Un brillant mythomane, beau parleur, polyglotte et mystérieux, fasciné dès l’adolescence par les cultures amérindiennes, se fait passer pour chaman, authentique héritier de traditions autochtones ; il captive et enrôle une Tribu, assemblée de disciples qu’il affuble un par un d’un nom indien ; il fait miroiter une utopie pleine de promesses d’avenir et reconnectée avec le passé, une nouvelle façon de vivre, engagée, sensible, connectée à la nature, réparant les injustices faites aux minorités, mettant en pratique l’écologie et la paix ; il éblouit chacun par son érudition, son intelligence, sa spiritualité, ses talents de conteur… Puis il disparait, dès que l’affaire, dénoncée par la presse et la justice comme relevant d’un phénomène sectaire, tourne vinaigre et engendre des morts.
J’ai l’air de résumer le pitch d’un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo ? Eh bien, pas du tout ! Je résume ici un fait divers extraordinaire que je n’aurais pas été capable d’inventer, celui de la secte Ecoovie, dite aussi Iriadamant, dans les années 80-90, dont le gourou charismatique était un manipulateur hors-pair, qu’on pourrait écouter des heures. Écoutons-le parler une minute :
« On considère dans les traditions primordiales que la plénitude de l’identité correspond à la prise en charge de son propre destin, et que c’est marqué par un événement biologique qui s’appelle la puberté. Qu’antérieurement à ça on est plus ou moins une sorte d’appendice des géniteurs, quels que soient leurs noms, et de ceux qui autour d’eux constituent non seulement un giron mais une sorte d’utérus social qui tente de nous façonner et auquel on tente d’échapper, il y a une sorte de tension entre les deux, qui est amoureuse comme le sont bien d’autres tensions, qui est faite de désirs mais qui est faite aussi de mesure entre la proximité et la distance à prendre. Je pense qu’on est tous des Jonathan qui essaient de mesurer le ciel du bout de leur aile, mais qu’en même temps cette mesure n’a de sens que parce qu’il y a un nid, dont on descend de temps en temps. A la puberté, on s’envole. Et quand on s’envole, on acquiert, je dirais, le droit de répondre à d’autres appels. Et ces appels-là se font à travers d’autres noms. Ces noms-là, ben on les adopte ou on ne les adopte pas. Si on répond, on dit qu’on adopte. Et on est adopté. »
Qui est le maître de sagesse qui parle ainsi face caméra ? Comment se fait appeler celui qui donne une si puissante définition de la puberté par le besoin de changer de peau et de repères, de nom et d’identité ? Une fois entré en puberté, cet homme y est sans doute resté pour l’éternité puisqu’il n’aura plus cessé de changer de nom et d’identité, passant d’un masque et d’un patronyme à un autre. Né en 1937 à East Angus (Québec) semble-t-il sous le nom de Pierre (ou Joseph) Doris Maltais, il est devenu au fil des besoins et de ses pérégrinations sur la terre : Piel Petjo Maltest, Norman Bogaerts, Sag Maohinn Tiam Apjoilnomaniteogslg, Robert Pont, Saumon Ressourçant, Prince de Faucigny-Lucinge Malatesta, Docteur Man (ou El Medico), Emmanuel-Ahmed-el Hassar Rahman, Michel-Robert-Henry-Pont-Spoerry… et surtout, le temps qu’aura duré l’affaire qui nous intéresse, Norman William. Son enveloppe matérielle terrestre a, dit-on, mais faut-il le croire, finalement disparu en juillet 2015 au Nicaragua.
J’ai toujours nourri une immense fascination pour les gourous, les vrais ou faux mystiques, les meneurs de troupes vers la vie ou vers la mort, les inspirants, les indiscutés, sans que l’on sache s’ils mentent ou s’ils sont fous ou si c’est plus compliqué que ça. J’ai fait de cette fascination pour l’emprise un roman, Ainsi parlait Nanabozo, où je prenais soin de montrer que mener une tribu par les contes est un talent, et même un talent littéraire, un génie dangereux, qui consiste à faire entrer l’interlocuteur dans ses propres histoires, sa propre folie, comme font les leaders et toutes leurs variantes, Führer ou Duce. L’une de mes sources d’inspiration était donc la triste épopée d’Ecoovie, cette armée d’éclopés idéalistes qui fuyait la société de consommation, destructrice de la terre et les âmes, prônait une vie plus naturelle, écologique, spirituelle et sauvage inspirée des Amérindiens, et dont le rêve est devenu cauchemar. Leur chef spirituel, insaisissable margoulin international et prédateur sexuel, se disait chaman et héritier direct des Indiens Micmacs, Hopis et Algonquins (rien que ça).
Les histoires de faux indiens sont pléthoriques depuis deux siècles, et ma fiction Ainsi parlait Nanabozo s’inscrit aussi dans cette tradition-là : un blanc décide d’être indien, pour des motivations variées allant de l’empathie pour les opprimés à la recherche spirituelle en passant par la pure et simple escroquerie, ou à tout le moins l’appropriation culturelle comme dit notre époque. Citons notamment le cas très curieux de Grey Owl, faux Apache et véritable Anglais du nom d’Archibald Belaney, précurseur de la pensée écologique, qui a fait l’objet d’un biopic réalisé en 1999 par Richard Attenborough : Grey Owl, celui qui rêvait d’être indien ; on peut citer aussi Chief Buffalo Child Long Lance, Asa Earl Carter, Nasdijj ou Ward Churchill…
Toutefois mon faux Indien préféré, qui d’ailleurs à un peu le même air de sage vieilli sous la tresse que Norman William mais sans le bandeau sur le front (bandeau dont on sait qu’il n’est pas du tout indien, c’est un cliché folklorique inventé par Hollywood pour des raisons purement techniques : retenir les perruques des faux Indiens durant les cascades), reste le formidable Iron Eyes Cody, dit L’Indien qui pleure, à qui j’ai consacré un article à lire ici.
Je sais bien, il faudrait que j’apprenne à dire « non » quand Marie Mazille me dit « Eh tu voudrais pas faire avec moi… », tôt ou tard ça finira par me jouer des tours. Ma foi, pour le moment je réponds toujours « oui » et je ne m’en porte pas trop mal.
Aujourd’hui, Marie m’a dit « Eh tu voudrais pas venir avec moi rendre service à des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi ? En guise de devoir noté par leurs profs ce semestre, ils doivent filmer des gens qui présentent leur métier, pour des pastilles d’1 mn 30, moi j’y vais pour parler du métier de musicien, toi tu pourrais y aller pour présenter le métier d’écrivain, ce serait super ! »
Le métier d’écrivain ? Qu’est-ce que j’en connais, moi, du métier d’écrivain ?
Mais bon, oui, d’accord Marie, si c’est pour rendre service. Je suis donc allé à la fac pour présenter mon « métier » à la caméra. Je suis arrivé en retard, je m’en suis excusé. Par acquit de conscience, j’ai commencé par demander à ces aimables jeunes gens s’ils avaient lu mes livres. Ils m’ont répondu très gentiment Heu non non, mais on est allé voir sur Internet. Pas de problème. C’est votre propre métier qui rentre. Je suis à votre disposition.
J’ai répondu à leurs questions durant quelques 45 mns pour leur pastille d’1 mn 30 s, je ne sais pas ce qu’ils en retiendront. Ils ont promis de me l’envoyer. [Mise à jour : la voici.]
Mais ensuite, il s’est passé quelque chose d’intéressant.
Après l’interview, le caméraman a voulu, pour faire des plans de transition avec voix off, se glisser derrière mon épaule et me filmer de dos en train de feuilleter l’un de mes livres. Docile, j’ai pris Ainsi parlait Nanabozo et je l’ai ouvert au hasard, ce que je n’avais pas fait depuis au moins un an. J’ai lu là où j’étais, un début de chapitre. Je me suis immédiatement fait emporter par le flot de paroles. J’y étais derechef. Comme si je venais de brancher mes batteries sur le secteur, j’étais en recharge, survolté. C’était reparti. J’étais tiré, amusé, excité, ému, je me glissais à nouveau dans la peau du narrateur comme si je ne l’avais jamais quitté. Je l’aime bien au fond, ce pauvre gars qui fait de son mieux, tout comme moi mais pas pareil, j’ai passé quatre ans dans sa compagnie, ça crée des liens, on est à la vie à la mort Thomas et moi. Je prenais du plaisir, je hochais la tête, je gloussais même, j’oubliais la caméra, au lieu de feuilleter je lisais jusqu’au bas de la page avant de passer à la suivante. Putain, mais il tient, ce livre ! Il tient drôlement bien !
Il a fait un bide en librairie. Tant pis ! Il tient tout seul. Tant pis pour ceux qui ne le liront pas, et je ne parle pas seulement des étudiants en première année de communication-audiovisuelle-et-internet ou chais pas quoi. Je venais justement de leur en parler, à ces charmants communicants frais émoulus : à la question « lequel de vos livres s’est le mieux vendu ? », oui comme toujours comme partout, les questions sur les chiffres prennent le pas sur les questions sur les lettres, c’est la numérisation. J’avais répondu, évasif, Oh vous savez le succès d’un livre n’a pas grand’ chose à voir avec sa qualité intrinsèque, ça se saurait, encore moins avec ce qu’on a essayé de mettre dedans.
Je constate aujourd’hui, avec joie, que je n’ai toujours aucune raison valable d’ébranler ma conviction que Nanabozo est mon meilleur livre, que c’est ce livre-là très exactement qu’il fallait écrire. Je réessaierai dans un an, chaque année peut-être, pour vérifier, mais jusque-là, il tient. Comme il tient ! Merci jeunes gens de m’avoir interrogé sur mon métier, en arrivant je ne savais pas trop que vous répondre, je n’allais tout de même pas vous avouer face caméra que j’ignore à peu près tout de ce métier, que je ne suis même pas certain qu’il soit vraiment à moi… Pourtant ce soir j’en ai une idée un peu plus précise, idée que je n’ai pas formulée devant vous et qui ne sera même pas dans la pastille d’1 mn 30 : ce métier consiste à faire tenir.
Le romancier populaire allemand Karl May (1842-1912), célébrissime chez lui et inconnu en France, a écrit, sans avoir jamais mis les pieds au Far-West, maints westerns qui mettaient en scène le chef apache fictif Winnetou, incarné au cinéma dans les années 60 par Pierre Brice, ainsi que son frère de sang, le trappeur blanc Old-Shatterhand.
A l’occasion de la sortie en salle outre-Rhin d’une nouvelle adaptation cinématographique de ce personnage, Der junge Häuptling Winnetou (« Le jeune chef Winnetou ») réalisée par Mike Marzuk, la maison d’édition Ravensberger a jugé bon de publier deux albums inspirés des romans de May… Puis, une semaine plus tard, a jugé tout aussi bon de les retirer de la vente, en raison de « nombreux retours négatifs ». Pourquoi ces westerns sont-ils aujourd’hui inadmissibles ? Serait-ce parce qu’Adolf Hitler en était friand et exigeait, dit-on, que tout son état-major les ait lus ? (Pour éviter les simplismes ajoutons qu’Hitler n’était pas le seul admirateur de Karl May : l’adoraient aussi Albert Einstein, Franz Kafka, Hermann Hesse, Fritz Lang, Albert Schweitzer…)
Pas du tout ! Les raisons de la censure sont à chercher ailleurs. Le patron de Ravensburger, Clemens Maier, a expliqué qu’ils véhiculaient « un imaginaire romancé et plein de clichés », sans rapport avec la véritable histoire de « l’oppression des peuples indigènes ». Il a ajouté que « [s]on intention n’a jamais été de blesser qui que ce soit », et que sa maison se voulait « très attentive à la question de la diversité et de l’appropriation culturelle ». (source : lemonde.fr, 25 août 2022)
Depuis, la polémique « woke » bat son plein entre ceux qui orientent leur farouche indignation vers feu Karl May, estimant que notre époque ne peut plus tolérer une représentation folklorique, kitsch et rétrograde d’un peuple génocidé ; et ceux qui l’orientent plutôt vers la censure d’un pan entier de culture populaire faite d’aventures imaginaires, de grands espaces, de souffle épique, et, mais oui, d’une certaine valorisation des Indiens, fût-elle folklorique (car Winnetou est un brave, un grand héros attirant l’empathie de ses lecteurs, et un personnage tragique dont la mort fit pleurer d’innombrables cœurs tendres, peut-être même Einstein et Hitler eux-mêmes).
La « cancel culture » est une peste de notre temps. (cf. épisode 1)
Le génocide amérindien s’est poursuivi pendant quatre siècles au Canada et on prend à peine la mesure de l’actualité de ce massacre planifié (tout l’été 2021 ont été exhumés des cadavres de jeunes autochtones à proximité des pensionnats catholiques conçus pour les désensauvager…) – détails ici.
Et en réaction à ce scandale permanent, faute de réflexion réelle et de prise de conscience, faute d’aggiornamento politique, social, économique et religieux, que fait-on ? On détruit par le feu quelques livres jugés « inappropriés » ! Parmi les condamnés : Tintin, Astérix, des documentaires illustrés qui ont le toupet de montrer des Amérindiens torse nu (non mais de quel droit ?), voire d’utiliser le mot dégradant amérindien, ou des romans ayant eu, à une autre époque, la prétention de mettre en scène des personnages issus de ces peuples alors même que leur auteur est aussi blanc que Jacques Cartier, par conséquent au minimum complice et bénéficiaire de stigmatisation et de racisme.
(Tintin, je dis pas, les stéréotypes racistes y sont avérés, et au premier degré, sans humour, mais Astérix ??? Astérix est un chef d’oeuvre de déconstruction des stéréotypes, notamment nationaux, grâce à l’humour qui met à distance. Le brûler, c’est se priver d’un puissant outil intellectuel : la distance, c’est très grave et c’est hélas très contemporain. Si ce n’est déjà fait, on condamnera bientôt Iznogoud pour islamophobie.)
Un autre livre intitulé Les Indiens, publié en 2000, a été jeté au recyclage pour avoir été écrit en France, sans consultation des communautés autochtones du Canada. Suzy Kies, autoproclamée « gardienne du savoir » autochtone et, en tant que coprésidente de la Commission autochtone du Parti libéral du Canada, responsable acharnée de ces mises de livres au bûcher, a établi une sévère ligne à ne pas franchir (on n’ose pas dire une ligne rouge, à tous les coups ce serait mal perçu) : « Jamais à propos de nous sans nous » .
Quelle misère intellectuelle, quelle pénible odeur d’inquisition. Je me fais une raison, Ainsi parlait Nanabozo, roman éminemment inapproprié ne fera jamais carrière au Canada. Je tirerais même un grand orgueil qu’il brûle dans le même autodafé qu’Astérix.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Elle connaît ces jours-ci un rebondissement inattendu, du genre qui fait le sel de toutes les bonnes histoires de tartuffes.
Intéressant cas de psychopathologie : il vient d’être révélé que la sus-nommée Suzy Kies, grande inquisitrice et maîtresse de cérémonies des feux de joie purificateurs, n’a, après vérification, aucun ancêtre amérindien sur au moins 7 générations. Alors que le site web de son parti la présente comme « une autochtone urbaine de descendance abénaquise et montagnaise [ancien terme désuet pour innu] ». Celle qui détruit les livres en proclamant, la main sur le cœur, « Les enfants dépendent de nous pour leur dire ce qui est vrai ou faux, ce qui est bien ou mal » est une impostrice (imposteuse ?) maladive, rongée par on ne sait quelle névrose de culpabilité et de justice à rendre.
Après le fameux « zèle des convertis », voici le temps du « zèle des mythomanes ». On n’a pas fini de rire jaune.
On retient d’Albert Camus L’Étranger et sa première phrase, Aujourd’hui maman est morte. C’est déjà bien. Pour ma part je lui préfèrerai toujours La Chute, et son incipit moins spectaculaire, moins facilement tragique, et autrement plus pernicieux : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Cette entrée en matière mondaine et quasiment obséquieuse, où chaque mot est pesé, est en réalité un extraordinaire rappel de la règle du jeu romanesque et de ses enjeux de pouvoir. Paraphrase : Ô lecteur, je te propose mes services, ce faisant je me positionne d’emblée en tant que ton humble serviteur afin de dissimuler qu’ici je suis tout-puissant, je parle et tu écoutes, j’écris et tu lis, si tu es ici avec moi sur cette première page tu sais pourquoi tu es venu, pas plus d’ambiguïté que sur le porche d’un bordel, on s’y met dès que tu donnes le signal de départ mon chou, je suis prêt à te raconter une histoire mais seulement si tu consens, si cela est ton bon plaisir, si tu n’oublies pas mon petit cadeau et surtout si tu en prends la responsabilité, mais alors ce sera à tes risques et périls, il n’est pas impossible que tu le regrettes et que tu me trouves importun – bah, peu importe, le cas échéant il te suffira de refermer le livre, de reprendre le cours de ta vie, ou éventuellement de choisir un roman plus facilement tragique, ce n’est pas difficile à trouver, un roman qui commencerait par exemple par Aujourd’hui maman est morte.
Reconnaissance de dette. J’ai lu La Chute voici 25 ou 30 ans et ce livre bref me fut une telle déflagration qu’on le retrouve en filigranes dans au moins deux de mes propres romans : la cruciale scène du pont est identifiable, quoique maquillée, renversée cul-par-dessus tête avec un point de vue inversé, dans mon TS ; surtout, le dispositif narratif de la Chute, monologue déguisé en dialogue par un jeu d’adresse au lecteur, est bel et bien repris, amplifié, poussé jusque dans ses retranchements et, si je peux me permettre, mis à jour, dans Ainsi parlait Nanabozo. Si l’on remonte le ruisseau en aval, Camus reconnait sans barguigner que lui-même s’est inspiré du théâtre. On trouve l’aveu p. 1927 du volume d’Essais de Camus en Pléiade :
J’ai utilisé une technique de théâtre (le monologue tragique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique.
Lorsque l’on m’interpelle, souvent pour me la reprocher, sur la narration très particulière d’Ainsi parlait Nanabozo, je m’abrite derrière La Chute, je clame que j’ai piqué le truc à Camus. Sauf que je n’avais pas encore vérifié, pas relu La Chute avant d’écrire mon livre… Voilà, je viens de le faire… Et je réalise que ma dette et mon mimétisme sont plus profonds que je ne le pensais, si jamais l’affaire s’ébruitait je pourrais à bon droit me voir accuser de plagiat. Même si son narrateur est infiniment plus cynique et nihiliste que le mien (finalement très candide), les deux abusent de leur droit de parole en feignant d’entendre un interlocuteur, encourent le risque de se montrer horripilants, profitent de leur logorrhée pour cacher leur jeu, gagnent du temps avec leurs circonvolutions afin de révéler le plus tard possible leur faille, leurs regrets, leur honte, leur culpabilité ; en outre leurs deux patronymes sont des allusions aux paroles d’Évangile, et c’est bien la moindre des choses pour des personnages qui parlent dans un livre et prétendent être crus sur parole par leur lecteur : le narrateur de la Chute s’appelle Jean-Baptiste Clamence (allusion au Jean-Baptiste qui prêche dans le désert, vox clamens in deserto) ; celui de Nanabozo Thomas Dedyme.
L’extrait ci-dessous de la Chute, par exemple, pourrait fort bien apparaître dans Nanabozo, au prix d’une légère réécriture circonstanciée :
Je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, le l’espère, vous rendez justice. Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il faut encore dire.
Au passage, d’autres aspects formidables de la Chute rappellent ce que nous avons souvent tendance à oublier : Camus a de l’humour. Exemple ici, où il parle avec désinvolture de l’amour et en profite pour lancer une pique à Sartre et aux sartriens, ces flics de la pensée qui à l’époque ne cessent de l’insulter depuis la parution de l’Homme révolté :
Puisque j’avais besoin d’aimer et d’être aimé, je crus être amoureux. Autrement dit, je fis la bête (…) Je me pris ainsi d’une fausse passion pour une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du cœur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classe. Cette conviction, vous ne l’ignorez pas, est entraînante.
19 juin : un mois tout rond que le Nanabozo est paru, un mois tout rond que je guette l’apparition d’un signe de vie en ligne, quelque note de lecture, critique professionnelle ou à peu près… Cette attente n’est pas vanité de ma part, juste la fébrilité de me confronter au crash test, la vérification que j’écris pour quelqu’un et non pour moi-même exclusivement ou pour le fond de mon tiroir… J’envoie… J’espère un accusé de réception… J’écris… J’attends le lecteur… Je sais bien qu’il s’agit de mon meilleur roman, et de loin, mais j’attends puérilement que des lecteurs me le confirment… Eh bien voilà, c’est chose faite ! Une première lectrice a publié sa première critique sur Babelio, site dédié aux échanges de points de vue entre lecteurs. Hélas je ne sais quoi faire de ce point de vue-là.
Publiée sur le site Babelio : LeKyld, 09 juin 2021 Il m’arrive rarement d’abandonner un livre. Je suis toujours embêtée parce que j’imagine tout le travail qu’il a demandé à son auteur et j’ai le sentiment de lui manquer un peu de respect. Surtout dans un cas comme celui-là, où c’est un livre offert (contre une critique certes). Ainsi parlait Nanabozo est un roman qui m’a tout de suite attirée ; le résumé est plein de mystère. Malheureusement, ma curiosité ne fait pas le poids face aux blocages que j’ai rencontré avec ce livre. La première chose, c’est la narration. L’histoire est racontée du point de vue d’un adolescent avec un langage qui lui est propre et qui, en ce qui me concerne, a tendance à casser mon rythme de lecture : les phrases à rallonge, le langage familier, la narration des évènements avec une chronologie complètement anarchique – ce sont des éléments qui me dérangent. Ensuite, le narrateur à tendance à s’adresser directement au lecteur – c’est comme dans les films, lorsque le personnage casse le 4ème mur, j’ai juste envie de m’arracher les cheveux. Mais ici, c’est un parti pris puisque le narrateur est un adolescent interviewé. En tant que lecteur, on est en quelques sortes plongé dans la peau d’un journaliste. Et puis bon, je l’avoue quand même, étant donné la quatrième de couverture, j’aurais pu le deviner. Du coup, je ne souhaite pas donner une note à ce roman pour plusieurs raisons : Je ne note pas les livres que j’abandonne – je n’ai lu qu’un tiers du roman, ce serait ridicule d’induire en erreur de potentiels lecteurs sur la base d’un “avis” qui ne concerne même pas l’entièreté du récit ; Je suis persuadée que les défauts que je trouve à ce roman le sont pour moi mais pas pour d’autres. La narration, le registre de langue, le narrateur qui interpèle le lecteur… Donc si je peux conclure cette critique (l’imposture !), je ne recommande pas ce roman pour ceux qui, comme moi, sont dérangés par les détails que j’ai listé plus haut. Sinon, tentez et vous verrez bien ! »
Cette lectrice voit des choses que je n’ai pas mises dans mon livre (démolition du 4e mur ? lecteur « journaliste » ? narrateur « interviewé » ? mais où va-t-elle chercher tout ça ?) puis renonce, poliment et respectueusement. Bref, tout reste à faire. J’attends toujours que quelqu’un exprime en public qu’une rencontre a eu lieu, qu’un lecteur a lu ce que j’ai écrit, trouvé ce que j’ai planqué ou récolté ce que j’ai semé (dans ce roman, l’adresse au lecteur, inspirée de La Chute de Camus (je m’en explique ici, pour qui ça intéresse), loin de tout cynisme ou de coup de masse dans le 4e mur, est justement une quête de complicité, une façon de responsabiliser le lecteur qui reçoit la confidence qu’on lui fait – une demande d’engagement, qu’il est en position souveraine de refuser, dont acte). Je me raccroche à l’avertissement que m’a donné mon éditrice, « C’est un livre que tout le monde ne va pas aimer« , donc jusqu’à présent tout est normal, il faut attendre de trouver celui qui l’aimera, un mois n’est sans doute pas assez.
Une personne bien intentionnée m’a consolé en me signalant que le logo de Babelio évoquait davantage un étron que la tour de Babel, en pointant la pauvreté (assumée) de cette critique et en me rappelant que personne n’est obligé de donner son avis à tout bout de champ… J’ai alors gambergé sur ce à quoi nous sommes ou non obligés. Eh bien si, pourtant, cette lectrice est bel et bien obligée de donner son avis puisqu’elle reconnaît avoir reçu le livre gratuitement contre une critique (le dispositif s’appelle Masse critique, jeu de mot sur la critique émise par la masse). Depuis que la presse se pète la gueule, que journaux et kiosques meurent, et que simultanément montent en puissance les influenceurs de tous calibres sur internet, l’antique système des services de presse (un livre offert dans l’espoir d’une critique) a migré vers les sites de type Babelio. Cet itinéraire bis de la critique rejoint une tendance lourde de la sociabilité en ligne : nous nous connectons pour exprimer une opinion. Tant pis et tant mieux. Sans aucun doute tant pis pour moi qui, ceci est un aveu de faiblesse, me sens obligé de lire ces retours. Et, comble de masochisme, les commentaires en-dessous, qui vont tous dans le même sens (je me fais traiter de pensum et d’illisible).
Reste, heureusement pour moi, que la rencontre espérée a bien eu lieu quelques fois, en privé, hors ligne, grâce à des personnes qui pour le coup ne se sentaient pas obligées de le clamer sur les toits numériques. Bisous.
Un monsieur m’aborde. Il souhaite me parler de l’un de mes livres. Je vous en prie, volontiers, je vous écoute. L’expérience est rare, la plupart du temps agréable, aujourd’hui carrément exceptionnelle puisque le livre dont ce monsieur souhaite m’entretenir est celui dont personne ne me parle jamais : Jean II le Bon, séquelle (Thierry-Magnier, 2010). Roman qui s’est soldé par un bide absolu, mon fiasco le plus retentissant (si l’on excepte naturellement ceux parus au Fond du Tiroir), disparu depuis longtemps, pilonné par l’éditeur, introuvable mais heureusement non cherché, cancellé y compris sur la page qui m’est consacrée chez Thierry-Magnier, oublié comme s’il n’avait jamais existé.
Cinq ans plus tôt, j’avais publié Jean Ier le Posthume, roman historique, de nos jours tout aussi épuisé que son frère mais qui en son temps avait rencontré un petit succès, à ma mesure. Des lecteurs venaient m’en parler, c’est pour dire. J’avais pensé : J’ai réussi mon coup, j’ai trouvé la bonne formule, le bon dosage entre le divertissement et la profondeur, la tradition et l’originalité. Tiens, et si j’écrivais la suite ? Je n’ai pas épuisé le sujet, j’ai envie de le mettre cul-par-dessus-tête pour voir ce qui se cache en-dessous. Puisque cinq ans ont passé, je vais prendre les personnages cinq ans plus tard, ils ne seront plus des enfants mais des ados, ils se poseront les mêmes questions fondamentales, sur eux, sur le monde qui les entoure, sur le geste de création, mais forcément les réponses seront différentes… Jean Ier était un livre sur l’enfance et la prédestination sociale, Jean II sera le contraire, un livre sur l’adolescence et le libre arbitre !
Mon idée géniale était complètement pourrie : j’avais oublié que la littérature jeunesse est segmentée, l’on écrit soit un livre pour enfants, soit un livre pour ados, mais un livre pour ados qui serait la suite d’un livre pour enfants, ça n’existe pas. La preuve. Peu après, une conversation avec une grande dame de la littérature jeunesse, à juste titre aimée de tous et de moi-même (promue entre temps chevalière de la Légion d’honneur) avait enfoncé le clou : mon livre ne serait pas lu parce qu’il était illisible. Je m’étais fait une raison, je m’efforcerais d’oublier Jean II le bon, séquelle, comme tout le monde.
Or aujourd’hui ce monsieur m’aborde et me déclare ce que personne ne m’a jamais déclaré : « J’ai lu votre diptyque, Jean Ier et Jean II. Je vous avoue que le premier m’a un peu laissé sur ma faim, un peu court et superficiel… Mais le second ! Bravo, formidable ! Cette fois tout y est ! »
Ah, bon ? Ben ça. Il en faut pour tous les goûts.
Il ouvre le livre sous mes yeux et ajoute : « Toutefois je me suis permis de corriger une petite erreur, voyez, j’ai ajouté ici une note au crayon… »
Page 198 :
ELSA – Décidément, les guerres ne sont pas seulement horribles, elles sont grotesques. STAN (sentencieux) – « Honni soit qui mal y pense. » ARTHUR – Pardon ? STAN – « Honni soit qui mal y pense. » Notre ennemi juré, Édouard II, a fondé le plus prestigieux ordre de chevalerie, le seul en tout cas encore en activité au XXIe siècle. Et la devise de cet ordre, c’est : Honni soit qui mal y pense, c’est-à-dire tant pis pour celui, ou celle (lourd regard à Elsa), qui voit le mal partout.
Refermant le volume, ce lecteur pointu me précise en souriant, tout en élégance et magnanimité : « Il s’agit manifestement d’une coquille, puisque, comme vous le savez, le fondateur de l’Ordre de la Jarretière n’est pas Édouard II mais bien sûr Édouard III, en 1348, le jour de la Saint-George. »
Il en faut pour tous les goûts, y compris pour ceux des véritables amateurs de romans historiques, ceux qui en savent plus long que les auteurs sur les époques convoquées et vérifient qu’on ne profère pas d’âneries ! Merci infiniment pour votre lecture et votre opinion, cher monsieur !
Suite à cet échange, j’ai relu la page incriminée ainsi que d’autres extraits du roman perdu. Et j’ai aimé. Et j’ai été frappé par ce qui m’avait échappé jusqu’à présent.
Après le four de Jean II et l’arrêt de commercialisation de Jean Ier, j’étais persuadé que Magnier ne publierait plus jamais aucun de mes livres, que notre histoire en commun était achevée. Aussi, qu’il accepte l’an dernier, si longtemps après, mon Ainsi parlait Nanabozo m’avait été une sacrée surprise. Or plus je relis, plus je compare, plus la logique me semble évidente, Nanabozo avait sa place naturelle chez Magnier, comme les deux autres. Car il s’agit au fond d’une trilogie. Cette scène où une fille, plus intelligente que les garçons, fustige et moque l’un deux parce qu’il est fasciné par la guerre… Et celui-ci qui observe en silence les conversations des autres, et qui est peut-être bien le personnage principal… Les trois écoliers de Jean Ier, les trois collégiens de Jean II, sont devenus les onze lycéens de Nanabozo. Constante dans chacun des volumes, je les observe dans le stress de leur dernière année, juste avant le grand saut vers l’inconnu : ils sont en CM2 dans Jean Ier, en 3e dans Jean II, en terminale dans Nanabozo. Même pas déçu par mes propres répétition, je reconnais leurs caractères, qui se sont déployés, amplifiés, multipliés. J’ai juste changé les noms et je suis allé encore plus loin, quinze ans plus tard.
Maintenant que je l’ai saisi, l’aspect trilogie est tellement évident que divers signes me sautent aux yeux. La couverture du premier volume, Jean Ier le Posthume, ne mettait-elle pas en scène le personnage principal en train de jouer aux indiens, en tailleur devant son tipi ? Tout était déjà là !
Et je relève, page 93 de Jean II le Bon, séquelle, un dialogue qui, vu d’ici, m’apparaît bizarrement prophétique : oui, à l’évidence, écrire un troisième tome était impossible, sauf à changer de sujet… Sauf à aborder les papes…
ELSA (haussant les sourcils) – En tout cas, au moins une bonne nouvelle, une fois qu’on aura réglé le compte de ce « Jean »-ci le Second, on aura fait le tour de la question : il n’y a que deux « Jean » parmi les rois de France. On évite le risque de faire un jour un « Jean III le Quelque-chose », et tant mieux parce que les séquelles de séquelles, c’est pire que tout. STAN – Des rois de France, peut-être, mais je te signale que si on regarde les papes, des « Jean » il en vient jusqu’au XXIII… ELSA – Des papes ?! Pas question ! Les papes ce sont des vieux réacs anti-préservatifs, anti-avortements, et anti-homosexuels ! Tout ça pour nous inciter à faire des enfants, plein d’enfants, onze enfants, toujours plus d’enfants. Moi, je vous préviens, j’aurai jamais d’enfants. STAN (fasciné) – Je vois pas du tout pourquoi tu nous préviens de ça …
Je me sens ce matin encouragé, optimiste, réconcilié, merci encore, monsieur. Quand bien même Nanabozo serait un bide sans appel (il s’avère que d’ores et déjà, quelques-uns de mes fidèles lecteurs, voire de mes amis, ont décroché, déçus, estimant ce livre pénible et illisible), peut-être qu’un de ces jours, une de ces années, un lecteur m’abordera et me dira en confidence : « Formidable ! Il en faut pour tous les goûts, même le mien. »
J’ai le plaisir un peu fébrile de vous signaler qu’aujourd’hui, mercredi 19 mai, surgit en librairie mon nouveau livre, un roman intitulé Ainsi parlait Nanabozo. Ci-dessus le communiqué de presse conçu par l’éditeur, Thierry Magnier.
Je n’avais rien publié à compte d’éditeur depuis six ans. C’est bien long, six ans. Mais il faut se souvenir que les choses s’étaient déroulées de la façon suivante : un autre mercredi, le 7 janvier 2015 à l’aube, je me réveille d’excellente humeur, riant seul, confiant en l’avenir, candide. En sifflotant je rédige et envoie à tout mon carnet d’adresse, à vous aussi sans doute, un faire-part de naissance béat comme sont tous les faire-parts de naissance, « J’ai la joie etc., nouveau livre blablabla, Fatale Spirale, très beau, Sarbacane, illustrations Jean-Baptiste Bourgois, aujourd’hui en librairie… »
Mon euphorie a duré toute la matinée, avant d’être définitivement ratatinée aux environs de midi lorsque nous sont parvenus les premiers échos médiatiques de la tuerie de Charlie Hebdo, premier acte d’une année 2015 en plomb.
Six ans pour m’en remettre ? En quelque sorte.
Aussi, c’est très prudemment aujourd’hui qu’à votre attention je fanfaronne à mi-voix, une main ramassée autour de la bouche pour ne point trop ébruiter : « Hep ! Psssst ! Oui, vous, là. Youpi ! Nouveau livre blablabla ! Très beau Nanabozo etc. ! Roman qui parle peut-être d’attentat et de fanatisme religieux ! De plein d’autres choses aussi ! Et qui est très rigolo malgré tout ! »
Maintenant que la présente réclame vous est parvenue, attendons. Observons ensemble, si vous le voulez bien, ce qui se passe d’ici ce soir minuit. Soit un attentat ignoble ensanglante la France et ma psyché, et cette fois, promis juré, je retiendrai la leçon superstitieuse, je me garderai de ne plus jamais rien publier, ou du moins de le clamer sur les toits. Soit tout se passe bien et le 19 mai 2021 ne sera rien d’autre dans notre mémoire collective que ce soulagement de retourner boire un verre en terrasse, par exemple pour fêter l’existence d’un livre à votre disposition dans toutes les bonnes librairies.
Mesdames, messieurs, je vous souhaite, le plus sincèrement du monde, une bonne journée.
Fabrice Vigne
Pour en savoir plus et faire le tour d’Ainsi parlait Nanabozo depuis votre canapé, lire ici.
L’âge qu’avait Henri Calet à sa mort en 1956. Peau d’ours est le roman qu’Henri Calet a ruminé pendant les cinq dernières années de sa vie, et qui aurait dû s’ajouter à son cycle d’inspiration autobiographique (le mot autofiction n’existait pas). Le titre en est devenu tristement prophétique : la peau de l’ours était vendue avant d’être entièrement écrite. En subsiste un livre posthume qui n’est pas un roman, seulement une liasse de brouillons, de notes personnelles au quotidien (le mot blog n’existait pas non plus), de correspondances et de fulgurances, qui laisse rêver au plus beau roman qui se puisse être : celui qu’on rêve et qu’on ne finit pas. La mort a bon dos.
J’ai la joie d’annoncer que par fortune je ne suis pas mort et que le roman que, pour ma part, je rumine depuis cinq ans, qui s’intitulerait Peau de lapin plutôt que Peau d’ours, est correctement parvenu à son terme. Il sort en librairie dans un mois.
Autres morts à 52 ans que je viens de coiffer au poteau et qui méritent ici au minimum un petit hommage : Frank Zappa, François Truffaut, Chaval, William Shakespeare, Jean-Patrick Manchette, Jules Vallès, Joe Brainard (qui a inventé I remember avant que Perec n’écrive Je me souviens), Christopher Reeve, Henri-Désiré Landru, Erwin « Renard du désert » Rommel, Pierre Drieu la Rochelle, Mort Shuman, Grace Kelly, Jacno (le chanteur, pas le graphiste), Johann Pachelbel, Gérard Grisey, François Ier, Frank Rosolino, Jean Pain, Henry Houdini, Marcus Garvey, Philippe Escafre dit Coyote, Francis Blanche, Paul Desmond, Patrick Edlinger, Valérie Benguigui, Christian Dior, Helen McCrory.
Dans deux mois tout ronds, le 19 mai, surgira du bois Ainsi parlait Nanabozo, roman, mon opus 18, dix-huit ans après mon opus 1 (TS, 2003). La coïncidence des nombres pourrait faire accroire que je suis régulier comme une horloge ou un cerisier, voire comme une horloge en cerisier : un livre par an. Nenni ! Je n’ai rien publié depuis cinq ans, mesdames et messieurs. Et pour cause, celui-ci m’aura occupé près de cinq ans. C’est un très gros lapin. Un énorme. Voyez, c’est la première fois de toute ma biblio que je signe un livre suffisamment épais pour que sur son dos son titre s’étale en DEUX LIGNES. Je présente ci-après sa couverture, ainsi que celles auxquelles vous avez échappé, et quelques autres signaux. Mais d’ores et déjà, hommage soit rendu et gratitude à mon éditrice, Charline Vanderpoorte, de chez Thierry-Magnier, très enthousiaste, et l’enthousiasme sauve. Je suis content de l’avoir trouvée ; réciproquement. La première fois que je l’ai eue au téléphone, elle m’a déclaré : « C’est un livre que tout le monde n’aimera pas. Raison de plus pour le défendre. » Une telle assertion fait tout l’honneur de sa corporation.
2 – le titre
J’ai fait le test autour de moi. Le nom Nanabozo, bien avant d’évoquer la spiritualité amérindienne, remet en mémoire une bande dessinée pour enfants. Ce filigrane ne me gêne pas, au contraire. Je profite de l’ancrage dans un inconscient innocent et émerveillé. Yakari, créé comme moi en 1969, écrit par Job et illustré par Derib est une série des plus estimables, enfantine mais pas infantile, tendre, écolo, riche d’enseignements culturels à la fois factuels et imaginaires. Derib est également l’auteur de séries plus adultes mettant en scène des Amérindiens, tout aussi recommandables : Celui qui est né deux fois, Red Road, ainsi que la saga Buddy Longway où les Sioux jouent un rôle majeur. Si jamais quelqu’un dans la salle connait ses coordonnées, qu’il me les transmette, je me ferai un plaisir de lui offrir un exemplaire de mon roman. Et puis bien sûr l’autre moitié du titre Ainsi parlait Nanabozo, la moitié tragique, c’est Nietzsche, théoricien fondamental de la tragédie (concept clef de mon roman). Mix papoose/surhomme.
3 – la couve
Je ne sais même pas si j’ai le droit de vous la montrer ou si c’est encore top secret, on s’en fout, je trépigne, la voici tout de go. Version bonnet à oreilles sur fond d’attrapeur de rêves. Réalisée par Nicolas Galkowski, qui a bien du talent. Si vous ne me croyez pas allez admirer son travail ici.
4 – la quat’ de couve
Texte conçu comme un « chapitre zéro ». On peut lire la quat’ de couve et enchaîner direct sur la première phrase du roman, ça colle.
5 – On ne se baigne jamais deux fois dans le même livre
Quatre à cinq ans de besogne pour venir à bout d’un livre… C’est beaucoup trop… La longue durée a certes des avantages : les bilans d’étape. Les allers-retours entre chaque perle et le fil. Les amples ravalements de façade aussi bien que les retouches infimes des ornements sur une discrète corniche invisible à l’œil nu. Les révisions incessantes qu’il faut cesser un jour. Les recours aux lecteurs-cobayes, chers amis, ni plus ni moins compagnons de route, à qui l’on confie un état du texte à un moment donné durant les cinq ans, si bien qu’aucun d’eux n’aura lu le même livre mais tous l’auront poussé un peu plus loin par leur lecture. Mes gratitudes renouvelées à Laurence M., Fred P., Yasmina A., Éric M., Claude F… Mais la longue durée a aussi d’imprévisibles inconvénients. Le cours du monde, qui se fout bien de mes griffonnages, est susceptible de changer le cours du livre, sans ménagement rendre tel pan ou telle digression obsolète, littéralement dépassé par les événements. Un exemple pour l’anecdote : un chapitre écrit il y a trois ans comprenait un long développement sur l’observation attentive et parallèle des yeux et des sourires (car mon narrateur est un regardeur obsessionnel) et sur les rapports mécaniques entre les deux, l’effet sur les coins des yeux induit par un sourire. Les conclusions que mon protagoniste en tirait à l’époque me semblaient amusantes, bien troussées, vaguement originales… Mais depuis un an elles ont sombré dans la banalité absolue puisque nous faisons TOUS et chaque jour cette expérience sociale qui consiste à décrypter un sourire en fixant seulement les yeux d’un visage masqué. Au temps pour moi : j’ai supprimé un paragraphe. Pire : l’une des toutes premières pages du roman, écrite durant l’hiver 2016/2017, montrait l’un des personnages principaux se rendre coupable d’un canular, ou du moins d’une bizarrerie, en se promenant sans explication le visage couvert d’un masque chirurgical, « le carré bleuté qu’on s’accroche aux oreilles, prophylactique en papier, hygiaphone portatif récupéré d’un fond de pharmacie et d’une épidémie oubliée » . Les réactions, amusées, paniquées ou compatissantes de ses amis s’étalaient sur la page suivante. Incompréhensibles en 2021 ! Désormais c’est l’absence de masque qui serait commentée et ressentie comme une excentricité publique. J’ai tripoté le texte et, moins mauvaise solution, j’ai ajouté une phrase de contexte : « Je te précise, ça se passait bien avant la grande pandémie on n’avait pas l’habitude. Essaye de te rappeler la première fois que tu as vu un de ces masques ? Ben c’était comme nous ce jour-là, en débarquant masqué il était pionnier à sa façon.« Vous voyez un peu le boulot ? Quatre à cinq ans… C’est beaucoup trop long…
6 – les épigraphes
J’aime les épigraphes. J’aime dans un livre la page des épigraphes, sas de décompression. « Vous qui entrez ici » enfouissez-vous ces quelques mots dans un coin de la tête, peut-être qu’ils vous serviront le moment venu. J’aime en lire donc j’aime en écrire. Mais orner ou parachever un livre d’une épigraphe bien sentie et fulgurante n’est pas sans risque. Le lecteur conserve le droit souverain de juger les phrases convoquées plus intéressantes que le texte qui s’apprête à les suivre et se hausse désespérément du col pour être à la hauteur. Tant pis, j’aime les épigraphes donc j’aime ce risque. Mon livre s’ouvre, non pas par une, mais par deux épigraphes, une longue et une courte.
« La danse de la pluie c’est sans espoir mais on danse quand même le soir au fond des bois La danse de la pluie, surtout le soir par lune bien pleine de corps et d’esprit La meilleure méthode est celle d’un sachem qui vit entre Jackson et Abilene il utilise une poignée de poudre d’ortie et des crottes de chauves-souris Ça marche surtout pendant la saison où il va bientôt pleuvoir de toute façon mais il arrive parfois que ça marche vraiment et c’est inexplicablement » Nino Ferrer
« La vie est probablement ronde. » Gaston Bachelard
Voici leurs sources :
– La chanson de Nino Ferrer est La danse de la pluie, titre de son dernier album studio (ou avant-dernier, suivant la façon dont on compte) La désabusion (1993), que j’adore, qui alterne sommets d’absurdité et sommets de mélancolie.
– La phrase de Bachelard est cueillie dans Poétique de l’espace (1957)… sauf qu’elle est en réalité de seconde main, Bachelard l’attribuant à Vincent Van Gogh. Le 10e chapitre de ce livre s’intitule « La phénoménologie du rond » (titre hyperclasse) que Bachelard entame en confrontant et discutant quatre citations, parmi lesquelles celle de Van Gogh. En revanche, j’ignorais en premier lieu dans quel contexte Van Gogh avait pu écrire cette phrase, puisque Bachelard lui-même ne cite pas ses sources… Je viens donc de poser la question à Google qui m’a obligeamment répondu qu’il s’agissait d‘une lettre de Van Gogh à Emile Bernard « vers le 26 juin 1888 » :
« La science – le raisonnement scientifique – me parait être un instrument qui ira bien loin dans la suite. Car voici : On a supposé la terre plate. C’était vrai ; elle l’est encore aujourd’hui, de Paris à Asnières, par exemple. Seulement n’empêche que la science prouve que la terre est surtout ronde. Ce qu’actuellement personne ne conteste. Or, actuellement, on en est encore, malgré ça, à croire que la vie est plate et va de la naissance à la mort. Seulement, elle aussi, la vie, est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l’hémisphère unique qui nous est à présent connu. Des générations futures, il est probable, nous éclairciront à ce sujet si intéressant ; et alors la Science elle-même pourrait – ne lui déplaise – arriver à des conclusions plus ou moins parallèles aux dictions du christ relatives à l’autre moitié de l’existence. »
Ce paragraphe de Van Gogh est pour moi une découverte formidable, un cadeau ! Je suis refait, ravi de ce que l’idée énoncée par Vincent (la confrontation de la science et de la religion en tant que « deux moitiés de l’existence » ) recoupe ce qui se déroule dans mon Nanabozo. Je suis tenté de corriger in extremis mon épigraphe sur les épreuves, et d’attribuer la phrase à son auteur originel… Sauf qu’au fond j’aime Bachelard plus que Van Gogh et que c’est bien à la science farfelue et poétique du premier que j’avais envie de rendre hommage…
7 – les épigraphes auxquelles vous avez échappé
« Aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe)
« L’un des aspects du monde est purement mathématique. L’autre n’est que volonté, plaisir et douleur. » (Friedrich Nietzsche)
8 – les couvertures auxquelles vous avez échappé
Deux pistes de travail abandonnées pour la couverture, reproduites ici avec l’aimable autorisation de l’artiste, Nicolas Galkowski. Elles avaient chacune leur charme et leur intérêt. Celle avec le bonnet (inspiré de la photo de profil Facebook de quelqu’un) et les volutes était mystérieuse, peut-être un poil trop. Ma préférence allait à celle avec le personnage de dos sur fond de chaos en tourbillon, elle me faisait penser à l’affiche de Nocturama de Bertrand Bonello et cette référence subliminale me comblait. Tant pis, la couve définitive est très bien aussi.
9 – autre chose
Un phénomène bien connu fait que lorsqu’on est soi-même empli d’un livre en cours, tout ce qui rentre fait ventre : ce qu’on peut lire ou voir ou faire en dehors nous semble encore parler du livre. Tiens, par exemple. Revue de presse au trésor. Je lis aujourd’hui sur lemonde.fr une formidable interview de la formidable « rabbine » Delphine Horvilleur. J’en sors requinqué au possible, décrassé. Truisme : confier les clefs des vieilles religions patriarcales aux femmes est un bon moyen de se protéger contre l’imbécilité obscurantiste et dogmatique… Vivent les papesses, les imames, les grandes mufties ! (c’est cependant sans garantie, foin de féminisme intégriste, songeons à Christine Boutin.) Parmi les passages que je relève, celui-ci, sur les liens entre le métier de chef religieux et celui de conteur, idée qui me va droitaucoeur puisque ces liens sont à l’œuvre dans mon roman sous presse, et je me trouve dans un tel état d’esprit que je me grise de l’illusion que Delphine (vous permettez que je vous appelle Delphine ? Je vous en prie, appelez-moi Fabrice) prononce ces phrases à mon attention :
Vous dites qu’« être rabbin, c’est raconter des histoires », être « conteur ». Ce type de définition ne risque-t-il pas de décrédibiliser la fonction ? « Je comprends très bien que certains attendent de la religion et de ses « leaders » un discours de vérité exclusive. Cependant, à mes yeux, ce n’est pas du tout conforme à ce qu’un rabbin devrait être. Le métier qui se rapproche le plus du mien, c’est effectivement celui de conteur. Cette formulation est tout sauf une profanation de la fonction. C’est même le contraire : une tentative d’élever ce rôle à la hauteur de celui qui raconte des récits. On a longtemps pensé que le propre de l’homme était le langage, le rire ou les rites funéraires, or il n’en est rien. Au bout du compte, il me semble que le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et se raconter des histoires. Si certains tournent cela en ridicule, je pense à l’inverse que la force des humains tient à cette capacité à construire des mondes, et à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble. Si nos traditions religieuses, chacune par le biais de ses propres narratifs, se révèlent porteuses d’histoires de vie, elles peuvent apporter quelque chose de l’ordre d’une bénédiction pour nos sociétés. Quand elles se font porteuses de récits de mort – comme elles l’ont souvent fait dans l’histoire, et particulièrement ces dernières années –, alors elles sont une malédiction. Car les assassins du Bataclan se racontaient eux aussi des histoires qui, de leur point de vue, étaient sacrées. De ce travail de conteur, on peut faire le meilleur comme le pire. A ce titre, les histoires constituent une arme de destruction ou de construction massive dans le monde. Mais quand la mort surgit, la puissance de ces récits est décuplée. Face à la dévastation, soit vous la laissez s’emparer de vous, soit vous agissez avec vos mots pour la contrer. »
Quelle intelligence ET quelle spiritualité ! Il y a aussi ce passage lumineux sur la laïcité. Delphine Horvilleur réagit au fait d’avoir un jour été qualifiée de « rabbin laïc » :
« En entendant la sœur d’Elsa [Cayat] me présenter comme un « rabbin laïc », j’ai tout d’abord sursauté. Qu’entendait-elle par là ? Mais très vite, rien n’a sonné plus juste dans ma vie que ce « baptême » de « rabbin laïc » qu’elle m’offrait. Dans ce moment très particulier où tant de gens voulaient mettre notre nation endeuillée en posture d’affrontement – répartir le monde entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui chérissent la laïcité et ceux qui n’en veulent plus –, je sentais dans ce cimetière qu’on ne pouvait laisser la nation en lambeaux et qu’on pouvait ensemble recoudre. Rapiécer n’est pas si difficile, mais cela implique de pouvoir entendre le langage de l’autre. Quand la sœur d’Elsa emploie ces termes antinomiques, je vois très vite ce qu’elle veut dire, et que c’est ce que j’aspire à faire moi aussi : montrer pourquoi la laïcité me permet d’être la rabbine que je veux être, pourquoi la laïcité est la bénédiction qui me permet d’exercer ma fonction d’accompagnante dans un langage très particulier qui est celui du judaïsme, mais qui est là pour raconter quelque chose d’universel. La laïcité est pour moi un cadre qui ne sature pas, qui promet que l’espace autour de nous restera non saturé des convictions ou des certitudes des uns et des autres. Parce que c’est un cadre plus grand que ce que je crois, la laïcité est une forme de transcendance, une promesse d’infini. »
Un dernier extrait, brillant, sur l’identité :
« Parce que l’identité juive échappe à toute définition, elle échappe aussi à toute finition, c’est toujours un mouvement. D’ailleurs le mot « hébreu », dans cette langue, signifie « en passant », et le verbe « être » ne connaît aucune conjugaison au présent : on peut avoir été, devenir, mais on ne peut pas dire « je suis ». Il n’y a pas d’identité au présent fixée une fois pour toutes. L’identité mère du judaïsme est donc une identité de passage, qui refuse l’immobilité, d’où la haine qu’il peut susciter – surgissant dans des temps d’obsession identitaire, le discours antisémite ne supporte pas l’identité mouvante que le juif incarne très bien. Ma non-sérénité de juive ou de rabbine est donc, pour moi, une fidélité à la tradition. J’appartiens à une religion où il a souvent été question de trahir la tradition au nom de la tradition. Dès lors, est-on fidèle à la tradition quand on cesse de l’interroger ? »
10 et fin – Also sprach Winnie
Merci de votre attention et basta l’avant-première. On a fait le tour du propriétaire comme si l’objet n’était pas à ce jour purement virtuel, vue de l’esprit et disque dur. Restent deux mois de frein à ronger avant qu’il ne s’épanouisse au printemps et exhale une bonne odeur d’encre et de papier. Je retourne transpirer sur les épreuves. Pour patienter : Ainsi parlait Winnie l’ourson de Thiéfaine, c’est bien aussi.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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