village]. L’officier a voulu coucher à l’étage. Mais ma mère lui a dit, Mes petits ont peur, alors il est resté avec ses hommes. L’un d’eux nous a donné des bonbons, à ma sœur et à moi. Ma mère nous les a fait jeter.
Bref ils ont fini par partir. Mon père et quelques autres les ont suivis jusqu’à la Morte et au-delà, je ne sais pas bien les détails.
Je sais qu’il a eu une grande activité de Résistance. Il avait eu la médaille militaire de la Croix de guerre pour sa mobilisation en 39–40, puis la médaille de la Résistance pour tout le reste. Il aurait dû avoir la Légion d’honneur, largement méritée, mais il n’était pas du bon bord politique [trop à gauche pour être gaulliste].
Eh bien, mon père, « ce héros au sourire si doux », m’a dit un jour, longtemps après : « Tu vois petit, je n’ai jamais tué personne ». Et il était tireur d’élite. Ça c’est le plus beau de tout.
Ce « Je n’ai jamais tué personne » beau comme l’antique, que j’avais entendu quelquefois avant de le lire noir sur blanc, est une parole mythique, presque sacrée, en tout cas déterminante dans l’éthique que je dois à mon ascendance.
Leçon : on peut faire bien des choses, y compris ce qu’il faut faire, y compris en temps de guerre et de Résistance, sans tuer quiconque. Tuer est une ligne rouge. Je m’y suis référé bien des fois – par exemple en écoutant des chansons, puisque les chansons m’ont éduqué. Le Mécréant de Brassens :
Je n’ai jamais tué, jamais violé non plus
Y a déjà quelque temps que je ne vole plus
Si l’Eternel existe, en fin de compte il voit
Qu’je m’conduis guèr’ plus mal que si j’avais la foi
Ou les Beatles, à l’époque où, non content de les écouter, j’étais capable de traduire en français les paroles de leurs chansons. Revolution, écrit par Lennon :
Tu dis que tu veux la révolution ? Okay. Tu sais, on veut tous changer le monde. Mais si tu commences à parler de destruction, laisse tomber, je ne suis plus dans le coup.
Sur ce, voilà que je lis le dernier livre de Pierre Bayard. Ah, non, au fait celui-ci est déjà l’avant-dernier, il les écrit plus vite que je ne les lis. Il s’intitule Aurais-je été sans peur et sans reproche ? Le chevalier Bayard et moi.
Ce livre a pour contexte les guerres d’Italie, soit une succession de 11 conflits armés menés par la France, de Milan jusqu’à Naples, entre 1499 et 1559. Guerres sanglantes, répétitives, prototypes des hécatombes modernes, mais aux motivations alambiquées, aux issues incertaines et aux péripéties confuses. Il semble d’ailleurs que Rabelais s’en soit inspiré pour décrire et, derrière l’humour, dénoncer les très-absurdes et très-horribles guerres picrocholines dans Gargantua. Pierre Bayard note à ce sujet (p. 60) :
Il est impossible de ne pas penser que l’écrivain avait aussi à l’esprit les premières guerres d’Italie, dont il avait pu mesurer les ravages enfant, en voyant revenir du front les soldats blessés ou mutilés, puis en tant que médecin appelé à les soigner.
Je me régale toujours en lisant ce savant fou de la littérature et de la psychanalyse qu’est Pierre Bayard – cf. ces deux archives du Fond du Tiroir : l’une sur les faits qui ne se sont pas produits, au sein de mon enquête de longue haleine sur l’archéologie des fake news, et l’autre sur Oedipe et Hitchcock.
Mais je l’aime encore plus quand il mouille sa chemise et s’implique en tant que personnage de ses propres recherches. C’est le cas ici, où, comme moi, il interroge l’imitation des héros de sa lignée. Il recueille l’exemple et l’expérience en temps de guerre du plus prestigieux de ses aïeux (le chevalier dauphinois Bayard, Pierre Teillard, 1474-1524, est-il vraiment son ancêtre ? peu importe !) et s’identifie à lui au risque de l’anachronisme. Il se projette, ou pour mieux dire se téléporte, à l’époque des guerres d’Italie où s’illustra son ancêtre, qui devient aussi, pour l’occasion, son frère.
Comme à son habitude, Bayard fait montre à la fois d’académisme (ou bien parodie-t-il l’académie ?), de loufoquerie (l’extrême logique est toujours loufoque) et d’imagination aux frontières de la science-fiction (puisque l’une des idées force de toute son oeuvre est que chaque littérature, voire chaque écrit, ouvre un univers parallèle – ici, il qualifie ce phénomène d‘interpolation historique : aussitôt qu’on raconte une histoire, y compris l’Histoire, on la modifie).
Pourtant, sa méthode, intacte et farfelue, est ici au service d’une énigme morale plus grave et plus intime (ce n’est pas pour rien qu’il cite l’invitation qu’adresse Rabelais à son lecteur de sucer la substantifique moelle de son ouvrage au-delà de la rigolade de façade). En ouvrant le dossier de sa généalogie plus ou moins fantasmée, il cherche à révéler non seulement une geste familiale, un mythe fondateur, mais également une éthique personnelle. La question-clef de ce livre est : ai-je le droit de tuer ?
Oui, cette même question lancinante qui fait l’objet des unes de journaux depuis des siècles (la guerre juste, funeste arnaque rhétorique justifiant la mort de l’empathie, arnaque bénie par différents clergés prêchant l’amour du prochain), du cinquième commandement de Dieu, du double zéro de James Bond, de toute la littérature policière depuis Crime et châtiment, d’une ligne dans le Mécréant de Brassens ou d’une autre dans Revolution des Beatles. Don’t you know that you can count me out ? Bayard écrit p. 72 :
Plus j’avance dans l’écriture et plus je me rends compte que ce livre ne porte pas sur les guerres d’Italie, mais sur le mal.
Car le chevalier Bayard, figure de notre culture générale, héros de l’Histoire de France, version légende dorée ou roman national, fameux pour sa participation à la bataille de Marignan (dont chacun peut citer la date sans pour autant comprendre ce qui s’y joua), pour son imparable catchphrase (sans peur et sans reproche) et pour sa statue en bronze au coeur de Grenoble, pourrait bien, regardé à travers d’autres lunettes, n’être qu’un vulgaire criminel de guerre, un soudard massacreur de masse. En proie aux affres, toutefois, parce qu’il est bon chrétien. Affres décrites par Pierre Bayard, qui a bien connu le chevalier puisqu’il a de l’imagination.













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