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Vive la République (Troyes épisode 58)

09/11/2011 3 commentaires

Quel jour sommes-nous ? Allons, qui dans la classe veut bien se lever et inscrire au tableau la date du jour ? Nous sommes, je vous le précise en soupirant, résigné à votre perte de repères républicains, douteux citoyens que vous êtes, l’octidi 18 brumaire de l’an CCXX de la République. Sachez que ce jour est dédié à la dentelaire, et qu’il est le 212e anniversaire du putsch de l’an VIII perpétré par un militaire ambitieux, qui deviendrait bientôt un grand chef d’état français quoique, dit-on, complexé par sa petite taille.

Breaking news : Dans un communiqué publié à l’issue du Conseil des ministres, lundi 7 novembre (soit pour la République le sextidi 16 brumaire), la présidence a annoncé la hausse du taux réduit de la TVA. “A l’exclusion de l’alimentation, de l’énergie, et des produits et services destinés aux handicapés, la TVA à taux réduit sera portée de 5,5 % à 7 %, générant une recette supplémentaire de 1,8 milliard d‘euros”, précise le communiqué. La hausse sera effective à partir du 1er janvier (Nous serons alors le primidi 11 nivôse, saint granit, ce qui ne nous consolera pas).

La TVA est, essayez de suivre, c’est facile à comprendre, l’impôt inégalitaire par excellence, puisqu’il ponctionne la même somme sur le même objet, quel que soit l’acheteur. Or, ajouter quelques centimes sur le prix d’une marchandise usuelle, disons une baguette, n’a pas la même répercussion sur une personne qui touche le RSA (467 euros mensuels en 2011) que sur, mettons, la famille Bettencourt. Et voilà que le gouvernement de la République Une et Indivisible augmente la TVA sur ce que nous consommons tous qu’on soit chômedu ou trédeur, feignant d’exiger de nous un effort collectif, en réalité dénaturant le sens de la collectivité. TVA sur le livre, notamment.

Parfois, au milieu d’une rencontre scolaire, la question de l’économie du livre surgit, généralement sous la forme de la question « Vous gagnez combien ? » J’entreprends alors, camembert à l’appui, d’énumérer qui encaisse quoi sur le prix de vente. « Prenons ce livre, tout à fait au hasard, Les Giètes, 14,50 euros. Chaque fois que vous l’achetez en librairie, je touche 4%, soit 58 centimes. C’est moi qui reçois la plus petite part. Juste au-dessus de moi, l’État : 5,5% de TVA, soit 79,75 centimes (imaginez un peu ces trois quarts de centime) dans les caisses du Trésor à chaque Giètes vendu. C’est, remarquons-le, le plus petit taux de TVA (anciennement 7%, abaissé à 5,5% en 1988 par le gouvernement Rocard), celui qu’on applique aux produits de première nécessité. Cela signifie que nous vivons dans un pays qui considère le livre nécessaire : la France, il faut lui rendre grâce une fois de temps en temps, considère de première nécessité les fruits, les légumes, la viande, le blé, l’eau, l’électricité, et les livres. Tout ce dont on a besoin pour vivre. L’un dans l’autre, nous avons de la chance, de vivre en France, n’est-ce pas les enfants ? »

Il va me falloir, à compter du 11 nivôse, réajuster mon discours. J’essaierai ceci : « À raison de 7% de TVA, la France touchera désormais 1 euro chaque fois que vous achèterez Les Giètes. Citoyens ! Faites un geste pour sauver les caisses de l’État et le triple A ! Faites un pour rembourser la dette publique ! (que l’on appelle désormais dette souveraine parce que c’est elle qui a le pouvoir, le putsch c’est elle, on n’a rien vu venir) Faites un geste de solidarité pour les banquiers ruinés ! Faites un geste pour l’Eurozone ! Faites un geste pour la République Française ! Achetez Les Giètes. » Et puis signez la pétition, s’il vous plaît. Vive la République, vive la France.

Sept milliards de mille sabords (Troyes épisode 52)

03/11/2011 un commentaire

Selon les sources, le cap des sept milliards d’êtres humains simultanés a été franchi lundi dernier, ou le sera d’une seconde à l’autre (d’après l’hypnotique site terriens.com, que je peux regarder bouche bée plusieurs minutes d’affilée comme un aquarium où se serreraient des sardines), voire, au plus tard, en mars 2012. Peu importe l’échéance, nous sommes nombreux. On se serre. On se fait de la place. On essaye de ne pas s’entretuer. Et le plus beau est que chacun de nous est une possibilité, une actualisation de ce qu’est le genre humain, ni mieux ni pire que son voisin. Je suis un sept-milliardième de l’humanité. Comme toi, vieux.

Je suis en train d’écrire un livre qui se passe au Paraguay. Je n’ai jamais mis les pieds au Paraguay. Pour écrire, il faut soit avoir mis les pieds, soit faire marcher son imagination sur des actualisations lointaines de la même humanité que la nôtre, et dans tous les cas, il faut lire. Donc je lis, méthodiquement, tout ce que je peux trouver concernant le Paraguay. La tâche n’est pas commode, figurez-vous. Le Paraguay est un pays oublié en plus d’être misérable, et n’a jamais engendré de vaste bibliographie – exception faite, un peu, des aventures utopiques des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquelles désormais nous plaquons le visage de Jeremy Irons et Robert de Niro et la musique de Morricone.

Parmi les rarissimes livres ayant trait au Paraguay que je déniche au catalogue de la médiathèque, je lis Tupito le petit Guarani d’un certain Pierre Landais (éd. Entre deux rives, série « L’Amérique latine racontée aux enfants », 2002). Ce petit album format à l’italienne, peu engageant, au récit artificiel et aux illustrations moches comme un Pierre La Police qui aurait envie d’être sympa, a pour narrateur un garçon de 11 ans, cireur de chaussures à Asuncion, qui s’adresse directement au lecteur français, lui vulgarisant à grands traits son mode de vie (« Ami(e) ! Je vais te narrer une journée typique de ma vie »), l’histoire de son pays, sa géographie, ses horreurs passées. « Ceux qui ont commis le plus d’atrocités et de morts sont des généraux militaires devenus pas la suite chefs d’état : Gaspar Rodriguez de Francia et Stroessner, qui décima trois millions d’indiens Guarani pour pouvoir diriger le pays en toute tranquillité. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce type d’individus qui ne mérite pas de vivre. »

Outre que le chiffre de trois millions est, je l’espère, une coquille (la population du Paraguay étant lentement passée, sous Stroessner, de 1,7 à 4 millions d’habitants, le génocide serait encore plus spectaculaire que celui des Khmers rouges), je tique sur la dernière phrase. Je me révèle soudain l’un de ces droitdelhommistes facilement raillés par les épigones réacs de Philippe Muray, parce que je suis, pour tout dire, scandalisé. Je ne prône certes pas l’angélisme et les bons sentiments en littérature jeunesse, je sais pertinemment que Stroessner était un tyran bien placé au hit-parade mondial des criminels de guerre… Mais « ils ne méritent pas de vivre » est une apologie de la peine de mort, et l’apologie de la peine de mort me chagrine, en littérature jeunesse comme ailleurs. D’autant que l’auteur ne peut même pas plaider la couleur locale des us et coutumes, puisque le Paraguay a aboli la peine de mort en 1992.

Les sept milliards d’actualisations de l’espèce humaine méritent toutes de vivre. Même les actualisations en barbares. Les barbares sont nos frères, c’est comme ça, c’est un principe. Un homme tue un autre homme = un crime. Kadhafi tue un opposant d’une balle dans la tête = un crime. Un opposant tue Kadhafi d’une balle dans la tête = un crime. Si l’on décide quel sept-milliardième mérite de vivre et quel autre non, on bascule, et le barbare est en nous.

(Londonomètre : 960 bien tassés.)

La foi du connard (Troyes épisode 51)

02/11/2011 un commentaire

Quand les cons sont braves, comme moi, comme toi, comme nous, comme vous, ce n’est pas très grave. Qu’ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises, qu’ils déraisonnent, ils n’emmerdent personne. Par malheur sur terre les trois quarts des tocards sont des gens très méchants, des crétins sectaires. Ils s’agitent, ils s’excitent, ils s’emploient, ils déploient leur zèle à la ronde, ils emmerdent tout le monde.
Georges Brassens

Des connards musulmans viennent de détruire Charlie Hebdo, et nous pouvons les dénoncer sans nous faire suspecter d’islamophobie, puisque simultanément, merci à tous, les gars, bon sens du timing, des connards catholiques sont en train d’empêcher à grand fracas les représentations d’une pièce de Romeo Castelluci, rappelant opportunément que l’obscurantisme est de toutes les confessions, Dieu reconnaîtra les siens. Nous plongeons je le crains dans un nouveau moyen-âge. Comme à l’époque le salut viendra peut-être de l’émergence de nouveaux sages, cultivés, pacifistes, humanistes, forcément en danger de mort, et éventuellement très pieux mais ça les regarde, qu’ils soient catholiques (Erasme), musulmans (Averroès) ou juifs (Rachi). La différence entre celui-ci et le premier moyen-âge est que nous sommes à l’époque de la bombe atomique, c’est le progrès, et par conséquent « moyen » dans son acception « entre deux » sera peut-être un épithète abusif puisqu’il n’y aura rien après.

Dans le même temps, le site de Charlie est hacké, indisponible. Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais je saute (Boum ! à la santé de Molotov !) sur l’occasion pour raconter que l’an dernier, mon propre blog a été piraté. Un beau matin j’ouvre l’ordinateur et à l’adresse fonddutiroir.com s’affiche une tête de mort soulignée par deux sabres croisés et la mention « Hacked by the islamist hacker team ». Cette démonstration de force m’a fait froid dans le dos, et elle était destinée à cela précisément, sens littéral de terrorisme, de quoi rendre timoré ou paranoïaque. Mon ouebmestre masqué, à qui revenait la corvée de reprendre la main sur le bazar (tâche qui lui demanda plusieurs jours) et faire de prudentes sauvegardes, a émis l’hypothèse que cet attentat relevait de représailles, après que j’ai critiqué l’attitude agressive d’un collégien manifestement musulman et ignorant… Cela m’étonnerait. J’imagine mal, étant donnée mon audience minuscule, comment mon petit espace de liberté de parole constituerait une menace pour un quelconque connard. Je crois plutôt que cette cette bande d’abrutis malfaisants 2.0 n’avait pas lu une ligne de mon blog, et se faisait simplement la main et les dents sur un blog pris au hasard sur la toile. Nous verrons bien ! Si la présente page venait à disparaître dans les jours qui viennent, remplacée par une tête de mort, vous saurez pourquoi.

Frondaison (Troyes épisode 39)

09/10/2011 2 commentaires

Je n’irai pas voter aux primaires socialos. D’abord je suis trop loin de mon bureau de vote, je ne vais tout de même pas me cogner six heures de train pour l’ambigu plaisir, tarifé un euro, de jurer sur l’honneur que « j’adhère aux valeurs de la gauche » . Ensuite je ne suis pas convaincu de la pertinence (à part médiatique, bien sûr) d’habiller en scrutin national une opération interne d’habitude exclusivement réservée aux adhérents d’un parti. Pourquoi pas un référendum à un euro où l’on inviterait tout citoyen français en mesure de signer un papelard, et même moi, de décider si Marine Le Pen est un meilleur candidat que Bruno Gollnisch ? Si on me demandait mon avis, je dirais que c’est de la démocratie mal placée, présentée comme innovante par un parti un peu déboussolé, mais on ne me demande pas mon avis, je suis d’ailleurs mal placé pour le donner, je n’irai pas voter.

Plutôt que de cet événement peu excitant, parlons d’antisémitisme – mais c’est lié, attendez voir.

Pourquoi ? Parce que j’évoque régulièrement ici le Dr. Haricot, L.F. Céline, et, inévitablement, l’antisémitisme. Or, je détesterais donner l’impression, sous couvert de belles lettres, de relativiser, banaliser, nuancer jamais ce racisme spécial, cette peste millénaire. Soyons clairs : j’aime Céline, con et sublime ; je salue fraternellement les Juifs du monde entier, je les aime aussi (sauf certains sionistes, question politique et non raciale). Car les Juifs sont des hommes, donc ils sont cons et sublimes, comme vous et moi. Et je signale que le parvis de la médiathèque de Troyes que je foule quotidiennement s’appelle Esplanade Salomon de Troyes dit Rachi, afin d’honorer un honnête homme du moyen-âge, rabbin, savant, poète et vigneron, humain con et sublime.

Je ne pensais pas ressentir un jour le besoin de donner une justification aussi plate… Je m’y emploie parce que je prends conscience que l’antisémitisme est sacrément vivace en France, signe évident de la mauvaise santé morale de ce foutu patelin. Voici le rapport avec les élections de la bande de primaires socialistes.

De même que, comme je le racontais avant-hier, Google désinforme ses usagers en suggérant un lien entre les mots « Corbier » et « mort », de même lorsque l’on cherche des renseignements sur Hollande, Google propose « François Hollande juif » . J’en reste ahuri, et pour tout dire terrifié. L’heure est grave, il me semble, question peste millénaire. (Lire aussi ce qu’écrit Joann Sfar sur son blog.)

Resterait à expliquer pourquoi cet article s’intitule Frondaison. Eh bien, parce que Frondaison est un très joli mot, que je n’avais jamais écrit de ma vie. Il était temps. Celui-ci, c’est fait, au suivant, la langue française compte environ 100 000 mots. Parmi lesquels un certain nombre au Londonomètre du jour. Je viens d’achever une jolie bricole intitulée Lonesome G..

Fond de saison

29/08/2011 Aucun commentaire

Comment ? Déjà la pré-rentrée ? Pour clore la saison 2010-2011 in extremis avant la suivante qui pointe à l’horizon, je viens de rédiger, en-retard-en-retard, le compte-rendu de ma collaboration, pour la troisième année consécutive, au dispositif « À l’école des écrivains, des mots partagés ». Cette année, c’est auprès d’une classe de 4e du collège de Lubersac, en Corrèze, que je fus envoyé prêcher. Le compte-rendu est lisible ici. Je préviens qu’il est nettement moins sensationnel que celui de l’an dernier lorsque, je le rappelle, mes aventures à la Villeneuve de Grenoble avaient défrayé ma petite chronique – on peut relire tout le feuilleton depuis le premier épisode.

Eh bien, oui, cette année la rencontre avec les p’tits gars et les p’tites gonzesses de Lubersac s’est déroulé sans anicroches. Serein comme un vieux loup de mer, décevant comme un train qui arrive à l’heure. Presque une routine. J’ai fait mon job, eux aussi, on s’est amusé, on a écrit, on a voyagé. Est-ce utile ? Sans doute. Moins que le travail que je ne fais pas à la Villeneuve de Grenoble ? Peut-être.

Il n’en reste pas moins que l’état de l’Education Nationale est globalement préoccupant. L’un des intérêts, pour mon édification perso, de ces incursions bon an mal an dans le paysage scolaire, est de me fournir la température d’un milieu qui chauffe. Or l’un des souvenirs les plus marquants que je conserverai de Lubersac n’a pas eu pour cadre la salle de classe, mais celle des profs où, à l’heure de la récré, un professeur de sciences, binocles et collier de barbe à l’ancienne, à un an de la retraite, a vidé devant moi son sac de lasse indignation alors que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Ah, j’aurais dû enregistrer, ou retranscrire immédiatement cette tirade extraordinaire, ce réquisitoire lucide, ce diagnostic implacable sur un métier qui aura tellement changé durant sa carrière presque close. Il ne m’en reste que peu de faits précis, juste une impression générale : à coups de suppressions de postes, de moyens, de formations, de considération, d’attention, de cohérence, l’inexorable déliquescence des conditions de l’enseignement dans notre pays s’est sensiblement accélérée ces dernières années. Il faut le voir pour le croire, il faut écouter pour constater à quel point l’enseignement est devenu un métier précaire, pédagogiquement, matériellement, institutionnellement, psychologiquement, et même idéologiquement, comme si la connaissance elle-même était devenue une valeur impossible sur le long terme, périmée.

Cet homme parlait presque pour lui-même, mais à la faveur d’un petit silence j’ai tout de même pu en placer une : « Dans ces conditions… Comment ne sombrez-vous pas tous dans le cynisme, ou bien dans l’aigreur, ou la dépression, ou l’alcoolisme ? Comment arrivez-vous encore à enseigner ? Pourquoi continuez-vous à venir au boulot le matin ? » Il m’a regardé comme s’il réalisait que j’étais là et m’a répondu sur le ton de l’évidence que l’on répète sempiternellement mais gentiment au cancre : « Mais… Pour les enfants. Je suis là pour les enfants. Il nous faut recommencer, chaque année, chaque rentrée, parce que ce sont de nouveaux enfants, qu’ils se moquent bien des directives ministérielles au-dessus de leur tête, qu’ils se moquent bien de nos affres, et qu’il faut faire quelque chose avec eux, ici et maintenant. »

J’éprouve, derechef, un immense respect pour le corps enseignant. Les blagues anti-profs ne me font pas beaucoup rire, je les trouve en ce moment, toutes proportions gardées, aussi spirituelles qu’une blague antisémite pendant l’Occupation.

L’éducation, j’en suis de plus en plus convaincu, est l’enjeu politique numéro un, puisqu’elle applique et concrétise l’idée qu’une société se fait de son propre avenir. Mais peut-être faut-il être de gauche pour placer ainsi l’éducation en tête des priorités ? (Clivage gauche-droite expliqué aux enfants : traditionnellement, pour la construction de l’individu-citoyen, la gauche croit à l’éducation et la droite à l’héritage.) L’an prochain, nous élisons un président. J’éplucherai attentivement les programmes en matière d’éducation des uns et des autres, pour vérifier si oui ou non certains candidats sont de gauche. Et pour commencer, je lis dans l’actualité un grand progrès en arrière toute ! La nouveauté propre à redresser la France est le retour dans les programmes scolaires de la leçon de morale. Hon-hon… Je note… Un tel « progrès » ressemble davantage à un héritage qu’à une éducation, non ?

Dans la gueule du crocodile

20/07/2011 Aucun commentaire

La maison Magnier vient de relever les compteurs. J’ai reçu mes droits (et quelques gauches aussi, mais je me suis toujours relevé avant le knockout), ainsi que mes chiffres de vente. Pas Byzance. Mon Jean II dernier né s’est écoulé à quelques centaines d’exemplaires, presque dix fois moins que son aîné Jean Ier. Un score qui, fabuleux si l’éditeur était le Fond du Tiroir, est médiocre chez Magnier, maison sérieuse. J’ai dans l’idée que ma prose n’intéressera jamais qu’une poignée de curieux, mais 5000 curieux, c’était mieux que 500, mieux pas seulement pour moi, aussi pour la curiosité en général. Une sorte de bide. Mon audience peaudechagrine. Cela me fait-il de la peine ? Hélas, un petit peu. J’aimerais avoir la trempe de répondre « pas du tout ». J’ai toujours préféré ce qui ne se mesure pas, les lettres aux chiffres, la qualité à la quantité, je ne suis pas hanté par l’ambition du gros tirage (sinon je n’en serai pas là, cf. tous les épisodes précédents), j’ai tout au contraire le goût du livre secret imprimé à trois exemplaires… Mais voilà : je réponds « un petit peu » quand même. Je suis au regret d’être à peine lu. Il me reste à espérer que les quelques personnes qui ont lu ce livre l’ont aimé, mais de cela on n’est jamais certain, les relevés annuels de l’éditeur ne mentionnent pas cette option.

Si j’étais malhonnête, s’il me fallait vraiment esquiver la blessure narcissique, je pourrais tenter de jouer la globalité de la crise, faire endosser la mévente à la conjoncture partout-partout, le panier de la ménagère, la Grèce, l’euro, Moody’s, l’iPad, le changement de paradigme, la fin des humanités (en attendant celle de l’humanité), le siècle des lueurs et des cristaux liquides, le gougnafierisme pantocrator, la télé-réalité, le blingomètre à zéro, Frédéric Lefebvre en majesté, cujus regio ejus religio et le crocodile Lacoste…

Je lis dans les Inrocks de la semaine dernière (car il est conseillé de lire cette feuille en léger différé afin de neutraliser son horripilant sens du buzz) un déprimant article annoncé en couve sous le titre « Pourquoi le livre ne se vend plus ». Nous voilà beaux : la fin de l’imprimé est avérée, fait objectif, donnée aussi aisément calculable qu’un relevé annuel de droits. Reste seulement à en identifier les causes, besogne de médecin légiste.

L’analyse d’Olivier Rubinstein, ex-directeur des éditions Denoël, est spécialement lumineuse :

Ce qui se dit sur le nivellement par le bas, sur la disparition du livre en tant que symbole social, me semble de plus en plus prégnant. J’ai lu récemment un entretien du patron de Lacoste. À la question sur son livre de chevet, il a répondu ‘Jamais de livres’. Il y a dix ans, le même patron aurait dit ‘Je relis Proust’, même s’il ne l’a jamais lu. Aujourd’hui, on peut afficher sans complexe qu’on se fiche des livres. Avant, même un politique devait parler de livres – on a vu ce que ça a donné avec Frédéric Lefebvre et son Zadig et Voltaire.

Je crois que j’y penserai désormais chaque fois que je croiserai un bourgeois bien né ou un lascar de quartier (car ils ont tant en commun) arborant un croco sur le poitrail. Bête immonde toi-même ! Et à part ça ? Eh ben, ça va. S’il s’passe quequ’chose on vous l’dira.

Buznik a encore frappé

14/03/2011 un commentaire

L’individu Buznik, autoproclamé « iconosémiophage procrastinateur », et pourquoi pas je vous le demande, est un drôle d’animal, barbu, curieux, rigolard et obstiné, qui manie le crayon, le stylo, la photo, et divers outils de même registre. Il a notamment orné de ses illustrations un conte de Voltaire (écrit en 1748 à propos de la guerre USA/Irak, oui, sans charre, vérifiez) et un recueil de blagues scatologiques, c’est dire si sa palette et son esprit sont larges. Entre ces deux tendances, il m’a en outre refait le portrait (qu’on peut voir à la fin de cet article-là). C’est parce que nous nous fréquentons. Nous nous donnons des nouvelles de loin en loin, en quelque sorte il me surveille, il a un plan caché, il attend qu’une adaptation cinématographique de TS voit le jour : il tient à jouer le rôle de M. Bernardini, il se l’est mis de côté, me le rappelle à l’occasion… (Pourquoi pas, chacun son truc. La date du casting n’est pas encore fixée.)

Dans le civil, c’est à Madame l’Éducation nationale qu’il vend ses talents de bricoleur pince-sans-rire, à un poste spécialisé, un peu protocolaire et beaucoup anar, particulièrement acrobatique, de vigie dans les naufrages scolaires. Aussi l’ai-je naturellement prié de lire et, le cas échéant, de commenter mon petit naufrage perso en terre enseignante l’an dernier, dont j’ai fini par rédiger le compte-rendu avec six mois de retard. Pour ceusses qui n’étaient pas là à l’époque, il s’agit de ma participation à l’opération À l’école des écrivains au collège de la Villeneuve de Grenoble, à la suite de laquelle j’avais écrit un feuilleton en quatre épisodes (l’épisode-clef se trouvant ici, pour les autres vous n’avez qu’à suivre les flèches).

Quelques semaines plus tard, je reçois par la poste les « commentaires » du gars « Johnny » Buznik. Il ne s’est pas contenté de m’envoyer trois lignes de courriel. Il s’est fendu d’un livre, carrément, l’homme est fort généreux sous ses dehors nounours, un livre rien que pour moi, un livre intitulé Petit traité de microsociologie scolaire (pourquoi pas etc). Une centaine de pages, disposées dans un porte-vues avec un art consommé du sampling, du cut-up, et de l’ironie, où il dévide à loisir ses bobines icono-sémio-truc, où il déploie et annote maintes sources documentant en vrac la politique éducative, nationale et locale, le quartier sensible de la Villeneuve, les gens qui y travaillent, ceux qui y vivent, Jo Briant « dernier des Mohicans » , et jusqu’à ma personne publique et privée (il a même dégoté une photo où paraît-il je suis le sosie de Françoise Sagan). L’effet regard éloigné : j’ai beaucoup appris dans cette somme exemplaire, dans cette recherche en réseau minutieuse et taquine, y compris sur moi, y compris sur nous. J’ai appris entre autre qu’il est bon de diffuser son propre ressenti d’une situation de crise. On diffuse, on reçoit les retours, on partage, on ouvre ! On arrive même à en rire… Ça ne guérit pas la société, mais ça soulage l’individu. Un peu.

Merci Buznik

(Et pendant que la crise sociale et éducative se poursuit, la crise nucléaire fait diversion, pas du tout incompatible, on cumule, les psychés finissent atomisées, l’uranium aussi, champs de ruines toxiques l’un sur l’autre… Mais on n’a pas envie de filer des métaphores, on a envie de se taire, là. En réalité je ne pense qu’à ça. Que dire ?…)

 

Bonne journée de la Phame

08/03/2011 Aucun commentaire

Et surtout bonne journée de l’infâme calembour, grâce à Jean-Pierre Blanpain. Voici ce qui se trouvait dans ma boîte aux lettres aujourd’hui :

Le toujours facétieux Blanpain, très inspiré par la femme en général, m’envoie en outre cet autre document, photographié par ses soins avenue Bourguibah, à Tunis, et qui caresse poétiquement l’idée que l’éternel féminin est une caverne, renfermant un trésor.

Hélas, le même Blanpain me suggère enfin cette autre image, sinistre, épouvantable, traumatisante, qui vient opportunément rappeler que le premier indice d’une civilisation est le sort que l’on réserve aux femmes. Alors passons sous le marronnier, et souhaitons un bon 8 mars à toutes.

Ne restons pas sous le coup de cette sinistre impression : pour le plaisir des yeux des deux sexes (car les sexes ont des yeux), voici avant de nous quitter une autre bonne blague graphique du Blanpain, qui me fait rire chaque fois que je la regarde.

Un peu d’amour, un peu de vulgarité, un peu d’envie de tout casser

19/10/2010 4 commentaires

Un peu de tout en somme, comme la vie. Par quoi commencer ?

1) Par l’envie de tout casser, tiens.

L’increvable, incorruptible, le politiquement incorrect Bob Siné est toujours aussi énervant, et j’aime me faire énerver par lui.

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Charlie Hebdo… (Mais Philippe Val l’a viré.)

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Siné Hebdo… (Mais j’avoue qu’à part les éditos du bonhomme, je ne lisais guère son canard – je m’y étais abonné par principe… Bon, il n’existe plus.)

J’adore la zone semée en long  large et travers dans l’autobiographie de Siné, Ma vie mon oeuvre mon cul, un feu d’artifice d’une extraordinaire liberté, un chef d’œuvre dans son genre, et au fond un genre à lui tout seul.

J’aime Siné quand il sème sa zone en plein jazz

Et j’aime toujours Siné, à présent qu’il sème sa zone sur Internet. Il sème, je récolte. Je trie, tout de même. Mais globalement, je me marre quand il commente l’époque. Je prélève par exemple ce commentaire dans sa zone de cette semaine :

Le groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnaud, ami intime de Sarko-la-peste, vient d’accueillir deux petites nouvelles au sein de son conseil d’administration : Bernadette Chirac, bombardée « ambassadrice du luxe » (sic) et Florence Woerth, nommée au conseil de surveillance de la société Hermès, filiale de LVMH. Florence Woerth recevra 400000 € par an, Bernadette seulement 65000. Est-ce que vous avez comme moi, chers lecteurs, parfois des envies de tout casser ?

Bien sûr que je l’ai, l’envie, et Siné me la fouette chaque semaine. Il est démago ? De mauvais goût ? Vulgaire ? Ah, tout est affaire d’échelle : il l’est beaucoup moins que la clique au pouvoir, Sarko-Woerth-Chirac-Arnaud (ce dernier étant peut-être le plus influent en France, alors qu’il n’a pas été élu), qui nous explique qu’il faut trimer deux ans de plus et de l’autre main continue tout raide de toucher ses dividendes au beau milieu de la crise partout-partout (dans la rue, sur les routes, dans les lycées, dans les cités, dans les stations services…).

2) Vulgarité, justement. On change de genre, on change de blog, mais pas de sujet : où placer le curseur de la vulgarité ?

Je reçois la revue de presse hebdomadaire du CRILJ, Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse. Je lis chaque lundi cette documentation, soit attentivement, soit distraitement… jamais avec passion. Jusqu’à ce jour ! Jusqu’à un certain article, déniché et froidement retransmis par le CRILJ comme si de rien n’était, un article intitulé Censurer les livres pour enfants ?. D’ordinaire, l’essentiel du courrier du CRILJ est constitué d’échos professionnels et savants, notamment les programmes de tous ces colloques qui décortiquent savamment les œuvres pour la jeunesse, le CRILJ appelle à communication, et donne rendez-vous pour discuter entre gens de bonne compagnie du pourquoi et du comment des livres pour enfants, il distribue en somme les horaires des messes et prêche les convaincus. Cet article-là ? Rien à voir ! Un autre son de cloche tout à fait ! Une vraie douche froide ! Allez donc voir le blog en question

Censurer les livres pour enfants ? est un redoutable cas d’école qui m’a mis en rogne comme rarement, un concentré d’a priori et de conventions qu’on supposait d’arrière garde… Une conception « édifiante » du livre jeunesse qu’on croyait d’avant la guerre (laquelle ?)… Voir dans le délicieux album pour touts-petits Ma culotte d’Alan Mets un dangereux fauteur de »vulgarité » et de « style texto », quelle énormité ! Quelle ignorance ! Ce livre date de 1997, alors que le « style texto » n’existait même pas ! Autant voir du SMS dans la première phrase de Zazie dans le métro (1959) : « Doukipudonktan ? » Roman d’une grande vulgarité, au reste.

Ainsi, ce révoltant article, apologie de la censure, est salutaire puisqu’il nous réveille, il nous rappelle que la bataille de la littérature jeunesse contre la bien-pensance n’est jamais gagnée. On finirait par l’oublier, à force de rester confortablement entre soi, dans certains milieux, parmi les récipiendaires du courrier du CRILJ, dans la communauté des « bibliothécaires jeunesse », salons jeunesses, auteurs jeunesse…, tous ces milieux qui n’en font qu’un et qui prennent la « littérature jeunesse » au sérieux et lui consacrent imaginez un peu, des colloques. Dans la société « réelle », les livres pour enfants ne sont pas des objets culturels ! Ils sont des outils d’élevage, et la moraline fait encore rage quand il s’agit d’autoriser ou pas des enfants à ouvrir des livres. Dans la vraie vie, des parents corrigent les livres au Tipp-Ex pour protéger les enfants de la vulgarité.

Vive la vulgarité, nom de Dieu ! Et vive Siné ! Ah comme l’envie me prend, parfois, plus sûrement encore que celle de tout casser, de me gorger, de m’enivrer de gros mots ! Merde à toutes les censures !

3) Allons, terminons par l’amour, s’il vous plaît. Vous allez voir, je ne perds pas de vue mon sujet du jour : où est la vulgarité ?

J’ai adressé à Susie Morgenstern un exemplaire de mon roman Jean II le Bon. Je le lui ai dédicacé en ces termes (je réécris de mémoire) :

Chère Susie, j’ai le plaisir de t’offrir ce livre, parce que j’ai eu une pensée pour toi en l’écrivant, vers la fin, à l’avant-dernier chapitre. Je me rendais compte que j’étais en train de composer une apologie de l’amour, et j’avais peur d’être concon, cul-cul, gnan-gnan. [NDLR : Peur d’être vulgaire, en quelque sorte.] Mais soudain je me suis souvenu : « Ah, mais Susie le fait bien ! Elle fait l’apologie de l’amour dans chacun de ses livres ! C’est son grand sujet, presque son seul, et elle n’est JAMAIS ridicule ! Alors, allons-y… » Et j’ai terminé mon livre. Susie, je t’aime !
Fabrice

Par retour de courrier, l’adorable Susie m’adressait un adorable accusé de réception :

Oh Fabrice ! Je t’aime aussi. Il ne faut jamais avoir peur d’être cucul. J’en suis la reine !
Merci et je t’embrasse très fort,
Susie

Et c’est ainsi que l’amour sauvera le monde de la vulgarité. Et de la crise partout-partout.

(Est-ce que je crois à ce que je viens d’écrire ? Euh… Bon, déjà, je l’écris, c’est un début.)

La bascule à Charlot

03/07/2010 2 commentaires

La semaine dernière, je passai deux jours à Paris où, comme tout bon provincial épris de culture capitale, et sitôt acquitté de mes obligations (grand merci au passage, pour leur accueil, à la médiathèque L’heure joyeuse de Versailles), je me ruai dans les musées. Qu’est-ce que c’est chic, le passé simple, pour commencer un récit. Mais écoutez plutôt.

Je visitai minutieusement la remarquable exposition « Crime et châtiment » à Orsay, réalisée sous l’égide de Badinter et Jean Clair, consacrée aux liens entre les arts graphiques et les faits divers, les meurtres des particuliers et ceux, légaux, de la justice. Tout un pan de l’expo, naturellement, évoquait la peine de mort, et je tombai nez à nez, entre tel tableau crapuleux et telle sculpture mortuaire, sur une authentique guillotine, qui fonctionna, qui semblait en état de fonctionner encore, et qui me fit froid dans le dos comme devant. « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine. » Reconnaissez-vous cette voix ? Oui, bien sûr, ici l’expo embrayait sur Victor Hugo, ses dessins, ses poèmes, son style au service du progrès social, « C’était fini. Splendide, étincelant, superbe, Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe, Large acier dont le jour faisait une clarté, Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité De l’éblouissement du triangle mystique, Pareil à la lueur au fond d’un temple antique, Le fatal couperet relevé triomphait…« 

En sortant, je fis un tour à la librairie du musée, gorgée de livres sur le sujet, des documentaires, des fictions, des « beaux livres » comme on dit (comme si les autres étaient moches), toute une gamme et pour tous les goûts, des classiques inévitables, l’éponyme Crime et châtiment, l’Etranger, Les derniers jours d’un condamné, les oeuvres complètes de Badinter (moindre des choses)… Eh bien, vous me croirez si vous le voulez, mais je n’y vis point Le Photographe de Mano Gentil, roman excellent et foudroyant, monologue d’un bourreau français sous Giscard, dans les derniers temps avant l’abolition. Ah, bon, vous non plus vous ne le connaissez pas ? Décidément, à chaque fois que je constate à quel point ce livre est passé inaperçu, cela m’est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, et d’indignation. J’attribue l’ahurissante indifférence qui entoure ce livre à ce qu’il est paru dans une collection « jeunesse », qui, dans les médias mais plus encore dans les esprits, n’existe tout simplement pas. Or, nous sommes pour le coup en présence, ni d’un roman adulte, ni d’un roman jeunesse, seulement d’un très bon roman – on a déjà, peut-être même déjà trop, abordé ces questions qui fâchent sur ce blog, gnagnagna c’est-quoi-jeunesse, blablablac’est-ce-qui-convient-aux-jeunes…

Le Photographe est un livre de très haute volée. On devrait mesurer la valeur des livres au temps qu’on met à les oublier… Or je pense à ce personnage et à son office très régulièrement, longtemps après lecture… Mano Gentil a écrit un texte fort, nécessaire, et me semble-t-il inédit (du moins en « jeunesse » – ah, là, là, pardon, si je ne me surveille pas j’en viendrai à mon tour à considérer normale cette discrimination) : elle a montré que la peine de mort n’est pas une loi, un principe, une idée, une abstraction… Elle est un homme de chair et de sang qui tue un autre homme de chair et de sang. On y est, on est là, comme dans La mort est mon métier de Robert Merle. Mano Gentil a incarné, ce qui est l’une des plus hautes ambitions de la littérature. Jeunesse, ou pas ! Merde ! Vous suivez, ou quoi ?

Presque rien à voir, mais tout de même, si, un peu, puisqu’il s’agit d’un couperet qui tombe, de la vie et de la mort de la littérature jeunesse : les éditions Être, de Christian Bruel, sont à l’agonie – là aussi, dans l’indifférence générale. Elles reçoivent en ce moment même des soins palliatifs, mais les espoirs d’un miracle s’amenuisent. Depuis plusieurs générations, et sous divers noms (Le sourire qui mord), Bruel a jeté nombre de pavés dans la mare du livre pour enfants, contribuant à réinventer la littérature jeunesse – et par conséquent, rappelons-le même si on a l’impression de rabâcher, la littérature tout court. De nature économique forcément fragile, son aventure s’arrête ici, en pleine crise partout-partout.

C’est grave : les livres qu’éditaient Bruel était tous des prototypes exigeants, insolents, subtils, curieux, bizarres, atypiques, uniques, et par conséquent personne ne les éditera quand sa maison aura vécu. Encore un peu de bibliodiversité qui crève : avant de cesser totalement de livre des livres en papier, l’humanité s’apprête à traverser un stade où elle  ne lira que les livres figurant sur les sinistres listes de best-sellers. C’est aussi cela le libéralisme azimuté, chacun pour soi, les multinationales poids lourds marchandes d’armes et d’industries culturelles sont sur le même pied d’égalité que les artisans fignoleurs et esthètes, que le meilleur gagne ! On appelle cela « la concurrence libre et non faussée » (sic). Tu n’as pas les moyens de ta diffusion ? tu disparais, vae victis, les traces se perdent, les mémoires aussi, c’était quoi ce livre déjà dont on m’avait parlé, je ne sais plus, bon, eh ben tant pis, on va se lire un bon Anna Gavalda, il paraît que c’est très sympa.

La mobilisation de la dernière chance a été lancée il y a quelques jours par Bruel, afin d’obtenir un peu d’argent frais : l’homme a mis en place une tombola géante où, contre une participation de 50 euros, on peut gagner un livre, voire la colossale collection complète des 124 livres qu’il a édités à ce jour, dont certains sont épuisés et valent unitairement bien davantage que le ticket de participation. Bruel misait sur ses réseaux, et notamment sur Facebook, où figure une page « Soutien aux éditions Être » qui compte, tenez-vous bien, pas moins de 2600 membres… Or, combien sur les 2600 ont déboursé 50 euros, en un beau geste mêlant le soutien à éditeur en péril et le jeu-concours bibliophilique ? Réponse : 23. Vingt-trois « amis » sur 2600 ! With friends like these, comme disent les Anglais…

Et moi qui ronchonne parce que la page Facebook « Le fond du tiroir » se targue quant à elle de ses 530 « amis », et que cela m’a valu de recevoir, très exactement, zéro commande de livres ! Je ne suis pas naïf, je n’espérais pas 530 achats d’impulsion du jour au lendemain, mais tout de même, zéro, c’est pas bézef, et ça donne à réfléchir sur ce qu’est Facebook. Bon, je ne vais pas revenir sempiternellement sur cet attrape-couillon matuvu deux point zéro (mais surtout zéro), je crois que j’en ai fait le tour, c’est plié, je ne m’inscrirai jamais sur ce bazar indigent. Je laisse la Présidente gérer son « mur Fond du tiroir« … Mais cependant, moi qui suis ennemi en principe de toute censure, j’en suis venu à exiger d’elle qu’elle efface de ce « Mur » d’immondes graffitis inscrits par quelques gougnafiers : « De tout coeur avec vous ! Venez découvrir mes propres livres auto-édités, et aidez-moi à en faire des best-sellers ! » Best-sellers ? Il rêve de best-sellers auto-produits ? Et grâce à Facebook ? Pardon, mais nous n’avons pas les mêmes visées – si je me suis aménagé une niche en marge du « système » ce n’est certainement pas pour fantasmer une réussite « à la système ». Bonne chance pour tes best-sellers, vieux ! « De tout coeur », ouais, c’est ça, et avec mon coup de pied au cul. T’as qu’à demander à tes « amis ». Moi qui ne suis « ami » de personne sur Facebeuârk, j’ai envoyé un chèque de 50 euros à Christian Bruel, voilà.

Décidément, je me sens bien seul. Christian Bruel avait, par ailleurs et tout éditeur génial qu’il est, dédaigné ma Mèche, comme tous les autres éditeurs de la place, cela ne m’a pas empêché de signer le chèque tombola, je ne lui en tiens même pas rigueur, au fond je suis content de l’éditer au Fond du Tiroir ma Mèche, même si je ne l’avouerai pas. Je viens de l’avouer ? Ah, bon.