Sur la Route, encore
J’ai lu, durant l’hiver 2007-2008, la Route, roman de Cormac McCarthy – sur les conseils simultanés de deux lecteurs avisés n’ayant aucun lien entre eux, messieurs Yann Garavel et Jean-Marc Mathis. Si je donne leurs noms, c’est pure gratitude. Car depuis, je pense à ce livre, non quotidiennement, ce serait insupportable, non régulièrement, ce serait de la préméditation, mais enfin, très souvent. Des visions me prennent soudain, me reviennent de loin ou m’arrivent de demain, je ne sais pas. En roulant sur l’autoroute. En mangeant une pomme. En poussant un caddie dans un supermarché. En ouvrant une boîte de conserve. En me retrouvant seul, même accompagné. En contemplant un paysage, n’importe quel paysage, pour en ressentir très profondément, à en pleurer, sa fragilité, la mienne aussi, sa beauté en train de mourir.
Quel est donc que ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore telles sensations ? Tels effrois et telle conscience viscérale (L’horreur ! L’horreur !) de notre rapport avec le monde ? Quel est donc ce roman qui vous retourne l’oeil ?
Et ce n’est pas tout. Cette nuit, j’y étais, sur La Route.
J’étais dans ce monde gris et mort, j’étais seul et tapi dans un terrier de cendres, j’espérais que les miens étaient encore vivants mais je n’avais aucun moyen d’en être sûr, je savais que les alentours étaient dangereux, j’étais squelettique et en haillons, je faisais partie d’un groupe qui m’avait isolé, un groupe cruel et dur et violent, mais censé protéger ses membres d’un autre groupe plus cruel, plus dur et plus violent, qu’on ne voyait pas, qu’on entendait parfois, dont la menace obligeait à rester caché, couché, prostré dans la boue grise… Pourtant, je me suis finalement levé, parce que j’avais en poche l’outil qui me permettrait d’aller voir plus loin : le passe-partout de l’Odyssée [il s’agit de mon trousseau de clés professionnel], je marchais dans la boue grise, en tâtant ce sésame à travers ma poche et en écoutant chaque écho de la forêt pelée, sans feuille, et chaque coup de mon cœur… Je suis parvenu devant une palissade hétéroclite, amoncèlement de planches de chantier, et là une porte. Ma clef est entrée dans la serrure, j’ai poussé la poignée, je suis entré. Entré dans quoi ? Au-delà, le même paysage continuait, identique, plus vallonné peut-être. J’ai entendu un cri : « Un espion ! » J’ai répondu d’une voix très faible : « Je ne suis pas un espion… Je n’ai pas d’arme sur moi… » Alors ,des individus, squelettiques comme moi, sales comme moi, en haillons comme moi, ont fondu sur mon corps, ils m’ont encerclé, et ils ont commencé à me palper, à soupeser mes maigres muscles, mes jambes, mes bras, et je comprenais parfaitement à quelle fin ils me jaugeaient ainsi. Or ils étaient tous des enfants. Aucun n’avait plus de treize ans.
Et je me suis réveillé, en sueur, le cœur battant très fort d’être vivant.
Quel est donc que ce roman qui, bientôt deux ans après avoir été lu, procure encore des cauchemars ?
Un chef d’œuvre, sans aucun doute, voilà la réponse.
Il paraît qu’ « ils » vont en faire un film, non parce que c’est un chef d’oeuvre, mais parce que le livre a eu du succès, comme d’habitude. Je ne vois pas l’intérêt. Les pouvoirs de la littérature sont une chose ; ceux du cinéma, très grands et tout aussi respectables, en sont une autre, et ces deux choses mélangées dans le pot commun du box-office ne sont pas forcément des ingrédients compatibles. De quoi gâter le goût, aussi bien. Je n’irai pas voir ce film, de même, et à peu près pour les mêmes raisons, que je ne suis pas allé voir un autre film évoqué ici. À quoi bon ? Des images, j’en ai déjà, la nuit aussi.
Je l’ai lu l’été dernier, poussée aussi par de chaleureux lecteurs. Et j’ai été très déçue. Le thème, peut-être, tellement vu. J’ai de grandes périodes de lecture de science fiction, et je pense avoir fait tous les cauchemars possibles de fin du monde, de fin de civilisation, d’abandon, de fuite, de terres hostiles, de perte… Quant à l’écriture, incapable que je suis de lire en VO, difficile à dire. Sans doute étais-je agacée que ce livre fasse tant de bruit alors que d’autres sur le même thème, tout aussi forts mais estampillés SF, n’ont aucun écho dans la presse bienpensante. Oui, je devais être agacée, ça m’arrive.