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Je suis bien plus que ma vie

14/11/2023 Aucun commentaire

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

Un fond de tiroir, un vrai

09/09/2023 Aucun commentaire

Vers 1990, à une époque où je savais à peine me raser, j’ai écrit le scénario d’une bande dessinée intitulée Projet: Street Spirits (notez qu’il n’y a pas d’espace avant les deux points, pour faire plus américain, comme dans Mission: Impossible).

Il s’agissait d’une histoire de super-héros, plus ou moins parodique, que je me figurais archi- « de notre temps » puisque j’y décrivais le super-héroïsme comme une pure opération de communication.

Quoique connaissant par cœur les comics Marvel, l’influence que je revendiquais était plutôt une certaine tradition de la bande dessinée franco-belge, ironique, spirituelle, vacharde au besoin, un art du dialogue allant de Goscinny et Delporte jusqu’à Yann. Je faisais en somme du super-héros « à la française » parce que déjà à l’époque je pressentais que c’est en mélangeant qu’on invente.

Le lecteur français (nous ne nous adressions bien sûr qu’à lui) pouvait ainsi débusquer au fil des pages certaines références très locales : par exemple le maire de la ville s’appelait Pear et sa tronche dessinée en forme de poire était calquée sur la fameuse caricature du roi Louis-Philippe par Charles Philipon, parce qu’une poire blette me semblait une métaphore universelle des hommes de pouvoir, de quelque côté de l’Atlantique qu’on se trouve…

En revanche, j’avais dessiné le logo de la série en plagiant éhontément les titrailles en volumes de l’Américain Will Eisner, que je n’ai jamais cessé d’admirer, le titre lui-même constituant un transparent hommage au Spirit, ce faux super-héros, véritable être humain.

Avec le dessinateur, qui était un pote de lycée, nous avons réalisé trois épisodes – j’avais des synopsis pour douze, c’était un joli nombre douze, c’était comme Watchmen, j’ai pas mal gambergé sur la suite qui devait mettre en scène le seul adversaire que j’imaginais à la hauteur d’une opération marketing : le leader charismatique d’une secte (j’ai toujours adoré les leaders charismatiques de sectes), décrit comme une autre opération marketing réussi… Mais ainsi vivent et meurent les ambitions juvéniles : nous nous en sommes tenus à ces trois premiers épisodes, que nous avons photocopiés, agrafés, et vendus à la sauvette. Ce fanzine (vive le Do It Yourself !) était en somme notre premier « livre » , pour moi autant que pour lui, qui depuis a publié ailleurs ses propres BD.

Mais voilà-t-y pas que près de 35 ans plus tard, et sans me consulter, cet enfoiré que j’ai perdu de vue publie dans mon dos une réédition des Street Spirits ! Mis au pied du mur, je considère que cet objet est, ni plus ni moins, un livre pirate, un bootleg, une contrefaçon. Ce qui sans doute ne m’empêchera pas de commander un exemplaire pour le relire.

De mémoire, il me semble que ce travail de jeunesse, sans être déshonorant, était un peu amateur, non dénué de clichés. Surtout, il risque de paraître dérisoire et dépassé à notre époque, noyée qu’elle est sous les récits de super-héros, plus ou moins parodiques (voire trash, façon The Boys), ET sous les opérations de communication.

Qui est curieux se procurera l’objet ici.

Sinon on peut aussi écouter Street Spirit de Radiohead qui date de la même époque (1995) et rêver qu’il s’agit de la bande originale du livre. Le clip de cette chanson, beau et cafardeux, est signé Jonathan Glazer, qui sera bien plus tard l’auteur d’un des films les plus fous et les plus stupéfiants jamais tournés, Under the skin. Quel rapport ? Bah, on a tous des oeuvres de jeunesses planquées dans un recoin du www.

Bleu Schtroumpfette

15/08/2023 Aucun commentaire

15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !

Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637.
Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs.
Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges.
Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes.
Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce.
Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc.
Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette. Dans le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, etc.

Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux.
Que des mecs dans cette histoire racontée en image, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi.
Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte.
D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial »… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?

Pour fêter cette découverte et le 15 août, le Fond du Tiroir (re)publie une enquête extensive sur ce personnage mythologique toxique entre tous ! Le culte de la vierge Marie, de la sainte maman, est, pour toutes les femmes, une assignation, dangereuse et impossible (soyez mères, mais de préférence sans rapport sexuel).
Pour se dépêtrer un peu de cette folie multimillénaire, décortiquons le motif imaginaire de la vierge enceinte miraculeuse.

Et bonne fête à toutes.

Visage humain

31/07/2023 Aucun commentaire

Joli portrait de ma personne capturé par François Raulin, qui a mitraillé tous les membres de Micromegas. Et tout le monde est beau. Même moi je me trouve beau, parce que la beauté est dans l’œil (et dans l’appareil photo) de celui qui regarde. Merci François !
(Et même qu’à côté de moi c’est Christine Ebel et bien sûr Christine est belle)

Est-ce que ce qui suit a le moindre rapport avec ce qui précède ? Moi je le vois très bien, vous vous débrouillerez.

On ne lit pas tous les jours des livres croates. Sauf peut-être si l’on est croate. Mais je n’ai pas cet honneur, et je viens de lire non pas un mais trois albums, coup sur coup, de Miroslav Sekulic-Struja : les deux tomes de Pelote dans la fumée, puis Petra & Liza, tous trois chez Acte Sud.
Et quel choc, les amis ! Quel prodige de narration, quel sens du détail autant que de la fresque, quelle expressivité pour ne pas dire quel expressionnisme dans chaque case qui pourrait être un tableau (Sekulic est peintre avant d’être auteur de bandes dessinées), quelle humanité triste mais musicale, quelle âpreté dans ces chroniques souvent misérables mais jamais misérabilistes, parce que poétiques, et même, parfois, comme un coin de ciel qui par miracle s’éclaircit, heureuses. Heureusement que Petra & Liza est une histoire d’amour, on respire mieux à certaines pages.

C’est de la bande dessinée à son plus haut point d’exigence : à la fois de la peinture et de la littérature sans rien lâcher d’aucun côté, sans que l’un soit le simple instrument de l’autre. De quoi remettre la Croatie sur la carte des livres.

Au secours, je me abricot !

07/12/2022 Aucun commentaire

Je me souviens d’avoir vu Charlie Schlingo, un jour, au festival d’Angoulême. De loin. Il était debout à côté d’un stand, derrière sa moustache, sur ses deux jambes et sa béquille. Il était seul et immobile, avait l’air de se faire chier, ou de cuver. Je n’ai pas osé m’approcher et lui dire « Bonjour monsieur, vous êtes un génie. » Si c’est pour m’entendre rétorquer « Et toi tu es une pomme de terre » merci bien.

Charlie Schlingo faisait peur à beaucoup de gens. Voilà une phrase que l’on peut lire, parmi des centaines d’autres débutant toutes par Charlie Schlingo (principe oulipien du texte à démarreur), dans Charlie Schlingo, de Joko, paru dans la collection Patte de mouche de l’Association.

Je l’ai lu en riant aux éclats, puis aux larmes, puis aux éclats de nouveau. Je ne l’ai trouvé que trop court, ce recueil de souvenirs en flashes de l’ineffable Charlie, j’en aurais bien voulu encore. J’incline à penser que nous n’aurons jamais trop de Schlingo, irremplaçable poète punk, « minable » , « connard » , et j’emploie ces termes avec une infinie tendresse.

L’existence même de Charlie Schlingo, si improbable et brève (1955-2005) qu’elle soit, nous console de celles de tant de malfaisants qui travaillent à faire du monde un endroit pénible, Poutine, Trump, Abdeslam, Jérôme Cahuzac, Carlos Ghosn… Schlingo sauve, Schlingo rachète l’humanité en perdition ! Saucisse et pomme de terre !

Heureusement que l’on peut retrouver à volonté les larmes et les éclats, les saucisses et les pommes de terre, il suffit de relire les livres de Schlingo, d’écouter ses CD, ou de se procurer les récits dont il est le héros, celui-ci de Joko, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps de Teulé et Cestac, ou Charlie Schlingo Charlie Schlingall écrit par sa « veuve » Christine Taunay, cf. cette archive 2020 au Fond du Tiroir.

Les morts qui nous restent

30/09/2022 Aucun commentaire

13 septembre 2022

Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?

24 septembre 2022

Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.

29 septembre 2022

Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.

1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.
En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.

2) Paul Veyne m’a aidé à penser la religion, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.J’ai souvent convoqué ses livres, un en particulier, par exemple ici, dans l’un des articles les plus délicats que j’ai publiés au Fond du Tiroir. Rediffusion de 2019.

Pour écouter la parole de Paul Veyne, c’est ici.

18 octobre 2022

Jean Teulé est mort.
Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna).
En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » .
Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)…
Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs !
Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.

Le gestionnaire et le créateur

23/09/2022 Aucun commentaire

Lu avec passion Underground : Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits (Glénat, 2021) d’Arnaud le Gouëfflec & Nicolas Moog, collection de losers magnifiques, puissances cachées, âmes damnées, loups solitaires et vengeurs masqués de l’histoire de la musique.

Si j’écoute et admire nombre de ces freaks depuis lurette, Sun Ra, Moondog, The Residents, Captain Beefheart, Crass (groupe anarcho-punk incorruptible que j’ai abondamment cité dans Jean II le Bon, séquelle), Brigitte Fontaine… d’autres en revanche sont pour moi des heureuses trouvailles. Par exemple, je ne connaissais que de nom, et vaguement de réputation, Un drame musical instantané, collectif pourtant très important puisqu’il est pratiquement l’inventeur de la fertile notion de ciné-concert. Or je découvre son histoire, sa philosophie, et au bas d’une page je m’arrête, mais vraiment, je tombe en arrêt devant la citation de l’un de ses fondateurs, Jean-Jacques Birgé :

Lorsqu’on sait faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente.

Cette sentence est tellement profonde et tellement universelle, applicable bien au-delà du domaine de la musique (en politique nous ne sommes gouvernés que par des gestionnaires qui savent y faire, longtemps qu’on n’a pas vu un seul inventeur), que je me la répète comme un mantra et que j’envisage de l’inscrire sur mon mur. La vérité c’est que plus je vieillis, moins j’ai envie de savoir et plus j’ai envie d’inventer. Dans la foulée je gouglise Jean-Jacques Birgé et je finis par retrouver sur son blog l’origine de la citation.

Or tout est intéressant sur ce blog. J’y retourne.

Mais à propos de ciné-concert avez-vous réservé votre soirée du 18 octobre pour le ciné-concert ultime ?

Ado sexagénaire

10/08/2022 Aucun commentaire
Illustration de couverture : Jack Kirby mais l’intérieur est de Steve Ditko

10 août 1962/10 août 2022 : le super-héros préféré de tout le monde y compris le Fond du Tiroir, Spider-Man, éternel ado, n’en fête pas moins ses 60 ans aujourd’hui. Ou bien il les a déjà fêtés il y a un peu plus de deux mois, puisque les comic books ont une date de parution systématiquement ambiguë, anticipée : Amazing Fantasy #15, où est apparu pour la première fois notre héros, était daté du 10 août 1962, mais est sorti en kiosque le 5 juin. Admettons que Spider-Man a deux dates de naissance, et que nous avons choisi l’une des deux pour cette célébration.

Et que Grégoire Bouillier a choisi l’autre.

Ah, oui, rappelons que Spider-Man est très présent dans la littérature française contemporaine :

1) « Ce fameux mercredi où j’ai rencontré M., jour qui restera dans mes annales, et peut-être une vie bien remplie, une vie réussie, est-elle une vie où, pour soi-même, à son niveau individuel des choses, chaque jour de l’année parvient à dater un événement bien précis et, à nos yeux, décisif, comme si chaque jour était un verre vide attendant d’être rempli. Ou un verre plein attendant d’être bu. Que chaque jour, tel un lieu-dit, devenait un jour-dit parce qu’il nous est personnellement arrivé quelque chose ce jour-là (…) Comme le 23 janvier fut, pour Baudelaire, le jour où il reçut « un singulier avertissement » tandis que le 23 juillet fut la date choisie par Alain Leroy pour en finir avec les humiliations. Et que dire du jeudi 10 juillet pour Verlaine et Rimbaud ou du 7 janvier pour Samuel Beckett. Du 4 octobre pour Victor Hugo. Du 10 novembre pour Descartes. Du 4 juillet pour Lewis Carroll (…) Du 5 juin pour Spiderman. » (Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 1, « Dossier rouge, le Monde », partie III, niveau 1. Mais cf. également la partie IV/niveau 14 pour un autre développement sur ce personnage ainsi que sur d’autres super-héros, etc… Spider-Man surgit très souvent, quoique moins que Zorro, au fil du Dossier M, y compris dans les pièces supplémentaires tel ce roman-photo.)

2) « Jed était familier des principaux dogmes de la foi catholique – alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. » (Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire)

3) « Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider-Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. » (Alice Zeniter, L’Art de perdre)

4) Ainsi bien sûr que chez Riad Satouff relayé par le Fond du Tiroir.

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Bonus 1 !
Attention, niveau supérieur, pour lecteurs motivés seulement : Le Fond du Tiroir ne se contente pas de rendre un aimable hommage, il s’est autrefois échiné à dresser une exégèse archéologique de longue haleine qui mène de Friedrich Nietzsche à Ayn Rand, puis à Steve Ditko (créateur de Spider-Man, personnage dont il a fait une sorte d’autoportrait), puis à The Question & Mr. A., enfin à Rorschach, version Alan Moore puis version Damon Lindeloff. Avec également une mention de Jérôme Bosch et une autre de Jeff Bezos. Car il est comme ça, le Fond du Tiroir.

Bonus 2 !
Mash-up Kafka-Spider-Man par Daniel Goossens in Georges et Louis : La Reine des Mouches (Fluide Glacial, 2001). Car il est comme ça, Daniel Goossens.

Bonus 3 !
Les Ramones chantent Spiderman. Car ils sont comme ça, les Ramones.

Penser pop

26/07/2022 Aucun commentaire

Toujours à la pointe du progrès et à l’avant-poste de l’actualité, le Fond du Tiroir, ne rechignant pas à donner un petit coup de pouce aux auteurs débutants, vous conseille aujourd’hui avec intrépidité un livre paru il y a deux ans. Il se fait fort de donner ainsi à découvrir au plus grand nombre un roman qui gagne à être connu, étant passé relativement inaperçu, n’ayant reçu qu’un obscur prix local seulement connu des spécialistes (le Goncourt), n’étant traduit qu’en 45 langues et affichant un modeste tirage domestique qui ne dépasse qu’avec peine le million d’exemplaires : L’anomalie d’Hervé Le Tellier.

Oui, bon, c’est l’été, on a le droit de rattraper sur la plage les best-sellers qui nous auraient échappé… Le Tellier m’était familier pour sa participation aux Papous dans la tête, et pour maintes petites choses amusantes et péréquiennes – dont son volume du Poulpe paru voici 25 ans, intitulé La Disparition de Perek, ou bien son recueil Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, jolie variation sur Je me souviens de Perec… Mais rien ne m’avait préparé à ce fort volume romanesque qu’est l’Anomalie, où parmi les nombreux personnages figure un écrivain, Victor Miesel, qui, au détour d’un chapitre, entame la rédaction d’une Tentative d’épuisement d’un lieu, puis renonce, referme son carnet en se disant non, assez, ça suffit les influences pérequiennes. On peut lire ce roman de très nombreuses façons, et notamment celle-ci : une émancipation de son auteur.

Paru en 2020, L’Anomalie se déroule en 2021, indice minimal quoique suffisant : nous sommes en présence de science-fiction – et ladite anomalie réside peut-être dans le fait que l’auguste Collection Blanche/NRF publie, sans l’assumer vraiment, des livres relevant de ce genre désuet. Qui se souvient que la SF, chez Gallimard, a toujours été un parent pauvre regardé avec un poil de condescendance (la collection Le Rayon fantastique n’a vécu que de 1951 à 1964, et Folio SF n’a été créé qu’en 2000) ? Pourtant ici l’intrigue a de quoi redorer les littérales règles du genre à coups de science et de fiction, d’imagination et de réalisme. Une aberration scientifique survient, une brèche dans le réel… Un avion est dupliqué dans un ciel d’orage, ainsi que ses 244 passagers, et se pose à destination deux fois à trois mois d’intervalle. Des scientifiques sont priés de trouver une explication, des vrais personnages qui réfléchissent devant nos yeux, pas des clichés de série B, des savants chacun dans sa spécialité, qui vont tenter la pédagogie en parlant des trous de vers ou des ponts Einstein-Rosen au lecteur ainsi qu’au président des États-Unis (un abruti blond et colérique). On apprend des choses (je parle pour moi, je ne me prononce pas pour l’abruti blond et colérique).

Foin de snobisme : j’ai adoré un prix Goncourt, je le confesse et même je m’en réjouis. Je me suis régalé de ce roman, de son fil (l’épais mystère qui fait tourner les pages) autant que de ses perles (chacun des personnages)… J’ai souvenir qu’au moment de sa sortie, les critiques étaient partagées entre « C’est formidable, palpitant comme une série » et « C’est laborieux, mécanique comme une série » . Le côté sériel, avec ce qu’il charrie de suspense choral, est indéniable et il est curieux que cette analogie serve indistinctement à louanger ou critiquer un roman… Je crois pour ma part que ce serait l’occasion de rappeler que la littérature était là avant. Et que les séries d’aujourd’hui, romanesques, ont volé aux romans bien de leurs qualités narratives – Les Misérables et combien d’autres ont d’abord paru sous forme de feuilletons à une époque sans wifi.

En ce qui me concerne, je n’ai pas pensé à n’importe quelle série… J’ai pensé à la série des séries, la série par excellence, à laquelle il est vrai je pense au minimum une fois tous les deux jours, et infiniment davantage lorsque je suis plongé dans l’Anomalie : Lost (1), autre histoire de vol intercontinental qui tourne mal, ouvre tous les imaginaires et varie les registres, espionnage, polar, fantastique, thriller, burlesque, drame familial, SF, romance, sitcom, et naturellement roman-miroir philosophique : que ferais-tu, toi lecteur/spectateur, à leur place, avec une seconde chance à gâcher comme la première, ou face à ton doppelgänger, à quoi tient donc que ta vie, pendant l’orage, ait pris ce chemin-ci plutôt que ce chemin-là ? Comme Lost, L’Anomalie a l’élégance de donner à réfléchir sans tout expliquer, et ne révèlera pas ses secrets un à un à la fin. On s’en fout tant l’important est le vol, pas la destination.

Roman à la fois intelligent et malin, L’Anomalie prend en outre à bras le corps des problématiques ultra-contemporaines. A quoi bon, en 2022, écrire un roman qui n’aurait pas en toile de fond ces deux axes obsessionnels de notre époque que sont l’effondrement écologique en cours et les violences induites par le fanatisme religieux (ce chapitre-ci, le massacre au nom de Dieu, est saisissant, surtout qu’il souligne à point nommé que l’explication religieuse était, est, sera toujours le contraire de l’explication scientifique) ?

Et sinon… Aucun point commun, sinon que ce sont d’autres livres que je lis cet été sans que pour autant ce soit des lectures d’été : je dévore un par un les livres de Liv Strömquist – six parus chez Rackham – et chacun est passionnant à sa façon même si tous parlent au fond de la même chose, l’amour. Que son point de départ soit Léo DiCaprio, le Prince Charles, Kylie Jenner, Marilyn Monroe, Blanche-Neige ou la Bible, Strömquist rationalise la chose la moins rationnelle du monde, le sentiment, qu’elle traite en érudite, en sociologue, en matérialiste historique, en historienne des idées, en féministe… Ses livres sont admirables, fort utiles et faciles d’accès. Forcément, si l’on cherche un point commun entre n’importe quoi et n’importe quoi d’autre, entre une carpe et un lapin, on finit par le dénicher : le point commun entre Le Tellier et Strömquist est d’aider à penser sa propre vie de façon pop. D’ailleurs c’est un point commun que tous deux ont avec Lost. C’est donc ce que je vous souhaite. Que votre été soit propice à penser votre vie de façon pop.

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(1) – Exemple pris au hasard : j’ai réalisé il y a peu, mais avec toute la force de l’évidence, à quel point Vol 714 pour Sydney, 22e aventure de Tintin et Milou (1966-1968) était un plagiat par anticipation de Lost (2004-2010). Autres exemples à glaner sur le Fond du Tiroir : ici ou (rendez-vous directement au jour 69), ou encore là ou même à la rigueur ici.

Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux

28/06/2022 Aucun commentaire

Il y a des écrivains qui sont des amis ; il y a des écrivains dont les livres m’époustouflent. Par bonheur, les deux catégories se croisent à l’occasion, comme aujourd’hui. Mon vieux pote Fred Paronuzzi vient de publier l’excellent et nécessaire De sel et de sang (ed. Les Arènes BD), dessins de Vincent Djinda.

L’histoire, vraie et peu connue, est celle d’une émeute ouvrière dans les marais salants d’Aigues-Mortes en 1893. Pendant que les exploitants bourgeois et proto-capitalistes de la Compagnie des Salins du Midi renforçaient les rendements et recalculaient leurs taux d’intérêt, les ouvriers, se trompant de colère, se tuèrent entre eux, trimards français contre saisonniers italiens. Selon les derniers calculs des historiens, dix morts (à l’époque on gonfla le chiffre jusqu’à 150) et des dizaines de blessés. Les victimes sont à déplorer uniquement du côté des ritals parce que, merde, on est chez nous les gars, on ne va pas se laisser envahir par ces étrangers qui viennent jusque dans nos bras égorger etc. L’affaire sera étouffée et oubliée.

La narration de monsieur Paronuzzi, impeccable, décortique la sordide et intemporelle logique de l’explosion de violence, du lynchage aveugle, et l’accumulation des ingrédients qui mis bout à bout conduiront à la libération des pulsions : la misère, l’exploitation, les provocations, les injures, l’épuisement, la frustration, la libido refoulée et le défoulement viril, la jalousie, l’orgueil, le besoin de bouc émissaire, la haine, le racisme, le nationalisme décérébré, le premier coup de poing, le premier couteau, les autres armes… Et la canicule : comme dans l’Étranger de Camus, on tue à cause du soleil.

Quelques essais existent sur le sujet, et même des romans. Le choix fait ici de la forme bande-dessinée, c’est notamment dans le traitement des couleurs qu’il est diablement pertinent. Les planches sont peu éclatantes, presque sépia et monochromes, mais il faut prendre du recul pour comprendre le mouvement interne de la couleur à travers le livre, entre la première et la dernière page. Tout démarre par le sel, par une page blanche, pure et immaculée, aveuglante, puis au fil des scènes et des heures les images se voilent d’une teinte de plus en plus crépusculaire, de plus en plus rouge : le livre s’appelle De sel et de sang mais graphiquement il raconte le passage, implacable comme un coup du destin, Du sel au sang.

Coïncidence et juxtaposition des émotions : je lis ce livre deux jours après avoir vu le West Side Story de Steven Spielberg. Quel rapport, sinon celui que j’établis au sein de mon agenda intime ? J’avais laissé filer en salle ce film en 2021, dénué de la moindre curiosité car il m’arrive de camper sur mes préjugés : à quoi bon un remake de chef d’oeuvre, hein ? Je viens de le rattraper en DVD et de me trouver rétrospectivement bien con tant il aurait été dommage de passer à côté. West Side Story est un opéra, et tous les opéras ont droit à de nouvelles mises en scène afin de demeurer vivants, aussi longtemps que l’histoire reste bonne. Or la mise en scène de Spielberg est brillante (America est un morceau de bravoure) et l’histoire est à jamais super-bonne puisqu’elle provient de Shakespeare.

Par une illusion d’optique dont je suis la dupe consentante, De sel et de sang et West Side Story racontent la même histoire. Les trimards des marais salants contre les immigrés ritals, ce sont aussi les Jets (immigrés polonais) contre les Sharks (immigrés portoricains). Deux gangs de prolos s’affrontent, deux coalitions de damnés de la terre qui ont tout en commun sauf leur accent. Et c’est reparti pour deux tours, deux jetons dans la machine infernale, 1893 comme 1961. Provocations, injures, misère, exploitation, épuisement, frustration, libido refoulée et défoulement viril (les hommes se tuent et les femmes pleurent), jalousie, orgueil, besoin de bouc émissaire, haine, racisme, nationalisme décérébré, poing, couteau, libération des pulsions et canicule. Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux, il faudra bien la raconter, cette absurde tragédie.