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Un dimanche après-midi d’avril sur la Butte Montmartre

28/04/2025 Aucun commentaire

Dernier jour à Paname, 1

Comme nous sommes dimanche, jour des morts, et qu’il faisait beau, je suis allé me promener dans un cimetière. Je connaissais déjà (un peu) le Père Lachaise et Montparnasse, donc j’ai opté pour celui de Montmartre, au pif.

J’ai rendu hommage en m’inclinant, la main sur le coeur, sur quelques cher(e)s disparu(e)s : Berlioz (tombe noire et grave comme un requiem), Truffaut (tombe noire aussi mais très sobre), Rivette (tombe grise et encore plus sobre, effacée, très difficile à trouver, m’étonne pas de lui, toujours le goût du caché), Stendhal (tombe gravée en italien, Milanese soi-disant, ah ah tu parles, je citais déjà cette tombe menteuse il y a 25 ans sans l’avoir jamais vue dans ma nouvelle Lorsque je m’appelais Jean), les soeurs Boulanger et les frères Goncourt, H.-G. Clouzot, Siné (le plus beau sépulcre de Paris sans conteste, pierre tombale en forme de cactus et de doigt d’honneur : Mourir ? Plutôt crever !, tombe qu’il partage d’ailleurs en colloc non seulement avec sa femme Catherine mais aussi avec Delfeil de Ton, tous deux toujours de ce monde mais leurs noms sont déjà inscrits et patientent), Jeanne Moreau, Claire Brétecher, Daniel Darc, Offenbach…

Et puis, lorsqu’en fin de parcours je suis passé devant la tombe de Fred Chichin, j’ai vu une petite vieille accroupie devant le marbre. Je me suis dit ah merde, jamais tranquille, on ne peut donc pas se recueillir tout seul un dimanche, qu’est-ce qu’elle fabrique la vioque, elle en a pour longtemps… Sauf que… Mais ! Mais merde ! Mais oui ! C’est Catherine Ringer ! Putain Catherine Ringer en train d’arroser et de tailler un rosier sur la tombe de Fred Chichin ! Il n’y a pas que moi pour qui dimanche est le jour des morts !Je me suis abstenu de déranger la dame mais j’avais la larme à l’oeil. Je les ai vus deux fois sur scène, à vingt ans d’écart. La première fois c’était « Les Rita Mitsouko », et la seconde « Catherine Ringer [veuve] chante les Rita Mitsouko ». Et là, c’était comme une troisième et dernière fois, quelle fidélité ces deux-là, et moi aussi finalement. Je n’ai pas pris de photo, il y a des limites, j’ai écrasé ma larme et je suis sorti discrètement du cimetière.

Dernier jour à Paname, 2

Puisque j’étais à Montmartre, et comme il faisait toujours beau, j’ai encore sillonné la Butte de haut en bas et du nord au sud, en crachant mentalement (pfouah c’est malin je m’en suis mis partout dans le cerveau) sur l’ignoble Sacré Coeur, insulte à la Commune, triomphe de l’obscurantisme et de la haine de la liberté, à chaque fois que sa pointe honnie dépassait à l’horizon.

J’ai arpenté l’avenue Junot, émaillée de plaques commémoratives : ici ont habité Tristan Tzara, Pierre Dac, Edith Piaf, Gen Paul, Prévert, Nougaro, ici a été tourné (soi-disant mais le numéro 21 n’existe plus) L’assassin habite au 21 tout au bout la place a changé de nom et s’appelle désormais « Place Marcel Aymé » avec un beau passe-muraille en bronze (Marcel Aymé habitait donc place Marcel Aymé ? Ah ben c’est comme le professeur Choron alors ?)…

Et puis, à l’endroit où l’avenue Junot croise la rue Girardon, au numéro 4 de celle-ci, il n’y a pas de plaque « Ici a vécu Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, écrivain et médecin. De ces fenêtres il a décrit les bombardements sur Paris dans le roman Féérie pour une autre fois. Ici ont été dérobées de nombreuses liasses de manuscrits qui ne sont réapparues qu’en 2021″.

En revanche, un graffiti artisanal très imparfaitement effacé, encore presque lisible, nous informe : « Ici s’aimèrent Louis-Ferdinand Céline et Lucette Almansor ».

Il suffit de tourner le coin et quelques pas plus loin, de l’autre côté de la porte, une plaque bien entretenue nous rappelle : « Le 23 octobre 1943, s’est tenu clandestinement dans cet immeuble, la première réunion du comité parisien de la Libération de Paris, coordinateur de la Résistance parisienne… »
Ceci aussi, Céline le raconte dans Féérie (ou bien est-ce dans Maudits soupirs ?), il entend des choses dans l’appartement voisin, il va être temps pour lui de se faire la malle…

Matrimoine

20/03/2025 Aucun commentaire

Il est toujours bon de s’aérer les neurones, fût-ce dans l’air méphitique de la capitale, et je reviens remonté comme une pendule de deux jours à Paris où j’ai assisté au congrès annuel des bibliothécaires musicaux organisé par l’excellente ACIM.

Outre des visites guidées dans des fonds merveilleux voire mythiques : la BNF, la Médiathèque Musicale de Paris sise aux Halles ou encore la discothèque de Radio France (hallucinante caverne d’Ali Baba)… les débats et tables rondes étaient fort stimulants quoique sur un sujet peu neuf (c’était déjà celui des RNBM 2017), mais toujours vibrant d’actualité en notre époque de destructions tous azimuts : le patrimoine.

Je retiens particulièrement la conférence inaugurale, passionnante. L’intervenante, Claire Bodin, directrice de festival et conceptrice de la base de données « Demandez à Clara » consacrée exclusivement aux compositrices, a mis les pieds dans le plat direct :

« Vous programmez deux jours consacrés au patrimoine, d’accord, merci, mais quid du matrimoine ? »

(ce dernier mot est souligné en rouge par mon correcteur d’orthographe, c’est dire.) La provocation est savoureuse, adressée à un parterre de professionnels s’ébrouant, selon les termes de leur cadre d’emploi, dans « les bibliothèques et le patrimoine ». Que conserve-t-on, au juste, que transmet-on et que néglige-t-on ? Examen de conscience : nous autres gardiens du patrimoine sommes-nous gardiens du patriarcat ?

« Matrimoine n’est pourtant pas un néologisme, mais de même que « autrice » il disparaît au XVIe siècle par la faute de ces messieurs de l’Académie française, qui considéraient qu’on ne recevait un héritage que de son père, en aucun cas de sa mère ! Car de la mère, et des femmes, on ne reçoit que des choses accessoires et sans valeur… »

Témoin de l’antériorité du substantif matrimoine, l’adjectif qui en découle est resté en usage : matrimonial. Soit : relatif au mariage. Puisque les femmes ne sont bonnes qu’à ça, à se marier et faire des gosses, merci la dot. Tandis que patrimonial, c’est du solide, du sérieux, pas de la bagatelle mais de la valeur, tous sens du terme. Les hommes, peut-être par archaïque jalousie de la gestation, ont toujours eu tendance à dénier aux femmes un autre pouvoir créateur que celui-ci : assignation à être génitrices et jamais génies (c’était le sujet d’un des tout premiers articles substantiels au Fond du Tiroir en 2007).

Sans matrimoine, sans l’idée même du matrimoine, pas d’héritage venu des femmes, pas de traces, pas de legs, pas d’œuvres conservées, nulle artiste femelle au panthéon, et ainsi des siècles de musiques écrites par les femmes ont été invisibilisés, jusqu’à se demander si ces femmes et ces musiques ont réellement existé – le doute est permis et alimente perversement l’idée reçue : les grandes compositrices n’existent pas, CQFD. On le sait, les « grands artistes » sont tous des hommes, en musique comme ailleurs.

Pourquoi avoir baptisé cette base de données Demandez à Clara ? Parce que Clara savait :

« Quand je ne serai plus, alors tout sera oublié de mon apport à l’art. » (Clara Schumann, tragiquement lucide, épouse de Robert et compositrice aussi géniale que lui mais à l’ombre de son mari.)

Maddalena Casulana (1535-1590) dédie ainsi son premier livre de madrigaux à Isabelle de Medicis :

« Je souhaiterais [révéler] aussi au monde (pour autant que cela me soit permis dans la profession de la musique) la vaine erreur des hommes, qui se croient maîtres des dons de l’intellect au point qu’il leur semble impossible de partager ces derniers avec les femmes. »

Ces références à elles toutes seules méritaient le voyage. Si le cœur vous en dit la conférence de Claire Bodin est déjà sur Youtube.

« Il faudrait essayer d’être heureux ne serait-ce que pour donner l’exemple » (Jacques Prévert)

02/03/2025 Aucun commentaire

Carte postale Le Fond du Tiroir !

Je me trouve, à pied et par hasard, à chercher mon chemin dans les ruelles de l’une des plus petites préfectures de France, Digne-Les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence, ex Basses-Alpes).

Je remonte, toujours par hasard, la rue de l’Hubac lorsque soudain, au n°47, je tombe nez à nez avec une plaque m’informant qu’ici vécut l’évêque De Miollis, que Victor Hugo prit pour modèle en écrivant Monseigneur Myriel dans Les Misérables.

J’en suis bouleversé comme si je découvrais accidentellement l’authentique lieu natal de quelque héros. Ulysse, D’Artagnan, Jean Moulin, Spider-Man, Paul Watson ou Greta Thunberg, ce calibre, pas moins.

Monseigneur Myriel est introduit dans une séquence qui fonde à la fois l’incomparable roman-fleuve (dont le tout premier paragraphe, le fil qui dépasse et s’apprête à dévider toute la bobine, est : « En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne. C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il occupait le siége de Digne depuis 1806. »), bien des consciences politiques dont la mienne, et diverses théories éducatives.

Myriel est « Un juste » (titre du livre premier) qui donne sa confiance à Jean Valjean et lui montre, par l’exemple et sans prêchi-prêcha, que le bien est possible. La bonté advient si la bonté est possible, et la bonté est possible aussitôt qu’un geste de bonté prouve qu’elle est possible. Elle est non seulement possible, mais elle est là, entre toi et moi, et maintenant à toi de jouer, non non, c’est à toi, tu peux garder les chandeliers, tu les avais oubliés.

Considérer que son interlocuteur est bon le rend bon (inversement, considérer qu’il est mauvais le rend mauvais – et ad libitum on peut remplacer « bon » ou « mauvais » par ce qu’on voudra, « intelligent » ou « stupide », « généreux » ou « égoïste », le paradigme s’appliquera).

Je me trouve devant le 47 rue de l’Hubac à Digne (quel nom de ville prédestiné, au fait) et je suis ému, presqu’aux larmes, comme si j’avais devant moi le nombril du monde, le centre natif de tout espoir possible.

Au cul les tristes sires et les fauteurs de guerre, Trump, Musk, Poutine, Bardella ! Vos gueules puisque la bonté est possible !

Je m’ébroue pour ne pas céder à l’angélisme mou, et plutôt que de citer Mgr Myriel, j’ai envie de donner ici un poème d’un autre natif des ex-Basses-Alpes, le poète Lucien Jacques, pote et par certains aspects Doppelgänger de Jean Giono :

CREDO

Je crois en l’homme, cette ordure.
Je crois en l’homme, ce fumier,
Ce sable mouvant, cette eau morte.
Je crois en l’homme, ce tordu,
Cette vessie de vanité.
Je crois en l’homme, cette pommade,
Ce grelot, cette plume au vent,
Ce boute feu, ce fouille-merde.
Je crois en l’homme, ce lèche-sang.

Malgré tout ce qu’il a pu faire
De mortel et d’irréparable.
Je crois en lui
Pour la sureté de sa main,
Pour son goût de la liberté,
Pour le jeu de sa fantaisie

Pour son vertige devant l’étoile.
Je crois en lui
Pour le sel de son amitié,
Pour l’eau de ses yeux, pour son rire,
Pour son élan et ses faiblesses.

Je crois à tout jamais en lui
Pour une main qui s’est tendue.
Pour un regard qui s’est offert.
Et puis surtout et avant tout
Pour le simple accueil d’un berger.

Cartes Post-Arles

16/09/2024 Aucun commentaire
Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.

1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)

Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?


2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.

La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime.
Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre.
La répétition générale.
Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.)
Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations.
Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.

Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :

  • Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
  • Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
  • Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
  • Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
  • Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.

3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon :
Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » .
C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie.
Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses.
C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :

Hommage à Pierre Boulez et René Char

31/07/2024 un commentaire
(le titre de l’article ne trouve sa signification que dans cette image, ne la cherchez pas ailleurs)

Enfoncez-vous bien ça dans la tête !
Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.

Ah, le Québec ! Mon Amérique à moi, où je n’étais pas revenu depuis 11 ans !

* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus).
Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.

* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles.
Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse.
Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » …
La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais.
Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.

* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.

Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…

… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.

Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change des deux explétifs les plus courants dans la conversation française : Hédukou et Héhenfète), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.

Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.

Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.

Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.

Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.

Irisation

03/03/2024 Aucun commentaire

Aimanté, six mois plus tard je me trouve à nouveau dans le plus beau pays du monde, mais cette fois-ci versant adriatique.

Je visite un somptueux palais ducal de la Renaissance, perché sur un rocher et transformé en musée car la démocratie exige que les chefs d’oeuvres des collections privées ducales soient mis à la disposition de la populace, dont je suis, bien qu’étranger.Je me suis gorgé les yeux d’Uccello, de Raphaël, de Piero della Francesca… Je n’ai pas pris de photos. Je ne prends jamais de photos dans les musées. À quoi bon prendre un cliché qui sera moins bon qu’une carte postale ou une reproduction sur Internet ? Pour « faire des souvenirs » ? Allons donc ! Mes souvenirs se font très bien sans cela, merci.

Mais aujourd’hui, par exception, j’ai eu l’impulsion, j’ai photographié. J’ai photographié ne oeuvre qui n’existait pas. Une oeuvre en train de se faire sous mes yeux. Que j’étais peut-être seul à voir. Que j’aurais voulu montrer à ceux qui l’auraient loupée, peut-être. Je me souviens que Doisneau répondait quelque chose dans ce goût-là quand on lui demandait pourquoi il prenait des photos : c’était disait-il pour que les absents, mais aussi bien les présents qui n’y avaient vu que du feu, puissent eux aussi profiter de ce que lui avait vu.

Un vitrail, une fenêtre composée de 60 carreaux en couleurs subtiles, se reflétait devant moi sur un voile qui frémissait doucement en protégeant les tableaux du soleil d’hiver. Oeuvre cinétique et éphémère, métamorphosée insensiblement et en continu. Celle-ci, ni moi ni personne ne la retrouvera jamais sur Internet. « Faire le souvenir » s’impose.

Clic.

Les ailes sous le bras

02/11/2023 Aucun commentaire

De passage à Lausanne.

Depuis son ouverture au public en 2016, j’avais très envie de visiter le manoir où Charlie Chaplin a passé les 25 dernières années de sa vie, entouré de sa femme et leurs huit enfants. Mais mon envie était troublée, parasitée par quelques scrupules, de vagues appréhensions. Certaines d’entre elles fondées sur de solides raisons : je craignais le côté parc-à-thème pour fétichistes infantiles, qu’augure hélas le navrant nom choisi pour le lieu, « Chaplin’s World » ; d’autres, sur de purs préjugés : je soupçonnais perfidement que Chaplin avait posé ses valises au bord du lac Léman à la faveur se son climat fiscal optimal. La Ruée vers l’or plutôt que les Lumières de la ville.

Je fais amende honorable ! Ma première série de réserves, l’aversion pour le parkathème, n’aura été vérifiée in situ que par l’inepte exposition temporaire (des monstres hollywoodiens en plastoc pour fêter Halloween) ; et ma seconde a été balayée par un rappel historique fondamental : Chaplin, quittant les USA en 1952 pour la promo de Limelight, voit son visa de retour tout simplement résilié par l’administration américaine. Il est chassé comme un malpropre (plus exactement, comme une sorcière) des États-Unis, il est donc un exilé politique et non pas fiscal. L’homme qui avait prononcé à la fin du Dictateur un si vibrant appel à la paix, cherchait ici la sienne. Or la Suisse, on en pensera ce qu’on voudra, que c’est le paradis des banquiers, des chocolatiers ou des cuckoo clocks comme disait le Troisième Homme, c’est aussi un grand et minuscule pays de paix, voilà tout.

Quant au rapport de Chaplin à l’argent : en 1954 il reçoit une petite fortune sous la forme d’un « Prix international de la paix » (la paix, encore elle), apparemment versée par des organismes du Bloc de l’Est. Ayant eu suffisamment d’ennuis à cause de ses supposées accointances communistes, il coupe court à toute polémique en reversant immédiatement deux millions de francs à l’abbé Pierre (le reliquat sera pour les œuvres sociales de son quartier d’enfance à Londres) afin de soutenir l’accueil d’urgence aux sans-abris. Il déclare à l’abbé : « Ce n’est pas un don que je fais mais une dette que je rembourse, en hommage à ceux qui vivent dans la rue, comme le vagabond que j’incarnais. » Est-il concevable de faire plus classe ?

Pour le reste, cet endroit est tout simplement admirable parce qu’il donne un accès pédagogique et charnel (malgré les statues de cire Grévin) à un artiste lui-même admirable et dès lors je cesse de chercher midi à quatorze heures sur une Rolex. Charlie Chaplin était un grand génie universel, qui a fait rire et pleurer le monde entier, qui m’a encore fait rire et pleurer aujourd’hui (quelques extraits du Kid auront fait l’affaire en une poignée de secondes), et qui, en procurant les mêmes émotions à tant de peuples éloignés, aura véritablement œuvré pour la paix, j’en suis convaincu, la paix, toujours elle.

En illustrations ci-dessus, deux pièces vues sur place qui m’ont particulièrement touché :
D’abord, un portrait de Charlot par Marc Chagall (1929), qui bien sûr fait du vagabond un ange, trimbalant ses ailes sous son bras…
Et puis le violon de Chaplin (photo Laurence Menu), « en chair et en os » , qu’il s’était acheté avec ses premiers cachets à 16 ans, qu’il a toujours emporté avec lui, et dont il a joué en amateur toute sa vie. Comme il était gaucher, il avait inversé les cordes, l’âme et le chevalet.

Bleu Schtroumpfette

15/08/2023 Aucun commentaire

15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !

Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637.
Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs.
Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges.
Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes.
Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce.
Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc.
Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits mythiques, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette : Atalante est la Schtroumpfette des Argonautes, Débora est la Schtroumpfette des juges d’israël, He Xian-gu est la Schtroumpfette des Huit Immortels taoïstes, Jeanne d’Arc est la Schtroumpfette de la Guerre de cent ans, la Castafiore est la Schtroumpfette de Tintin, Wonder Woman est la Schtroumpfette de la Justice League, Cinnamon Carter est la Schtroumpfette de la Impossible Mission Force, Julia Roberts est la Schtroumpfette des Ocean’s Eleven
Dans le monde réel et le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Sonja Hopf la Schtroumpfette d’Hara Kiri, Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, Chantal Laury la Schtroumpfette des Nuls, etc.

Effet Schtroumpfette, figure A. De gauche à droite, rangée du haut : Louis Aragon, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ. Deuxième rang : Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes. Au premier rang : Tristan Tzara (avec le monocle), Celine Arnauld, Francis Picabia, André Breton.
Effet Schtroumpfette, figure B. De gauche à droite, en haut : Cavanna, Professeur Choron, Gébé, Jean-Jacques Cartry, Wolinski. En bas : ?, Melvin Van Peebles, Sonja Hopf, Topor, Fred, Reiser.

Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux.
On le sait, l’histoire du christianisme, racontée dans cette image et dans mille autres, est un faux monothéisme mais un véritable polythéisme, ne comportant que des dieux et une seule déesse ; que des mecs, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi.
Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte.
D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial » qui par effet domino sert aussi de drapeau à l’Europe… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?

Pour fêter cette découverte et le 15 août, le Fond du Tiroir (re)publie une enquête extensive sur ce personnage mythologique toxique entre tous ! Le culte de la vierge Marie, de la sainte maman, est, pour toutes les femmes, une assignation, dangereuse et impossible (soyez mères, mais de préférence sans rapport sexuel).
Pour se dépêtrer un peu de cette folie multimillénaire, décortiquons le motif imaginaire de la vierge enceinte miraculeuse.

Et bonne fête à toutes.

Benvenuto

14/08/2023 Aucun commentaire

Une carte postale envoyée par le Fond du Tiroir en vacances !

Gênes : les murs sont mal élevés.

Baci di Genova (Liguria, Italia). Où la présidente italienne du conseil des ministres, Giorgia Meloni, se fait traiter de fasciste sur des murs sans bonnes manières. Cette insulte n’est hélas pas qu’une exagération rhétorique, tant la Meloni révèle des sympathies (et des mesures) d’extrême-droite : racisme, anti-IVG, homophobie, préférence nationale, etc. Lorgner sur l’Italie permet de se faire une idée de ce qui se passerait en France si la Le Pen était élue.

(souvenir de Sampierdarena, quartier ouest de Gênes)

Prise de température politique : nous sommes accueillis sur place par un très sympathique autochtone anarchiste, photographe de son état. Nous apprenons qu’il a autrefois documenté en images le fameux G8 de Gênes, cet événement fondateur de notre époque, presque mythologique, où la répression des opposants a été qualifiée par Amnesty International de « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale ». Nous ne pouvons que mesurer à quel point ces répressions ont servi de prototype (en France, si tu n’es pas content, gare au flashball), et à quel point le record de « plus grande violation des droits humains et démocratiques » ne demande désormais qu’à être régulièrement battu.

Après avoir demandé à notre hôte le nom de son réseau wifi afin de me connecter (son réseau s’appelle ANTIFA, je vous le dis au cas où vous passeriez chez lui), je poursuis la conversation politique. Il soupire en évoquant la situation actuelle de son pays : « Les choses ne vont pas changer avant longtemps en Italie, il faut être patient, ce que nous représentons est une minorité… [puis, reprenant le sourire :] Mais une très grosse minorité ».
Il arbore sur son t-shirt un slogan qui m’enchante et me convainc immédiatement que je fais partie de la même grosse minorité que lui : Padrone di niente, servo di nessuno.
Maître de rien, esclave de personne. Programme politique essentiel et suffisant. Ni exercer, ni subir le pouvoir. Car Le pouvoir est maudit et voilà pourquoi je suis anarchiste (Louise Michel).

Pour cueillir un autre témoignage de la très grosse minorité italienne qui au quotidien fait de son mieux contre la fascisation de son pays et de l’Europe, on est prié de voir la nouvelle série de Zerocalcare, Ce monde ne m’aura pas, dont le titre original est bien meilleur, Questo mondo non mi renderà cattivo : Ce monde ne me rendra pas méchant. Je nous le souhaite aussi.

Bon, ceci dit c’est le mois d’août, il fait chaud, je vais me baigner, on a le droit de ne ni-exercer-ni-subir le pouvoir sur la plage.
En ce qui me concerne, et en dépit de Meloni, Berlusconi, Mussolini, et autres fâcheux contingents, ce n’est pas encore cette fois, Gênes sous les yeux, que je reviendrai d’un pouce sur ma conviction que l’Italie est le plus beau pays du monde. Et Portofino, donc. Et les cinque terre, etc.
La preuve en images ci-dessous : l’Italie est le seul pays du monde où même les supermarchés sont beaux, aménagés qu’ils sont dans d’anciens palais.

(la suite demain)

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire (Dossier M, 4)

02/08/2023 Aucun commentaire

Deux lecteurs sur un banc.
Fondation Jean-Michel Folon, Château de La Hulpe, Belgique, août 2023.

Je ne sais pas ce que lit mon ami, mais quant à moi, on peut voir facilement en agrandissant la photo que j’en suis au tome 4 du Dossier M, Grégoire Bouillier, et je ne vois pas le temps passer. Je suis en telle empathie que je pourrais m’asseoir à côté d’un rocher, d’un arbre, d’un chien, d’un bloc de fonte ou même du premier con venu mon semblable mon frère, du moment qu’il s’assiérait pour lire en silence à mes côtés, il serait mon ami et la fraternité est ce que j’éprouve d’abord quand je lis Bouillier, la sympathie au sens dur.

Ce 4e volet est dédié À qui n’en aura jamais assez. Les trois premiers l’étaient À qui en veut ; À qui en veut encore ; À qui en veut toujours. C’est dire si je prends pour moi la dédicace, à mon niveau personnel des choses : j’en veux. J’ai beau avoir laissé passer plusieurs mois depuis la lecture du précédent, dès la première page c’est parti, comme si je me branchais sur le secteur, le voltage reste le même.

La couverture noire annonce la couleur, nous sommes à présent dans une stase de dépression. C’est de tous les volumes celui qui fait le plus de sur-place et pour cause (« la vie qui les résume toutes sans être elle-même une vie, n’est pas une vie, non, pas une vie mais une solitude, une immobilité » p. 306). Pourtant Bouillier reste drôle, et palpitant quoi qu’il raconte, y compris quand il ne se passe rien, parce que même quand il ne se passe plus rien, il se passe toujours quelque chose en lui, par conséquent en son lecteur.

Je prélève un extrait particulièrement remuant, en lui et en moi, p. 189, survenant après des pages et des pages de dérive solitaire et morfondue sur une plage bretonne, d’idées fixes et de coq-à-l’âne, de ruminations sur la fatalité de l’idiosyncrasie ou sur l’édifiante tragédie de Donald Crowhurst (feuilleton enchâssé dans le feuilleton) :

Je ne sais pas trop pourquoi je viens d’écrire ces lignes. Les ai-je écrites ? À quel propos ? Quel intérêt ? Je ne sais pas. J’écris pour savoir ce que j’ai à dire. Et pour éprouver, au détour d’une phrase, si possible, un orgasme au-dessus de la ceinture m’indiquant que je suis dans le vrai, qu’une pensée vient de gicler et d’illuminer mon ciel (ce qui n’arrive pas souvent). Et pour passer le temps aussi. J’en avais pris pour dix ans et je commençais à parler tout seul, surtout en marchant sur la plage. Je n’avais plus que moi à qui m’adresser. À qui m’en prendre.
En cet été 2005, quelque part en Arizona, à soixante-dix-huit ans, décédait Elisabeth Kübler-Ross, psychologue célèbre pour avoir identifié cinq stades bien distincts par lesquels, selon elle, passe quiconque se trouve confronté à une « perte irréparable » : 1. Le déni (ce n’est pas possible, j’y crois pas !) ; 2. La colère (monde de merde ! Hello Monsieur Gicle) ; 3. Le marchandage (trouvons un arrangement) ; 4. La dépression (à quoi bon tout ça finalement… Hello pot de rillettes) ; et, enfin, 5. L’acceptation (bah, c’est la vie. De toute façon, on va tous mourir alors à quoi bon s’en faire).
C’est cool de posséder une carte de la dépression sur laquelle se reposer. C’est bien utile pour savoir où on en est de son existence et comment avancer, se sortir de la mouise, dénouer ses chakras, etc. C’est rassurant, j’imagine.

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire – oui certes, et sur l’autre bord que je fréquente aussi, je lis pour savoir ce que j’ai à penser. Dans les deux cas, l’absence de préméditation est à souligner.

Pour qui en voudrait encore, mais surtout pour qui danse cet été, ou qui fait danser sur des musiques (néo-)trad, suivez mon regard, je signale que juste après ce passage, aux pages 196 à 199, Bouillier sort de sa sinistrose en assistant à un bal breton, dont il fait un long éloge extatique :

J’ai sous les yeux la preuve que des communautés humaines sont possibles. De toute mon âme j’éprouve un désespéré sentiment de réconciliation.

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Intermède
Épisodes précédents, archives au Fond du Tiroir :
Dossier M, zéro
Dossier M, 1
Dossier M, 2
Dossier M, 3

Me restent sous le coude les 5 et 6. Encore six mois, je dirais ? Je ne sais pas encore qui va prendre le dessus, entre la tentation de connaître la fin et celle de faire durer le plus possible.

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En attendant, délice de la synchronicité et des coïncidences littéraires : sitôt refermé ce Dossier M 4, j’ouvre le formidable essai poétique de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, sous-titré Réflexions sur l’effondrement (ed. Libertalia, 2021). Il s’agit moins d’un manuel collapsologue et survivaliste comme son titre pourrait le laisser entendre que d’une réactualisation pour notre époque désastreuse de deux idées libertaires essentielles, la rupture avec la servitude volontaire et le refus de parvenir.

Dossier M vs. Plutôt couler en beauté : bien sûr ces deux livres n’ont rien à voir. Pourtant ils passent entre les mêmes mains (les miennes), se déroulent dans le même monde (le mien), dès lors comment s’étonner qu’ils brassent les mêmes références : ils se fondent tous deux sur la mythique première course autour du monde en solitaire de 1968-1969, sans escale et sans assistance extérieure, organisée par le Sunday Times, compétition sportive qui devient ici comme là métaphore de la compétition tout court, de la rat race qui est notre air ambiant.
Parmi les concurrents, Bouillier choisit comme « héros » , comme compagnon de route imaginaire, Donald Crowhurst, loser fabuleux ; Morel Darleux choisit Bernard Moitessier, dont elle fait l’incarnation du refus de parvenir. Aucun des deux n’a gagné.
Les deux écrivains recomposent noir sur blanc les itinéraires, essentiellement intérieurs, des deux navigateurs solitaires.
Chacun des deux a une histoire, une réaction face à la compétition, un combat contre soi-même plutôt que contre les autres. Combat perdu d’avance pour l’un, drawing dead, échappée vers la folie et la mort. Combat glorieux parce qu’il refuse justement la gloire pour l’autre, échappée vers le retrait élégant et la vie. Il n’y a pas photo sur la ligne d’arrivée qu’ils ont tous deux désertée.
Deux histoires qui méritent d’être racontées davantage que celle, finalement assez plate, du vainqueur, un troisième homme dont l’épopée fait sûrement l’objet d’un troisième livre que je ne lirai pas.