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Eigengrau

14/02/2015 un commentaire

Génèse 22,11

Non, décidément, non, non, non. Le mercredi 7 janvier ne se digère pas, un bloc dans la gorge, impossible à métaboliser. Je me lève et chaque matin je suis le mercredi 7 janvier, j’ai du sang partout. Je ne passe/pense pas à autre chose. Grumeaux dans le Flux, graviers dans le sablier, couille dans le potage. Pourtant je sais que le temps coule, puisque j’ai des souvenirs.

Automne 2011. Je me trouve à Troyes pour une résidence d’écriture. À Paris, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés par un cocktail Molotov. Je tourne en rond dans ma thébaïde, je rumine, je n’arrive pas à écrire ce que je suis venu écrire ici, j’entreprends autre chose. C’est autour de la religion que je médite et tâche de bâtir une quelconque histoire. Je doute d’être capable d’écrire là-dessus, ou même de contenir quoi que ce soit qui mérite d’être écrit. Or mes pensées se formulent ainsi : la religion est une bien belle chose, qui offre au mortel sens et mythes, recul et élévation, paix intérieure et sagesse, régulation et réconciliation, méditation et ré-enchantement du monde, redécouverte sous de nouveaux noms des trésors les plus anciens, l’amour, la générosité, la nature, la vie / la religion est une saloperie, qui emplit les cerveaux de merde archaïque et de contes à dormir debout, racistes, sexistes, patriarcaux, qui refile à bon compte un reflet de ciel aux englués terre-à-terre, et un vernis de transcendance aux matérialistes postmodernes, qui replie dans l’ignorance, dans le communautarisme, dans la haine, dans la guerre, dans la mort. Je confronte dans ma mémoire des personnes proches de moi ou lointaines, qui illustrent ces deux récits, ces deux facettes. J’en trouve en foules. Je dialectise. La religion n’est ni bien, ni mal. Elle est un seulement un outil de pensée. Elle est un couteau. Tout dépend de la main qui tient ce couteau.

Je réalise que je pense énormément aux religions, et la plupart du temps c’est un registre de pensée mélancolique.

Je me lance dans l’écriture d’un texte. Il sera intitulé Double Tranchant. Finalement, il prendra la forme d’un monologue de coutelier ; toute allusion à la foi y sera escamotée, refoulée très profondément dans l’inconscient des mots. Jean-Pierre Blanpain accepte de l’illustrer. Je suis fou de joie en voyant surgir dans ma boîte mail, jour après jour, les somptueuses linogravures que mon texte a inspirées à Jean-Pierre. Intuitif et génial, celui-ci fouille le texte et exhume le motif religieux enfoui : l’une des plus belles linos qu’il réalise met en scène le sacrifice d’Abraham – alors même que le texte n’en dit pas un traître mot, du moins en surface. Abraham, levant son bras armé d’un couteau, est ce patriarche qui créa trois religions, engendra trois civilisations. Les trois monothéismes ont en commun cet ancêtre, et en partage ce geste arrêté, ce coup de couteau fondateur parce que justement non abouti, sublimé dans un rituel et dans une mystique. Trois religions soeurs, qui se détestent, persuadées qu’elles sont toutes trois d’être la seule authentique héritière du coup de couteau interrompu – prêtes à l’occasion à parachever le geste pour mieux le prouver.

Hiver 2015. Parmi les trois religions, toutes folles ET sages congénitalement, l’une (celle de la lune) est en train de se laisser dévorer par sa folie. Elle abat le bras, plante le couteau. Elle égorge là-bas, fait exploser des enfants-kamikazes ailleurs, tue des journalistes et des dessinateurs ici même. Et nous vivons sous un règne de terreur où, comme le dit Salman Rushdie, ce que l’on appelle « respect de la religion » signifie en réalité « peur de la religion » et comme si souvent dans l’histoire, le seul vrai Dieu c’est le mieux armé alors ta gueule. Rien à faire, ça ne passe pas.

Je continue de lire énormément (sans doute trop) de textes sur Internet, témoignages, réflexions, alertes, faits et gestes, des heures, des nuits, afin de comprendre ce qui s’est passé à Charlie, dans mon pays, dans le monde.

Sur le monde, je n’ai aucune prise (même si certaines réactions étrangères m’intéressent. Alan Moore considère carrément que le monothéisme, qui ne peut qu’opposer un dieu « unique » à un autre, a fait son temps : « Pourquoi serions-nous obligés de fonder nos vies sur des systèmes de croyances nés vers le IVe siècle avant JC ? Je ne vois pas pourquoi le christianisme, le judaïsme ou l’islam fourniraient des croyances plus fiables que le Seigneur des anneaux » – Moore a fondé il y a longtemps une religion à son usage personnel, il rend un culte à un serpent romain nommé Glycon, il s’y tient et n’emmerde personne avec ça…)

Mais je relève surtout ce qui se passe dans mon périmètre, là où ça craque, dans les banlieues de la République. Quotidiennement je passe en revue la presse, à l’affût d’outils de pensée, de couteaux levés et de préférence non abattus. Je constate un phénomène perturbant : souvent une chronique passionnante et éclairante d’un envoyé spécial dans les banlieues est suivie quelques jours plus tard de son contrecoup, l’auteur étant sommé de revenir, s’expliquer, justifier chaque mot, le débat n’en finit plus, les malentendus, faux procès, susceptibilités, arguties. Deux exemples :

* Ici, cette chronique écrite par un professeur de philosophie musulman est hélas suivie de celle-ci où il raconte qu’entre temps sa première intervention l’a contraint à démissionner.

* Là, ce récit d’un dramaturge intervenant dans des classes hostiles où l’on en vient à faire l’éloge des terroristes, est soupçonné de bidonnage et oblige son auteur à expliquer sa façon d’écrire (et de penser) dans une seconde chronique.

Moi-même, j’ai vécu ce phénomène dès 2010 : un article sur ce blog où j’exposai avec anxiété mes difficultés de contact avec des collégiens de la Villeneuve de Grenoble (je ne parlais pas encore d’apartheid comme Valls, mais déjà de ghetto, l’idée était la même, on ne pourra pas prétendre qu’on n’était pas au courant) a été contesté et m’a obligé a revenir sur le sujet maintes fois, des années durant.

Aujourd’hui les alertes viennent de partout, et même avec des codicilles et des précautions de démineur, elles disent toutes la même chose ! L’Apartheid, les ghettos, la misère d’une catégorie de Français qui ne se sentent pas Français mais ennemis des Français, existent, la France est fissurée de l’intérieur, les Français se détestent comme se détestent les trois religions.

Les alertes viennent de partout, mais trop tard et uniquement à l’attention de ceux qui les lisent, l’entre nous, le cercle fermé.

Que faire, que faire, bordel ?
Je suis démuni et désespéré. Je ne dors pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien écrire sur la religion, je scrute Internet, j’appréhende la prochaine explosion, la prochaine Kalashnikov. [Mise à jour samedi 14 février : la réplique advient, à Copenhague.
Le premier qui a une idée…

Une piste de solution : l’admirable Latifa Ibn Zatien fonce, va au contact, tente le cessez-le-feuMais Latifa Ibn Zatien est légitime pour le faire, parce qu’elle porte le fichu-fichu sur la tête, pas moi… Je viens d’accepter d’aller causer bénévolement de Fatale Spirale dans un lycée pro en marge de la Villeneuve, toujours elle, où de grosses échauffourées sont advenues il y a quelques mois, je peux le faire et je dois le faire… Mais j’ai l’impression de pisser contre le vent. Quelle crédibilité ai-je à prêcher la paix alors que j’incarne le « système » selon l’acception de Dieudonné ? Que je suis le Français (je peux toujours essayer de les convaincre qu’ils sont autant français que moi, mais la tâche est plus délicate à présent que l’Apartheid est avoué au sommet de l’Etat), que je suis majoritaire, classe dominante, blanc, bourgeois et « chrétien » ? (moi totalement athée ! C’est un comble ! le repli identitaire est une telle régression collective qu’il fait de MOI AUSSI ce que je ne suis pas !)

Remarque, il faut bien qu’il m’en reste un peu, de culture judéo-chrétienne, pour que la culpabilité me soit ainsi chevillée au corps : j’ai l’impression que tout ça c’est de ma faute… Je voudrais faire quelque chose mais je suis dans le brouillard. Je ne peux pas empecher la guerre civile à mains nues. Je n’ai pas de solution toute faite. Je n’ai que des mots. Certains sont très beaux : l’eigengrau (en allemand : « gris intrinsèque »), prononcé aïgueungrao, aussi appelé eigenlicht (« lumière intrinsèque »), est la couleur vue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Je marche dans le noir et discerne un gris sombre.

Troyes, énième épilogue

08/07/2014 Aucun commentaire

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20 ans de la résidence d’auteurs-illustrateurs de Troyes. En compagnie d’autres ex-résidents, j’ai effectué un dernier tour de piste à Troyes, en juin dernier, comme annoncé.

Bilan nuancé. Je tente de détailler.

Le pour ?

L’équipe de Lecture et loisirs est toujours aussi prévenante et chaleureuse… Les neuf expositions dont Double Tranchant, réunies pour la première (et peut-être unique) fois avaient fière allure, portées par leurs concepteurs (les auteurs) mais aussi par leurs promoteurs (l’équipe de Tinqueux, Sylvain et Mateja, étaient présents, et pour eux plus encore que pour nous, c’était le bilan de dix années de travail rassemblé en un endroit unique)… Neuf traces singulières passionnantes à explorer, neuf accomplissements, neuf visions éminemment éclectiques, neuf cerveaux en volumes à traverser avec délices… 

Bien sûr j’étais très heureux de revoir ou de rencontrer certains des artistes qui m’ont précédé ou suivi dans cette résidence, fine équipe… Spécialement, je me suis réjoui de retrouver Nicolas Bianco-Levrin, qui m’avait lors de ma propre période troyenne accompagné avec tant d’empressement, même à distance (un bel être humain, Nicolas – sa générosité et son énergie font partie intégrante de son talent, et notre petite collaboration, sa mise en image et en relief magnifiant mon poème, coffret commémoratif destiné à emballer les sérigraphies composées par tous les autres illustrateurs, restera un chouette souvenir)… 

Mais le contre ?

Trois fois hélas, ce n’est pas encore cette fois que je rencontrerai le public troyen. Il n’est pas venu. Nous autres auteurs-illustrateurs étions essentiellement entre nous, déambulant parmi nos expositions comme dans un club privé. Pas dérangés dans les couloirs de l’espace Argence. C’est tout juste si je sais que le Troyen existe, et réciproquement. Je l’avais, au fond, à peine vu lors de mes séjours précédents, et pas davantage durant celui-ci, qui sonnait pourtant comme l’ultime chance. La dernière fois, mon atelier d’écriture avait simplement été annulé faute d’inscrits… Cette fois, c’est ma lecture qui a failli être décommandée faute de la moindre âme curieuse de mon travail (finalement je l’ai faite tout de même cette lecture, pour ainsi dire en privé, rien que pour les yeux de Mateja et pour les murs, et le moment était beau). Quant à mon atelier d’écriture de haïkus, il a bel et bien eu lieu, mais pour deux personnes seulement : Laetitia, venue par amitié (au fait, la composition qui illustre le présent article, c’est elle aussi, merci Laetitia), et un petit gars de neuf ans, qui a joué le jeu jusqu’au bout, avec un à-propos et un talent étonnants – je cite de mémoire, donc fatalement j’écorche, l’un de ses haïkus, qui m’a beaucoup impressionné : Rouge de colère / Les poings serrés dans mes poches / Je ne me bats pas – Oh nom de Dieu tout ce que je suis en train d’écrire me semble une pénible loghorrée comparé à la force et à la fulgurance de ce terrible haïku, il brille dans le lointain, j’ai à peine eu le temps d’expliquer à ce gamin le principe du haïku, cinq/sept/cinq, et l’extérieur et l’intérieur, que déjà il en savait plus que moi – okay, pour lui, j’ai bien fait de faire le voyage).

Mais pour le reste… Quel sens prend, quel sens perd, ce travail déployé dans le désert ? Personne, je le déplore, n’a ouvert un seul de mes livres, comme s’ils n’avaient jamais existé. Certes, parmi ceux-ci, compte celui que j’ai écrit lorsque je logeais ici même, qui exalte justement, par prévention ou prémonition, et contre vents et marées, la beauté du geste jusque dans le vide. Mais je ne me défais pas d’une déception, un peu toujours la même depuis trois ans, celle que j’espérais pourtant laver en 2014 : l’arrière-goût d’un rendez-vous manqué.

Mais le pour à nouveau, curieusement teinté de contre parce que la mélancolie s’emmêle ?

Je n’ai pas manqué d’aller visiter, fébrile, le fameux « Ginkgo », la résidence où j’habitais, où nous habitions. Je n’y avais pas remis les pieds depuis mon départ, le 30 décembre 2011Drôle d’effet : j’ai été saisi aux tripes comme si j’en étais parti hier, quoique « hier » dans une autre vie. Comme si en ce temps-là j’avais recrépi les murs de l’appartement avec une très fine couche, imperceptible, de mon énergie d’alors, de mes recherches, de ma solitude, de mes créations et de mes frustrations, de mon travail, de mes affres, du temps passé sur elles.

In situ, j’ai écouté Hélène Riff faire des lectures, raconter sa propre expérience du Gingko, où son fils à marché pour la première fois et où elle a pu terminer son livre. C’était émouvant. Puis elle a distribué à tout l’auditoire des graines de ginkgo sur lesquelles elle avait, de son trait si fin, dessiné des visages. De retour chez moi, j’ai planté ma graine dans un pot. Depuis, je surveille. Voilà qui offre un épilogue très convenable, de toute façon je n’ai rien de mieux : on prétend que c’est le passé qu’on enterre, mais en fait parfois c’est l’avenir, puis on attend qu’il pousse.

Je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos

10/06/2014 Aucun commentaire

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Certains n’en finissent pas de revenir de Troie, moi je n’arrête pas de retourner à Troyes. C’est que j’y ai laissé un cheval à double fond : l’exposition Double tranchant, conçue dans la lune.

Je serai à Troyes du 28 au 30 juin pour célébrer les 20 ans de la Résidence d’auteurs/illustrateurs. Outre que cela me vaut de collaborer fugitivement avec Nicolas Bianco-Levrin pour la réalisation d’une boîte-souvenir, plaisir qui vaudrait à lui seul le voyage, je suis heureux de défendre ladite expo qui hélas n’a jamais tourné, jamais été vue ailleurs qu’à Tinqueux ou à Troyes.

Rappel des épisodes précédents : je débarque à Troyes en septembre 2011, à l’invitation de l’association Lecture et loisirs. Je suis censé écrire ici un livre compliqué qui ne vient pas (qui viendra plus tard). En lieu et place vient un texte sur la beauté et la vanité du travail artisanal, profession de foi déguisée en tragédie, intitulé Double tranchant. Grâce à l’enthousiasme (et au talent) de JP Blanpain, le texte devient un magnifique livre ; grâce à l’enthousiasme (et au talent) de Mateja Bizjak-Petit et de son équipe, livre et texte deviennent une magnifique expo.

L’expo me permet de m’acquitter d’une sorte de dette : voyez, j’aurai accompli quelque chose, tout de même, à Troyes. Cependant cette chose qui revient de loin ne se dépare pas de son statut paradoxal, puisque sa légitimité « pour la jeunesse » loin d’être acquise, est déniée par certains experts. Je le regrette profondément, puisqu’à chaque fois que j’ai eu l’occasion de présenter Double tranchant dans un milieu scolaire, j’ai pu constater comment ce livre parle aux jeunes.

Il y a quelques mois, j’ai pu en discuter dans un lycée pro, auprès d’ados décrocheurs et précocément contraints de se trouver un métier, des mômes un peu largué mais très matures, au cursus douloureux mais qui comprennent que l’école est une chance, leur dernière peut-être, ils ont 16 ans. « Le narrateur de mon livre est un professionnel, qui a accompli toute sa vie certains gestes, de plus en plus assurés. Ces gestes à la fois révèlent son savoir-faire, racontent toute sa vie, et le conduisent à réfléchir au sens de son métier. Je crois qu’aucun métier, aucun travail, n’échappe à ces réflexions. Par exemple, lorsque j’écris un livre, je réfléchis à mes outils, les mots, et au sens que je leur trouve, au sens que je leur donne, au sens qui parviendra jusqu’au lecteur. Et vous ? À quoi vous destinez-vous, individuellement ? »

Tour de table… Un chauffagiste, un couvreur, une vendeuse, une puéricultrice… « Bien. Vous ne pouvez pas faire l’économie de ces questions. Qu’est-ce que cela veut dire, psychologiquement, historiquement, sociologiquement, symboliquement… Apporter la chaleur aux hommes ? Leur donner un toit ? Leur fournir une marchandise ? S’occuper de leurs enfants ? Pourquoi ce métier plutôt qu’un autre ? Et ne serait-ce que cec partage : quels métiers pour les filles et quels pour les garçons ?  » Les échanges qui ont suivi étaient passionnants.

Plus récemment, c’est dans une classe de CM2 que je proposais un petit atelier d’écriture sur le thème du « Double tranchant », vous avez compris les enfants ? Pensez à une chose qu’à la fois vous aimez et n’aimez pas, un lieu, une activité, une personne, qui est bien et pas bien… Et racontez pourquoi. Comme toujours dans ce contexte, les résultats sont convenus dans leur majorité (les élèves découvrant l’ambivalence des émotions, parleront volontiers de l’école, de leur petit frère, de leur meilleure copine…), mais lorsque on ne s’y attend plus, on tombe sur un OVNI, un enfant qui écrit une phrase hallucinante, inédite et fulgurante. Une petite fille m’a écrit : « J’aime les chiffres, parce qu’ils sont beaux. Mais je n’aime pas les chiffres, parce qu’ils ne s’arrêtent jamais. » Oh, bon Dieu ! J’étais tombé sur une authentique vraie-de-vraie mathématicienne de 10 ans ! Bouleversée simultanément par la beauté de l’abstraction numérique, et par le vertige de l’infini pascalien !

Bref il y a moyen, il y aurait moyen, il y aura moyen. Le voyage continue, l’éternel retour à Troyes.

Ginkgo biloba

06/02/2014 un commentaire

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Il libro che scrivo sul quaderno
è cellulosa uccisa da une motosega
la copertina è polpa di coniferi abbattuta.
Scrittore, pianta un albero per ogni nuovo libro,
restituisci foglie in cambio delle pagine.
Une scrittore deve un bosco al mondo.

Eri de Luca, « L’ospite incallito »

(Le livre que tu écris sur un cahier est de cellulose tuée à la tronçonneuse. Sa couverture est en pulpe de conifères abattus. Écrivain, plante un arbre pour chaque nouveau livre, rends une feuille contre chaque page. L’écrivain doit au monde une forêt.)

Le ginkgo biloba n’est pas seulement un arbre qui a de la branche, à l’histoire fort ancienne et fort stupéfiante, un arbre littéralement unique en son genre – plus ancienne espèce d’arbre encore présente sur terre, et unique espèce de sa famille, fossile vivant sans lignée connue (oh, combien cela m’évoque certaine tortue).

Il est aussi une merveille lexicale (prononcez-le à haute voix, vous allez voir, recommencez, en boucle, ne dirait-on pas une formule magique ?), ou un groupe de musique métissée hélas disparu après deux albums, ou encore un riche symbole de vie, d’espoir, de renouveau, de richesse, de résistance aux ravages nucléaires.

Il est enfin le totem et le symbole la résidence d’artistes de Troyes, confiée chaque automne à l’association Lecture et loisirs, qui y loge un auteur/illustrateur jeunesse. J’ai moi-même, de septembre à décembre 2011, beaucoup admiré ce ginkgo-là, par les fenêtres de cette résidence.

La résidence d’auteurs/illustrateurs jeunesse de Troyes fête ses 20 ans cette année. Le visuel ci-dessus est signé Caroline dall’Ava, résidente 2013. À cette occasion, je retournerai à Troyes quelques jours du 28 au 30 juin, et je m’en fais une joie. D’autant que je reverrai sur place la belle expo Double tranchant, et la fine équipe de Tinqueux qui a permis son existence.

Le programme définitif des festivités arrivera bientôt. En attendant, on me demande une contribution. Comme je ne sais pas dessiner (seul dans ce cas parmi les invités, tous époustouflants gens d’images), j’ai composé, tout éperdu et reconnaissant et romantique-tendance-ami-de-la-nature, un scolaire quoique vibrant poème à la gloire du ginkgo, alternant rimes en guine et rimes en ko

L’arbre aux quarante échos

Dessous cet arbre à Troyes, assieds-toi et bouquine !
Son ombre est un refuge ignoré des locaux…
(Ginkgo : le havre)

Patriarche au jardin, errant qui s’enracine
Né autrefois en Chine et plus vieux que Lascaux !
(Ginkgo : le voyage)

Prince en bois et emblème de vie qui s’obstine,
Il a même vaincu la Bombe par K.O.
(Ginkgo : l’endurance)

Il est le temps qui passe, ou Chronos qui chemine
À lui seul la forêt, patient comme un tricot !
(Ginkgo : la durée)

Vert, jaune, orange… en quatre mois, il arlequine
Étendard naturel et vibrant calicot.
(Ginkgo : les couleurs)

Ses feuilles sont dorées, on les dirait câlines.
Et son tronc et ses bras se tendent, amicaux.
(Ginkgo : la paix)

Or, c’est ici que logent, que rêvent, que s’obstinent
De jeunes créateurs œuvrant pour les marmots.
(Ginkgo : l’espoir)

Ils déploient leurs outils, leurs pinceaux, leurs sanguines,
Ou leur ordinateur, ou leur tarabiscot !
(Ginkgo : l’ouvrage)

Ils sont en plein élan ! The things only begin !
Grand merci ! Ils sont tous lauréats ex-æquo…
(Ginkgo : la vie)

Et lorsqu’ils quitteront l’escale clandestine,
Ils reprendront leur route en bolide ou tacot.
(Ginkgo : le passage)

Il paraît que tout ça est né grâce à Claudine ?
Et dure depuis 20 ans ? Célébrons illico !
(Ginkgo : la fête)

Défense et illustration de la maniaco-dépression

15/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (V).

Ce que j’ai, je n’en sais rien ! Et on n’en sait rien ! Le mot « névrose » exprimant à la fois un ensemble de phénomènes variés, et l’ignorance de messieurs les médecins.
Gustave Flaubert, lettre à Edma Roger des Genettes, 15 avril 1875

Un mot, s’il vous plaît. Un autre, puisque névrose est passé de mode.

* Un chapitre de Fables psychiatriques de Darryl Cunningham, bande dessinée au graphisme minimal mais au récit instructif et au témoignage in fine poignant, est consacré au trouble bipolaire. Voilà une expression trop en vogue, trop en suspension dans l’espace social, pour ne pas être un poil suspecte. J’espère puiser là des éléments circonstanciés me permettant d’accéder à une compréhension claire de ce phénomène psy-tarte-à-la-crème.

* J’ai placé le mot bipolaire dans la bouche d’un personnage de mon dernier roman, pour voir l’effet. En littérature, il vaut mieux éviter les clichés, mais on peut les utiliser comme matière première.

* On a (nous avons, vous avez, ils ont, la presse magazine aux abois multipliant désespérément les unes racoleuses a) tendance à qualifier de bipolaire tout comportement vaguement extravagant, inconvenant au sens propre (soit non convenable à l’aune des usages sociaux). Trop exalté ? Trop déprimé ? Bipolaire. Propos prononcés hors contexte ou au contraire silence gardé quand les circonstances exigent le bavardage ? Bipolaire. Sifflotement ? Tic nerveux ? Embrassade ou agression ? Eh, oh, il est pas bien celui-ci, embrasser ou agresser il y a des endroits pour ça. Va donc hé bipolaire. Bipolaire semble avoir remplacé fou dans la nosologie populaire, t’es fou ou quoi, ça veut tout dire, ça ne veut rien dire.

* La bande dessinée de Cunningham donne (p. 132) une définition précise de ce phénomène qui, lui, ne l’est pas : « Le trouble bipolaire, autrefois plus connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, est un trouble mental qui cause des sautes d’humeur inhabituelles. Un état de surexcitation succède à une profonde mélancolie. C’est une maladie complexe qui doit être envisagée comme un ensemble de troubles. Certains connaissent plus de phases dépressives que de phases maniaques, tandis que d’autres se trouvent plus souvent en phase haute. Certains individus évoluent d’un état à l’autre sur des cycles rapides. Pour beaucoup, il faut des semaines, ou des mois, pour passer d’une phase à l’autre. Ce spectre assez flou peut rendre le diagnostic difficile. » – euphémisme. S’en suit que nous sommes tous bipolaires en puissance, puisque chacun de nous a de bonnes chances de traverser un éclat de rire ET un coup de spleen entre le lever et le coucher, ou du moins entre le premier janvier et le 31 décembre.

* À quoi bon une notion aussi extensive, et d’où vient sa fortune ? Comment une maladie est-elle inventée (= mise à l’inventaire) ? Quels chemins emprunte un mot pour infuser notre lexique ? La réponse à ces questions étiologiques, comme à la plupart des autres je le crains les amis, est d’ordre économique. En farfouillant un peu dans les forums on dépote le pot aux roses, sous la forme d’un article de l’historien de la psychiatrie Mikkel Borch-Jacobsen, paru dans le magazine Sciences humainesDe la psychose maniacodépressive au trouble bipolaire. On y découvre, et tant pis si vous puent au nez les effluves de théories du complot, que « le trouble bipolaire, né officiellement en 1980, est un concept attrape-tout utilisé de façon opportuniste par l’industrie pharmaceutique ». On apprend sidéré que « l’extension-dilution de l’ex-psychose maniacodépressive a permis d’y annexer la dépression et d’autres troubles de l’humeur, et de créer ainsi un vaste marché pour des médicaments qui n’avaient initialement été autorisés que pour le traitement des seuls états maniaques. (…) L’argument de vente a été qu’une majorité de patients à qui l’on donnait jusque-là des antidépresseurs n’étaient pas, en fait, des dépressifs unipolaires, mais des bipolaires mal diagnostiqués. Il convenait donc de leur prescrire des médicaments « thymorégulateurs » ou « stabilisateurs de l’humeur » (mood stabilizers) indiqués pour le traitement des épisodes maniaques, tels que l’antiépileptique Depakote du laboratoire Abbott, ou l’antipsychotique « atypique » Zyprexa de Lilly – et ce, même si leur état maniaque n’était pas apparent… »

* Et c’est ainsi que l’archaïque maniaco-dépressif, qui représentait au siècle de la psychanalyse 1 ou 2% de la population, s’est réincarné au siècle du traitement chimique à tout crin, en bipolaire, couvrant jusqu’à 50% de la (pourtant) même population, y compris jeunes enfants et vieillards. Je me demande si cette obsession collective ne révèle pas, outre l’emprise du marché (chiffre d’affaire des médicaments antipsychotiques en 2012 : 18 milliards de dollars), un conformisme monopolaire, une terreur aseptisée où toute bizarrerie est malvenue, tout grain de folie est condamné, où nulle humeur bonne ou mauvaise n’est plus admise, où chacun doit se plier sans manifestation particulière à l’ordre dominant. Qui est, comme on a vu, celui du marché économique. Pas de vague, et consomme. Roule droit et furtif jusqu’au supermarché. Monopolaire comme dans « pensée unique », en fait. Alors vive les bipolaires, tripolaires, décapolaires, hectapolaires, multi-poly-polaires, feudetouboipolaires. Nous sommes tous plus ou moins bipolaires est sans aucun doute une phrase simplificatrice – le binaire, zéro un, c’est juste bon pour les machines.

* La bipolarité, yoyo des humeurs, ne date évidemment pas d’hier. Des siècles avant la maniaco-dépression même, des théologiens des IVe et Ve siècle semblent inventer le concept de bipolarité lorsqu’ils décrivent l’acédie,

« torpeur spirituelle » caractérisant ceux qui, par découragement, ne s’empressent plus à prier Dieu. Ce qui pour autant ne signifie pas simplement le développement d’un abattement léthargique, d’un état de paresse ou de passivité prostrée, teintée de tristesse ; le mal décrit comprend au contraire également, paradoxalement, des états de suractivité, d’agitation, de fébrilité physique et mentale. Ambiguïté du tableau donc, pleinement assumée, qui ne fait que fidèlement refléter, selon Évagre, les contradictions de l’acédie – entrelacement complexe de dynamiques contraires : « l’acédie est un mouvement simultané, de longue durée, de l’irascible et du concupiscible, le premier étant furieux de ce qui est à sa disposition, le dernier languissant après ce qui ne l’est pas. » (source Wikipedia ; merci à Catherine Page)

* Moi j’étais bien tranquille jusqu’à présent. Je ne demandais rien à personne. Je couvais gentiment, depuis des années et sans médication, ma maniaco-dépression old school, mes « cycles Kondratiev » comme l’un de mes amis de jeunesse appelaient plaisamment ses propres variations intimes. J’alternais de manière caractéristique exaltations démentielles (je vais écrire un chef d’œuvre ! vite, du papier, un stylo ! Je brûle de l’intérieur, je me fous à poil et je danse dans le salon !) et abattements abyssaux (Je ne sais pas écrire. Je ne suis bon à rien. Tout est foutu. Laissez-moi crever. Je vais plutôt jouer à Bejeweled jusqu’à devenir totalement débile pour avoir enfin la paix.) Je me croyais 1% et, de fait, aristocratique. Mais non, j’étais plus vulgairement partie prenante du 50% cœur de cible mal du siècle, démocratisation des maladies par la stratégie marketing.

* Mais pour terminer, un exemple. Or là, justement, ces jours-ci, c’est la rentrée. Pour la littérature, pour la jeunesse, pour la littérature jeunesse.

1) Maniaco-dépressif phase Au-dessus-des-nuages : je reçois la newsletter de Lecture et loisirs (salut à Amélie, Michèle, etc… Mes amitiés si vous lisez toujours ce blog) qui me présente le programme du prochain et formidable salon du livre de Troyes. C’est bien. Je suis heureux. J’ai eu la chance de participer deux fois à ce salon (pour mémoire et sans quitter le thème montagnes-russes-Kondratiev : en 2011, durant ma résidence, alors que je me trouvais anxieux et tendu par mon surmoi d’auteur-en-bocal ; puis en 2012, d’humeur plus simple, plus à la fête, tout à la joie du livre achevé) et je peux témoigner que Troyes est un beau salon, foisonnant, chaleureux. Tout ce qu’on fait, et on en fait, pour permettre la rencontre des enfants et des livres, ça vous parfume le cœur et l’avenir.

2) Maniaco-dépressif phase Plus-bas-que-six-pieds-sous-terre : le même jour, je reçois également la newsletter du CRILJ, revue de presse hebdomadaire. Curieusement, celle-ci contient un article vieux d’un an intitulé Pour les enfants avant 11 ans, la lecture n’est pas cool. Alors là, il est trop tard. Le lien est coupé. Ce n’est plus la peine d’insister, la littérature c’est mort. Le plaisir de lire est survivance de temps révolus. Je retourne à Bejeweled.

* Pour prendre du recul, et se dire que de toute façon tout a toujours été trop tard, on lira plutôt La mort du livre (1932). Et puis on continuera à lire et à écrire. Bipolaire mon cul.

Adieu, Troyes ! Adieu !

23/10/2012 un commentaire


J’ai reçu la preuve tout à l’heure, dans le métro parisien, que j’avais une sale gueule, oh je la vois d’ici, je la connais ma sale gueule, celle des jours où si je me croise dans le miroir je reconnais quelqu’un d’autre, je dis « bonjour papa », je l’imagine ma gueule dans le métro, empâtée, mal rasée, bajoues chiffonnées, nez qui coule, aisselles rances et toux crochue, paupières lourdes par le haut, bouche ouverte par le bas, et entre les deux le no man’s land des cernes comme des valoches à roulettes. Je termine autant que je suis terminé : je reviens, épuisé, de cinq jours au salon du livre de Troyes.

Je suis debout agrippé à la rampe, le métro roule, je suis entre deux gares, même pas la moitié du voyage, Paris n’est qu’une zone de transit souterraine. J’ai en plus de ma valise un gros et haut sac à dos dont je n’ai guère l’habitude (à pied dans les tunnels, je me suis retourné plusieurs fois, avec la sensation d’être suivi). Surgit dans la rame, une porte plus loin, un gars qui me ressemble, dépenaillé, veste en jeans, sac à dos, gueule à coucher dehors, émacié, des cicatrices sur le visage. Il se met à déclamer. « Je m’appelle Kevin, j’aurai 24 ans la semaine prochaine. À l’âge de seize ans j’ai commencé à dealer pour obéir à mon beau-père, sinon il était violent. Finalement j’ai arrêté de dealer, mais ça s’est mal fini, on m’a placé dans un foyer. Là, la drogue circulait encore. Je suis maintenant sorti du foyer, mais je ne sais pas où dormir. Croyez que je ne fais pas la manche par plaisir, chaque jour j’arrête lorsque j’atteins les 35 euros qui me payeront une chambre d’hôtel, le lit la douche, plus un peu pour manger, je veux juste que mon beau-père ne me retrouve pas, je vais passer parmi vous pour faire appel à votre solidarité. »

Son discours terminé, il arpente la rame, regardant le sol, un visage, le sol, un visage, le sol. Quand il arrive à mon niveau, il me dévisage en un éclair, ses yeux bleu pâle se branchent aux miens, il saisit instantanément d’après ma gueule qu’il ne faut rien attendre de moi puisque je suis autant en galère que lui. Pour me saluer en toute discrétion, sans s’arrêter de marcher il se cogne le cœur, puis du même poing me caresse l’épaule. Je murmure « Bonne chance… », il répond « Merci, vieux, toi aussi, reste au chaud », et il est déjà plus loin. Je réalise, avec une impression cousine de la honte, que je viens de faire appel à sa solidarité.

Putain, mon cas n’est pas si grave que ça, tout de même, je viens seulement de passer cinq jours dans un salon du livre, des plus chouettes, dense, gorgé de vie et d’êtres humains, et éreintant.

J’ai reçu là-bas de beaux vrais éclats de joie. Voir cette belle expo, cet accomplissement, souhaiter la pareille et bon vent à Elisa Gehin la résidente de cette année, discuter avec Jean-Pierre, retrouver Benoît (qui demeure, toutes catégories confondues, l’une des personnes que j’admire le plus dans ce milieu)… Les rencontres scolaires se sont passées à merveille et m’ont conforté dans l’idée que Double tranchant, projet pas spécialement ‘jeunesse’ vu de loin, ne demande qu’à le devenir si on l’accompagne. Pour qu’une chose soit ‘jeunesse’, il suffit de l’adresser à des jeunes. Les visites guidées que j’ai menées dans l’expo à l’attention des collégiens étaient toutes passionnantes, ils réagissaient au quart de poil coupé en quatre, les grands méchants troisièmes autant que les mignons petits sixièmes. Un moment rigolo : « Alors, regardez bien… Dans cette série de linogravures, Jean-Pierre a extrapolé mon texte et a représenté des scènes célèbres de l’Histoire, qui toutes ont un rapport avec les couteaux. Reconnaissez-vous ce personnage qui vient de se faire poignarder, sa plume encore en main ? Voyons, quel homme célèbre est mort dans sa baignoire ? » Un garçon au premier rang brandit sa main en aspirant bruyamment une grosse goulée d’air, et prend la parole avant que je la lui donne : « Claude François ! »

Certes, la curiosité des Troyens en général à l’égard de mon travail ne s’est pas sensiblement accrue depuis l’année dernière, puisque l’atelier d’écriture que j’avais soigneusement préparé fut finalement annulé, pour cause de zéro inscrits, mais je n’en garde pas de ressentiment, mon travail reste là, pour qui veut, et même si personne ne veut, je sais ce que j’ai fait et ce qui m’a fait. Et je le remise au Fond de mon tiroir : le texte rédigé pour l’occasion, censé tenir lieu d’introduction à cet atelier fantôme « Écrivons la mémoire des objets », restera lisible ici même, sous ce lien. Pour qui veut.

Comme une foule qui a trouvé un couteau

18/10/2012 Aucun commentaire

Jour de vent. Ma valise est bouclée, elle est lourde (40 ex. de Double tranchant multiplié par 300 grammes = 12 kilos), moi aussi. Je retourne à Troyes, c’est curieux, en sus de l’adrénaline j’en éprouve un peu de nostalgie, comme si tout était déjà passé, je dois confondre avec l’autre fois, je suis décidément un drôle de pistolet.

Alors que tout reste à faire. Outre les rencontres scolaires, les moments cruciaux autour de DT seront le vernissage de l’exposition vendredi 19 octobre à 18h (ci-dessus deux clichés, le dehors et le dedans de l’installation agencée par Sylvain), et l’atelier d’écriture que j’animerai à la médiathèque du Grand Troyes le samedi 20 octobre de 14h à 17h. Je n’ai pas l’habitude de cette sorte d’exercice, je ne suis pas tout à fait certain d’être capable de faire écrire mon prochain, j’ai pourtant accepté, je me suis creusé la tête pour bâtir une thématique en lien avec le livre et l’expo, avec la Maison de l’outil aussi. Finalement j’ai pensé à l’aura des objets, j’ai intitulé l’atelier Ceci a appartenu à un être humain, et me suis fendu de la note d’intention suivante :

Un objet. Un vieil objet. Qui traînerait chez vous depuis on ne sait quand. Depuis plusieurs générations. Un souvenir de quelque chose… Un outil unique fait à la main d’une personne. Un vêtement spécial? Un bibelot ramené d’un voyage ? Une montre ? Un vieux livre, jauni mais annoté ? Un dessin ? Un bijou ? Un objet fabriqué peut-être par un parent, un aïeul… « Ceci a appartenu à un être humain », voilà un magnifique début d’histoire. Dans un monde où les produits sont jetables, les objets, eux, renferment une mémoire, des émotions. Choisissez chez vous l’un de ces objets, et écoutez son histoire. Au besoin, inventez-là. Et venez l’écrire.

Et puis j’ai ajouté une citation de CLS que j’aime bien, mais elle n’a pas été retenue dans le programme, voici cette scène coupée bonus rien que pour vous :

Les hommes ne diffèrent, et même n’existent, que par leurs oeuvres. Elles seules apportent l’évidence qu’au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s’est réellement passé.
Claude Levi-Strauss, Regarder Ecouter Lire

Boucle

02/10/2012 Aucun commentaire


La vie tourne et se retourne, et voilà qu’elle nous adresse en passant un petit clin d’oeil. On peut ne pas croire au destin, et trouver la synchronicité une chose admirable, juste histoire de rendre le clin d’oeil.

Pendant la conception de Double Tranchant, Jean-Pierre Blanpain m’a rapporté l’anecdote suivante : « Lorsque je suis revenu de mon service militaire, mes parents se demandaient ce qu’ils pourraient faire de moi. C’est alors que mon père qui était très pote avec un imprimeur a décidé qu’on ferait de moi un imprimeur. Nous sommes allés voir ce pote, qui dirigeait l’imprimerie de la Renaissance à Troyes sise à l’hôtel de Mauroy. Comme j’étais déja trop vieux l’affaire n’a pas pu se faire… »

Ce rendez-vous manqué à toutefois constitué le premier pas de Jean-Pierre dans le monde des livres et de l’imprimerie, monde qu’il a exploré depuis, avec quel talent et gourmandise. Or, la scène se passait à Troyes, hôtel de Mauroy. Cet imposant hôtel particulier du XVIe siècle n’abrite plus d’imprimerie depuis longtemps (l’imprimerie de la Renaissance, installée ailleurs, existe toujours, et elle vient de tirer le carton d’invitation de l’exposition…) mais, désormais, en lieu et place, La Maison de l’Outil et de la pensée ouvrière. Quarante ans après la jeunesse turbulente de Mister JPB, je réside à Troyes. Studieux, je passe beaucoup de temps dans le centre de documentation de cette Maison, et, entouré des fantômes de générations de compagnons du devoir, j’écris là un récit sur l’orgueil et la beauté du geste artisanal. Je confie ce texte, pour illustration, à Jean-Pierre – c’est ce que je fais de plus intelligent cette année-là. Le livre est rentré hier dans sa phase de fabrication, aux bons soins des Impressions Modernes, Guilherand-Granges (Ardèche), ci-dessus le reportage photographique de Jean-Pierre. Nous retournerons tous deux, dans quinze jours, présenter le fruit de notre labeur à Troyes, et la boucle sera bouclée.

Il ne vous reste que quelques jours pour souscrire à ce livre et recevoir, en sus de l’ouvrage, un tiré à part numéroté et signé de la main de celui qui n’est pas devenu imprimeur.

Bipenne

01/09/2012 un commentaire

Prière de trancher
Incipit à l’exposition Double tranchant

Médiathèque de Troyes, 15 octobre-31 décembre 2012
Inauguration pendant le 26e salon du livre jeunesse, 18-22 octobre

Premier temps : la lame.
J’ai bénéficié durant l’automne 2011, il y a un an tout juste, d’une résidence d’écriture à Troyes. La bibliothèque de la Maison de l’Outil et de la Pensée Ouvrière est rapidement devenue l’un des endroits de la ville où j’ai pris l’habitude de m’installer pour travailler. Sans doute, mon éphémère situation de « résident », solitaire, concentré, préoccupé par la simple beauté du geste cent fois remise sur le métier, me prédisposait à aimer cet endroit dédié au geste artisanal, autrement dit au génie humain. C’est donc ici qu’est né un texte, Double tranchant, monologue d’un coutelier, rêverie sur l’artisanat autant que sur le rôle symbolique des couteaux dans l’histoire des hommes.
Créer un couteau, c’est créer de la culture, et réciproquement : ce qui n’était qu’une intuition a été confirmé par l’étymologie. « Couteau » et « culture » sont cousins, tous deux issus du verbe latin colere, cultiver, via le coutre, partie tranchante du soc de la charrue.

Deuxième temps : le manche.
Le texte s’est ensuite incarné dans les illustrations de Jean-Pierre Blanpain, partenaire de jeu idéal. Lui-même perpétuel et malicieux artisan, il a décidé que « la forme rejoindrait le fond » et qu’il produirait les images « en les coupant », c’est-à-dire qu’il a opté pour la technique de la linogravure. Sa magnifique série de linos noir et rouge tantôt colle au texte, et tantôt s’en éloigne, ne retenant que la légende dorée ou noire des couteaux (Charlotte Corday, l’un des motifs de sa série, est une marotte qui lui est personnelle, elle n’apparaît pas dans mon texte.)

Troisième temps : les rivets, pour faire tenir ensemble le manche et la lame.
Textes et dessins ont été confiés à un dernier cercle d’artisans, le Centre de création pour l’enfance de Tinqueux. J’ai hâte de revenir à Troyes pour découvrir cette exposition. Si j’ai le temps, j’irai aussi faire un tour à la Maison de l’Outil.

Fabrice Vigne, septembre 2012

La dernière fois que j’ai été jeune (Troyes épisode 100)

31/12/2011 un commentaire

Je respire l’air de 2011 pour la dernière fois.

L’adieu à la comète. Un autre livre que je n’écrirai pas. J’avais ébauché une nouvelle dont le héros comptait, traquait, collectionnait obsessionnellement, puis provoquait, ses dernières fois, monomanie moins glamour que les premières. Il dressait des listes : la dernière fois que je suis allé à l’école, la dernière fois que je me suis fait opérer de l’appendicite, la dernière fois que j’ai mangé une andouillette, la dernière fois que j’ai pleuré, la dernière fois que je me suis mis en maillot de bain, la dernière fois que j’ai fumé, la dernière fois que j’ai été amoureux, la dernière fois que j’ai vu mon père. (La dernière fois que j’ai joué les Giètes.) La phrase qui inaugurait ses listes était : « J’ai vu passer dans le ciel la comète de Halley le 9 février 1986. Elle reviendra le 28 juillet 2061, mais je ne serai plus là. » Ensuite, fatalement, les événements derniers étaient de moins en moins exceptionnels à mesure que le récit progressait : ma dernière année bissextile, mon dernier automne, mon dernier dimanche, ma dernière heure… L’idée ne volait pas haut, ne pouvait que très mal finir, mais je continue de trouver beau ce titre, L’adieu à la comète, peut-être m’en servirai-je pour autre chose.

Une ultime fois, j’adresse un grand merci à l’équipe de Lecture et loisirs qui a permis mon automne à Troyes. Normalement, je reviens en octobre prochain…

Merci aussi à ceux qui auront suivi ce feuilleton depuis son premier épisode. Ce blog aujourd’hui tire sa révérence, baille, se gratte, vous fait coucou, époussette ses étagères de livres, et lentement se replie au fond de son tiroir pour une hibernation dont le terme n’est pas fixé à l’avance. A priori, il ne se réveillera que pour annoncer la sortie d’un livre. Le délai est donc incertain.

Bonne année dernière. Portez-vous bien, happy few. Gardez en tête que la crise est partout-partout mais pas pour tout le monde pareil, et que la fortune cumulée des 250 terriens les plus riches équivaut à celle des trois milliards les plus pauvres. Et aux présidentielles, votez René Dumont qui boit un verre d’eau comme si c’était la dernière fois.

Sous ce lien, j’arpente une dernière fois les rues de Troyes. Sous cet autre, je raccroche un tableau et les gants (élégant). Des adieux en images qui bougent.