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Articles taggués ‘Les Giètes’

Mange ta soupe

08/09/2022 Aucun commentaire
Cavanna et Choron expliquent en pédagogues le couple franco-allemand

Elizabeth II était sympathique à tout le monde, même à moi, parce qu’elle appartenait au monde des people et non à celui du pouvoir. Plus précisément aux people de téléréalité plutôt qu’aux artistes de cinéma ou de chanson : elle n’a jamais rien foutu de sa vie, on l’a juste regardée vivre. Même les plus grands politiques, même Churchill, ont été salis par le pouvoir (ne disons rien des plus petits comme Boris Johnson) ; elle est restée immaculée, se contentant d’incarner.

En vérité, elle m’est très sympathique depuis qu’à l’âge de onze ans, Le saviez-vous ? de Cavanna a changé ma vie. Dans ce livre suprêmement instructif, livre universel susceptible de remplacer tous les autres livres, j’ai appris que Lorsque Big Ben sonne les coups de 19h tout citoyen britannique a le droit de rentrer dans Buckingham Palace pour regarder la reine manger sa soupe. Je m’étais dit, dans mon lit, levant le nez de l’ouvrage, Wah, l’Angleterre est une démocratie même s’il y a une reine, alors ? Non seulement l’une et l’autre ne sont pas incompatibles mais en plus la reine constitue un spectacle démocratique ? Cavanna m’avait tout bien expliqué comme il faut.

Elle m’était sympathique enfin parce qu’elle était née en 1926, comme Fidel Castro et Maximilien Bertram. Et voilà qu’ils sont morts tous les trois. « Vient pas vieux qui veut. »

Et puis Higelin :

Une joie (Troyes épisode 66)

17/11/2011 Aucun commentaire

Certaines choses ne se font pas. En revanche, d’autres se font, et m’emplissent de joie – il faut parler aussi des trains qui arrivent à l’heure. J’aime quand on sait que faire de moi, et j’ai passé une excellente journée hier en compagnie d’élèves et d’enseignants réceptifs. Deux séances très denses de deux heures chacune autour des Giètes, avec des classes de 4e du collège d’Arcis sur Aube, au cours desquelles nous avons abordé à peu près tous les sujets qui valent la peine, les livres, les photos, l’écriture, la mort et la curiosité. Je retourne dans cet établissement aujourd’hui pour y assister à l’inauguration de l’expo Photoroman qu’ils accueillent (et que je n’avais pas revue depuis Saint-Raphaël).

Après mon départ, l’une des profs de français à demandé à ses élèves de s’exprimer sur la rencontre. Un garçon a décrété : « Fabrice Vigne, c’est un homme libre » . Merci beaucoup, p’tit gars, je prends le compliment de grand coeur et te souhaite la même. Je suis un homme libre de septembre à décembre 2011 (sur rendez-vous).

Pendant ce temps au chapitre Tout va bien dans le vrai monde, la dernière idée manadgériale et lumineuse de Luc Chatel, qui s’y connaît en éducation puisqu’il est Ministre, c’est l’avancement de carrière des enseignants indexé sur un entretien d’évaluation systématique. Je recommande à chacun, et même au Ministre, pour se préparer consciencieusement à l’entretien, la lecture de ce livre.

Bis(es) ! (Troyes épisode 56)

07/11/2011 Aucun commentaire

Samedi dernier à Vizille avait lieu la dernière représentation de la lecture musicale adaptée des Giètes. Ici : un aimable compte-rendu.

« Dernière » ? Voire. Christophe me traite de coquette, et m’incite à cesser de prétendre que le rideau tombe à jamais chaque fois que nous n’avons plus de date prévue, il moque ma méconnaissance des moeurs dans le spectacle et me compare, le bougre, aux Frères Jacques, qui tournèrent leur spectacle d’adieux pendant vingt ans, soit la moitié de leur existence. Certes. Il est avéré que je suis tarabusté à l’excès par les choses qui s’achèvent… Je n’ai pas l’intention de jouer ce spectacle jusqu’à ce que j’atteigne l’âge du rôle, mais c’est d’accord, si nous avons une nouvelle proposition, je signe. Et sinon, restera le souvenir : si vous souhaitez voir la séance filmée jadis au théâtre de Saint-Raphaël, envoyez-moi un mail, je vous dirai comment faire.

Il reste que cette dernière-là était une excellente dernière, qui mériterait d’être la bonne. La salle était comble, les organisateurs ont même refusé du monde (jouer à guichet fermé est du dernier chic pour une dernière je trouve), j’ai ri et pleuré et fait pleurer et rire, et j’ai tremblé d’émotion parce que Vizille n’est pas un endroit anodin pour re-raconter cette histoire-là. Je joue le spectacle avec, entre les mains, l’exemplaire des Giètes ayant appartenu à ma grand-tante, qui vécut les vingt dernières années de sa vie dans le foyer logement pour personnes âgées à quelques minutes de là, et qui fut la première source d’inspiration de ce roman.

Der ou pas der, je tiens à saluer une fois pour toutes mon partenaire, sans qui cette extraordinaire aventure scénique de trois ans et mèche n’aurait pas eu lieu. C’est grâce à lui, grâce à sa présence, à son expérience, à sa musique autant qu’à son écoute, que j’ai pris autant de plaisir à récréer des dizaines de fois ce texte, à l’affiner encore là en direct devant vos yeux mesdames et messieurs. Trois ans et demi de représentations, c’est autant pour ressusciter à la Frankenstein cette chose morte qu’est un livre, et pour la retravailler à mains nues comme une pâte qu’on sent gonfler, qu’on remodèle d’une forme sensiblement différente de la veille, qu’on charge de nuances inédites, qu’on risque autrement, qu’on comprend enfin quand on la prononce. J’ai eu la chance de recevoir des retours de spectateurs ayant vu deux représentations à plusieurs mois de distance, et qui m’ont dit : « Sur celle-ci, vous étiez plus profond, sur celle-là vous étiez plus cérébral », ah, d’accord, je vois ce que vous voulez dire, il y a tant de versions possibles.

La photo ci-dessus, prise samedi, nous montre quasiment dos à dos… Eh bien, elle est fidèle à ce qui se passe, à ce que je ressens : Christophe et moi sommes dos à dos parce que nous n’avons pas besoin de nous voir, nous nous faisons entièrement confiance, chacun de nous deux fait SON truc… et pourtant, miracle, en fin de compte c’est NOTRE truc. On joue ensemble, c’est exactement ça, oh dites donc qu’est-ce que c’est bien le spectacle vivant, une gamme de joies inconnues dans la simple pratique de la littérature. Merci encore, Tof. Allez, à la prochaine.

Marlon viendra et il mettra mes pendules à l’heure (Troyes épisode 49)

30/10/2011 2 commentaires

Il me causera un grand chagrin, le ministre qui, pour se faire remarquer, décrètera que 35 ans de bébés et de bovins perturbés dans leurs biorythmes c’est largement suffisant, et qui supprimera d’un trait de plume dans son cabinet (ici je me retiens de verser dans l’humour scatologique facile au sujet de ce qui nous tombe sur la tête depuis les cabinets des ministres) les changements d’heure semestriels.

J’adore les changements d’heure, en mars et en octobre. J’ai toujours aimé cette altération brutale dans la mesure de ce qui semble une donnée naturelle, objective, immuable : l’écoulement du Flux. Dès l’enfance, et naturellement sans en rien théoriser solidement, je comprenais obscurément cette variation comme une faille dans le système, un aveu : décaler aussi aisément l’heure de lever et de coucher d’un peuple de soixante millions d’individus est la preuve que le temps qui passe n’est pas notre temps, c’est seulement le temps conditionné socialement par des habitudes, des conventions, des codes partagés, et des ministres. De quoi vous dégoûter à jamais de lire l’heure sur le moindre cadran, leur heure, leur sale heure qui nous expédie à l’école ou au turbin. Tout marmot, j’expérimentais ainsi une prise de conscience pré-anarchiste, à la faveur d’une grande aiguille tournée en bourrique sur 360° tous les six mois. C’est dire à quel point je regretterais qu’un ministre prive les enfants de ce pays de leur chance de connaître pareille révélation, déclic anarchoïde qui un jour, de fil en aiguille de montre, allez savoir ce que deviennent les taches d’huile sur les ailes des papillons, finirait par renverser tous les cabinets de ministres.

Le spectacle adapté des Giètes, où il n’est pratiquement pas question d’autre chose que du temps qui passe, et qui par conséquent s’articule autour d’une scène clef où l’on remet toutes les pendules à l’heure un dimanche matin de changement d’heure, sera donné pour la dernière fois samedi prochain, à 11 heures du matin (heure d’hiver), à Vizille. Le spectacle est gratuit mais il est prudent de réserver auprès de la médiathèque, au 04 76 78 86 43. Ce spectacle, créé sur un coin de table il y a trois ans et demi avec Christophe Sacchettini, aura connu une longévité inespérée, et m’aura procuré bien du bonheur. Celle-ci sera la bonne, quoiqu’en vraie diva j’ai déjà annoncé plusieurs fois la der des ders.

R.I.P. Maximilien Bertram (Troyes épisode 47)

25/10/2011 un commentaire

Disparition brutale et banale. J’apprends aujourd’hui le décès, stupide comme n’importe quel décès, voire un peu plus (a-t-on idée, il s’est fait faucher par une bagnole hier dimanche) de Benoît Musy.

Benoît, comédien et peintre après d’autres vies très remplies, ne montera plus sur scène. L’une des dernières fois, c’était pour incarner Maximilien Bertram dans l’adaptation théâtrale d’Angéla Sauvage-Sanna de mes Giètes, au Carré 30 à Lyon en 2009. Je l’ai vu pour la dernière fois l’an dernier, lors du salon du livre de Saint-Etienne, où il était venu me saluer très gentiment, me disant qu’il espérait que ce spectacle serait prochainement repris. La reprise n’aura pas lieu. Les Giètes est un roman sur ce qui disparaît. Benoît disparaît. Je suis ému. Je le connaissais à peine, mais lui étais reconnaissant de s’être aussi bien approprié mon personnage. Reconnaissant d’une manière plus générale, d’être ce qu’il était : chaleureux, généreux, curieux des autres, riche d’une culture qu’il ne muséifiait pas, mais qu’il ranimait au contraire à chaque mot. Ce qu’il fallait, très précisément, pour incarner ce rôle, mais surtout ce qu’il fallait pour rendre le cours de la vie plus fécond. Il préparait un spectacle sur Baudelaire, la date de première était déjà fixée, mars 2012, cela ne sera pas, mes très-sincères condoléances à ses proches, de sang ou d’art.

À dossier de presse, presse de dossier

13/02/2011 2 commentaires

Trois ans après sa première, le spectacle musical adapté des Giètes vit toujours, pour la grande surprise et grande joie des deux duettistes, Christophe Sacchettini et moi-même. Des enseignants ou bibliothécaires ou organisateurs de spectacles nous le réclament de ci-de là, et comme nous espérons qu’il nous le réclameront encore, il était temps de nous fendre d’un petit dossier de présentation, à la fois cahier des charges techniques et dossier de presse, téléchargeable ici même. Il paraît que ça se fait, dans le milieu du spectacle vivant. Mais il paraît que ça ne se fait pas tout à fait ainsi, que j’ai été trop long, un chouïa « trop littéraire »… Baste ! C’est bien de littérature qu’il s’agit ! Zarma-jarnicoton ! (oui, j’aime les jurons composés.)

Également au registre « relations de presse », j’ai été récemment contacté par un journaliste du magazine grenoblois, gratuit et en ligne Gre-News (qui incidemment vient de changer de nom, et s’appelle désormais, pour plus de clarté, Gre-City-Urban-Metro-Local-Agglo-Zentrum-Public-Urban-Cheflieudkanton-News ou quelque chose d’approchant). Cet organe prépare un dossier sur « les Isérois qui écrivent », ma foi pourquoi pas, et m’a adressé un petit questionnaire. J’ai répondu de mon mieux mais hélas, ziva-ventrebleu ! il est à craindre que je me sois montré, dans mes réponses, à nouveau « trop long et trop littéraire ». Comme j’ignore comment ce journal pressé pour gens pressés va condenser mes propos, j’en refourgue ci-dessous l’intégralité. Fuck-saperlipopette !

Comment  et quand a débuté votre histoire avec les mots, quels  sont vos  premiers souvenirs d’histoires que vous avez imaginées  ?
Je crois que j’ai découvert très tôt, avant dix ans, qu’on n’exprimait pas la même chose en parlant et en écrivant. Étant peu bavard de nature, j’ai compris que l’écriture était une excellente façon, idéale pour moi, de réfléchir, et d’inventer. Je ne sais plus ce qui est venu en premier, inventer ou réfléchir, mais il me semble que c’était un peu pareil. Je me souviens qu’en CE1 ou CE2, un instit nous donnait comme devoir à la maison d’écrire des phrases avec des mots que nous venions d’apprendre. J’ai pris cela pour une contrainte oulipienne (je n’avais jamais entendu parler de l’Oulipo, bien sûr), et avec le mot du jour je construisais jour après jour un feuilleton compliqué dont les héros récurrents étaient « M. X et Bruno l’asticot ». Je suppose que c’est là « les premières histoires que j’ai imaginées ».

A  quel moment vous êtes-vous dit « Je me lance: je veux  partager ça avec  les gens » ?
Bonne question. Le désir d’écrire est, en effet, distinct du désir de publier. J’aurais pu me contenter du premier, la beauté du geste, la fin en soi. À quoi bon publier ? Je vois deux motivations principales : le pur et simple narcissisme (voir son nom imprimé, ça fait plaisir, on tient une preuve qu’on existe), et l’envie de rembourser ce que l’on a reçu. On écrit parce qu’on a lu (j’énonce là une banalité). Les livres des autres m’ayant marqué à vie, publier à mon tour, faire partie de ce monde de l’imprimé, était comme une reconnaissance de dette, ou un passage de flambeau.

Quelle a été la réaction de votre entourage  ?
Personne dans mon entourage n’était au courant que mon premier livre existait avant de l’avoir entre les mains. Je leur ai fait la surprise. Les réactions ont été très diverses. Ma mère ne m’a plus adressé la parole pendant six mois. Tant pis. On n’écrit pas pour faire plaisir à sa famille. Il y faut des motivations plus solides.

Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur cette aventure  que fut la rédaction de votre premier roman ?
Je me rappelle cette période d’écriture comme d’un très long moment de tension, neuf mois de concentration. Commencer un livre, c’est plutôt facile. Le terminer demande beaucoup d’entêtement.

Comment décririez-vous votre rapport à l’écriture et votre  univers?
Je ne considère pas l’écriture comme un métier, mais incontestablement comme un travail. Et des plus rudes. Je suis lent et laborieux, je remâche, je corrige, j’affine sans fin, je recommence. J’ai davantage l’habitude de réécrire que d’écrire. Mais depuis que j’ai ouvert un blog, je teste aussi une écriture plus lâchée, plus directe et nerveuse. Et puis j’édite, aussi. Contrairement à certaines idées reçues, je suis venu à l’auto-édition non par dépit de ne pas trouver preneur dans l’édition traditionnelle, mais après avoir été édité ailleurs. J’ai découvert, depuis que je suis « éditeur », que faire le livre me passionnait tout autant que l’écrire.

Quels sont vos projets actuels ?
Je sors ce mois-ci une plaquette en hommage à Louis-Ferdinand Céline, aux éditions du Pré-Carré. Je trouve tout à fait judicieux que Céline ait été retiré des célébrations officielles, parce que cela donne champ libre pour le célébrer officieusement. Plus globalement, j’espère à l’avenir continuer à alterner des livres « grand public » (tout est relatif)  chez des éditeurs ayant pignon sur rue, et des expériences plus personnelles, plus underground, au sein de ma maison d’édition, « Le Fond du tiroir ». En l’occurrence, je prépare à la fois un roman RELATIVEMENT traditionnel, inspiré d’une vieille histoire paraguayenne, et un livre tout à fait impossible, peut-être même illisible, un OVNI où j’entreprends de traduire le quotidien en alexandrins rimés, c’est-à-dire repeindre l’éphémère aux couleurs du sublime.

Que diriez-vous à un jeune qui veut se lancer dans une  aventure comme celle-ci ?
« Ecoute tout le monde, et ne sois d’accord avec personne. Évite aussi, si possible, d’être d’accord avec toi-même. »

Tu veux ma photo ?

01/10/2010 Aucun commentaire

« La photographie, je m’y entends comme à ramer des choux. » (Les Giètes, éditions Thierry-Magnier, p. 152)

J’ai placé cette phrase dans la bouche du narrateur de mon « Photoroman », non seulement pour réhabiliter une locution amusante et injustement désuète (et croyez bien que cette motivation eût été suffisante), mais aussi pour avouer une bonne fois, plus candide que modeste, que la photographie, je n’y connais rien. La règle du jeu de cette collection inventée par Jeanne Benameur et Francis Joly était d’écrire un roman à partir des photos qui m’étaient confiées – à l’aveugle, sans rien connaître, précisément ça tombait bien, ni leur contexte, ni leur auteur (en l’espèce, Anne Rehbinder). Je m’y suis consacré, hardiment, regardant ces images de tous mes yeux, tentant de traduire en mots ce que j’y décelais d’histoires et d’Histoire, d’idées et d’émotions. Mais sans jamais me poser en ce que je ne suis pas : un connoisseur, un spécialiste, un érudit, un iconophage, un photographe. Merci bien, autant ramer des choux.

Quatre ans plus tard, ce roman ainsi que les images qu’il contient ou qui le contiennent voyagent encore et vous regardent. Le 6 novembre prochain, je m’insérerai dans la biennale de la photographie contemporaine de Rambouillet pour une table ronde « Photo et littérature« , aux côtés de la dream team des éditions Magnier (Thierry, Jeanne, Francis) et Yannick Vigouroux. Je me réjouis de revoir ce monde, et j’ouvrirai mes mirettes en grand, mais je préviens, la photographie, je n’y connais toujours rien.

Dans les mots sans images, je suis plus à mon aise. Pas « spécialiste » ici non plus, un peu d’expérience ne suffit guère, oh presque tout à apprendre, mais enfin, les mots donnés au public, j’en fais mon affaire. Les Giètes version spectacle vivant, dites en chair et en os, déclamées et musiquées sur scène, bougent encore, elles aussi. Ce spectacle improvisé improvisé il y a deux ans et demi nous est toujours demandé, et j’en suis très heureux. Christophe Sacchettini et moi-même nous produirons pas moins de six fois dans les semaines à venir, dont cinq lors d’une mini-tournée en Drôme et Ardèche organisée par la communauté de communes « Les deux rives ». Programme ci-après. Rameurs de choux (mes frères) bienvenus.

Je marche

23/01/2010 5 commentaires

Les Giètes, photoroman, évoque à plusieurs reprises (et pour mémoire pp. 101-103) l’expérience particulière des manifs, de ces matins de grève où l’on défile en cortège sur la voie publique. On marche – au double sens, dur et absolu, du beau verbe marcher :  on avance, et on y croit. On marche pour, on marche sur, on marche à, on marche ou crève, on marche.

Le héros dudit roman ne marche plus. Double sens également, quoiqu’il vous parlerait surtout de ses pauvres jambes.

En revanche, moi, je marche encore. J’ai marché hier, avec mes filles. Comme d’habitude, on camarade devant la gare, puis on terminusse devant la Préfecture, où les plus enragés continuent de piétiner. La Préfecture est cet auguste symbole républicain sévèrement gardé par un rang de CRS, arborant des casques intégraux et des gilets pare-balles d’une épaisseur impressionnante, et pour tout dire dissuasive. On renonce à même les regarder, le regard n’atteindrait pas leur épiderme. Mais cette manif était plutôt courte, faible mobilisation, dans le froid et la grisaille. Les syndicats annonçaient 3000 personnes dans le mégaphone, je pense qu’il n’y en avait qu’un petit millier… Toujours les mêmes revendications, « pour sauver le service public »… Je marche, puisque je suis un petit fonctionnaire. On suit la banderole, on soupire au slogan. Y croit-on encore ? Il faut bien, pourtant. Si l’on n’y croyait plus, on s’arrêterait de marcher, puisque c’est la moitié du sens.

Les suppressions de postes de fonctionnaires, qui déglingueront la société française plus durablement qu’un jour de grève, rapporteront à l’Etat 500 millions d’Euros, tandis que le bouclier fiscal, qui enrichit une poignée de créatures extra-terrestres humanoïdes ne vivant pas sur le même plan de la réalité que nous, lui coûte 600 millions d’euros. L’équation est simple, le gouvernement insupportable… Alors on le dit dans la rue… Et puis on n’est plus trop sûr de servir à quelque chose, alors on rentre chez soi et on prépare le repas pour ses enfants. Marcher, c’est physique, ça creuse.

Préparant le repas, j’écoute la radio. M. Henri Proglio, PDG d’EDF, pur spécimen de créature humanoïde extra-terrestre rolexée à mort, est pris en flag de cumul des salaires et de louche collusion entre service public et intérêt privé, précisément aujourd’hui, il tombe bien. Il est contraint de renoncer publiquement à ses émoluments de Veolia et de se contenter de son salaire d’EDF, soit 1 600 000 euros par an. Ce chiffre est tellement énorme, tellement abstrait, tellement incompréhensible, que je manque me couper un doigt en épluchant mes patates, j’interromps la cuisine pour sortir la calculette. Or, après calcul, son salaire est très exactement cent fois le mien.

C’est commode, les chiffres ronds, tout devient clair. Puisque l’argent est la vraie valeur des choses, comme nous le savons depuis le 6 mai 2007, je suis en somme important comme la centième partie de M. Henri Proglio. Il faut cent types dans mon genre, cent fonctionnaires de rien (environ 130 s’il avait conservé son salaire de Veolia) pour équivaloir à M. Henri Proglio. Si 100 (ou 130) gus comme moi mourraient, ce serait, en gros, aussi grave que si M. Henri Proglio mourrait. Voilà la sorte de pensées que cela m’inspire, spontanément. Bizarre, non ? D’autres sans doute se mettraient à rêver ce qu’ils feraient de cent fois leur salaire, puis pour se consoler gratteraient quelques cartons de la Française des Jeux (PDG : M. Christophe Blanchard-Dignac, créature humanoïde extraterrestre), alors que moi ces produits en croix m’entraînent seulement à compter ceux à qui ma mort fera de la peine. Voilà qui renvoie à l’étymologie du mot « prolétaire » = qui n’a d’importance que pour ses enfants, que par ses enfants. Prolo vs. Proglio. Je donne à manger à mes enfants, allez, dépêchez-vous, il est tard.

Pendant ce temps à la radio, le monde continue de trembler. Je continue de calculer. Finalement, 100 (ou même 130) individus dans mon genre, empilés dans la balance du jugement dernier pour parvenir au niveau de M. Henri Proglio, ce serait encore fort peu de chose, une bien modeste manif. Parce que si l’on prenait en compte, au lieu des grilles de salaires de la fonction publique territoriale française, le salaire moyen en Haïti, alors là pardon il faudrait assembler 15 à 20.000 Haïtiens avant d’espérer obtenir pour eux, collectivement, la dignité phynancière attribuée d’office au seul M. Henri Proglio, créature humanoïde extraterrestre. Et encore, c’est bien parce qu’il a renoncé à Veolia.

Bon appétit, les enfants.

Ah, moi qui voulais cesser de parler politique sur ce blog… Parlons plutôt littérature. C’est toujours, quoiqu’il arrive, moins dérisoire. D’autant que, pour les raisons que l’on sait, lire aujourd’hui la Princesse de Clèves est un acte de résistance, surtout pour un petit fonctionnaire qui passe des concours.

Voici, par association d’idées quant à la valeur relative d’un individu, le fameux monologue de Shylock :

« Il a jeté le mépris sur moi, il a ri de mes pertes, il s’est moqué de mes gains, il a méprisé ma nation, entravé mes affaires, refroidi mes amis, échauffés mes ennemis, et quelle raison a-t-il pour faire tout cela ? Je suis un petit fonctionnaire. Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un petit fonctionnaire n’a pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Est-ce qu’il n’est pas nourri des mêmes aliments, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, échauffé par le même été et refroidi par le même hiver qu’une créature humanoïde extraterrestre ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela ».

Le Marchand de Venise, Acte III, scène 1. William Shakespeare, trad. Emile Montégut et Fabrice Vigne

Les Giètes, apocryphe

13/05/2009 Aucun commentaire

Abalakalot'

Dépêchons, dépêchons, plus que quatre jours pour assister à l’adaptation théâtrale des Giètes, écrite par Angéla Sauvage-Sanna, qui se donne sous le titre  Marx, Flaubert… et les icônes au Carré 30 de Lyon. Une critique du spectacle, aimable, est parue sur le site du Petit Paumé.

Moi aussi, je l’ai vue, cette pièce. Si je l’ai aimée ? Oui, oui… Voilà une expérience étrange, pas commode, émouvante, frustrante, je regarde, je suis assis, je suis muet, sans la moindre prise, une version de mon livre  m’échappe, file entre mes doigts en direct, une lecture possible mais publique, rien à voir avec une lecture privée qui appartient à son lecteur, spectacle vivant, moi qui suis si maniaque de mes mots j’en suis dépossédé devant tout le monde… Mais ces mots sont les leurs, après tout, pour ce soir… Pour cette semaine… Partageons… Pensez, j’eusse pu friser le coup de sang, sur le mode « Impossible, Monsieur, mon sang se coagule/En pensant qu’on y peut changer une virgule » (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac)

Le point fort du spectacle, c’est le comédien, Benoît Musy, qui incarne « mon » Maximilien, ah non, le sien pardon, le sien, et qui le porte très haut, très fort, très doux… Il m’a touché, je l’ai, ah, comment dire, reconnu. Eh bien, merci, oui, c’est ça, on a envie de rire avec lui et de le prendre dans ses bras pour le consoler.

Et le point faible ? Honnêtement, certains aspects de l’adaptation m’ont donné  l’impression, à moi qui suis charnellement attaché à cette histoire (et qui déjà estime qu’elle n’est pas sans défauts, bon, hmm), de la résumer, de la commenter, de boucher certains trous que je préférais laisser à vif… La pièce commence par « Mon voisin, M. del Plata, est mort. Sa disparition creuse en moi un vide, et sa mort me fait penser à la mienne ». Je tique un peu… Ronge mon frein… Mille excuses… Je n’aurais jamais écrit cela moi-même,  jamais, pas comme ça… Alors que je me suis efforcé de donner à sentir quelque chose d’approchant sur des pages, sans l’expliciter… Mais voilà, la logique de la scène ! le temps de la scène ! ne sont pas ceux du roman. Et puis après tout j’avais laissé entière liberté à Angéla pour adapter, elle a fort bien fait d’user de cette licence.

Angéla est allée jusqu’à écrire de toutes pièces certaines scènes, certains dialogues, dont elle avait besoin pour le liant. Ces scènes apocryphes ne m’ont pas déplu figurez-vous, elles m’ont même beaucoup intéressé, « variations sur le thème ». Son ajout le plus surprenant et le plus pertinent, je trouve, est une conversation entre Maximilien et Lilia. On y discute la foi,  « l’opium du peuple », et Angéla a eu la très bonne idée de placer la vieille russe blanche en position de river son clou à l’ancien communiste, de citer Marx à sa place. On parle toujours, et le roman de même, de l’opium du peuple en extirpant l’expression de son contexte, en sous-entendant une condamnation sans appel de l’obscurantisme populaire instrumentalisé par la classe dominante… Eh bien ce n’est pas si simple… Je l’ai lu, votre Marx… Je vais vous en remontrer, moi… Je vais vous le citer, le contexte, cher Maximilien… De quoi réfléchir encore, d’un autre pan, d’une nuance… « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit des conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » (Karl Marx et Engels, Critique de « La philosophie du droit » de Hegel, 1844)

Pas mal. Bien joué, Angéla. Je vous souhaite de bonnes dernières représentations, et merci encore.

(Post-scriptum de circonstance : Vive la laïcité, nom de Dieu ! Signez cette pétition !)

Quis custodiet ipsos custodes ? (Watchmen ou l’adieu à l’adolescence)

20/03/2009 2 commentaires

Splendeurs et misères de la culture populaire

Il semble que le film Watchmen (Zack Snyder, 2009) soit un bide, finalement. Tant mieux. En tout cas, moi non plus, je n’irai pas le voir.

Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, est un livre parfait. La notion de « livre parfait » est naturellement sujette à caution ; je ne l’utilise que pour les besoins de la démonstration : une œuvre qui a trouvé sa forme idéale (en l’occurrence : une bande dessinée) ne peut pas avoir d’intérêt transposée dans une autre forme d’expression.  Un tableau parfait n’a nul besoin d’être transposé en musique. Hitchcock disait quelque chose comme : « On me conseille de temps en temps d’adapter Crime et châtiment de Dostoïevski… On me dit que c’est un livre pour moi… Voilà une erreur grossière. Si l’on veut faire un mauvais film, certes il faut adapter un bon livre. Mais si l’on veut faire un bon film, il faut adapter un mauvais livre… Prenez Psychose… »

Eh bien, ce qui vaut pour Dostoïevski, sans déconner, vaut pour Alan Moore. Permettez que je développe. Vous avez un peu de temps ? Le temps. Tout est là. Le mot Watchmen est traduit par « Gardiens ». C’est tellement évident qu’on en oublierait l’ambigüité apportée en douce par le second sens. Les Hommes-montres. Précédés, selon l’histoire, par les Hommes-minutes (Minutemen). Tic, tac.

J’ai lu pour la première fois Watchmen (dans la traduction de J.-P. Manchette, qui n’est plus celle que l’on trouve en librairie) en 1987, à l’âge de 18 ans. L’impact de ce maître-livre sur moi fut gigantesque, et ne s’est guère résorbé. C’était l’âge où mon goût se formait, où mon relief intérieur s’agençait à coups de  révélations littéraires : Dostoïevski justement, ou Céline, Kafka, Perec, Flaubert, Borges… Tous ceux-là  qui simultanément racontent de sacrées bonnes histoires et délivrent un geste esthétique ; ceux qui parlent du monde en même temps que de leur art ; ceux qui me nourriront à vie.

Alan Moore me nourrira à vie. À l’égal des écrivains précités, j’ai tenté de lire, après l’initiale illumination, et méthodiquement, tout ce qu’il a écrit. Inévitablement, certains aspects de mes propres livres sont influencés par Moore – thématiquement peut-être (l’ancrage dans le temps, la perplexité et la tentation de l’anarchie face aux images du pouvoir), mais formellement à coup sûr (le soin apporté à la structure globale, mettant en forme un sens qui est, ou bien qui n’est pas, celui du détail particulier ; l’itération dudit détail, qui modifie sensiblement le regard qu’on lui porte…).

L’œuvre d’Alan Moore me fascine à un point tel que j’ai même entrepris il y a environ trois ans de, ah, non, c’est vrai, j’ai promis que je ne parlerai plus de ça, c’est trop pénible.

Bref.

Voilà qu’on adapte Watchmen au cinéma. Pourquoi ? Parce que les films de super-héros, c’est cool, en ce moment. C’est sympa, en plus d’être possible numériquement. Et ça rapporte. Cependant il semble que le film Watchmen soit un bide. Au cul, le cool et le sympa. Bof. Tant mieux.

Je lis aujourd’hui une interview de Moore, très sévère, dans Technikart, dont voici un extrait :

« Je ne sais même pas si j’ai un exemplaire de Watchmen à la maison, je ne peux plus regarder cet album, il y a trop de mauvais souvenirs associés à cela. C’était la culture des années 80, nous sommes en 2009… Ça en dit long sur la pauvreté de la culture populaire actuelle. J’espérais que Watchmen allait ouvrir les portes et encourager les créateurs à concevoir des idées et des manières originales de raconter. C’est l’inverse qui s’est produit. (…) Depuis Watchmen, je ne pense pas que ce soit les comics qui ont gagné en maturité, c’est plutôt la société qui a régressé en s’infantilisant. Les lecteurs de comics, en deux générations, sont passés de la tranche 7-12 ans, à 12-18 ans, à une petite quarantaine. Nous voulions faire en sorte que les comics ne soient plus seulement pour les gosses… résultat, ils sont lus (et vus au cinéma) par les adultes qui ont refusé de grandir. (…) Vous savez, je n’ai vu aucun des films consacrés aux superhéros. L’idée me paraît ridicule et infantile. Je suis un adulte, pourquoi voudrais-je voir des fantaisies adolescentes telles que Batman ? Au niveau créatif, c’est pire. Les artistes pop d’aujourd’hui sont en état de choc créatif. C’est l’inertie totale. Prenons la misérable adaptation du Spirit par Frank Miller : dès que j’ai entendu parler du projet, j’étais incrédule. Ces gens ont-ils seulement compris le sens du Spirit ? Le Spirit n’est pas une série sur un ennemi du crime qui se bat dans un monde noir et graveleux à la Sin City. Le Spirit, c’est une disposition de cases sur une page. Will Eisner changeait le support et le langage des comics… Il n’y a rien à tirer d’une adaptation cinématographique, qui ne peut que passer à côté de la poésie d’Eisner. (…) J’ai le plus grand mépris pour toute cette culture qui s’inspire des comics. »

Je trouve Alan Moore très en colère, et même un poil aigri, mais je comprends ce qu’il veut dire. Tout ça pour ça…  Cette déflagration il y a 25 ans pour assister, sur grand écran plutôt qu’en quadrichromie, à un repli névrotique dans les archaïsmes super-héroïques et le pop-corn…

Reprenons. Tic, tac. La grande affaire de Watchmen, c’est le mûrissement. L’affirmation que le temps passe. L’historicité. L’adolescence, si l’on veut trouver un autre synonyme significatif. Il se trouve que, pour ma génération, et peut-être pour elle seule parce que les aiguilles ont continué leur rotation (historicité dès le gimmick : le mouvement des aiguilles est l’emblème graphique de l’oeuvre), Watchmen a été très important : dans la seconde moitié des années 80, alors que nous sortions, à des vitesses variables, de l’adolescence, Watchmen nous donnait l’impression que la bande dessinée de super-héros (culture adolescente par excellence, dont je me suis gavé, ayant pour ainsi dire appris à lire dans Strange) mûrissait en même temps que nous. L’effet était saisissant : nous ne reniions pas nos lectures passées (tout n’est pas à jeter, loin de là, dans les stéréotypes super-héroïque… la bravoure chevaleresque, pour être candide, n’en est pas moins parfois admirable), mais nous les relativisions, nous comprenions par cette œuvre ambitieuse et complexe que la vie était (ou plutôt : serait) plus ambitieuse et complexe que ce qu’on avait cru – la scène page 16 du dernier épisode est ainsi une métonymie de toute la lecture du bouquin :

« – Veidt ! You Bastard ! If you’ve hurt her, I’ll…
– Oh, Daniel. Daniel, Daniel, Daniel… Please… Do grow up. »

Or, ce qui est frappant dans Watchmen, c’est qu’on n’y trouve pas un seul ado (à part le jeune noir à côté du kiosque à journaux, dont le seul rôle consiste à lire des comics !). Les personnages ont entre 40 ans (le second hibou bedonnant) et 80 (le premier hibou, vieillard sympathique qui vit sur son passé), ils ont des « midlife crisis », des problèmes d’âge mûr. Voilà (entre autre) ce qui était vraiment culotté : aucun ado-miroir tendu au lectorat adolescent, pourtant cœur de cible. Je me suis fait cette réflexion a posteriori, puisque il arrive que l’on me prenne pour un « écrivain pour ados »… La question s’est posée pour mes Giètes: suis-je, au fil de ma narration, obligé de placer stratégiquement un personnage ado pour aller à la pêche au lecteur ? Non, pas question ! Pour cela (mais pour vingt autres raisons) Watchmen reste un modèle de perfection narrative, sans concession. Il ne faut pas croire que les ados ont forcément besoin d’un miroir tendu pour entrer dans une histoire, pour la sentir, pour vibrer, et en retirer quelque chose. Il ne faut pas croire qu’ils vivent dans leur seul présent et que le seul moyen de les toucher est de leur parler de ce présent-là. Ces histoires d’adultes ont contribué à façonner l’ado que j’étais.

Et, comme je le disais, le geste esthétique combine l’histoire très bien ficelée, les personnages habités, ET le discours réflexif sur l’art en train d’advenir : oui, c’est surtout sur la forme que l’on assiste au mûrissement puisque, de la part d’Alan Moore, l’innovation iconoclaste a été d’insérer les personnages de super-héros dans une chronologie (historicité encore) : ils sont nés à une époque, ils ont vieilli à une autre, et ils meurent en une troisième – contrairement à Superman qui a le même âge depuis 1938, et Spiderman depuis 1962… mais le tic-tac est à l’œuvre dans le fond aussi. Toute l’intrigue de Watchmen tourne autour du vieillissement, du passage d’une époque à une autre, du parfum « Nostalgia » au parfum « Millenium », c’est à dire du repli sur le passé à l’ouverture sur l’avenir.

Seulement, chaque personnage est apte ou pas à mûrir, prêt ou non à passer un cap, et chacun accomplit ce passage à sa manière ; mais irréversiblement.

– Dr. Manhattan décide que les conneries humaines ça commence à faire, et s’exile sur Mars, qui est sa vraie place.
– Daniel et Laurie décident que les conneries super-héroïques ça commence à faire (mais seulement après un dernier exploit, le plus important de leur vie, parce que leur carrière héroïque, le dévouement, l’adrénaline, ça avait vraiment un sens), et mènent désormais une vie bourgeoise, rangée, ils auront sûrement des enfants.
– Adrian Veidt a reçu une leçon, et consacrera la prochaine partie de sa vie à méditer la moralité de la fable : « Rien n’est jamais fini » (historicité, toujours). Alors à quoi bon ?
– Rorschach, lui, est trop intransigeant, il est incapable d’évoluer, de s’adapter, de renaître autrement : c’est le seul dans l’histoire qui choisit la mort, et c’est là son passage de cap à lui.
– Et moi, lecteur, qui ai sacrément mûri au bout du livre, pour toutes ces raisons-là, face à tous ces destins d’adultes. Est-ce donc ça, mûrir ? Alors, qu’est-ce que je vais faire de ma vie, de mon miracle thermodynamique perso, moi ?

Dans l’une des plus belle pages du dernier chapitre, Dr. Manhattan passe silencieusement devant le couple Daniel/Laurie, nus, endormis l’un contre l’autre. Il a pour eux un sourire bienveillant et, peut-être, un peu mélancolique (s’il est encore capable de mélancolie). Ce sourire signifie « Aimez-vous les enfants, couchez ensemble, profitez-en, vous mourrez un jour, alors soyez vivants… Moi, je suis immortel, donc je ne suis pas non plus vivant… Je ne connaitrai pas cela, la chaleur d’un corps qui vieillit contre le mien… »

Eh bien cette morale tacite, « Vous savez que vous allez mourir, donc vivez votre vie, soyez vivants avant la mort », est une définition tout à fait recevable de la maturité, et vraiment cela n’a rien d’une farce, c’est même plutôt le seul antidote au nihilisme qui domine ce bouquin, le smiley sanglant. Cette fin est, du reste, exactement la même que dans Le septième sceau de Bergman : les deux seuls qui s’en sortent correctement à la fin du film sont le couple de jeunes comédiens, qui rayonnent de vie charnelle et qui grâce à cela échappent (provisoirement) à la mort, à la farce – car pour le coup, Le septième sceau, voilà encore une grosse farce bien tragique à propos de la fatalité des ravages du temps sur les hommes et les sociétés.

Le mûrissement, c’est la prise de conscience que l’on s’inscrit dans un processus temporel, que le temps passe, autant le redire simplement puisqu’on le vit simplement… Certes, après le mûrissement, viendra le pourrissement ! On le sait au moins en abstraction. Mais cette désillusion s’accompagne d’une lucidité qui est loin d’être un renoncement.

Car avant le pourissement, eh bien profitons du mûrissement. Y compris politiquement. Quis custodiet ipsos custodes ? C’est encore ce même thème de la maturité qui travaille la question de Juvénal choisie comme épigraphe de Watchmen. Qui garde nos gardiens ? Se poser cette question, sous quelque forme que ce soit (à qui obéissent nos parents ?), c’est grandir. L’adolescence s’emploie énormément à mettre en doute l’autorité (« le roi est nu ! »), tandis que la maturité consiste à devenir sa propre autorité – penser par soi-même, devenir son propre gardien. Mais qui est vraiment mature, y compris parmi les adultes ?

Ah là là, quel beau livre ! Plus j’y pense, moins j’ai envie d’aller voir le film !

Livre noir, cependant, memento mori. La brièveté de nos échéances y est inscrite dès la première page : « The end is nigh »… C’est curieux, d’ailleurs, parce que cette angoisse de la fin, de la fin des hommes et de la fin du monde, on pourrait croire que c’est l’un des aspects périmés de Watchmen, parce que c’est ancré dans le contexte de la guerre froide, quand LA bombe arriverait à minuit moins une poignée de minutes. Mais en fait non, ce n’est pas périmé, ça ne l’est plus, le catastrophisme millénariste revient en force aujourd’hui, sous d’autres formes que l’apocalypse nucléaire de la guerre froide : la planète se réchauffe, la crise mondiale (partout-partout) déglingue la géopolitique mondiale et les structures sociales… A nouveau, comme il y a 25 ans, the end is nigh.
C’est fâcheux.
Il paraît qu’Alan Moore ajoute sa voix de prophète à ceux qui croassent la fin du monde pour 2012, j’ai lu ça quelque part.
C’est bientôt la fin du monde alors que j’ai des plans, moi…
D’un autre côté, Moore prévoit la sortie de son prochain roman, Jerusalem, pour 2013, alors…

Dub