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Micro-nouvelles de la micro-édition

07/07/2024 Aucun commentaire

I

Le Fond du Tiroir a été micro-éditeur, douze livres au compteur : il cause en connaissance.
La micro-édition a mauvaise presse. Elle est perçue comme une activité dilettante, peu sérieuse, peu exigeante, peu ragoûtante, voire parasitaire (tâchez d’en discuter avec un libraire, pour voir) à la manière de la fausse monnaie qui porte atteinte à la vraie, de l’ivraie qui cache le bon grain. Il est du reste fort exact qu’on trouve dans la micro-édition des quantités décourageantes de drouille, de livres ni faits ni à faire, surtout à une époque qui, via notamment les kindle d’Amazon, laisse croire que tout le monde peut « faire un livre ».
Mon point de vue est sensiblement distinct de la condescendance générale. Il est que, dans la micro-édition très exactement comme dans la grande édition, la vraie, la parisienne, voire dans toutes les activités créatives humaines, un même phénomène joue : la masse ensevelit les pépites. Les mauvais livres enterrent les bons, la fausse monnaie cache la vraie, l’ivraie nuit au bon grain etc.
Parce que voilà : en réalité, éditer un livre, le micro-éditer, l’auto-éditer en artisan, comme on voudra, est un geste artistique, au même titre que l’écrire, c’est-à-dire une prise de risque. Risque de réussir ou d’échouer ; risque d’être bon ou mauvais, ou tout simplement médiocre et kindle ; risque d’être génial (personne n’est à l’abri) ou banal (personne, non plus). Ce geste/ce risque est toujours respectable même lorsque le résultat ne l’est pas.
Ce préambule établi, je me trouve bien sûr ici devant vous pour parler des pépites géniales, et laissons la drouille là où elle est. Je reçois dans ma boîte aux lettres quelques aventures micro-éditoriales sensationnelles, que j’égrènerai ci-après.

II

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : L’Infundibuliforme d’Aston Verz.

Même si je me suis régalé de Gens de Dublin ou des Lettres de James à Dora… Même si je suis allé jusqu’à me frotter (transpirant d’abondance) à Ulysse… Je confesse n’avoir jamais lu Finnegans Wake, livre réputé le plus illisible de James Joyce qui, déjà, n’est pas l’auteur le plus facile du monde.
Non seulement illisible mais, corolaire, livre intraduisible (Finnegans Wake a été non pas traduit mais adapté en français par des écrivains, c’est-à-dire des créateurs de langues eux-mêmes, Beckett, Soupault, etc.) et bien sûr inadaptable au cinéma.
Tout cela n’intimide pas Aston Verz qui depuis des années (du moins pour autant que je sache ! en réalité ce peut être depuis des décennies ?) adapte Finnegans Wake en bande dessinée. Ou plutôt en graphitation, comme il l’écrit, puisque l’ouvrage naît à la mine de crayon. Régulièrement, il en publie une planche sur les rézos. Puis, planche après planche, lorsqu’il a bouclé un chapitre il l’imprime – or une telle compilation vient juste d’advenir, que l’on peut commander à l’auteur pour une somme dérisoire.
Nous sommes bien en présence d’un maniaque passionné et patient, construisant une œuvre dont l’essence est très distincte des brouettes d’adaptations « digest » de romans en bandes dessinées, proliférant en librairie. C’est le contraire, même.
Certes, que ce soit en feuilleton goutte-à-goutte ou en recueil fanzine, « on n’y comprend rien ». Sauf qu’on comprend l’essentiel, on comprend qu’il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose dans chaque planche, dans chaque dessin : une aventure graphique se joue sous nos yeux, de même que le texte de Joyce est une aventure langagière. Il suffit de dépasser l’abscons pour en saisir la pure joie, et ce n’est pas si difficile.
Il semble que James Joyce a forgé cette fameuse locution anglaise désormais passée dans le langage courant français : « Work in progress ». Durant les 17 années de son écriture, c’est par ces trois mots qu’il désignait son roman avant que celui-ci ne trouve, au moment de sa publication, son titre définitif : Finnegans Wake.
Work in progress : œuvre en progression, non finie, peut-être même infinie (on sait que les derniers mots du roman s’enchaînent avec les premiers comme une seule phrase prise dans une boucle de Moebius). C’est dire si Aston Verz n’est pas au bout de sa peine, et s’il ne parvient jamais au parachèvement ce sera tout de même parfait, puisque dès qu’il a terminé une partie il retouche tout le reste. D’ailleurs Infundibuliforme signifie « en forme d’entonnoir » : le couvre-chef des fous.

III

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : deux cahiers photographiques, La crise de la quarantaine et De coiff’hair par Michelle Dollmann.

Michelle Dollmann a été bien des choses, mais disons qu’elle est aujourd’hui photographe (on a pu la croiser ici, par exemple).
Pour son bon plaisir et à ses dépens, elle autoédite (je ne suis même pas sûr qu’elle vende, peut-être offre-t-elle seulement) deux charmants albums de photos pince-sans-rire, qui ne paient pas de mine, qui ressemblent avec leurs coins arrondis aux cahiers de brouillon d’autrefois.
Le premier, La crise de la quarantaine, n’est composé que de photogrammes extraits de films américains sous-titrés en français, et ainsi les images « parlent » comme dans un roman-photo. Sur chacune des doubles pages, un dialogue s’invente de toutes pièces entre, d’un côté, Woody Allen que nous voyons et entendons user de son légendaire bagout et de son sens de la vanne ; de l’autre, en vis-à-vis, une diva hollywoodienne anachronique (Lauren Bacall, Rita Hayworth, Ingrid Bergman et consœurs) lui répond, la plupart du temps pour le remettre à sa place. Cet art du montage/collage est ludique et burlesque. Mais sûrement qu’il dit quelque chose de profond sur l’Hollywood post-#metoo : on t’aime, Woody, mais maintenant ferme-la, laisse parler ces dames.
Le second, De coiff’hair, concrétise ce que nous sommes nombreux à avoir rêvé de faire un jour : une compilation sociologique de témoignages visuels sur un phénomène urbain très massif et pourtant très énigmatique, l’épidémie d’enseignes de coiffeurs à base de calembours pleins de Tif, de Hair, et de Coiff.
Chais pas Coiff’Hair, comme disait Anna Karina dans Pierrot le fou.
Michelle a-t-elle fait un tour de France des salons de coiffure ? En tout cas, sans me vanter, la toute première vitrine photographiée, qui a l’honneur d’inaugurer son recueil est celle du coiffeur de mon village, L’art de pl’hair. Et au nom de toute la municipalité je la remercie de remettre ainsi mon village au centre de la coupe avec la raie au milieu.

IV

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : les éditions Pscht-Étanche, nom composé abracadabrant et sorte d’oxymore (le fluide jaillit/le fluide est contenu).

Sébastien Lumineau, dessinateur connu durant la première partie de sa carrière sous le pseudonyme d’Imius, a été publié par l’Association, Cornelius, les Requins Marteaux, Delcourt… Voilà que cette année il tombe à son tour dans la catégorie des auteurs-qui-deviennent-microéditeurs et inaugure sa structure de bon plaisir. C’est sous cette bannière bizarre qu’il bricolera en liberté quelques livres remarquables qui ne seront peut-être pas remarqués, que personne ne lui a réclamés, et qui ne seront distribués nulle part sinon sur les salons et sur son site.
La première salve disponible, généreuse, éclectique dans ses formats, ses auteurs et ses manières, compte pas moins de cinq ouvrages :

Pscht Étanche, comix éponyme qui compile des bandes dessinées de Lumineau parues notamment dans Le journal de Delphine et Marinette.

– ÉPÉ 00 : mini-livre gratuit qui explique l’origine du nom de l’enseigne. Aaaaaaaaah, d’accord, eh, ben, dis donc.

– ÉPÉ 01 (mon préféré) : Faux plafond premier livre publié de Bernard Thomas (ne pas confondre avec Thomas Bernhard – quoique).
Formidable recueil de souvenirs d’enfance et de photos de famille qui n’ont rien du tout d’attendrissant ni de complaisant : on est plus proche de Pialat que du Petit Nicolas. Nous saisissent en vrac l’âpreté de l’enfance s’ajoutant à celle de la campagne, la relation crue des violences, méchancetés et mensonges des adultes, la transmission héréditaire des traumatismes, mais aussi, heureusement, un peu de joie et d’humour absurde.
Il y est beaucoup question de la mort, puisqu’il n’y est question que de la vie.
Fragment choisi (parmi les plus rigolos et non les plus trash) :

La nuit en colonie de vacances, nous communiquons avec les morts grâce à un verre Duralex et des lettres de Scrabble disposées en cercle. Nos doigts posés sur le verre nous invoquons l’esprit de Kurt Cobain ou d’Hitler. Curieusement, ils nous répondent toujours en français. Lors d’une séance nous avons même invoqué Satan et j’ai eu le bras pétrifié par le froid pendant deux jours malgré des massages répétés à la pommade Vicks Vaporub. Une fois, nous avons même demandé à Dieu où vont les gens après la mort. Le verre s’est arrêté successivement devant la lettre P, puis A, puis R, puis à nouveau A, puis encore P… Maintenant je sais que lorsqu’on meurt on va tous au parapluie.

– ÉPÉ 02 : Pousse la porte par Ronald Grandpey. Objet purement graphique est extrêmement élégant, bande dessinée muette et improvisée pensée comme une seule cavalcade. Un cheval galope de la première à la dernière page. On sent bien que pour l’auteur, travaillant par ailleurs dans l’animation, le mouvement est une fin en soi.

-ÉPÉ 03 : La berlue d’athée (quel merveilleux titre !) par Sébastien Lumineau lui-même, qui s’est tout de même réservé un espace personnel de création dans cette fournée inauguréegurale. Davantage écrit que dessiné, ce livre qu’on n’ose dire « d’actualité » retrace le chemin spirituel de son auteur, depuis la bigoterie dans laquelle il baignait enfant jusqu’à sa décision adolescente d’être athée, cohabitant avec une sensibilité mystique.
Fragment choisi :

Le jour de ma confirmation, j’eus la révélation : je n’étais sans doute pas croyant. Sur les bancs de l’église, avant que le sacrement ne commence, je fis part de mes doutes à Nathalie [l’animatrice du catéchisme qui subit tant bien que mal ce groupes d’adolescents déconneurs], argumentant le fait que j’étais trop jeune pour décider, et surtout pour avoir sérieusement réfléchi à la question. Nathalie, fatiguée de mon comportement puéril et infernal tout au long de l’année, me cloua le bec d’un « C’est trop tard maintenant ».

Notons que le travail artisanal de l’édition, qui fait que le livre est assemblé à la main, permet quelques trouvailles graphiques : ici la page de titre est recouverte, pour ne pas dire emballée, par la page de couverture translucide mentionnant auteur et éditeur, ce qui fait que le titre n’est lisible qu’en transparence, comme une apparition surnaturelle.

V

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Il neige et Les eaux de Joseph Beaude, par l’Atelier typographique de l’Estey.

Vaille que vaille, avec exigence et opiniâtreté, l’ami Hervé Bougel poursuit son travail sur la terre, pratiquement sa mission, qui est de faire des livres – du moins lorsqu’il n’en écrit pas. Soulignons cette spécificité : ici micro-édition ne signifie pas auto-édition, puisque les livres signés Bougel paraissent ailleurs que chez Bougel (chez Jean-Louis Massot, à l’enseigne des Cahiers du Dessert de Lune qui auront été fondatrices pour lui, puis à la Table Ronde, au Réalgar, chez Buchet-Chastel… cf. plus bas, section VIII).

Lorsqu’il était grenoblois, Hervé a cultivé son pré#carré des décennies durant. À présent qu’il est bordelais, au bord d’un estey devenu Estey, il continue de créer avec ses outils typographiques, lentement mais sûrement, des écrins dignes de la voix des poètes. La dernière fois que les éditions de l’Estey m’avaient réjoui les yeux et les mains, c’était avec Le livre secret pour Youki de Robert Desnos, extraordinaire coffret-leporello. Les deux nouvelles plaquettes littéralement sorties de la presse sont des objets plus ordinaires, si tant est que ce mot eût ici la moindre pertinence : deux livres toutefois scellés à la cire et portant sur leur couverture le nom de Joseph Beaude (1933-2015). L’un des deux réédite un texte paru autrefois au pré#carré, d’ailleurs en incipit je mentionnais l’opiniâtreté comme l’une des qualités essentielles d’Hervé.

Simple, limpide et pur comme un paysage blanc, ancré dans le monde comme un haïku, Il neige s’ouvre ainsi :

Vient un jour où les images
n’infectent plus la langue
on peut dire il neige
quand il neige

Et ensuite, eh ben, ça va mieux. On lève la tête hors des mots, ils nous ont rendu plus fort, on regarde par la fenêtre, la neige peut venir, même en juin.
Chaque aventure typographique de l’Estey réclame plusieurs mois de travail. Guettons la prochaine : L’album de Poil de Carotte de Jules Renard.

VI

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Aristée de Vincent Vanoli, ed. l’Apocalypse.

Par principe, par fidélité, avant tout par plaisir, j’achète systématiquement tout ce que JC Menu façonne dans sa micro-structure, l’Apocalypse.
Qui a une histoire singulière et revient de loin.
En 2011, en délicatesse avec l’Association, son historique terrain de jeu, l’héroïque et intrépide Menu fonde sa propre maison, l’Apocalypse (soit un tout petit peu devant « l’Association » selon l’ordre alphabétique…) avec la ferme intention de publier là quantité de beaux livres (et même de disques vinyle), faits de mots et de dessins – la définition est lâche mais l’exigence extrême.
Éblouissantes rééditions ou époustouflantes nouveautés : Topor, Nadja, Delfeil de Ton (Menu est déterminé à compiler l’intégralité de ses Lundis parus dans l’Obs, rien que ça, une dizaine de volumes au moins), Geneviève Castrée (morte prématurément peu après), Rachel Deville, Willem, Thomas Ott… De la joie pour les yeux, pour l’esprit et pour les mains.
Las ! Après deux années au rythme stakhanoviste (15 parutions), Menu a mangé la grenouille ainsi que son chapeau. Tout le monde, lui le premier, pensait que c’en était fini à jamais de l’Apocalypse.
Pourtant, après huit ans de hiatus il relance l’affaire en 2022, de façon plus modeste et prudente (en tout cas du point de vue économique – pas esthétique), publiant ses livres au compte-goutte, et chaque goutte compte.
Il a eu la bonne fortune de recevoir un prix spécial du jury au dernier Angoulême pour Hanbok de Sophie Darcq, ce qui lui a assuré une certaine visibilité et a conforté son programme à venir (dont un livre signé JC Menu himself prévu à l’automne).
En attendant, sa dernière livraison en date est l’extraordinaire Aristée de Vincent Vanoli.
Vanoli est un auteur-raconteur, qui jusque là fuyait le « beau dessin pour le beau dessin » et ne faisait des livres que lorsqu’il avait une histoire à retranscrire (pour ma part celles qui m’ont le plus touché étaient les plus autobiographiques, et cependant oniriques – Objets trouvés, Le passage aux escaliers, etc.).
Au contraire, cet Aristée né durant le confinement comme tant de projets improvisés qu’on n’a pas vu venir, s’est d’abord voulu suite d’images, sans texte et sans narration, chacune renfermant un monde et un récit.
Ce n’est qu’assemblés dans un élégant volume à l’italienne toilé (imprimé chez les Deux-Ponts, s’il vous plaît) que ces 80 dessins charbonneux, à raison d’un seul par page, chacun étant une fin en soi et un concentré de poésie, tissent les errances d’un géant sans ombre, ses allers-retours de la campagne à la ville, silhouette qui enjambe les routes, les monts, les pylônes, les hommes, leurs agissements et leurs agitations. Il s’extrait du paysage pour s’y fondre quelques instants plus tard.
Sa présence fugace et fantomatique, peut-être bienveillante, est-elle la réincarnation littérale de l’Aristée grec, dieu rustique et humble ? Ou bien est-il un simple (?) esprit de la nature, témoin qui ne fait que passer puisqu’il est déjà partout mais restera plus grand que nous ?
Conseil d’écoute : I used to walk like a giant on the land de Neil Young.

VII

(mais est-on vraiment encore « micro-édition » lorsqu’on vise la distribution en kiosque ?)

Avant Charlie Hebdo existait Charlie Mensuel.
Le mensuel, moins politique et plus artistique que l’hebdo, a vécu de 1969 à 1986, successivement dirigé par Delfeil de Ton, Wolinski, Willem et Mandryka. Il était un irremplaçable laboratoire pour le renouveau de la bande dessinée. À titre personnel je peux témoigner que, préado, je feuilletais les exemplaires que laissait traîner mon tonton et que le rouge me montait aux joues en admirant les pages de Crepax, Pichard ou Barbe. Les autres pages me faisaient marrer, ou réfléchir, ou les deux à la fois (Mafalda). C’est là-dedans, également, que j’ai lu du Jean-Patrick Manchette pour la première fois, mais je n’en savais rien.
Or voilà qu’est annoncée pour septembre la sortie en kiosque d’une revue de bande dessinée de création qui reprend et féminise le flambeau : Charlotte mensuel, truffée de grands auteurs d’aujourd’hui et d’hier (Chris Ware, premier nom de la liste, a suffit pour que je m’abonne sans plus tergiverser), sous la direction de l’écrivain et critique Vincent Bernière – qui tenait la chronique bande dessinée de Beaux Arts.
L’événement est important et rare (c’est simple : ce n’était plus arrivé depuis À suivre selon eux / plutôt depuis Franky et Nicole selon moi, mais peu importe, les deux organes ont succombé), et constitue une grosse prise de risque étant donné l’état général de la presse. Voici le lien pour soutenir ces intrépides dès maintenant en souscription.
Il est à noter que si la collecte atteint 35 000 euros, tous les abonnés recevront en poster l’excellente illustration ci-dessus, signée de ce pauvre bâtard de Joe Matt (prématurément disparu en septembre 2023), qui ne peut que toucher au cœur nombre de personnes dans mon genre, ayant du mal à se retenir d’accumuler compulsivement livres et revues.

VIII

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Métaphysique d’Hervé Bougel, Bruno Guattari Éditeur

Je n’ai pas bien dormi, cette nuit [30 juin 2024 : premier tour des élections législatives avec score record de l’extrême-droite].
Je me retournais dans mon lit yeux ouverts, essentiellement occupé à résister à la tentation de me relever pour consulter de nouveau les résultats en lumière bleue, on ne sait pas, si jamais, la cartographie couleur étron frais, département par département.
Sans que cela fasse vraiment diversion, je me consacrais aussi à énumérer intérieurement les amis qui, désormais, pour une raison ou pour une autre, chacun la sienne mais toujours la même au fond, ne se sentiront plus les bienvenus dans ce pays. Il ne seront plus TOLÉRÉS. Quelques uns me lisent, ils se reconnaîtront. Leur sentiment ne me sera pas étranger.
Et puis aujourd’hui, j’ai marché dans la nature, j’ai arpenté les chemins, j’ai mis mon nez dans ce qui pousse. Tout pousse, et quelle joie de le vérifier avec les yeux le nez les oreilles et la peau, alors ça va, tout poussera dans les péripéties. Les figuiers délivreront leurs figues, les poiriers délivreront leurs poires, les ruisseaux délivreront leurs eaux, les chattes délivreront leurs chatons, les petits éditeurs de poésie délivreront leurs plaquettes d’oxygène, et aussi longtemps qu’on délivrera en choeur, ma foi on sera délivré, tant bien que mal.
Hervé m’adresse son dernier recueil de poésie, dont, je l’avoue, le titre ne me disait rien qui vaille. Pourquoi Métaphysique alors que ce que j’aime dans son écriture est profondément physique, du genre que l’on vérifie avec les yeux le nez les oreilles et la peau ?
Il m’a fallu lire pour comprendre, et peut-être que le climat politique m’a aidé, mais oui, en fin de recueil tout était devenu clair : « métaphysique » au sens où nous sommes vivants, par conséquent nous sommes mortels, et réciproquement.
C’est tout simple au fond la « métaphysique », pas si intimidant. « Métaphysique » comme l’est l’un des plus beaux proverbes (et monovocalisme en e) de Perec, qui eût pu servir ici d’exergue : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ».
La figues et les poires, les ruisseaux et les chats, la poésie physique et métaphysique, le pas de côté pour mieux voir, et la force de vie qui surgit toujours : merci.

« Nous sommes là
Et nous rêvons
À la fragilité
De notre temps
Immuable
Ce qui de nous
Pousse en terre
Rejoint la cime
Et se mange
Les yeux oubliés
La pensée belle
Des nuées
Un parfum
Proposé au vent
Le coeur ignoré
Comme si le monde fleurissant
Pensait aussi à nous »
(p. 39)

IX
(9e et dernier épisode – j’avais bien quelques idées supplémentaires d’exploration des papiers empilés sur ma table de chevet, au train où vont les piles je pourrais ne jamais cesser mais baste, je ne suis plus d’humeur, pour le temps présent j’ai perdu l’envie de présenter mes papiers)

Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : La Civette, Bruno Heitz, éditions On Verra Bien.

J’avais, en son temps, célébré la création des éditions On Verra Bien, aux bons soins de l’auteur et illustrateur Yann Fastier. On a vu, oui, et quelle joie, plus de dix ans après, de continuer de voir, de si bien voir ! La longévité, à nos fragiles échelles, est un exploit de chaque instant.

Yann continue de mener son frêle esquif à l’abri des vents et tempêtes, en publiant discrètement un ou deux livres par an, soigneusement sélectionné(s) et peaufiné(s). Sans toutefois dédaigner les inédits, On Verra Bien s’est fait une spécialité de la réédition, ou carrément de la résurrection, de romans oubliés du milieu du XXe siècle. On lui doit notamment d’avoir (re-)découvert des voix aussi singulières et gouleyantes, âpres ou poétiques, que celles de Ernest Pérochon (Les Hommes frénétiques, stupéfiant roman de SF écrit en 1925), Georges Magnane, Christian Bachelin ou JMA Paroutaud.

La dernière parution en date d’On Verra bien sonne pareillement « vintage »… sauf qu’il s’agit d’une authentique nouveauté, et même d’un premier roman.
Certes, son auteur est loin d’être un perdreau de l’année : Bruno Heitz a signé son premier livre il y a 45 ans, et il est devenu entre temps l’une des superstars de la bande dessinée et du livre pour enfants. Ayant franchi l’âge de la retraite (y compris selon les récents critères macronistes) voilà qu’il écrit pour la première fois un livre sans images. Sans images mais pas sans imaginaire : le lecteur reconnaît en quelques pages l’univers rural et drolatique, quotidien et absurde, à la frontière de la chronique populaire et du polar, qu’Heitz a déployé notamment dans ses séries Un privé à la cambrousse ou Les dessous de Saint-Saturnin, ou bien dans J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli et ses déclinaisons.

Ici je glisse une confidence : à l’époque où je fréquentais le milieu de la littérature jeunesse, je croisais parfois Bruno Heitz puisque, à la fois immensément talentueux et immensément sympathique, il était d’à peu près tous les salons. Or souvent je me débrouillais pour me retrouver assis à la même table que lui, assuré ainsi de finir le repas en pleurant de rire et en me tenant les côtes. Car, avant même de toucher un outil, qu’il soit crayon ou stylo, Bruno est un conteur exceptionnel, qui en a toujours une bonne à raconter, puisant dans ses souvenirs ou les inventant au fur et à mesure. Il incarne chaque personnage, il fait même les voix et on ne se lasse pas de son petit théâtre, bonhomme et pourtant vachard, tendre mais sans concession, empathique quoique malicieux, pittoresque mais pas caricatural : profondément humain, donc marrant et brutal, en même temps.

C’était ce même régal que j’espérais de sa Civette. Je ne suis point déçu. Nous voici à Villeneuve-les-Granges, bled imaginaire mais facile à situer sur une carte en triangulant les indices disséminés : Chalon-sur-Saône est la ville la plus proche ; Lyon, une cité lointaine quasi-mythique, lieu de débauche et d’administration ; et l’un des deux bistros de Villeneuve s’appelle « Café de Paris » puisqu’il est placé dans une rue qui, sans doute, mène à la capitale, mais cette idée-là est une pure abstraction.

L’époque n’est pas précisée non plus mais là encore les indices sont suffisants pour inspirer au lecteur une approximation fiable : de Gaulle est encore président. Parmi les innombrables marqueurs temporels émaillant ce qu’il faut bien appeler un roman historique, voici une notation sur les voitures, remarquable de pertinence sociologique mais aussi d’acuité esthétique, morceau choisi qui permettra de goûter l’expressivité de Bruno Heitz et le sel de ses images (on précisera à toutes fins utiles que, selon Wikipedia, Citroën a produit en série l’Ami6 de 1961 à 1969) :

Il n’était pas très populaire, [le nouveau docteur]. Rien que sa voiture, déjà : une originalité, cette nouvelle Citroën, la 3CV qu’on appelle aussi Ami6. Une drôle de bagnole qui fait un bruit de 2CV mais qui se donne des airs de grosse voiture avec des phares rectangulaires, un capot plongeant et une lunette arrière inversée. Une bizarrerie à Villeneuve, où on est plus habitué aux Juvaquatre et aux 2CV, ou même aux Rosalie d’avant-guerre, camionnettes pour la plupart. Cette voiture au style tarabiscoté, qui se dandine comme son aînée la deux pattes, ça fait sourire, comme on se moquerait d’un ouvrier portant un nœud papillon ou un chapeau melon pour aller au turbin. Mais ce qui a le plus intrigué, ce n’est pas la voiture, ni le collier de barbe du petit docteur. C’est son goût pour les cigarettes blondes. Dans ce village, on ne fume pas de ces tabacs qui sentent le miel. C’est une drôle d’idée, de fumer des blondes, une idée de citadin, d’acteur de cinéma… pour ne pas dire d’inverti.

Car oui, au fait, la fameuse Civette qui donne son titre au roman est la patronne du tabac, une veuve qui, comme tous les autres personnages, juge et ordonne le monde depuis son propre comptoir : elle sait qui fume ou non, et quelle sorte, du vieux gris, du Caporal de troupe, ou, exceptionnellement, des cigarettes blondes, pour les excentriques et les gens pas d’ici. Autour d’elle, grenouillent chacun à son tour et chapitre après chapitre, comme autant de trognes, le docteur adultère, le bistrotier morose et sa rivale la bistrotière accorte, l’amoureux éconduit, l’instit dépressif et sa remplaçante pète-sec dont personne ne sait qu’elle vit avec une femme, le correspondant local du journal quotidien qui passe pour un intellectuel puisqu’il utilise des locutions latines, le pharmacien sournois, la postière à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, la cantinière revancharde, l’alcoolique qui a perdu son bébé… Chacune et chacun va jouer son rôle dans l’intrigue qui, bien sûr, de ressentiment en superstition, de complot de cambrousse en lettre anonyme, finira mal.

Tout ceci est délicieux. Mais l’anxiogène air du temps m’incitant à tirer de chaque événement, y compris de mon plaisir de lecture, un commentaire politique, je me dis, levant soudain les yeux pour aller voter, que ce conte cruel issu de notre passé n’est pas passéiste. Évoquer les périodes révolues, les périodes qui « résistaient au changement », en l’occurence cet âge prétendu d’or qu’étaient nos Trente Glorieuses, n’est pas réactionnaire, puisque non, décidément, ce n’était pas mieux avant. Tout a changé, sauf l’essentiel : les gens se détestaient déjà, se méprisaient ou s’ignoraient, se tuaient, les préjugés et les ragots dans les villages n’avaient pas besoin des réseaux sociaux pour faire de gros dégâts. Mais certains individus, rares, étaient (sont) admirables. Ceux qui font ce qu’ils peuvent.

Mort et bandes dessinées

06/05/2024 Aucun commentaire

I – Aristophane

Depuis des années un livre luit d’une phosphorescence singulière dans ma bibliothèque : Conte démoniaque d’Aristophane (L’association, 1993). Trois cents pages de souffre et d’encre. Une ampleur imaginaire et graphique exceptionnelle. Une somme mythologique à la fois radicalement personnelle et universelle. Une ambition, une proposition, un style, un auteur, un hapax.
Depuis des années je chéris ce livre en ignorant à peu près tout de son auteur, mis à part qu’il est mort bien jeune.
C’est la page FB de David Vandermeulen qui me révèle aujourd’hui la tragédie que fut l’existence de Firmin « Aristophane » Boulon (1967-2004). Génie précoce et discret, prometteur et unique en son genre, il n’aura publié que quatre livres, plus quelques pages en revues, avant qu’un accident de chauffe-eau esquinte à jamais son visage et ses mains. S’en est suivie une grave crise existentielle et mystique qui l’a conduit à renier son œuvre, tout spécialement ce Conte démoniaque, à brûler ses originaux, et interdire formellement à ses éditeurs toute réimpression.
Je relis aujourd’hui Conte démoniaque, et j’ai peur dans le livre et je pleure dans la vie.

II – Ed Piskor

Toujours sur Facebook. J’apprends avec stupéfaction, le 1er avril 2024, le suicide à 41 ans du fabuleux dessinateur américain Ed Piskor. Il s’était fait connaître comme collaborateur de Harvey Pekar (American Splendor) avant de devenir son propre scénariste. Il s’est consacré à une monumentale, érudite et stylisée histoire du Hip-hop (Hip-hop Family Tree chez Fantagraphics, deux sélections officielles à Angoulême) puis à une relecture, plus grand-public mais magnifique tout de même, intelligente, épique et même tendre, de la saga des X-Men (X-Men: Grand Design), puis, dans un genre plus confidentiel, il s’était lancé dans une curieuse série trash et ultragore, Red Room
Il a été débordé par une accusation de harcèlement sexuel qui, malgré ses dénégations, lui a valu une shitstorm (en français : un ouragan de merdasse) sur les réseaux sociaux, dont il ne s’est pas remis.
Il a laissé une longue note avant son suicide, glaçante puisqu’il y parle de sa mort comme déjà advenue, comme s’il était déjà fantôme :

I’m dead. I don’t have a reason to lie. […] We’re not built to have hundreds (maybe a few thousand?) people judging and/or harassing us at once. A private and solitary mind can’t take it. […] I was murdered by Internet bullies. Massive amounts of them. Some of you out there absolutely contributed to my death as you were entertaining yourself with gossip. I wasn’t AI. I was a real human being. You chipped little bits of my self esteem away all week until I was vaporized.

Il signe « Ed Piskor, 1982-2024 » cette lettre si effrayante et si triste.
Oui, la vague #metoo est nécessaire. Mais parfois ce qui est nécessaire n’est pas juste.
Les harcèlements sexuels détruisent des vies ; les harcèlements par réseau social, les lynchages par tribunal populaire, numérique, anonyme et lâche, aussi.
Les uns ne sauraient excuser les autres.

III – Eric Repellin

J’apprends avec grand chagrin la disparition, suite à un cancer particulièrement vicelard, de l’ami Eric Repellin.
Eric a fondé sa librairie à Grenoble en 1988 et l’a baptisée « Harry Morgan » quand bien même le logo sur l’enseigne représentait Humphrey Bogart non en Harry Morgan (son personnage dans Le Port de l’angoisse) mais plutôt en Philip Marlowe à moins que ce ne soit Rick Blaine ? Voilà le genre de conversation pour le plaisir de ferrailler et pinailler que j’aimais avoir avec lui.
Depuis 1988 ou à peine plus tard, donc, j’adorais passer des heures dans sa boutique, pour acheter un livre ou pas (ou plusieurs), mais surtout pour discuter sans fin de bandes dessinées, de musique, de polars, de cinéma, et de la vie en général, de nos filles respectives (deux chacun). C’était un excellent homme, intelligent mais bonhomme, drôle, cultivé, bienveillant, et de bon conseil dans les lectures. Nous avions des passions communes (Moebius, évidemment, dont nous détaillions les rééditions) mais il m’a permis d’innombrables découvertes : par exemple il a été le tout premier, voici au moins 15 ans, à me dire : « Tu ne devrais pas prendre Manu Larcenet pour un simple rigolo, tiens, lis « Presque » et on en reparle… Alors non, son « Blast » n’est pas une surprise… »
Flûte, je ne pourrai pas lui demander ce qu’il pense de La route, le dernier livre de Larcenet. Il me manque. Obsèques ce vendredi. Toutes mes condoléances à sa famille.

Je suis bien plus que ma vie

14/11/2023 Aucun commentaire

Neige Sinno remporte en ce moment un grand succès public et critique, et maints prix (le Femina, le Goncourt des lycéens, le prix littéraire du Monde, le prix Les Inrockuptibles, le Prix Blù Jean-Marc Roberts…) pour son livre Triste Tigre (P.O.L., 2023) où elle révèle et affronte le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père entre l’âge de 7 et de 14 ans.
Lucide et orgueilleuse, elle se méfie de ce succès comme s’il n’était pas le sien, succès trop distinct de son ambition, succès imputable autant ou davantage à l’air du temps post#metoo, aux bienfaits sociétaux de la parole libérée, qu’à son propre talent littéraire. Lisant ces réserves, j’ai reconnu sa défiance, son attitude. Et j’ai réalisé que j’avais déjà lu Neige Sinno et son histoire il y a près de quinze ans !
J’ai ressorti de ma bibliothèque Amatlan d’Edmond Baudoin.
Je suis admirateur inconditionnel de Baudoin. Chacun de ses livres m’aide à mieux percevoir la beauté et la poésie du monde. Voire, simplement, à ne pas oublier que la beauté et la poésie du monde peuvent être perçues, et donc à ne pas devenir fou (pour mémoire, une archive au Fond du Tiroir où je reproduisais une page des Fleurs de cimetière, 2020, qui demandait « Combien d’enfants sont abusés, violés, et se « débrouillent » ensuite dans la vie avec cette blessure qui ne peut pas cicatriser ? Beaucoup, trop, de mes amies m’ont confié avoir vécu cette horreur. Toujours, alors, la honte d’être du même sexe que le violeur m’a submergé. »).

Or dans cet Amatlan (L’association, 2009), Baudoin racontait son histoire d’amour avec Neige Sinno, sa cadette de 35 ans. Il la rencontre alors qu’elle sort, encore à vif, de l’adolescence. Elle fait des études de lettres, prépare une thèse sur Le Clézio, ami niçois de Baudoin, et veut devenir écrivain.
Il l’aime : j’imagine qu’il veut faire avec elle ce que ses livres me font, lui rappeler que la beauté et la poésie du monde sont accessibles. Il l’incite à porter l’affaire de son viol au tribunal afin de la purger, ce qu’elle fera, et surtout, lui qui ne fait (quasi) jamais autre chose que de l’autobiographie, il l’incite à écrire son histoire. Elle est réticente, pour les mêmes raisons qu’en 2023.
Dans ce livre, il dessine, elle écrit, ils échangent.
Lui : « Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? (…) La création ne commence pas quand on arrive devant notre précipice mais quand on y descend.« 
Elle : « Edmond veut me laver du viol. (…) Ah, tu veux de l’autobiographie. Tu trouves que je n’écris pas assez sur moi-même, que je transforme, que je déguise, alors (…) faisons de l’autobiographie, et qu’on en finisse. [Mais] Je n’écrirai pas sur ces choses dans mes livres. J’ai plus d’ambition que ça. J’ai des choses plus intéressantes à dire. (…) Je suis bien plus que ma vie, bien plus que toute cette merde pourrie. »

« Je suis bien plus que ma vie. » Nous sommes à la fois notre vie, et nous sommes autre chose. Quelle phrase formidable ! Qui ne protègera pourtant pas des malentendus.

Un fond de tiroir, un vrai

09/09/2023 Aucun commentaire

Vers 1990, à une époque où je savais à peine me raser, j’ai écrit le scénario d’une bande dessinée intitulée Projet: Street Spirits (notez qu’il n’y a pas d’espace avant les deux points, pour faire plus américain, comme dans Mission: Impossible).

Il s’agissait d’une histoire de super-héros, plus ou moins parodique, que je me figurais archi- « de notre temps » puisque j’y décrivais le super-héroïsme comme une pure opération de communication.

Quoique connaissant par cœur les comics Marvel, l’influence que je revendiquais était plutôt une certaine tradition de la bande dessinée franco-belge, ironique, spirituelle, vacharde au besoin, un art du dialogue allant de Goscinny et Delporte jusqu’à Yann. Je faisais en somme du super-héros « à la française » parce que déjà à l’époque je pressentais que c’est en mélangeant qu’on invente.

Le lecteur français (nous ne nous adressions bien sûr qu’à lui) pouvait ainsi débusquer au fil des pages certaines références très locales : par exemple le maire de la ville s’appelait Pear et sa tronche dessinée en forme de poire était calquée sur la fameuse caricature du roi Louis-Philippe par Charles Philipon, parce qu’une poire blette me semblait une métaphore universelle des hommes de pouvoir, de quelque côté de l’Atlantique qu’on se trouve…

En revanche, j’avais dessiné le logo de la série en plagiant éhontément les titrailles en volumes de l’Américain Will Eisner, que je n’ai jamais cessé d’admirer, le titre lui-même constituant un transparent hommage au Spirit, ce faux super-héros, véritable être humain.

Avec le dessinateur, qui était un pote de lycée, nous avons réalisé trois épisodes – j’avais des synopsis pour douze, c’était un joli nombre douze, c’était comme Watchmen, j’ai pas mal gambergé sur la suite qui devait mettre en scène le seul adversaire que j’imaginais à la hauteur d’une opération marketing : le leader charismatique d’une secte (j’ai toujours adoré les leaders charismatiques de sectes), décrit comme une autre opération marketing réussi… Mais ainsi vivent et meurent les ambitions juvéniles : nous nous en sommes tenus à ces trois premiers épisodes, que nous avons photocopiés, agrafés, et vendus à la sauvette. Ce fanzine (vive le Do It Yourself !) était en somme notre premier « livre » , pour moi autant que pour lui, qui depuis a publié ailleurs ses propres BD.

Mais voilà-t-y pas que près de 35 ans plus tard, et sans me consulter, cet enfoiré que j’ai perdu de vue publie dans mon dos une réédition des Street Spirits ! Mis au pied du mur, je considère que cet objet est, ni plus ni moins, un livre pirate, un bootleg, une contrefaçon. Ce qui sans doute ne m’empêchera pas de commander un exemplaire pour le relire.

De mémoire, il me semble que ce travail de jeunesse, sans être déshonorant, était un peu amateur, non dénué de clichés. Surtout, il risque de paraître dérisoire et dépassé à notre époque, noyée qu’elle est sous les récits de super-héros, plus ou moins parodiques (voire trash, façon The Boys), ET sous les opérations de communication.

Qui est curieux se procurera l’objet ici.

Sinon on peut aussi écouter Street Spirit de Radiohead qui date de la même époque (1995) et rêver qu’il s’agit de la bande originale du livre. Le clip de cette chanson, beau et cafardeux, est signé Jonathan Glazer, qui sera bien plus tard l’auteur d’un des films les plus fous et les plus stupéfiants jamais tournés, Under the skin. Quel rapport ? Bah, on a tous des oeuvres de jeunesses planquées dans un recoin du www.

Bleu Schtroumpfette

15/08/2023 Aucun commentaire

15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !

Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637.
Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs.
Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges.
Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes.
Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce.
Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc.
Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits mythiques, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette : Atalante est la Schtroumpfette des Argonautes, Débora est la Schtroumpfette des juges d’israël, He Xian-gu est la Schtroumpfette des Huit Immortels taoïstes, Jeanne d’Arc est la Schtroumpfette de la Guerre de cent ans, la Castafiore est la Schtroumpfette de Tintin, Cinnamon Carter est la Schtroumpfette de la Impossible Mission Force, Julia Roberts est la Schtroumpfette des Ocean’s Eleven
Dans le monde réel et le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, etc.

Exemple de l’effet Schtroumpfette. De gauche à droite, rangée du haut : Louis Aragon, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ. Second rang : Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes. Au premier rang : Tristan Tzara (avec le monocle), Celine Arnauld, Francis Picabia, André Breton.

Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux.
On le sait, l’histoire du christianisme, racontée dans cette image et dans mille autres, est un faux monothéisme mais un véritable polythéisme, ne comportant que des dieux et une seule déesse ; que des mecs, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi.
Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte.
D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial » qui par effet domino sert aussi de drapeau à l’Europe… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?

Pour fêter cette découverte et le 15 août, le Fond du Tiroir (re)publie une enquête extensive sur ce personnage mythologique toxique entre tous ! Le culte de la vierge Marie, de la sainte maman, est, pour toutes les femmes, une assignation, dangereuse et impossible (soyez mères, mais de préférence sans rapport sexuel).
Pour se dépêtrer un peu de cette folie multimillénaire, décortiquons le motif imaginaire de la vierge enceinte miraculeuse.

Et bonne fête à toutes.

Visage humain

31/07/2023 Aucun commentaire

Joli portrait de ma personne capturé par François Raulin, qui a mitraillé tous les membres de Micromegas. Et tout le monde est beau. Même moi je me trouve beau, parce que la beauté est dans l’œil (et dans l’appareil photo) de celui qui regarde. Merci François !
(Et même qu’à côté de moi c’est Christine Ebel et bien sûr Christine est belle)

Est-ce que ce qui suit a le moindre rapport avec ce qui précède ? Moi je le vois très bien, vous vous débrouillerez.

On ne lit pas tous les jours des livres croates. Sauf peut-être si l’on est croate. Mais je n’ai pas cet honneur, et je viens de lire non pas un mais trois albums, coup sur coup, de Miroslav Sekulic-Struja : les deux tomes de Pelote dans la fumée, puis Petra & Liza, tous trois chez Acte Sud.
Et quel choc, les amis ! Quel prodige de narration, quel sens du détail autant que de la fresque, quelle expressivité pour ne pas dire quel expressionnisme dans chaque case qui pourrait être un tableau (Sekulic est peintre avant d’être auteur de bandes dessinées), quelle humanité triste mais musicale, quelle âpreté dans ces chroniques souvent misérables mais jamais misérabilistes, parce que poétiques, et même, parfois, comme un coin de ciel qui par miracle s’éclaircit, heureuses. Heureusement que Petra & Liza est une histoire d’amour, on respire mieux à certaines pages.

C’est de la bande dessinée à son plus haut point d’exigence : à la fois de la peinture et de la littérature sans rien lâcher d’aucun côté, sans que l’un soit le simple instrument de l’autre. De quoi remettre la Croatie sur la carte des livres.

Au secours, je me abricot !

07/12/2022 Aucun commentaire

Je me souviens d’avoir vu Charlie Schlingo, un jour, au festival d’Angoulême. De loin. Il était debout à côté d’un stand, derrière sa moustache, sur ses deux jambes et sa béquille. Il était seul et immobile, avait l’air de se faire chier, ou de cuver. Je n’ai pas osé m’approcher et lui dire « Bonjour monsieur, vous êtes un génie. » Si c’est pour m’entendre rétorquer « Et toi tu es une pomme de terre » merci bien.

Charlie Schlingo faisait peur à beaucoup de gens. Voilà une phrase que l’on peut lire, parmi des centaines d’autres débutant toutes par Charlie Schlingo (principe oulipien du texte à démarreur), dans Charlie Schlingo, de Joko, paru dans la collection Patte de mouche de l’Association.

Je l’ai lu en riant aux éclats, puis aux larmes, puis aux éclats de nouveau. Je ne l’ai trouvé que trop court, ce recueil de souvenirs en flashes de l’ineffable Charlie, j’en aurais bien voulu encore. J’incline à penser que nous n’aurons jamais trop de Schlingo, irremplaçable poète punk, « minable » , « connard » , et j’emploie ces termes avec une infinie tendresse.

L’existence même de Charlie Schlingo, si improbable et brève (1955-2005) qu’elle soit, nous console de celles de tant de malfaisants qui travaillent à faire du monde un endroit pénible, Poutine, Trump, Abdeslam, Jérôme Cahuzac, Carlos Ghosn… Schlingo sauve, Schlingo rachète l’humanité en perdition ! Saucisse et pomme de terre !

Heureusement que l’on peut retrouver à volonté les larmes et les éclats, les saucisses et les pommes de terre, il suffit de relire les livres de Schlingo, d’écouter ses CD, ou de se procurer les récits dont il est le héros, celui-ci de Joko, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps de Teulé et Cestac, ou Charlie Schlingo Charlie Schlingall écrit par sa « veuve » Christine Taunay, cf. cette archive 2020 au Fond du Tiroir.

Les morts qui nous restent

30/09/2022 Aucun commentaire

13 septembre 2022

Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?

24 septembre 2022

Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.

29 septembre 2022

Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.

1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.
En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.

2) Paul Veyne m’a aidé à penser la religion, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.J’ai souvent convoqué ses livres, un en particulier, par exemple ici, dans l’un des articles les plus délicats que j’ai publiés au Fond du Tiroir. Rediffusion de 2019.

Pour écouter la parole de Paul Veyne, c’est ici.

18 octobre 2022

Jean Teulé est mort.
Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna).
En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » .
Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)…
Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs !
Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.

Le gestionnaire et le créateur

23/09/2022 Aucun commentaire

Lu avec passion Underground : Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits (Glénat, 2021) d’Arnaud le Gouëfflec & Nicolas Moog, collection de losers magnifiques, puissances cachées, âmes damnées, loups solitaires et vengeurs masqués de l’histoire de la musique.

Si j’écoute et admire nombre de ces freaks depuis lurette, Sun Ra, Moondog, The Residents, Captain Beefheart, Crass (groupe anarcho-punk incorruptible que j’ai abondamment cité dans Jean II le Bon, séquelle), Brigitte Fontaine… d’autres en revanche sont pour moi des heureuses trouvailles. Par exemple, je ne connaissais que de nom, et vaguement de réputation, Un drame musical instantané, collectif pourtant très important puisqu’il est pratiquement l’inventeur de la fertile notion de ciné-concert. Or je découvre son histoire, sa philosophie, et au bas d’une page je m’arrête, mais vraiment, je tombe en arrêt devant la citation de l’un de ses fondateurs, Jean-Jacques Birgé :

Lorsqu’on sait faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente.

Cette sentence est tellement profonde et tellement universelle, applicable bien au-delà du domaine de la musique (en politique nous ne sommes gouvernés que par des gestionnaires qui savent y faire, longtemps qu’on n’a pas vu un seul inventeur), que je me la répète comme un mantra et que j’envisage de l’inscrire sur mon mur. La vérité c’est que plus je vieillis, moins j’ai envie de savoir et plus j’ai envie d’inventer. Dans la foulée je gouglise Jean-Jacques Birgé et je finis par retrouver sur son blog l’origine de la citation.

Or tout est intéressant sur ce blog. J’y retourne.

Mais à propos de ciné-concert avez-vous réservé votre soirée du 18 octobre pour le ciné-concert ultime ?

Ado sexagénaire

10/08/2022 Aucun commentaire
Illustration de couverture : Jack Kirby mais l’intérieur est de Steve Ditko

10 août 1962/10 août 2022 : le super-héros préféré de tout le monde y compris les Ramones, Daniel Goossens et le Fond du Tiroir, Spider-Man, éternel ado, n’en fête pas moins ses 60 ans aujourd’hui.

Ou bien il les a déjà fêtés il y a un peu plus de deux mois, puisque les comic books ont une date de parution systématiquement ambiguë, anticipée : Amazing Fantasy #15, où est apparu pour la première fois notre héros, était daté du 10 août 1962, mais est sorti en kiosque le 5 juin. Admettons que Spider-Man a deux dates de naissance, et que nous avons choisi l’une des deux pour cette célébration.

Et que Grégoire Bouillier a choisi l’autre.

Ah, oui, rappelons que Spider-Man est très présent dans la littérature française contemporaine :

1) « Ce fameux mercredi où j’ai rencontré M., jour qui restera dans mes annales, et peut-être une vie bien remplie, une vie réussie, est-elle une vie où, pour soi-même, à son niveau individuel des choses, chaque jour de l’année parvient à dater un événement bien précis et, à nos yeux, décisif, comme si chaque jour était un verre vide attendant d’être rempli. Ou un verre plein attendant d’être bu. Que chaque jour, tel un lieu-dit, devenait un jour-dit parce qu’il nous est personnellement arrivé quelque chose ce jour-là (…) Comme le 23 janvier fut, pour Baudelaire, le jour où il reçut « un singulier avertissement » tandis que le 23 juillet fut la date choisie par Alain Leroy pour en finir avec les humiliations. Et que dire du jeudi 10 juillet pour Verlaine et Rimbaud ou du 7 janvier pour Samuel Beckett. Du 4 octobre pour Victor Hugo. Du 10 novembre pour Descartes. Du 4 juillet pour Lewis Carroll (…) Du 5 juin pour Spiderman. »
(Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 1, « Dossier rouge, le Monde », partie III, niveau 1.)

2) Mais Bouillier y revient également dans la partie IV/niveau 14 pour un autre développement sur ce personnage ainsi que sur d’autres super-héros ; et surtout, dans le dernier tome, Livre 6 « Dossier vert, le Temps » partie I/niveau 6 où il raconte ainsi sa puberté :
« J’avais senti une modification fondamentale s’opérer dans mon corps, une émulsion grandiose, quasiment un exorcisme, aussitôt suivi d’une possession démoniaque et, en un rien de temps, fiévreux comme je ne l’avais jamais été, confus et torturé, proie d’un infernal feu grégeois, je m’étais métamorphosé. Voilà. Comme Hulk. Comme Spider-Man. Mais pour de vrai ! Je bandais enfin, hourra ! Je GICLAIS ! Des poils me poussaient, faisant de moi un homme. Hip hip hip ! Même si je ne serai jamais velu (c’est peu de le dire), je n’en pouvais plus d’être imberbe, pour ne pas dire prépubère. J’étais cette mauviette de Peter Parker à la fin de l’année scolaire et, à la rentrée des classes, j’étais un super-héros qui cachait dans sa culotte le super-pouvoir de gicler des fils arachnéens dans tous les sens et de tout engluer sur son passage. »
Bref Spider-Man surgit très souvent chez Bouillier, quoique moins que Zorro, au fil du Dossier M, y compris dans les pièces supplémentaires tel ce roman-photo.)

3) « Jed était familier des principaux dogmes de la foi catholique – alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. »
(Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire)

4) « Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider-Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous.
(Alice Zeniter, L’Art de perdre)

5) « Ensuite Ness a entrepris Edwin sur un autre sujet en parlant encore plus fort du coup. « Edwin je peux te déranger je ne te déconcentre pas trop ? Tu sais quoi ? Mon petit frère n’est pas là, il est au karaté, mais viens voir, j’ai un truc à te montrer dans sa chambre… » Ness et Edwin, ainsi que moi-même passager clandestin dans leur sillage, on a traversé le couloir de l’appartement, je les ai vus rentrer dans la chambre du frangin et s’accroupir. Ness disait à voix basse « T’as vu ? C’est fou, hein ? Cette coïncidence ? C’est presque de la prédestination ou quelque chose du genre. Il est mignon. Tu trouves pas qu’il est mignon ? Il s’appelle Spidèrmane. Coucou Spidèrmane, tu as de la visite, je te présente Edwin. »
J’étais resté à distance dans le couloir, je penchais la tête mais je ne voyais pas grand-chose, je ne savais pas trop ce qu’ils bricolaient tous les deux de dos accroupis sur quoi. J’entendais les mains de Ness qui manipulaient délicatement le secret, avec des petits cliquets de plastique, et sa bouche qui faisait des bruits bizarres tchip tchip tchip. Puis ils se sont relevés tout doucement, la tête toujours penchée vers le mystérieux et délicat Spidèrmane. Quand enfin ils se sont retournés vers le couloir, Ness a relevé les yeux vers moi. «Coucou Thomas tu es là, dis bonjour à Spidèrmane Thomas ! » Elle tenait entre ses mains, au niveau de la tête de raton-laveur imprimée sur son sweat-shirt, une petite boule de poils blancs, un lapin nain qui remuait du cou comme un dingue, tremblait comme s’il était la seconde d’avant d’exploser au bout du compte à rebours, le pauvre était bêtement paniqué, les oreilles battues, émettant des sons aigus et louches de type extra-terrestre dans un jeu vidéo. »
(Fabrice Vigne, Ainsi parlait Nanabozo)

6) Ainsi bien sûr que chez Riad Satouff relayé par le Fond du Tiroir.

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Bonus 1 !
Attention, niveau supérieur, pour lecteurs motivés seulement : Le Fond du Tiroir ne se contente pas de rendre un aimable hommage, il s’est autrefois échiné à dresser une exégèse archéologique de longue haleine qui mène de Friedrich Nietzsche à Ayn Rand, puis à Steve Ditko (créateur de Spider-Man, personnage dont il a fait une sorte d’autoportrait), puis à The Question & Mr. A., enfin à Rorschach, version Alan Moore puis version Damon Lindeloff. Avec également une mention de Jérôme Bosch et une autre de Jeff Bezos. Car il est comme ça, le Fond du Tiroir.

Bonus 2 !
Mash-up Kafka-Spider-Man par Daniel Goossens in Georges et Louis : La Reine des Mouches (Fluide Glacial, 2001). Car il est comme ça, Daniel Goossens.

Bonus 3 !
Les Ramones chantent Spiderman. Car ils sont comme ça, les Ramones.

Bonus 4 !
Le Sacre du Tympan joue la même chose quelques décennies plus tard. Car il est comme ça, Fred Pallem.