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Déconstruire le loup, et la pub, pendant qu’on y est

21/12/2025 Aucun commentaire
Le "loup mal-aimé" de la pub d'Intermarché accusé d'être inspiré de celui  d'un livre jeunesse

Ces jours-ci, on ne peut pas entrer dans un supermarché appartenant à une enseigne dont je ne citerai pas le nom (je ne vais pas lui faire de la réclame, non plus) sans entendre, en poussant le portillon, un vieux tube de Claude François, Le Mal aimé.

La raison en est que cette chanson est la bande son d’un court-métrage d’animation de 2 mns 30, qui est une publicité pour la dite enseigne.

Or j’ai vu ce court-métrage.
Et je suis bien obligé d’avouer que je l’ai trouvé formidable.
Merde ! Que se passe-t-il, qu’est-ce qu’il m’arrive ??? Je viens de faire un AVC ou quoi ? JE SUIS EN TRAIN DE DIRE DU BIEN D’UNE PUB ??? Suis-je tombé si bas ? Au secours, je ne me reconnais plus, moi qui professe depuis, bah, depuis ma vie adulte que toute publicité est de la merde et que la pub dans son essence même est une catastrophe puisqu’elle place la vente en principe premier et qu’elle participe à la destruction du monde, de la démocratie et des rapports humains, qu’elle légitime et généralise le mensonge et ses infinies variantes (langue de bois, fake news, greenwashing, déni, diversion, désinformation…), qu’elle remplace le statut de citoyen par celui de client et que Jacques Séguéla est un être malfaisant qui aurait dû être condamné à de la peine lourde et il serait bien avancé en cellule avec sa maudite Rolex !

Je le reconnais malgré tout, du bout des lèvres : ce court-métrage d’animation est admirable et m’a, du moins jusqu’à la dernière seconde (celle où surgit le logo du supermarché et où l’on se dit ah oui c’est vrai) fait le même effet que n’importe quel court-métrage de qualité, il m’a fait rire, m’a attendri, m’a fait réfléchir, m’a séduit, et interloqué parce que ce qu’il dit en surface et ce qu’il veut dire sont deux choses décalées l’une de l’autre par la distance même de son art, bref chapeau.

Un peu plus tard, j’ai repris mes esprits. Je me suis souvenu qu’en réalité le discours de ce dessin animé, son noyau dur, son synopsis, son pitch (un loup devient végétarien pour se faire des amis) n’était absolument pas original, et qu’il était même depuis quelques décennies un lieu commun de la littérature jeunesse, où l’on trouve d’innombrables variations sur le GML (Grand Méchant Loup), plus tellement méchant mais déconcerté par ses propres instincts. La littérature jeunesse, qu’on pourrait dire née en même temps que les fantasmes sur le loup dévoreur, a « déconstruit » le loup. À se demander si cette pub déguisée en dessin animé n’était pas un pur et simple plagiat.
À consulter pour faire le point sur la question, cet article paru dans Le Télégramme.

Alors, j’ai repensé à l’un des homériques coups de colère de François Cavanna dans les années 80, contre la pub qui se vantait d’être « créative » et qui toute honte bue s’appropriait même ce vocable (cf. Reconnaissances de dettes, II, 61). Cavanna pestait contre le cynique pouvoir de l’argent se targuant de son excellence esthétique, alors même qu’il se disait prêt à trouver treize artistes à la douzaine, tous plus doués que les « créatifs » pubards, mais pauvres parce que s’adressant à des êtres humains et non à des clients…

Bref : je suis réconcilié avec moi-même, merci Cavanna. La pub, c’est vraiment de la merde.

Annexe : consultons et soutenons Bloom et ses combats.

Il y a des cons par ici ?

19/12/2025 Aucun commentaire

23 février 2008 : Nicolas Sarkozy lâche un « Casse toi pauvre con » à un quidam refusant de lui serrer la main.
7 décembre 2025 : Brigitte Macron lâche un « S’il y a des sales connes, on va les foutre dehors ! » à propos de militantes féministes venues perturber un spectacle auquel elle assistait.

Ces deux petites phrases entrées dans l’histoire politique révèlent ce que sarkozisme et macronisme, en tant qu’usages du pouvoir, ont en commun : la grossièreté, le mépris, et l’usage de l’injure, en particulier les variantes sur le mot con.
Voilà qui soulève un problème éthique. Pourquoi ce mot si usuel dans la langue française, que j’utilise comme tout le monde, est-il plus choquant lorsqu’il sort de la bouche d’une personne de pouvoir ?
Je crois que c’est parce que l’injure (idem toutes les formes d’invectives, caricatures, moqueries…) devrait, dans une société en bonne santé démocratique, n’être qu’une arme de faible, une révolte d’opprimé, un gourdin de Guignol exclusivement dédié au gendarme, un jet de caillou face à la matraque, au flash-ball ou à la Kalashnikov.
Traiter de con (en étant rassis dans son impunité) un passant dans la rue, ou bien (en encourant de graves poursuites judiciaires) un homme d’état n’a pas du tout le même sens politique. Dans la bouche d’un(e) puissant(e), l’injure, violence symbolique, révèle non seulement le mépris de classe mais aussi la seule et authentique vulgarité : le cynisme.
J’incline à penser, à rebours de la loi, que lorsque l’on est en position de pouvoir, la véritable atteinte à la dignité de la fonction est l’injure émise, et non reçue.
Ainsi, un président ou une femme de président traitant de con, de haut en bas, un interlocuteur exprimant un désaccord, est révoltant ; en revanche un groupe punk traitant de cons, de bas en haut, la clique politique, est réjouissant. Voici, pour se remettre, Travail famille connasse de Schlass :
https://www.youtube.com/watch?v=DG5WhGgPCb0

Mais si l’on est décidément rétif à la vulgarité, de quelque gosier qu’elle émane, on peut aussi s’adonner à la poésie en relisant le Blason de Brassens :

Alors que tant de fleurs ont des noms poétiques,
Tendre corps féminin, c’est fort malencontreux
Que ta fleur la plus douce et la plus érotique
Et la plus enivrante en ait de si scabreux.
Mais le pire de tous est un petit vocable
De trois lettres, pas plus, familier, coutumier,
Il est inexplicable, il est irrévocable,
Honte à celui-là qui l’employa le premier.
Honte à celui-là qui, par dépit, par gageure,
Dota du même terme, en son fiel venimeux,
Ce grand ami de l’homme et la cinglante injure.
Celui-là, c’est probable, en était un fameux.
Misogyne à coup sûr, asexué sans doute,
Au charme de Vénus absolument rétif,
Etait ce bougre qui, toute honte bu’, toute,
Fit ce rapprochement, d’ailleurs intempestif.
La male peste soit de cette homonymie !
C’est injuste, madame, et c’est désobligeant
Que ce morceau de roi de votre anatomie
Porte le même nom qu’une foule de gens.

Perec Prophète et Plaisantin

22/11/2025 Aucun commentaire

Actualité perecquienne

Ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie.
Double question fascinante… lancinante… un tantinet angoissante si par malheur on oublie qu’elle n’est pas si nouvelle, le nez fourré tels que nous sommes dans l’intelligence artificielle, à la fois grisés, terrifiés et démunis face aux changements en cours, à l’instar des profs de lycée dont les élèves s’en remettent davantage à ChatGPT qu’à leur propre discernement.
Avons-nous tragiquement délégué et perdu notre capacité d’élaboration intellectuelle, conceptuelle, poétique ? Fatal error 404 !

Cette « panique morale », qui a pour elle autant que contre elle d’excellents arguments, peut pourtant se nuancer lorsque l’on se souvient que poésie et machine ont toujours, l’une comme l’autre, fait feu de tout bois. L’une est ainsi le bois de l’autre, et parfois les flammes ont de jolies couleurs. Machine et poésie ne sont pas la fin l’une de l’autre.

J’écoutais il y a quelques jours à la radio l’interview d’Allan Deneuville qui publie une thèse de doctorat en littérature comparée, consacrée au copier-coller. Autrement dit à la machine. Oui, le copier-coller, ce principe d’écriture par la citation, vieux comme les moines copistes mais dont l’exécution n’a jamais été aussi rapide, souple et systématique. Les sources sont à notre disposition, en les citant nous créons une chose nouvelle et c’est en mélangeant qu’on invente.

Pendant ce temps, Georges Perec, mort en 1982, entre avec fracas dans la conversation en publiant un nouveau livre. Chic, il reste des inédits perecquiens. Les guetter n’est pas fétichisme mais authentique espoir de nouveauté : Perec n’a jamais rien écrit, publié ou non, qui ne soit palpitant pour les lecteurs et stimulant pour les écrivains.

Il s’agit cette fois de La Machine (ed. Le Nouvel Attila), texte écrit en allemand avec la collaboration du traducteur germanique de Perec, Eugen Helmlé, et qui à ce jour n’avait jamais été traduit en français.
La Machine est une pièce radiophonique, plus précisément un Hörspiel, format typiquement allemand qui serait, disons, une variante moins narrative et plus ludique des dramatiques produites autrefois par France Inter (vous souvenez-vous des Tréteaux de la nuit ?).
La Machine connut un grand succès, rediffusé maintes fois, en brisant paradoxalement toutes les coutumes de la fiction radio, des deux côtés du Rhin : à défaut d’intrigue, une sorte de code informatique ; à défaut de personnages, trois algorithmes, chacun chargé d’un protocole ; à défaut de dialogues, des réponses automatisées à des requêtes, des prompts dirait-on aujourd’hui.

La Machine, pièce sur l’intelligence artificielle Imaginée dès 1967, fut mise en onde en 1968. Tiens ? Il faut croire que 1968 était à cet égard une année-clef, celle du 2OOI: a Space Odyssey de Stanley Kubrick qui, rabâchons-le sans nous lasser, est bien des choses. À la fois blockbuster et film expérimental, summum rétinien et abstraction poétique, fable morale et métaphysique… mais encore œuvre visionnaire sur le destin de notre espèce qui crée l’Intelligence Artificielle, fleuron de son génie démiurgique, s’en remet entièrement à elle, et finit par se faire assassiner par elle (résumé possible, parmi d’autres, d’un film inépuisable).
2OOI et La Machine sont deux histoires d’ordinateurs qui déraillent sous nos yeux (dixit Perec, mais Kubrick eût pu dire la même chose : Au départ, mon problème concernait les rapports du système et de l’erreur, le génie étant l’erreur dans le système – cf. aussi le clinamen, concept clef de l’OuLiPo), déraillement dont le moment précis est peut-être celui où les ordinateurs deviennent trop humains, assassin ou poète. Vallée de l’étrange ! Perec explique à son traducteur :

La liberté d’un système réside dans les subversions qu’il permet : la Machine va conquérir le droit de se tromper, de tricher, de mélanger, d’hésiter, d’ironiser, de poétiser.

Le volume publié par le Nouvel Attila joint en annexe quelques extraits de la correspondance préparatoire entre Perec et Helmlé, révélant à quel point Perec pressentait ce que les outils numériques, lorsqu’ils seraient au point en tant que super-couteaux-suisses, feraient à nos cerveaux, et particulièrement au cerveau d’un écrivain ayant le goût de l’encyclopédisme, des listes (encore) plus burlesques qu’anxieuses, et des tentatives d’épuisement textuel. Sa note d’intention constitue ni plus ni moins une préfiguration de l’IA, de son fonctionnement et de ses usages :

Ce qui parle (et non pas celui ou ceux qui parlent), ce sont les « sorties » et les « relais » d’une gigantesque machine électronique [qui] résout tous les problèmes : on lui fournit des éléments, qu’elle lit, qu’elle analyse, elle donne une réponse : elle dispose de mémoires, d’un langage, d’une syntaxe : elle parle plusieurs langues, elle traduit, elle récite du Kafka quand on lui donne à lire du Kafka et du Ponge quand on lui donne à lire du Ponge (récentes expériences de Benze) elle décide, elle contrôle, organise, compose, ordonne, calcule, répond, prévient. De nombreux instituts de recherche, des firmes, etc., l’utilisent jour et nuit, à longueur d’année. Comme la Machine (Die Machine) est très perfectionnée, elle peut résoudre plusieurs problèmes en même temps : exemples : caractéristiques d’un avion en projet, dispatching des trains dans une gare de triage, exploitation d’un recensement de la population, traits communs caractéristiques des contes populaires slaves, enseignement programmé de la biochimie, prévision à long terme sur la rentabilité des gisements pétrolifères sahariens, organisation d’une campagne électorale, mise en page automatique d’un grand hebdomadaire, diagnostic médical, prévisions météorologiques, identification d’une œuvre, etc. etc….

Cette liste à la Prévert selon l’expression consacrée (on ferait mieux de dire liste à la Perec, si je peux donner mon avis) s’achève sur identification d’une oeuvre et finalement c’est sur ce dernier prompt que le texte définitif du Hörspiel se concentrera. La Machine décortique en long, large et travers, une œuvre de taille modeste, un poème de huit vers écrit par Goethe le 6 septembre 1780, intitulé Chant du promeneur nocturne :

Sur toutes les crêtes
la paix,
sur tous les faîtes
tu sentirais
un souffle à peine ;
en forêt se taisent les oiseaux,
attends donc, bientôt
tu te tairas de même.

Au terme de tous les protocoles logiques et absurdes, nous aurons enfin la réponse à notre double question initiale : ce que la poésie fait à la machine / ce que la machine fait à la poésie. Qu’était au juste cet inédit de Perec ? De l’humour, oui, et un avertissement.

Dix ans de larmes

10/11/2025 Aucun commentaire

Les larmes coulent et ça vaut toujours mieux que le sang.
Vu la série Des vivants de Jean-Xavier de Lestrade (en streaming sur FranceTV). Exceptionnellement écrite, jouée, mise en scène, montée, pensée tout simplement, c’est au stade de la pensée qu’elle pousse l’exigence à un niveau inédit.
Consacrée à l’histoire d’un petit groupe d’otages au Bataclan dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015. Consacrée à comment l’on s’en remet, ou pas. Dix ans déjà que nous vivons à l’époque des foutus attentats de la foutue année 2015.
Le travail de Lestrade, toujours sur la crête entre fiction et documentaire, nous plonge, et tant pis pour nous, dans l’intimité de ces personnages, de ces personnes réelles désignées par leurs noms authentiques. Ce qui fait que nous sommes devant bien autre chose qu’une expérience obscène de réalité simulée (« Revivez en direct les frissons des attentats ! » ), nous sommes devant un mémorial qui parle d’eux comme de nous.
Car je vois bien, moi, au larmomètre, que je ne m’en suis jamais remis, de la foutue année 2015 tombée sur nous tous, sur eux puis sur nous. L’une des innombrables questions posées par la série (celle-ci énoncée dans le dernier épisode, au moment du procès) est : qui est légitime pour prétendre au statut de victime ? Uniquement les 130 morts, les otages et rescapés, tous ceux qui étaient sur place ? Ou bien leurs familles aux vies dévastées, leurs amis, leurs proches ? Ou bien, de loin en loin, toute une population, toute la communauté française ? Je me souviens, il y a dix ans, au lendemain des massacres, nous faisions l’appel autour de nous, nous recomptions les poignées de main qui nous séparaient des morts : en ce qui me concerne, le 13 novembre au Bataclan est mort l’ami d’un ami. Et pour cette raison comme pour d’autres plus profondes, tant pis pour l’indécence, l’indécence ne regarde que moi : je me considère comme une victime des attentats de la foutue année 2015. Que les assurances se rassurent, je ne réclamerai pas d’indemnité. Mais je regarde la série de tous mes yeux.

Je remarque ces choses-là : la série s’ouvre sur un vibrionnant plan-séquence de 8 mns dans les rues de Paris qui nous présente les personnages en plein chaos, apparaissant l’un après l’autre à l’image sans que l’on comprenne, sans que l’on sache s’ils sont des figurants ou les protagonistes. C’est ici que j’ai commencé à pleurer comme un veau. Ensuite, je n’ai guère cessé.
Huit épisodes de larmes plus tard, la série se referme par un plan-séquence vibrionnant de 9 mns et 20s, pour dire adieu aux personnages, à la campagne. Ils apparaissent l’un après l’autre à l’image et ils sont sans aucun doute les protagonistes, on l’aura compris entre temps. Ils finissent par se rassembler autour du barbecue pour entonner en choeur Get Lucky des Daft Punk, hymne d’une époque innocente (2013, deux ans plus tôt). Oui, c’est ça, c’est exactement ça, ils sont restés debout toute la nuit et ils ont eu de la chance. Et moi de pleurer comme une vache.

Courbet partout, courbettes nulle part

17/10/2025 Aucun commentaire

Pour la génération post-romantique à laquelle appartient Gustave Courbet, Victor Hugo reste un modèle d’engagement politique couplé à l’intégrité artistique. Courbet marche sur les traces d’Hugo puisqu’ils sont presque nés voisins : Hugo en 1802 à Besançon, Courbet en 1819 à Ornans, 25 kilomètres de distance, et lorsqu’il sera collégien à Besançon, Courbet logera fortuitement dans la maison natale du poëte. Pourtant ils ne feront, toutes leurs vies, que se croiser. Dans une lettre tardive mais révélatrice de son exaltation, datée du 28 novembre 1864, Courbet écrira à Victor Hugo pour lui proposer de peindre son portrait. Il se déclare prêt à aller visiter le « Cher et grand poète » à Guernesey où Hugo a choisi de s’exiler par opposition à Napoléon III. Courbet énumère ses propres déboires politiques pour souligner qu’ils sont faits du même bois. Courbet mise sur la connivence de leur supposée rudesse franc-comtoise commune :

« Vous l’avez dit, j’ai l’indépendance féroce du montagnard ; on pourra je crois mettre hardiment sur ma tombe […] : Courbet sans courbettes. […] Malgré l’oppression qui pèse sur notre génération, malgré mes amis exilés, […] nous restons encore 4 ou 5 assez forts, malgré les renégats, malgré la France d’aujourd’hui et les troupeaux en démence nous sauverons l’art, l’esprit et l’honnêteté dans notre pays. »

Hélas nous ignorons si Hugo a répondu, et Courbet ne peindra jamais son portrait. Ce n’est que bien plus tard, aux premiers jours de la Commune, que Courbet et Hugo auront l’occasion de se serrer la main…

Mais retenons l’expression Courbet sans courbettes, jeu de mots signature, qui frise la prétérition lorsqu’il s’adresse avec force flagorneries envers Hugo, mais qui révèle tout de même une attitude d’indépendance et d’irrévérence qui caractérisa toute la vie du peintre. Et qui nous tient, du moins me tient, lieu de modèle. Je suis ces temps-ci tellement imprégné de Courbet que je le vois partout – je m’efforce de repérer et saluer sa présence et son actualité, tout en évitant la vénération du fanboy.

I

Le désespéré, vers 1844-1845

Pour le coup, voici une histoire pleine de courbettes.

Le Désespéré, connu aussi sous les titres Désespoir (ce qui du reste est curieux, puisqu’on y ressent davantage d’angoisse que de désespoir) ou Autoportrait de l’artiste, est l’une des oeuvres les plus célèbres de Gustave Courbet. Elle décroche sans doute le deuxième rang de la notoriété juste derrière l’Origine du monde. Or elle est le plus souvent invisible et n’est montrée en France que sporadiquement, la dernière fois remontant à 2007.
Elle est la propriété de Qatar Museums, organisme de développement des musées de l’émirat, dirigé par son excellence Cheikha Al Mayassa bint Hamad al-Thani, sœur de l’émir du Qatar, organisme qui en a fait l’acquisition auprès d’un propriétaire privé à une date et pour un montant inconnus…
Le Qatar en effet n’achète pas en France que de l’immobilier ou des équipes de foot. Il développe tous azimuts sa stratégie de soft power y compris par l’acquisition de chefs d’oeuvres de l’Histoire de l’art (certes, pas l’Origine du monde, on se demande pourquoi… de toute manière celle-ci n’est pas à vendre) afin de devenir une destination touristique majeure, se faisant désirable jusqu’aux yeux de l’élite culturelle internationale : Le Désespéré sera l’une des pièces maîtresses du futur Art Mill Museum de Doha dont l’ouverture est prévue en 2030. Le Louvre n’a qu’à bien se tenir (ah, non, je confonds, au temps pour moi, le Louvre est déjà répliqué dans un autre émirat).
En attendant ce jour, le Qatar, grand ami de la France puisqu’il est riche, a accepté de prêter Le Désespéré au Musée d’Orsay où l’on peut l’admirer depuis le 14 octobre dernier. Transaction qui nous vaut une magnifique photo de son excellence Cheikha Al Mayassa bint Hamad al-Thani aux côtés de Brigitte Macron et de Rachida Dati, toutes trois arborant de gigantesques sourires satisfaits, mains croisées sur l’entrejambe. Au centre de cette mise en scène, pour le coup pleine de courbettes, immortalisée par l’agence de presse Qatar News Agency, Courbet jurerait presque, chien dans un jeu de quilles. Il est le seul à ne point sourire et ses mains volubiles écarquillent son visage pour l’éternité. Son angoisse, son incrédulité, son regard tourmenté qui nous perce et nous brûle, irréductibles au bizness et à la diplomatie, sont intactes.

II

Hector Berlioz, Gustave Courbet, 1850.

Berlioz est une figure aussi fondamentale que Courbet dans l’idée, ou disons dans l’imaginaire, que depuis le XIXe siècle l’on se forge de ce qu’est un artiste : intransigeant, indépendant, anti-académique, travaillant obstinément puis imposant sa vision singulière face à un monde contraire (sans doute faudrait-il, pour compléter la triade fondatrice de cet archétype, adjoindre Flaubert).

Toutefois existait une différence majeure entre le peintre et le compositeur : Courbet écrivait à la va-comme-je-te-pousse, sans se relire, sans souci du style ni de l’orthographe, cultivant les particularismes pour surjouer son côté paysan franc-comtois… Tandis que Berlioz écrivait magnifiquement. Berlioz est pratiquement autant écrivain que musicien. Il écrit vif, imagé, drôle, parfois cinglant, toujours subtil. Même ses écrits théoriques sont agréables à lire.

Je cite pour exemple un extrait de son Grand traité d’instrumentation et d’orchestration. Je choisis (absolument par hasard, bien sûr) ce qu’il écrit à propos du trombone :

Le trombone est, à mon sens, le véritable chef de cette race d’instruments à vent que j’ai qualifiés d’épiques. Il possède en effet au suprême degré la noblesse et la grandeur; il a tous les accents graves ou forts de la haute poésie musicale, depuis l’accent religieux, imposant et calme, jusqu’aux clameurs forcenées de l’orgie. Il dépend du compositeur de le faire tour à tour chanter un chœur de prêtres, menacer, gémir sourdement, murmurer un glas funèbre, entonner un hymne de gloire, éclater en horribles cris, ou sonner sa redoutable fanfare pour le réveil des morts ou la mort des vivants.
On a pourtant trouvé moyen de l’avilir, il y a quelque trente années, en le réduisant au redoublement servile, inutile et grotesque de la partie de contrebasse. Ce système est aujourd’hui à peu près abandonné, fort heureusement. Mais on peut voir dans une foule de partitions, fort belles d’ailleurs, les basses doublées presque constamment à l’unisson par un seul trombone. Je ne connais rien de moins harmonieux et de plus vulgaire que ce mode d’instrumentation. Le son du trombone est tellement caractérisé, qu’il ne doit jamais être entendu que pour produire un effet spécial; sa tâche n’est donc pas de renforcer les contrebasses, avec le son desquelles, d’ailleurs, son timbre ne sympathise en aucune façon. De plus il faut reconnaître qu’un seul trombone dans un orchestre semble toujours plus ou moins déplacé. Cet instrument a besoin de l’harmonie, ou, tout au moins, de l’unisson des autres membres de sa famille, pour que ses aptitudes diverses puissent se manifester complètement. Beethoven l’a employé quelquefois par paires, comme les trompettes; mais l’usage consacré de les écrire à trois parties me parait préférable.
[…]
Outre cette vaste gamme ils possèdent, à l’extrême grave, et à partir du premier son de la résonance naturelle du tube, quatre notes énormes et magnifiques sur le trombone ténor, d’une médiocre sonorité sur le trombone alto, et terribles sur le trombone basse quand on peut les faire sortir. On les nomme pédales, sans doute à cause de leur ressemblance avec celui des sons très bas de l’orgue, qui portent le même nom. Il est assez difficile de les bien écrire et elles sont inconnues même de beaucoup de trombonistes. […] »

III

En visite à Lyon.
Illustrations ci-dessus : le Musée des Beaux-Arts de Lyon peut s’enorgueillir de posséder quatre tableaux de Gustave Courbet, dont deux qui frôlent le sublime et que plus de vingt ans séparent : La Remise des chevreuils en hiver (1866) et Les Amants heureux, aussi connu sous le titre Les Amants dans la campagne (1844).

IV

Je rencontre La rencontre (Gustave Courbet, 1854, Musée Fabre, Montpellier). Fascinante, la posture hautaine que Courbet se donne à lui-même, dos cambré, tête renversée, menton levé, yeux plissés, tout pour regarder de haut son interlocuteur (et mécène), le rouquin Alfred Bruyas !
De passage dans ce Musée, naturellement je vais également saluer Clotilde de Surville, qui orne depuis 18 ans l’une des toutes premières pages de ce blog.

V

Encore une date qui tombe pour la tournée du spectacle Courbet : je fais comme la lumière
Une date, mais pas n’importe quelle date.
Celle-ci, ce serait plutôt LA date.
Nous avons été sollicités pour aller jouer au Musée Courbet, installé dans sa maison natale à Ornans (Doubs) !
Gloups.
Moi qui suis assez sûr de mon fait, « assuré dans mon principe » ainsi que Courbet disait à propos d’un autoportrait bravache, et qui n’ai guère le trac pour ce spectacle que j’adore… Le voilà qui pointe, l’insidieux trac, je le sens là qui s’immisce doucement, prêt à tout contaminer.
Dame !
Aller raconter Courbet à Ornans est à peu près aussi outrecuidant que de prétendre donner à des Inuits une conférence sur la neige.
Je crains de pérorer en transpirant devant une assemblée d’augustes courbetistes à lunettes et bloc-note qui vont fissa me remettre à ma place : Je ne peux pas vous laisser raconter n’importe quoi, Monsieur Vigne ! Ce tableau n’est pas de 1852 mais de 1854 !
Mais tu sais quoi ?
Le trac, j’aime ça.
Sinon à quoi bon.
Ça m’avait manqué.
Date (sous réserve) : samedi 30 mai 2026.

VI

Anecdote puisée dans L’exemple de Courbet de Louis Aragon, qui reproduit intégralement le mémoire écrit par Courbet en prison.

Après la chute de la Commune, Courbet est emprisonné. Les motifs à charge sont très nombreux, en particulier on lui fait porter le chapeau de la mise à bas de la colonne Vendôme. On le condamnera, lors de son second procès, à une amende exorbitante pour la reconstruction de ce symbole de l’Empire, et cette dette impossible à rembourser abrègera sa vie. A sa mort Jules Vallès dira « La colonne Vendôme a perdu son otage ». En attendant il se défend comme il peut, explique qu’il n’a jamais voulu détruire cette foutue colonne mais seulement la « déboulonner » (il semble qu’il ait inventé ce mot) pour la déplacer aux invalides… Sur la demande de son avocat il rédige un mémoire en défense où il donne sa version des faits, et de son implication dans la gestion des monuments de Paris. Il raconte notamment cette anecdote à propos d’un projet de monument à la gloire des « quatre Césars », projet qui est parfaitement identifiable en tant qu’hommage à un Empire qui ne prend jamais fin. Dans ce mémoire, Courbet parle de lui à la troisième personne :

« Un jour, le sculpteur [Auguste] Clésinger, qui est son compatriote, envoya chercher [Courbet] par un camarade et le conduisit à Enghien un dimanche matin, résidence du sculpteur. Il ignorait le but de cette visite, mais bientôt après Clesinger le conduisit devant une espèce de monument qui était dans son jardin, projet qui était dans une réduction de 35 pieds de hauteur, ainsi conçu :
Deux colonnes corinthiennes couplées reliées entre elles par un panneau, surmontées d’un chapiteau sur lequel était un guerrier à cheval, génie de la guerre. Ces deux colonnes reposaient sur un soubassement, piédestal carré, aux quatre coins duquel se trouvaient sur la partie supérieure quatre guerriers, assis ou debout, adossés aux colonnes jumelles.
« Ce projet, lui dit-il, doit être exécuté sur une échelle de 160 pieds de hauteur, et sera le plus haut monument connu, destiné à occuper la place de l’Obélisque place de la Concorde. C’est un monument que je fais de participation de l’Empereur qui me préfère à tout sculpteur. Il vient ici m’aider de ses conseils presque tous les jours. »
À son insu, le peintre avait été appelé comme critique, car ces deux compositeurs [Clésinger et Napoléon III] n’étaient pas très assurés de l’effet que pourrait produire leur composition.
Tout en regardant ce projet, le peintre réfléchissait, puis enfin il dit : « Je ne comprends pas bien cette idée, à deux points de vue, d’abord pourquoi ces ruines grecques sur la place de la Concorde, on se croirait non pas en France, mais dans la campagne de l’Illyrie, ensuite pourquoi ce panneau qui les relie, menacent-elles ruine ? Puis après… Quels sont ces bonhommes qui semblent jouer au pot de chambre sur les quatre coins du piédestal ? Quant au génie casqué, lance au point, écumant, pour moi il ressemble aussi bien à Don Quichotte qu’à un génie. »
Le camarade et le sculpteur se regardaient entre eux, pas très satisfaits, puis Clesinger dit : « Si l’Empereur t’entendait!
– Ça m’est égal, dit le peintre, l’Empereur m’importe peu… Voudrais-tu m’expliquer votre idée ? Car je ne suis pas fort sur les allégories.
– Hélas, ces quatre bonhommes, ces quatre grotesques comme tu les appelle, ce sont les quatre Césars, qui ont sauvé le monde. C’est Jules César, Charlemagne, son oncle [Napoléon Ier], et puis lui.
– Votre idée me paraît mal digérée, dit le peintre, et si tu crois que ces quatre gaillard-là ont sauvé le monde, tu es aussi fort que l’Empereur sur l’histoire et la philosophie. Et moi, je crois qu’ils l’ont détruit. Vous voulez donc tourner la France en bourrique ? J’espère bien que vous n’allez pas mettre cette saloperie-là sur la place de la Concorde ?
– je te demande pardon, il y tient.
– On va rire, répond le peintre. Et l’Obélisque, qu’en ferez-vous ?
– Nous la mettrons dans la cour du Louvre.
– C’est cela ! Vous allez encore étouffer cette cour avec un morceau de pierre, comme on a étouffé la place Vendôme avec cet autre monument de sauvage. J’en ai assez, allons déjeuner. »

VII

L’actualité de Courbet, c’est aussi cela : Marine Carteron fait paraître le roman pour ados Les effacées (Rouergue, 2025). Courbet, qui fut l’inventeur du verbe déboulonner, se fait ici à son tour, sinon canceller, du moins remettre à sa place dans un contexte post#metoo.

Une fois passé outre les conventions et ficelles ordinaires du roman jeunesse (la jeune héroïne, lycéenne noire stigmatisée, en galère et en voyage scolaire, se bat les steaks de l’histoire de l’art lorsque débute le roman mais s’y intéresse par accident surnaturel, et elle offrira en miroir sa propre empathie à celle de la lectrice), l’écriture est enlevée, le point de vue inédit. Le personnage clef est Virginie Binet, qui fut la compagne de Gustave Courbet durant les années d’apprentissage du peintre à Paris, et la mère d’Émile, le fils qu’il ne reconnaîtra pas mais qui figure, petit bonhomme curieux, au centre de l’Atelier du peintre et a droite des Cribleuses de blé.

Virginie est morte vers 1865, Émile en 1872 à 24 ans, ses propres enfants meurent en bas âge, enfin Courbet en 1877, sans descendance…

Virginie a déjà fait l’objet d’un roman, pour adultes celui-là : Le modèle oublié (Pierre Perrin, Robert-Laffont, 2019). Ici, elle prend la parole depuis un tableau du Musée d’Orsay, L’homme blessé, puisqu’elle avait figuré sur la première version de celui-ci, intitulée La sieste champêtre, avant d’être effacée par le peintre vexé lorsque Virginie l’a quitté. Le peintre, par chagrin d’amour, orgueil ou égocentrisme, s’est concentré sur un autoportrait à l’agonie.

L’effacement de la femme sur le tableau retouché permet au roman d’aborder le thème de très contemporain de l’invisibilisation (des femmes, notamment celles ayant vécu à l’ombre des Granzommes, mais aussi des Noirs, des pauvres… des femmes noires pauvres), et c’est de bonne guerre.

Pourtant, Courbet qui passe ici pour le méchant misogyne abuseur lâche, assimilé pour les besoins de l’intrigue à un harceleur de lycée, avait peint Virginie maintes fois sans la cacher (c’est elle que l’on voit dans Les Amants dans la campagne, cf. ci-dessus), et s’était battu dans son oeuvre « réaliste » pour montrer les femmes telles qu’elles étaient – les ouvrières, les paysannes, les demoiselles de village, etc… Les nuances seront pour une autre fois, si jamais ce roman permet d’ouvrir le débat. En revanche si le débat n’est pas ouvert, il est dommage que de jeunes lecteurs n’ayant jamais entendu parler de Courbet retiennent seulement que c’était un salaud, son cas réglé, patriarcat à lui tout seul.

On ne sait toujours pas ce qu’est un écrivain

06/10/2025 Aucun commentaire

Je viens de lire une interview de Marie-Aude Murail, fort intéressante matière à gamberge, qui notamment donne une définition de ce qu’est un écrivain selon elle : « Quelqu’un qui veut être lu« .
Définition qui en vaut une autre, pourquoi pas, je comprends ce qu’elle veut dire.
Mais qui exclut de la communauté des écrivains nombre d’écriveurs, animés davantage par l’écriture que par la perspective d’une lecture ultérieure. Kafkka, JD Salinger, Pierre Louÿs ou Pessoa (et sa mythique malle posthume aux 27 543 textes) sont les quatre premiers noms qui me viennent. Ces quatre-là, cherchant de façon forcenée la création mais pas la communication ne seraient pas « écrivains » ? Allons donc.

Pour ma part, je continue, comme je fais depuis 30 ou 40 ans, d’écrire à peu près tous les jours, parce que l’écriture reste ma façon préférée de réfléchir, de me souvenir, de comprendre, d’explorer, de construire. En revanche, ce qui s’est éloigné de moi, c’est l’envie de faire des livres. Certes, cette perte de désir provient des deux quasi-décennies de bides rencontrés par mes livres (en particulier, le fiasco d’Ainsi parlait Nanabozo en 2021 a mis un terme à quelque chose : à sa sortie j’étais excité comme une puce, sur les starting-blocks, j’avais une énorme envie de défendre ce livre et de discuter avec les lecteurs, de créer des débats notamment dans les lycées… et il ne s’est absolument rien passé, ce livre paru chez Magnier existe aussi peu que s’il était paru au Fond du Tiroir).
Parfois il m’arrive de croiser quelqu’un qui me demande « Tu écris toujours ? Tu as publié autre chose depuis TS ?« 
TS est un roman paru en 2003 et j’ai publié une vingtaine de livres entre temps, ces livres existent, mais sans lecteurs. Que répondre à « Tu écris toujours » ? Sinon, peut-être, « Tu lis toujours ?« 
Bien sûr que je suis déçu de ne plus avoir de lecteurs, puisque j’aimais beaucoup les rencontres, dans les lycées, les salons du livre, ou ailleurs, j’aimais faire mon show et échanger sur la littérature. La méthode pour empêcher cette déception de se transformer en aigreur était somme toute assez simple : je me suis souvenu que j’aimais écrire et que l’écriture était une fin en soi, mais qu’en revanche la publication n’était pas une obligation, seulement un bonus. C’est la publication qui crée des espérances, et donc des déceptions. Tandis que l’écriture, elle, ne déçoit jamais. Je n’ai plus de « carrière littéraire » et ne suis même pas sûr d’avoir le désir d’en avoir une, mais j’ai toujours l’écriture, oui.
Voilà pourquoi j’écris toujours, merci, je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’écrire, à part peut-être un AVC… Mais j’ignore si ou quand je publierai un nouveau livre. La question de savoir si cela fait de moi un « écrivain » ou non ne m’empêche pas de dormir.

Bibliomane

01/10/2025 Aucun commentaire

Comment ne pas avoir de la sympathie, voire de l’empathie, pour ce bibliomane dont la maison est décorée de livres et qui désire toujours des livres nouveaux y compris ceux auxquels il ne peut rien comprendre ?

Cette image est extraite de La Nef des fous, best-seller de la Renaissance, publié initialement en 1494, écrit par Sébastien Brant et illustré par divers artistes, dont Dürer.
Il est remarquable que dès les débuts de l’imprimerie, inventée rappelons-le vers 1454 d’abord pour diffuser la Bible et autres écrits saints, les ouvrages les plus célèbres et les plus diffusés étaient non pas les pieux et les austères, mais ceux qui faisaient marrer leurs lecteurs.

Celui-ci, puis l’Éloge de la folie d’Erasme, Rabelais un peu plus tard…Dans le cas du Bibliomane, nous avons de surcroît sous les yeux une délicieuse mise en abyme : les livres existent à peine que déjà nous pouvons nous foutre gentiment de la fiole de ceux qui compulsivement les accumulent.

Le Bibliomane ainsi que bien d’autres merveilles sont à admirer en ce moment à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Grenoble, qui expose ses incunables jusqu’en mars 2026.

Le saviez-vous ? L’étymologie du mot incunable, qui désigne les livres imprimés au XVe siècle, entre 1454 et 1500, a partie liée avec le grand éclat de rire scatologique, puisqu’il signifie littéralement dans le berceau, voire dans les langes, dans les couches… Me revient cet aphorisme de Borges : La vie se termine comme elle commence, dans les cris et le caca.

Persistance rétinienne d’un motif

18/09/2025 Aucun commentaire

Le peloton est toujours à droite, les exécutés toujours à gauche.
Pourquoi ?
Je me souviens d’une étude d’histoire de l’art qui compilait les Madones à l’enfant, pour remarquer que la proportion de Marie tenant le bébé Jésus sur le bras gauche ou le bras droit était comparable à la proportion réelle de droitières et de gauchères dans la société. D’accord, ça se tient. Ici en revanche, je n’ai pas d’explication.

Tres de Mayo, Francisco de Goya, 1814
Peloton d’exécution, Gustave Courbet, carnets, sans date
L’Exécution de Maximilien, Edouard Manet, 1868
Communards fusillés dans la rue, gravure anonyme d’après Félix Philippoteaux
Le triomphe de l’ordre [exécution des Communards devant le Murs des Fédérés], Ernest Picq, 1877
Peloton d’exécution fusillant un mutin, photo, Première Guerre mondiale (1917 ?). Rue des Archives
L’oreille cassée, 1937, Hergé
Massacre en Corée, Pablo Picasso, 1950
Dans les griffes de la Gestapo, Max Varnel, 1962 (photogramme d’un long-métrage)
Murder in Mississippi, Norman Rockwell, 1965
Silver Surfer graphic novel, Jack Kirby, 1978
Execution, Markus Lüpertz, 1992
Execution, Yue Minjun, 1995
Exécution, après Goya, Yan Pei-Ming, 2008

À madame Marguerite Vigne (Un été à Kafkaland, 4/5)

04/08/2025 Aucun commentaire

Je ne le planifie jamais, mais j’adore au hasard dans une ville inconnue me retrouver dans une Gay Pride. L’événement est toujours joyeux, bon enfant, rigolo, énergisant, en un mot dansant, je défile très volontiers. J’aime en être, quoique je sois un indécrottable hétéro : il y a longtemps que j’ai compris que ce qui me différencie de la communauté LGBTetc., mon orientation perso, est bien peu de chose en comparaison de l’essentiel que nous avons en commun, à savoir l’élémentaire passion de la paix, pour soi et pour les autres. Tu es lesbienne ou gay ou ce que tu veux, ou ce que tu peux ? Tu as le droit à ce qu’on te foute la paix. Tu es un indécrottable hétéro ? Pareil, exactement. Si je marche dans le cortège, ce n’est même pas que j’y suis bienvenu ou toléré, c’est qu’on s’en fout. En voilà un idéal politique ! Voilà l’idéal absolu, pour lequel on devrait tous marcher : ta sexualité, mon gars, ma fille, mon non-identifié·e, on s’en fout, viens danser.

Hier dimanche je me suis retrouvé dans l’Happy Pride de Prague, sur l’île Kampa. Or, hasard objectif et remarquable, à peine une heure plus tôt je me gavais d’oeuvres de František « François » Kupka, le Tchèque de Paris (1871-1957). L’exposition permanente du musée Kampa, au bord de la Vltava, est l’une des plus riches collections au monde de tableaux de Kupka, couvrant ses presque sept décennies de carrière et ses hallucinants sauts stylistiques, depuis ses charmantes saynètes post-romantiques (Le Bibliomane est mignon comme tout) ou symbolistes, jusqu’à ses expériences cubistes ou machinistes (je cite de mémoire : On trouve dans les machines les mêmes composants graphiques que dans les cathédrales, des cercles, des ovales, des lignes, des courbes…), enfin ses étourdissantes recherches abstraites sur la vibration de la couleur ; tandis que l’exposition temporaire est en ce moment consacrée à Kupka caricaturiste. Autre paire de manches, autre carrière, autre talent, peut-être plus énorme, en tout cas plus brutal.

Kupka a été un pilier de L’Assiette au beurre, hebdomadaire humoristique et satirique créé en 1901, au sein duquel des génies graphiques et anarchistes, parfois au risque de la prison, se payaient la fiole du pouvoir, de tous les pouvoirs, le fric, la politique, l’église, l’armée et la guerre (la guerre qu’il connaîtra sur le tard puisqu’en 1914 il s’enrôlera dans la légion étrangère, ce qui fera de lui un personnage dans le roman autobiographique de Blasise Cendrars La main coupée), le colonialisme, le capitalisme, et même le patriarcat… Le tout avec une sidérante violence : qu’on en juge en lisant le numéro 162 consacré aux religions, entièrement dessiné par Kupka (et par bonheur consultable gratuitement sur Gallica parce que merde sur eBay il est hors de prix), d’une férocité incroyable qui ferait hurler aujourd’hui au blasphème parce que cette férocité-là a toujours fait hurler au blasphème – c’est ainsi : parfois il faut rentrer dans le lard et dégommer les cons, défiler pacifiquement en se dandinant pour qu’on nous foute la paix ne suffit plus. L’Assiette au beurre est le seul véritable précurseur de Charlie Hebdo, quoique le père fondateur de ce dernier, François Cavanna, s’en défendît, soucieux sans doute de défendre l’idiosyncrasie de son canard.

L’Assiette au beurre par Kupka, mai 1904. Sur la couverture, un curé bénit la tête d’un pékin afin de lui en extraire des pièces de monnaie. Blasphème ! Blasphème !

Dans cette expo sur Kupka caricaturiste, je tombe nez à nez sur un dessin que, d’après le contexte, je présume issu du n°89 de L’Assiette au beurre, consacré aux filles mères. Kupka l’a dédicacé : À madame Marguerite Vigne. Je sombre dans une rêverie où je reconstitue à loisir ce qu’a pu être la vie de Marguerite Vigne, fille mère, fille perdue, fille méprisée, fille crachoir à bourgeois, fille indigne mais fille dessinée digne par Kupka… Je souhaite de tout mon coeur qu’on ait fini par lui foutre la paix.

« Vigne » : au fait, je dois mon propre patronyme à une fille-mère (cf. Reconnaissances de dettes, I,52). Je connais le prénom de son fils, Riquier, mais pas le sien. Aussi bien, Marguerite.

Je me passionne tellement pour l’oeuvre si extraordinairement éclectique de Kupka que me vient une idée : en voilà, un artiste, qui mériterait son spectacle picturo-musico-politique dans la lignée de la trilogie Goya-Chagall-Courbet, et pour lequel l’accompagnement tchèque (Smetana, Dvorak, Janacek…) ne serait pas difficile à constituer… Mais je ne dois pas m’emballer, l’idée ne suffit pas : je crois que mes camarades Christine, Bernard, et moi-même pourrions avoir des idées de spectacles pour les 20 ans à venir mais pas la force de travail nécessaire.

L’Alhambra et après

18/06/2025 un commentaire

Les fantômes existent.
Il n’est pas de jour où, à la faveur d’un souvenir, au gré d’un éclairage, à la surprise d’une musique, au hasard d’un rêve ou d’une rêverie, l’un d’eux ne surgisse devant nous, mieux armé que la sinistre Minerve, déesse des raisonneurs.
Ces illusions, ces erreurs, ces apparences sont aussi vraies, aussi réelles et même plus que le monde matériel auquel la civilisation européenne prétend borner la vie. Nés pour nous, par la grâce de la lumière et du celluloïd, des fantômes autoritaires s’assoient à notre côté, dans la nuit des salles de cinéma.
Le film s’achève. L’électricité renaît. La vie, au sens vulgaire du mot, va-t-elle reprendre ses droits prétendus par l’usage et la loi ? Non. Le fantôme sort de la salle, au bras du spectateur, dans une ville transformée par l’imagination. Le destin suit un autre cours.


Robert Desnos, Puissance des fantômes

Le cinéma m’émeut. Peut-être est-ce la forme d’art qui m’émeut le plus, celle qui m’apparaît la plus en phase avec la vie, la mort, et la mélancolie entre les deux, parce qu’elle est elle-même entre la vie et la mort, elle parle des morts aux vivants et, peut-être, réciproquement.

Apparition et mouvement : le cinéma est par essence l’art des fantômes, d’autres l’ont dit et mieux que moi, Desnos ci-dessus, Derrida, Clélia et Éric Zernik… Il paraît que le carton le plus célèbre du cinéma muet est « Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » (Nosferatu, Murnau, 1922). Bien évidemment, le pont en question est le cinéma lui-même. Le fond étant la forme remontée à la surface (Victor Hugo), tout beau film est un film de fantômes et vice-versa.
(Incidemment : le dernier film de fantômes que j’ai vu, l’un de ces films dont on se dit que le cinéma a été inventé pour eux, est Au cœur des volcans, requiem pour Katia et Maurice Krafft de Werner Herzog, qui contient quelques unes des plus époustouflantes images que j’ai jamais vues sur un écran, et où les fantômes traqués jusqu’à l’ultime image sont les deux Krafft, bien sûr).

Pour les mêmes raisons, j’aime la salle de cinéma elle-même, aussi sûrement qu’un pont lieu de rencontres surnaturelles, et j’aime les cinémas fantômes : les cinémas fermés, désaffectés, en ruines, sont les lieux les plus hantés que je puisse imaginer. Il s’en est tant passé en leur dense obscurité !

En mars 2024, à quelques rues de chez moi, le cinéma Rex de Grenoble (spot historique où eu lieu la première séance de cinéma grenobloise en 1896) a définitivement fermé ses portes. Une ou deux saisons plus tard, il a bradé quelques uns de ses fauteuils. J’en ai acheté un et l’ai installé chez moi, certes par pur fétichisme, par clin d’œil à ce que pourrait être vraiment et fantomatiquement le home cinema, mais aussi par respect pour l’objet, pour ce qu’il représente d’émotions, par dévotion à tous les fantômes, ceux qui s’étaient assis sur lui comme ceux qui avait traversé l’écran d’en face. J’ai désormais un fantôme familier.

Et puis je l’ai fait customiser, ce fauteuil. Ça branlait dans le manche : lui qui autrefois tenait debout par rangée entière avait tout seul besoin d’un socle solide et lourd pour assurer son assise. J’ai fait appel aux services d’un mien cousin, magicien de ses dix doigts et orfèvre de la ferronnerie : Sébastien Roux. Comme il est un peu artiste en plus d’être pleinement artisan, il m’a dit : « Tu ne veux pas que je le décore, ton socle de fauteuil ? Que je le dessine ? Choisis ton motif… »
J’ai trop longtemps réfléchi, et lorsque je lui ai finalement suggéré d’inscrire sur ce socle le simple mot SILENCIO (David Lynch venait de disparaître, je ne pouvais pas trouver meilleure façon de concentrer en quelques signes ce que sont les fantômes du cinéma), il avait déjà commencé à découper une autre décoration : ce socle rond serait une bobine de cinéma, vintage, argentique, technologie devenue fantôme à son tour… On peut constater sur les photos ci-dessus qu’il a habilement réussi à cumuler son idée et la mienne. Chapeau.

Autre histoire, quoique déjà et toujours la même. En 2011, j’étais en résidence à Troyes et j’avais publié sur ce blog la photo d’un fantôme : la devanture du cinéma l’Alhambra, salle née en 1922 (l’année de Nosferatu) et morte en 2004.

Ce fantôme-ci s’était estompé dans ma mémoire lorsque, l’an dernier, les frères Warren & Steven Lambert ont traversé le pont à ma rencontre, au sujet de cette vieille photo. Comme leur nom me disait quelque chose, j’ai vérifié sur Google : ah, oui, ça me revient, Warren Lambert est l’auteur de Tropique du Splendid, essai sur la France des Bronzés, intrépide pamphlet contre l’humour du Splendid, contre cet esprit vachard dont les saillies prolifèrent en clins d’oeil dans nos conversations triviales (c’est cela, oui, etc.) mais dont l’auteur démasquait le rôle de rouleau compresseur soft power, sarcasme cynique, manifestation du mépris de classe (toujours adressé au faible, jamais au fort) ayant précédé et accompagné la révolution conservatrice, ayant préparé le terrain pour Sarkozy et Macron. Voilà un livre qui n’a pas peur de se faire des ennemis.

Mais les frères Lambert toquaient à ma porte pour tout autre chose : ils lancent leurs maison d’édition, consacrée au cinéma, qu’ils baptisent Alhambra Editions. Littéralement, Château rouge : ce terme arabe qui désignait le palais des rois maures à Grenade, est le nom d’innombrables cinémas encore en activité (L’Alhambra est le cinéma de Robert Guédiguian à l’Estaque, par exemple) ou bien devenus ectoplasmes, tel celui de Troyes. Or les Warren souhaitent utiliser ma fameuse photo de 2011 en guise de quatrième de couve de leur premier livre à paraître. Quels gentlemen de me demander l’autorisation ! Eussent-ils utilisé la photo sans m’en parler, qui l’aurait su ? Certainement pas moi ! En échange de ma dérisoire contribution, ils promettent de m’envoyer un exemplaire… Et je trouve aujourd’hui dans ma boîte la promesse tenue. Elle est magnifique et passionnante.

Le livre s’appelle Des lettres d’amour dans les banques, et il s’agit de la retranscription de trois conférences données en 2004 au Japon par le cinéaste portugais Pedro Costa. Je suis emballé et convaincu dès la première page, quasiment la première ligne, où Costa, courtois, rend hommage au pays qui l’accueille (même si tout le monde sait depuis Godard que le cinéma c’est plutôt un pays en plus) :

Plus que reconnaître, on peut connaître les choses par le cinéma. [Oui !] Moi, par exemple, j’aimais et je connaissais plein de choses du Japon sans y être jamais venu auparavant. Je connaissais le Japon des films grâce aux trois cinéastes que j’aime le plus, c’est-à-dire Mizoguchi, Ozu et Naruse.

Suit un éloge d’Ozu et je bois ce petit lait, moi qui nourris pour lui une passion, puis des considérations sur le cinéma en tant principe d’enregistrement de ce qui disparaît sous nos yeux :

C’est une donnée historique basique : le premier film [la sortie des usines Lumière], la première photo [selon Costa, la première photo publiée dans la presse serait celle des cadavres des Communards dans leurs cercueils en 1871], ce sont des choses terribles. Ce ne sont pas des histoires d’amour, mais d’inquiétude. C’est quelqu’un qui a pris une caméra pour réfléchir, pour penser et pour interroger. Il y a pour moi dans ce geste, qui peut être le désir de faire un film ou de faire une photo, ou aujourd’hui une vidéo, quelque chose de très fort, quelque chose qui vous dit : « N’oubliez pas. N’oubliez pas que vous êtes humains et mortels. »

N’oubliez pas que vous êtes des fantômes, ou que vous le serez bientôt.

Ensuite, à l’avenant, des dizaines de pages de sensibilité et d’intelligence, revenues de loin, d’un Portugais au Japon. Merci et longue vie aux éditions de l’Alhambra. La séance se termine par les bandes annonces : juste avant ma modeste photo en quatre de couve, les titres annoncés à paraître sont très alléchants, dont un signé par Monsieur Merde, cette infâme créature, perpétuellement intruse et sauvage et qui possède, à la manière d’un esprit frappeur, Denis Lavant.


Addendum 21 juin 2025

Vu ce soir le fort beau The Life of Chuck de Mike Flanagan – dont le chef d’oeuvre, au fait, The haunting of Hill House, abonde dans le sens de ce qui précède à propos des liens serrés entre cinéma et fantômes ; celui-ci aussi, certes, mais seulement à la marge, ou plutôt dans le grenier.

Je salue l’intelligence de la bande annonce qui ne déflorait absolument rien de la construction de Life of Chuck, alors même que la construction en est l’atout majeur, en concentre et révèle le sens lui-même : voilà un pur film de scénario et de montage. Ce qui fait que je suis entré vierge dans la salle, comme si je n’avais pas vu la bande-annonce, sans avoir le moindre indice sur ce qu’est ce film.

Maintenant que je sais, que je suis capable de définir ce qu’est ce film, je pourrais dire, sans trop divulgâcher : Life of Chuck est une version « feel good » de Mulholland Drive de Lynch. (Voire, dans sa première partie, une version « feel good » de Melancholia de Lars Von Trier, mais c’est tout de même avec Mulholland Drive que le parallèle est le plus fécond.)

J’emploie « feel good » sans condescendance ni volonté de débiner : il n’y a pas de mal à se faire du bien…

Le point commun de ces deux films qui sont des labyrinthes mentaux avec jeux de miroirs, c’est que le personnage principal exprime une ambition de carrière artistique (dans le cinéma pour l’un, avec hommage à Rita Hayworth : Gilda / dans la danse pour l’autre, avec hommage à Gene Kelly ET Rita Hayworth : Cover Girl/La reine de Broadway), rêve qui tourne court et se fracasse contre le réel.
Or dans la version « feel bad » (Mulholland Drive) la frustration tourne à l’obsession, au morbide et à la mort ; dans la version « feel good » (Life of Chuck) la frustration est métabolisée par le personnage, et la leçon morale du film est : « Pas grave, tu n’as pas fait carrière, la vie est belle quand même ». La leçon morale n’est jamais ce qu’il y a de mieux dans un film…