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Frondaison (Troyes épisode 39)

09/10/2011 2 commentaires

Je n’irai pas voter aux primaires socialos. D’abord je suis trop loin de mon bureau de vote, je ne vais tout de même pas me cogner six heures de train pour l’ambigu plaisir, tarifé un euro, de jurer sur l’honneur que « j’adhère aux valeurs de la gauche » . Ensuite je ne suis pas convaincu de la pertinence (à part médiatique, bien sûr) d’habiller en scrutin national une opération interne d’habitude exclusivement réservée aux adhérents d’un parti. Pourquoi pas un référendum à un euro où l’on inviterait tout citoyen français en mesure de signer un papelard, et même moi, de décider si Marine Le Pen est un meilleur candidat que Bruno Gollnisch ? Si on me demandait mon avis, je dirais que c’est de la démocratie mal placée, présentée comme innovante par un parti un peu déboussolé, mais on ne me demande pas mon avis, je suis d’ailleurs mal placé pour le donner, je n’irai pas voter.

Plutôt que de cet événement peu excitant, parlons d’antisémitisme – mais c’est lié, attendez voir.

Pourquoi ? Parce que j’évoque régulièrement ici le Dr. Haricot, L.F. Céline, et, inévitablement, l’antisémitisme. Or, je détesterais donner l’impression, sous couvert de belles lettres, de relativiser, banaliser, nuancer jamais ce racisme spécial, cette peste millénaire. Soyons clairs : j’aime Céline, con et sublime ; je salue fraternellement les Juifs du monde entier, je les aime aussi (sauf certains sionistes, question politique et non raciale). Car les Juifs sont des hommes, donc ils sont cons et sublimes, comme vous et moi. Et je signale que le parvis de la médiathèque de Troyes que je foule quotidiennement s’appelle Esplanade Salomon de Troyes dit Rachi, afin d’honorer un honnête homme du moyen-âge, rabbin, savant, poète et vigneron, humain con et sublime.

Je ne pensais pas ressentir un jour le besoin de donner une justification aussi plate… Je m’y emploie parce que je prends conscience que l’antisémitisme est sacrément vivace en France, signe évident de la mauvaise santé morale de ce foutu patelin. Voici le rapport avec les élections de la bande de primaires socialistes.

De même que, comme je le racontais avant-hier, Google désinforme ses usagers en suggérant un lien entre les mots « Corbier » et « mort », de même lorsque l’on cherche des renseignements sur Hollande, Google propose « François Hollande juif » . J’en reste ahuri, et pour tout dire terrifié. L’heure est grave, il me semble, question peste millénaire. (Lire aussi ce qu’écrit Joann Sfar sur son blog.)

Resterait à expliquer pourquoi cet article s’intitule Frondaison. Eh bien, parce que Frondaison est un très joli mot, que je n’avais jamais écrit de ma vie. Il était temps. Celui-ci, c’est fait, au suivant, la langue française compte environ 100 000 mots. Parmi lesquels un certain nombre au Londonomètre du jour. Je viens d’achever une jolie bricole intitulée Lonesome G..

Fond de saison

29/08/2011 Aucun commentaire

Comment ? Déjà la pré-rentrée ? Pour clore la saison 2010-2011 in extremis avant la suivante qui pointe à l’horizon, je viens de rédiger, en-retard-en-retard, le compte-rendu de ma collaboration, pour la troisième année consécutive, au dispositif « À l’école des écrivains, des mots partagés ». Cette année, c’est auprès d’une classe de 4e du collège de Lubersac, en Corrèze, que je fus envoyé prêcher. Le compte-rendu est lisible ici. Je préviens qu’il est nettement moins sensationnel que celui de l’an dernier lorsque, je le rappelle, mes aventures à la Villeneuve de Grenoble avaient défrayé ma petite chronique – on peut relire tout le feuilleton depuis le premier épisode.

Eh bien, oui, cette année la rencontre avec les p’tits gars et les p’tites gonzesses de Lubersac s’est déroulé sans anicroches. Serein comme un vieux loup de mer, décevant comme un train qui arrive à l’heure. Presque une routine. J’ai fait mon job, eux aussi, on s’est amusé, on a écrit, on a voyagé. Est-ce utile ? Sans doute. Moins que le travail que je ne fais pas à la Villeneuve de Grenoble ? Peut-être.

Il n’en reste pas moins que l’état de l’Education Nationale est globalement préoccupant. L’un des intérêts, pour mon édification perso, de ces incursions bon an mal an dans le paysage scolaire, est de me fournir la température d’un milieu qui chauffe. Or l’un des souvenirs les plus marquants que je conserverai de Lubersac n’a pas eu pour cadre la salle de classe, mais celle des profs où, à l’heure de la récré, un professeur de sciences, binocles et collier de barbe à l’ancienne, à un an de la retraite, a vidé devant moi son sac de lasse indignation alors que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Ah, j’aurais dû enregistrer, ou retranscrire immédiatement cette tirade extraordinaire, ce réquisitoire lucide, ce diagnostic implacable sur un métier qui aura tellement changé durant sa carrière presque close. Il ne m’en reste que peu de faits précis, juste une impression générale : à coups de suppressions de postes, de moyens, de formations, de considération, d’attention, de cohérence, l’inexorable déliquescence des conditions de l’enseignement dans notre pays s’est sensiblement accélérée ces dernières années. Il faut le voir pour le croire, il faut écouter pour constater à quel point l’enseignement est devenu un métier précaire, pédagogiquement, matériellement, institutionnellement, psychologiquement, et même idéologiquement, comme si la connaissance elle-même était devenue une valeur impossible sur le long terme, périmée.

Cet homme parlait presque pour lui-même, mais à la faveur d’un petit silence j’ai tout de même pu en placer une : « Dans ces conditions… Comment ne sombrez-vous pas tous dans le cynisme, ou bien dans l’aigreur, ou la dépression, ou l’alcoolisme ? Comment arrivez-vous encore à enseigner ? Pourquoi continuez-vous à venir au boulot le matin ? » Il m’a regardé comme s’il réalisait que j’étais là et m’a répondu sur le ton de l’évidence que l’on répète sempiternellement mais gentiment au cancre : « Mais… Pour les enfants. Je suis là pour les enfants. Il nous faut recommencer, chaque année, chaque rentrée, parce que ce sont de nouveaux enfants, qu’ils se moquent bien des directives ministérielles au-dessus de leur tête, qu’ils se moquent bien de nos affres, et qu’il faut faire quelque chose avec eux, ici et maintenant. »

J’éprouve, derechef, un immense respect pour le corps enseignant. Les blagues anti-profs ne me font pas beaucoup rire, je les trouve en ce moment, toutes proportions gardées, aussi spirituelles qu’une blague antisémite pendant l’Occupation.

L’éducation, j’en suis de plus en plus convaincu, est l’enjeu politique numéro un, puisqu’elle applique et concrétise l’idée qu’une société se fait de son propre avenir. Mais peut-être faut-il être de gauche pour placer ainsi l’éducation en tête des priorités ? (Clivage gauche-droite expliqué aux enfants : traditionnellement, pour la construction de l’individu-citoyen, la gauche croit à l’éducation et la droite à l’héritage.) L’an prochain, nous élisons un président. J’éplucherai attentivement les programmes en matière d’éducation des uns et des autres, pour vérifier si oui ou non certains candidats sont de gauche. Et pour commencer, je lis dans l’actualité un grand progrès en arrière toute ! La nouveauté propre à redresser la France est le retour dans les programmes scolaires de la leçon de morale. Hon-hon… Je note… Un tel « progrès » ressemble davantage à un héritage qu’à une éducation, non ?

Dans la gueule du crocodile

20/07/2011 Aucun commentaire

La maison Magnier vient de relever les compteurs. J’ai reçu mes droits (et quelques gauches aussi, mais je me suis toujours relevé avant le knockout), ainsi que mes chiffres de vente. Pas Byzance. Mon Jean II dernier né s’est écoulé à quelques centaines d’exemplaires, presque dix fois moins que son aîné Jean Ier. Un score qui, fabuleux si l’éditeur était le Fond du Tiroir, est médiocre chez Magnier, maison sérieuse. J’ai dans l’idée que ma prose n’intéressera jamais qu’une poignée de curieux, mais 5000 curieux, c’était mieux que 500, mieux pas seulement pour moi, aussi pour la curiosité en général. Une sorte de bide. Mon audience peaudechagrine. Cela me fait-il de la peine ? Hélas, un petit peu. J’aimerais avoir la trempe de répondre « pas du tout ». J’ai toujours préféré ce qui ne se mesure pas, les lettres aux chiffres, la qualité à la quantité, je ne suis pas hanté par l’ambition du gros tirage (sinon je n’en serai pas là, cf. tous les épisodes précédents), j’ai tout au contraire le goût du livre secret imprimé à trois exemplaires… Mais voilà : je réponds « un petit peu » quand même. Je suis au regret d’être à peine lu. Il me reste à espérer que les quelques personnes qui ont lu ce livre l’ont aimé, mais de cela on n’est jamais certain, les relevés annuels de l’éditeur ne mentionnent pas cette option.

Si j’étais malhonnête, s’il me fallait vraiment esquiver la blessure narcissique, je pourrais tenter de jouer la globalité de la crise, faire endosser la mévente à la conjoncture partout-partout, le panier de la ménagère, la Grèce, l’euro, Moody’s, l’iPad, le changement de paradigme, la fin des humanités (en attendant celle de l’humanité), le siècle des lueurs et des cristaux liquides, le gougnafierisme pantocrator, la télé-réalité, le blingomètre à zéro, Frédéric Lefebvre en majesté, cujus regio ejus religio et le crocodile Lacoste…

Je lis dans les Inrocks de la semaine dernière (car il est conseillé de lire cette feuille en léger différé afin de neutraliser son horripilant sens du buzz) un déprimant article annoncé en couve sous le titre « Pourquoi le livre ne se vend plus ». Nous voilà beaux : la fin de l’imprimé est avérée, fait objectif, donnée aussi aisément calculable qu’un relevé annuel de droits. Reste seulement à en identifier les causes, besogne de médecin légiste.

L’analyse d’Olivier Rubinstein, ex-directeur des éditions Denoël, est spécialement lumineuse :

Ce qui se dit sur le nivellement par le bas, sur la disparition du livre en tant que symbole social, me semble de plus en plus prégnant. J’ai lu récemment un entretien du patron de Lacoste. À la question sur son livre de chevet, il a répondu ‘Jamais de livres’. Il y a dix ans, le même patron aurait dit ‘Je relis Proust’, même s’il ne l’a jamais lu. Aujourd’hui, on peut afficher sans complexe qu’on se fiche des livres. Avant, même un politique devait parler de livres – on a vu ce que ça a donné avec Frédéric Lefebvre et son Zadig et Voltaire.

Je crois que j’y penserai désormais chaque fois que je croiserai un bourgeois bien né ou un lascar de quartier (car ils ont tant en commun) arborant un croco sur le poitrail. Bête immonde toi-même ! Et à part ça ? Eh ben, ça va. S’il s’passe quequ’chose on vous l’dira.

Buznik a encore frappé

14/03/2011 un commentaire

L’individu Buznik, autoproclamé « iconosémiophage procrastinateur », et pourquoi pas je vous le demande, est un drôle d’animal, barbu, curieux, rigolard et obstiné, qui manie le crayon, le stylo, la photo, et divers outils de même registre. Il a notamment orné de ses illustrations un conte de Voltaire (écrit en 1748 à propos de la guerre USA/Irak, oui, sans charre, vérifiez) et un recueil de blagues scatologiques, c’est dire si sa palette et son esprit sont larges. Entre ces deux tendances, il m’a en outre refait le portrait (qu’on peut voir à la fin de cet article-là). C’est parce que nous nous fréquentons. Nous nous donnons des nouvelles de loin en loin, en quelque sorte il me surveille, il a un plan caché, il attend qu’une adaptation cinématographique de TS voit le jour : il tient à jouer le rôle de M. Bernardini, il se l’est mis de côté, me le rappelle à l’occasion… (Pourquoi pas, chacun son truc. La date du casting n’est pas encore fixée.)

Dans le civil, c’est à Madame l’Éducation nationale qu’il vend ses talents de bricoleur pince-sans-rire, à un poste spécialisé, un peu protocolaire et beaucoup anar, particulièrement acrobatique, de vigie dans les naufrages scolaires. Aussi l’ai-je naturellement prié de lire et, le cas échéant, de commenter mon petit naufrage perso en terre enseignante l’an dernier, dont j’ai fini par rédiger le compte-rendu avec six mois de retard. Pour ceusses qui n’étaient pas là à l’époque, il s’agit de ma participation à l’opération À l’école des écrivains au collège de la Villeneuve de Grenoble, à la suite de laquelle j’avais écrit un feuilleton en quatre épisodes (l’épisode-clef se trouvant ici, pour les autres vous n’avez qu’à suivre les flèches).

Quelques semaines plus tard, je reçois par la poste les « commentaires » du gars « Johnny » Buznik. Il ne s’est pas contenté de m’envoyer trois lignes de courriel. Il s’est fendu d’un livre, carrément, l’homme est fort généreux sous ses dehors nounours, un livre rien que pour moi, un livre intitulé Petit traité de microsociologie scolaire (pourquoi pas etc). Une centaine de pages, disposées dans un porte-vues avec un art consommé du sampling, du cut-up, et de l’ironie, où il dévide à loisir ses bobines icono-sémio-truc, où il déploie et annote maintes sources documentant en vrac la politique éducative, nationale et locale, le quartier sensible de la Villeneuve, les gens qui y travaillent, ceux qui y vivent, Jo Briant « dernier des Mohicans » , et jusqu’à ma personne publique et privée (il a même dégoté une photo où paraît-il je suis le sosie de Françoise Sagan). L’effet regard éloigné : j’ai beaucoup appris dans cette somme exemplaire, dans cette recherche en réseau minutieuse et taquine, y compris sur moi, y compris sur nous. J’ai appris entre autre qu’il est bon de diffuser son propre ressenti d’une situation de crise. On diffuse, on reçoit les retours, on partage, on ouvre ! On arrive même à en rire… Ça ne guérit pas la société, mais ça soulage l’individu. Un peu.

Merci Buznik

(Et pendant que la crise sociale et éducative se poursuit, la crise nucléaire fait diversion, pas du tout incompatible, on cumule, les psychés finissent atomisées, l’uranium aussi, champs de ruines toxiques l’un sur l’autre… Mais on n’a pas envie de filer des métaphores, on a envie de se taire, là. En réalité je ne pense qu’à ça. Que dire ?…)

 

Bonne journée de la Phame

08/03/2011 Aucun commentaire

Et surtout bonne journée de l’infâme calembour, grâce à Jean-Pierre Blanpain. Voici ce qui se trouvait dans ma boîte aux lettres aujourd’hui :

Le toujours facétieux Blanpain, très inspiré par la femme en général, m’envoie en outre cet autre document, photographié par ses soins avenue Bourguibah, à Tunis, et qui caresse poétiquement l’idée que l’éternel féminin est une caverne, renfermant un trésor.

Hélas, le même Blanpain me suggère enfin cette autre image, sinistre, épouvantable, traumatisante, qui vient opportunément rappeler que le premier indice d’une civilisation est le sort que l’on réserve aux femmes. Alors passons sous le marronnier, et souhaitons un bon 8 mars à toutes.

Ne restons pas sous le coup de cette sinistre impression : pour le plaisir des yeux des deux sexes (car les sexes ont des yeux), voici avant de nous quitter une autre bonne blague graphique du Blanpain, qui me fait rire chaque fois que je la regarde.

Un peu d’amour, un peu de vulgarité, un peu d’envie de tout casser

19/10/2010 4 commentaires

Un peu de tout en somme, comme la vie. Par quoi commencer ?

1) Par l’envie de tout casser, tiens.

L’increvable, incorruptible, le politiquement incorrect Bob Siné est toujours aussi énervant, et j’aime me faire énerver par lui.

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Charlie Hebdo… (Mais Philippe Val l’a viré.)

J’aimais bien Siné semant sa zone dans Siné Hebdo… (Mais j’avoue qu’à part les éditos du bonhomme, je ne lisais guère son canard – je m’y étais abonné par principe… Bon, il n’existe plus.)

J’adore la zone semée en long  large et travers dans l’autobiographie de Siné, Ma vie mon oeuvre mon cul, un feu d’artifice d’une extraordinaire liberté, un chef d’œuvre dans son genre, et au fond un genre à lui tout seul.

J’aime Siné quand il sème sa zone en plein jazz

Et j’aime toujours Siné, à présent qu’il sème sa zone sur Internet. Il sème, je récolte. Je trie, tout de même. Mais globalement, je me marre quand il commente l’époque. Je prélève par exemple ce commentaire dans sa zone de cette semaine :

Le groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnaud, ami intime de Sarko-la-peste, vient d’accueillir deux petites nouvelles au sein de son conseil d’administration : Bernadette Chirac, bombardée « ambassadrice du luxe » (sic) et Florence Woerth, nommée au conseil de surveillance de la société Hermès, filiale de LVMH. Florence Woerth recevra 400000 € par an, Bernadette seulement 65000. Est-ce que vous avez comme moi, chers lecteurs, parfois des envies de tout casser ?

Bien sûr que je l’ai, l’envie, et Siné me la fouette chaque semaine. Il est démago ? De mauvais goût ? Vulgaire ? Ah, tout est affaire d’échelle : il l’est beaucoup moins que la clique au pouvoir, Sarko-Woerth-Chirac-Arnaud (ce dernier étant peut-être le plus influent en France, alors qu’il n’a pas été élu), qui nous explique qu’il faut trimer deux ans de plus et de l’autre main continue tout raide de toucher ses dividendes au beau milieu de la crise partout-partout (dans la rue, sur les routes, dans les lycées, dans les cités, dans les stations services…).

2) Vulgarité, justement. On change de genre, on change de blog, mais pas de sujet : où placer le curseur de la vulgarité ?

Je reçois la revue de presse hebdomadaire du CRILJ, Centre de Recherche et d’Information sur la Littérature pour la Jeunesse. Je lis chaque lundi cette documentation, soit attentivement, soit distraitement… jamais avec passion. Jusqu’à ce jour ! Jusqu’à un certain article, déniché et froidement retransmis par le CRILJ comme si de rien n’était, un article intitulé Censurer les livres pour enfants ?. D’ordinaire, l’essentiel du courrier du CRILJ est constitué d’échos professionnels et savants, notamment les programmes de tous ces colloques qui décortiquent savamment les œuvres pour la jeunesse, le CRILJ appelle à communication, et donne rendez-vous pour discuter entre gens de bonne compagnie du pourquoi et du comment des livres pour enfants, il distribue en somme les horaires des messes et prêche les convaincus. Cet article-là ? Rien à voir ! Un autre son de cloche tout à fait ! Une vraie douche froide ! Allez donc voir le blog en question

Censurer les livres pour enfants ? est un redoutable cas d’école qui m’a mis en rogne comme rarement, un concentré d’a priori et de conventions qu’on supposait d’arrière garde… Une conception « édifiante » du livre jeunesse qu’on croyait d’avant la guerre (laquelle ?)… Voir dans le délicieux album pour touts-petits Ma culotte d’Alan Mets un dangereux fauteur de »vulgarité » et de « style texto », quelle énormité ! Quelle ignorance ! Ce livre date de 1997, alors que le « style texto » n’existait même pas ! Autant voir du SMS dans la première phrase de Zazie dans le métro (1959) : « Doukipudonktan ? » Roman d’une grande vulgarité, au reste.

Ainsi, ce révoltant article, apologie de la censure, est salutaire puisqu’il nous réveille, il nous rappelle que la bataille de la littérature jeunesse contre la bien-pensance n’est jamais gagnée. On finirait par l’oublier, à force de rester confortablement entre soi, dans certains milieux, parmi les récipiendaires du courrier du CRILJ, dans la communauté des « bibliothécaires jeunesse », salons jeunesses, auteurs jeunesse…, tous ces milieux qui n’en font qu’un et qui prennent la « littérature jeunesse » au sérieux et lui consacrent imaginez un peu, des colloques. Dans la société « réelle », les livres pour enfants ne sont pas des objets culturels ! Ils sont des outils d’élevage, et la moraline fait encore rage quand il s’agit d’autoriser ou pas des enfants à ouvrir des livres. Dans la vraie vie, des parents corrigent les livres au Tipp-Ex pour protéger les enfants de la vulgarité.

Vive la vulgarité, nom de Dieu ! Et vive Siné ! Ah comme l’envie me prend, parfois, plus sûrement encore que celle de tout casser, de me gorger, de m’enivrer de gros mots ! Merde à toutes les censures !

3) Allons, terminons par l’amour, s’il vous plaît. Vous allez voir, je ne perds pas de vue mon sujet du jour : où est la vulgarité ?

J’ai adressé à Susie Morgenstern un exemplaire de mon roman Jean II le Bon. Je le lui ai dédicacé en ces termes (je réécris de mémoire) :

Chère Susie, j’ai le plaisir de t’offrir ce livre, parce que j’ai eu une pensée pour toi en l’écrivant, vers la fin, à l’avant-dernier chapitre. Je me rendais compte que j’étais en train de composer une apologie de l’amour, et j’avais peur d’être concon, cul-cul, gnan-gnan. [NDLR : Peur d’être vulgaire, en quelque sorte.] Mais soudain je me suis souvenu : « Ah, mais Susie le fait bien ! Elle fait l’apologie de l’amour dans chacun de ses livres ! C’est son grand sujet, presque son seul, et elle n’est JAMAIS ridicule ! Alors, allons-y… » Et j’ai terminé mon livre. Susie, je t’aime !
Fabrice

Par retour de courrier, l’adorable Susie m’adressait un adorable accusé de réception :

Oh Fabrice ! Je t’aime aussi. Il ne faut jamais avoir peur d’être cucul. J’en suis la reine !
Merci et je t’embrasse très fort,
Susie

Et c’est ainsi que l’amour sauvera le monde de la vulgarité. Et de la crise partout-partout.

(Est-ce que je crois à ce que je viens d’écrire ? Euh… Bon, déjà, je l’écris, c’est un début.)

La bascule à Charlot

03/07/2010 2 commentaires

La semaine dernière, je passai deux jours à Paris où, comme tout bon provincial épris de culture capitale, et sitôt acquitté de mes obligations (grand merci au passage, pour leur accueil, à la médiathèque L’heure joyeuse de Versailles), je me ruai dans les musées. Qu’est-ce que c’est chic, le passé simple, pour commencer un récit. Mais écoutez plutôt.

Je visitai minutieusement la remarquable exposition « Crime et châtiment » à Orsay, réalisée sous l’égide de Badinter et Jean Clair, consacrée aux liens entre les arts graphiques et les faits divers, les meurtres des particuliers et ceux, légaux, de la justice. Tout un pan de l’expo, naturellement, évoquait la peine de mort, et je tombai nez à nez, entre tel tableau crapuleux et telle sculpture mortuaire, sur une authentique guillotine, qui fonctionna, qui semblait en état de fonctionner encore, et qui me fit froid dans le dos comme devant. « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine. » Reconnaissez-vous cette voix ? Oui, bien sûr, ici l’expo embrayait sur Victor Hugo, ses dessins, ses poèmes, son style au service du progrès social, « C’était fini. Splendide, étincelant, superbe, Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe, Large acier dont le jour faisait une clarté, Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité De l’éblouissement du triangle mystique, Pareil à la lueur au fond d’un temple antique, Le fatal couperet relevé triomphait…« 

En sortant, je fis un tour à la librairie du musée, gorgée de livres sur le sujet, des documentaires, des fictions, des « beaux livres » comme on dit (comme si les autres étaient moches), toute une gamme et pour tous les goûts, des classiques inévitables, l’éponyme Crime et châtiment, l’Etranger, Les derniers jours d’un condamné, les oeuvres complètes de Badinter (moindre des choses)… Eh bien, vous me croirez si vous le voulez, mais je n’y vis point Le Photographe de Mano Gentil, roman excellent et foudroyant, monologue d’un bourreau français sous Giscard, dans les derniers temps avant l’abolition. Ah, bon, vous non plus vous ne le connaissez pas ? Décidément, à chaque fois que je constate à quel point ce livre est passé inaperçu, cela m’est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, et d’indignation. J’attribue l’ahurissante indifférence qui entoure ce livre à ce qu’il est paru dans une collection « jeunesse », qui, dans les médias mais plus encore dans les esprits, n’existe tout simplement pas. Or, nous sommes pour le coup en présence, ni d’un roman adulte, ni d’un roman jeunesse, seulement d’un très bon roman – on a déjà, peut-être même déjà trop, abordé ces questions qui fâchent sur ce blog, gnagnagna c’est-quoi-jeunesse, blablablac’est-ce-qui-convient-aux-jeunes…

Le Photographe est un livre de très haute volée. On devrait mesurer la valeur des livres au temps qu’on met à les oublier… Or je pense à ce personnage et à son office très régulièrement, longtemps après lecture… Mano Gentil a écrit un texte fort, nécessaire, et me semble-t-il inédit (du moins en « jeunesse » – ah, là, là, pardon, si je ne me surveille pas j’en viendrai à mon tour à considérer normale cette discrimination) : elle a montré que la peine de mort n’est pas une loi, un principe, une idée, une abstraction… Elle est un homme de chair et de sang qui tue un autre homme de chair et de sang. On y est, on est là, comme dans La mort est mon métier de Robert Merle. Mano Gentil a incarné, ce qui est l’une des plus hautes ambitions de la littérature. Jeunesse, ou pas ! Merde ! Vous suivez, ou quoi ?

Presque rien à voir, mais tout de même, si, un peu, puisqu’il s’agit d’un couperet qui tombe, de la vie et de la mort de la littérature jeunesse : les éditions Être, de Christian Bruel, sont à l’agonie – là aussi, dans l’indifférence générale. Elles reçoivent en ce moment même des soins palliatifs, mais les espoirs d’un miracle s’amenuisent. Depuis plusieurs générations, et sous divers noms (Le sourire qui mord), Bruel a jeté nombre de pavés dans la mare du livre pour enfants, contribuant à réinventer la littérature jeunesse – et par conséquent, rappelons-le même si on a l’impression de rabâcher, la littérature tout court. De nature économique forcément fragile, son aventure s’arrête ici, en pleine crise partout-partout.

C’est grave : les livres qu’éditaient Bruel était tous des prototypes exigeants, insolents, subtils, curieux, bizarres, atypiques, uniques, et par conséquent personne ne les éditera quand sa maison aura vécu. Encore un peu de bibliodiversité qui crève : avant de cesser totalement de livre des livres en papier, l’humanité s’apprête à traverser un stade où elle  ne lira que les livres figurant sur les sinistres listes de best-sellers. C’est aussi cela le libéralisme azimuté, chacun pour soi, les multinationales poids lourds marchandes d’armes et d’industries culturelles sont sur le même pied d’égalité que les artisans fignoleurs et esthètes, que le meilleur gagne ! On appelle cela « la concurrence libre et non faussée » (sic). Tu n’as pas les moyens de ta diffusion ? tu disparais, vae victis, les traces se perdent, les mémoires aussi, c’était quoi ce livre déjà dont on m’avait parlé, je ne sais plus, bon, eh ben tant pis, on va se lire un bon Anna Gavalda, il paraît que c’est très sympa.

La mobilisation de la dernière chance a été lancée il y a quelques jours par Bruel, afin d’obtenir un peu d’argent frais : l’homme a mis en place une tombola géante où, contre une participation de 50 euros, on peut gagner un livre, voire la colossale collection complète des 124 livres qu’il a édités à ce jour, dont certains sont épuisés et valent unitairement bien davantage que le ticket de participation. Bruel misait sur ses réseaux, et notamment sur Facebook, où figure une page « Soutien aux éditions Être » qui compte, tenez-vous bien, pas moins de 2600 membres… Or, combien sur les 2600 ont déboursé 50 euros, en un beau geste mêlant le soutien à éditeur en péril et le jeu-concours bibliophilique ? Réponse : 23. Vingt-trois « amis » sur 2600 ! With friends like these, comme disent les Anglais…

Et moi qui ronchonne parce que la page Facebook « Le fond du tiroir » se targue quant à elle de ses 530 « amis », et que cela m’a valu de recevoir, très exactement, zéro commande de livres ! Je ne suis pas naïf, je n’espérais pas 530 achats d’impulsion du jour au lendemain, mais tout de même, zéro, c’est pas bézef, et ça donne à réfléchir sur ce qu’est Facebook. Bon, je ne vais pas revenir sempiternellement sur cet attrape-couillon matuvu deux point zéro (mais surtout zéro), je crois que j’en ai fait le tour, c’est plié, je ne m’inscrirai jamais sur ce bazar indigent. Je laisse la Présidente gérer son « mur Fond du tiroir« … Mais cependant, moi qui suis ennemi en principe de toute censure, j’en suis venu à exiger d’elle qu’elle efface de ce « Mur » d’immondes graffitis inscrits par quelques gougnafiers : « De tout coeur avec vous ! Venez découvrir mes propres livres auto-édités, et aidez-moi à en faire des best-sellers ! » Best-sellers ? Il rêve de best-sellers auto-produits ? Et grâce à Facebook ? Pardon, mais nous n’avons pas les mêmes visées – si je me suis aménagé une niche en marge du « système » ce n’est certainement pas pour fantasmer une réussite « à la système ». Bonne chance pour tes best-sellers, vieux ! « De tout coeur », ouais, c’est ça, et avec mon coup de pied au cul. T’as qu’à demander à tes « amis ». Moi qui ne suis « ami » de personne sur Facebeuârk, j’ai envoyé un chèque de 50 euros à Christian Bruel, voilà.

Décidément, je me sens bien seul. Christian Bruel avait, par ailleurs et tout éditeur génial qu’il est, dédaigné ma Mèche, comme tous les autres éditeurs de la place, cela ne m’a pas empêché de signer le chèque tombola, je ne lui en tiens même pas rigueur, au fond je suis content de l’éditer au Fond du Tiroir ma Mèche, même si je ne l’avouerai pas. Je viens de l’avouer ? Ah, bon.

Pourri, résistance, rébellion

17/04/2010 2 commentaires

(Troisième et dernier volet sur mes récentes interventions scolaires. Je ressasse sans doute, un peu, parce que ça me reste en travers, je ressasse si je veux, t’as compris ? C’est mon blog.)

Sans avoir sciemment noirci le tableau, j’ai rédigé mon précédent article à charge, afin de transcrire aussi fidèlement que possible mon désarroi chez Lucie-Aubrac, face à cette génération coupée de l’écrit et conséquemment déstructurée, face à la crise dans l’éducation, dans la culture – et partout ailleurs dans la cocotte minute. Je suis, et je ne vois pas pourquoi je le cacherai, consterné et même inquiet par la fermeture de ces mômes, leur violence, leur rejet de l’école intériorisé comme normal, comme fatal, l’étroitesse de leur imaginaire (ils peinent à construire, non seulement une phrase, mais une histoire, un récit, une perspective, on a l’impression que fait défaut l’idée même que quelque chose peut advenir).

Je ne suis en prise qu’avec l’un des symptômes de questions sociales beaucoup plus graves (quels adultes seront-ils ?), et je me sens dérisoire comme une erreur de casting. J’entrevois ce qu’il faudrait faire, mais je n’en ai pas les moyens. Je ne suis qu’un minuscule outil, instrumentalisé dans le ‘socio-cul’ (pour méditer sur les ravages du socio-cul et l’éradication symétrique de l’éducation populaire, voir ici), confronté une petite poignée d’heures à ces enfants à problème (pour qui ?), je leur dirai au-revoir puis je rentrerai chez moi, loin d’eux, composer tranquillement mes poëmes qu’ils ne liront pas… Comme on me l’a dit un jour, remuant le couteau de ma mauvaise conscience : « Toi, de toute façon, tu t’adresses aux bons élèves ». Voilà où m’a mené l’ambition de m’adresser à tous et à personne.

Bien sûr, je me remets en question : je ne suis pas à la hauteur, je ne sais tout bonnement pas faire, j’usurpe. Je prends ce risque-là en me frottant à eux. Comme l’écrit Jeanne Benameur (ma marraine) dans un témoignage sur ses propres rencontres avec des classes : écrire est risqué « comme rencontrer une classe. Il y a toujours risque à se confronter à l’autre. En soi ou hors de soi. C’est vers la conscience de ce risque que j’essaie d’amener les élèves au cours d’une rencontre. Dans une société qui pose en première place la sécurité, voire le « sécuritaire » l’expérience littéraire, celle de l’écriture, celle de la lecture, suppose de se risquer sous la peau de l’autre et c’est un acte profondément civilisateur. C’est cette conviction qui m’anime lors de chaque rencontre. » Okay, la rencontre civilisatrice n’a de valeur que si elle est risquée, et si elle est risquée alors il faut envisager qu’elle puisse se passer mal, ou pas du tout.

Alors on y retourne. On va au contact, et on improvise. On fera ce qu’on pourra. Des techniques, sinon des méthodes ?

Lire. Oui, comme Nadia R. l’a suggéré en commentaire, offrir une lecture à voix haute. Leur lire puisqu’ils ne lisent pas. Sans l’illusion que cela les fera lire, mais avec l’ambition de les toucher tout de même avec des mots choisis. J’ai expérimenté bien souvent cet exercice, pour lequel je crois posséder désormais un certain savoir-faire. Certes, je capte parfois leur attention.

Écrire. Là, c’est plus délicat. Des ateliers d’écriture ? Ils sont, pour beaucoup d’intermédiaires conviant les auteurs à rencontrer des élèves, le coeur même et l’objectif de ces rencontres. Or je n’ai guère de goût ni de compétences pour ces ateliers, je l’avoue, parce que l’idée  que je me fais des ateliers d’écriture (peut-être fausse – en tout cas politiquement incorrecte) est qu’ils consistent à dire à la cantonade, et avec un sourire bienveillant, ‘Écrire c’est facile‘. Or, ce serait pour moi de la démagogie, car je trouve qu’écrire est plutôt difficile. Je ne vois pas pourquoi j’imposerai à des jeunes (ni à qui que ce soit) mes critères d’exigence en matière d’écriture, je ne me sens pas très sincère en leur disant ‘Elle est très bien, là, ta phrase, continue…‘, et je persiste à croire qu’un professeur ou un documentaliste est mieux placé que moi pour faire écrire les élèves. Au mieux, je peux leur dire, ‘Voilà, c’est ainsi que j’écris, mais cette méthode n’est valable que pour moi‘.

Revenons chez Lucie : la prof de français, jeune, de bonne volonté, aussi enthousiaste que possible (que deviendra son enthousiasme ? par parenthèse, que fait-on de l’enthousiasme des jeunes profs frais émoulus quand on les envoie systématiquement faire leurs armes dans des établissement aussi difficiles ? encore une question politique), les fait écrire. C’est laborieux, chaotique, mais parfois on touche au but : ils ont écrit. La prof a eu l’idée de leur proposée la méthode explicitement employée dans TS : prendre un mot au hasard, et à partir de ce mot construire une narration, dérouler sa propre histoire.

Je lis un texte rédigé par une jeune fille, l’une des plus grandes gueules de la classe, l’une des plus indociles. Pourtant, elle écrit. Elle a choisi trois mots, sans passer par le hasard : résistance et rébellion, parce qu’ils travaillent en classe (« Lucie Aubrac » oblige, sans doute) sur cette thématique ; et pourri, qu’elle a choisi seule.

Une militante doit résister à sa douleur. Même si elle a mal, elle doit être forte et marcher la tête haute, ne jamais se rabaisser, et continuer son chemin.

Tant que je n’aurai pas mes droits, je me rebellerai contre le système raciste, même si la mort doit venir. Jusqu’à ce qu’elle vienne, je me rebellerai.

Je suis en 4e4. J’ai 14 ans. Aujourd’hui à 8h30, j’ai cours de français. C’est un cours pourri. Tellement pourri que j’ai plus envie d’y aller, ça me saoule.

Je fais la part de la provoc facile, du défoulement, de l’injure un peu cliché contre le ‘système’. Après l’échauffement, les trois essais, vient un texte de plus longue haleine, le vif du sujet.

J’ai 14 ans, je suis kurde, j’habite en France. J’ai toujours voulu l’égalité, que tout le monde dise qu’on est tous humains. Mais si on regarde le monde ! On voit que ça continue, encore, le capitalisme, le racisme, qui ne donnent aucun droit à ceux qui n’ont pas la même culture, pas la même langue. Ceux qui se battent pour avoir ces droits interdits sont mis de côté, ou au dernier rang. Alors que ceux qui ont la bonne culture, la bonne religion, les bonnes racines, sont venus comme des barbares, ils ont envahi la terre des gens qui habitaient là depuis 2000 ans. Ces barbares disent aujourd’hui que c’est leur pays, qu’ils sont les propriétaires, qu’ils imposeront leur langue et leur culture, que les autres seront interdites. Eh ! bien, non. Ce peuple est là, aujourd’hui, et depuis des années, ils ne bougera pas. Il ne se rabaissera jamais, il restera jusqu’à obtenir son droit sur cette terre et sur toutes les choses qui lui appartiennent. Aujourd’hui, 2010, les Kurdes sont plus de 50 millions, ils sont intelligents et indépendants, ils sont rebelles et forts, les barbares le savent très bien ! Les barbares n’ont plus de force, ils ne nous soumettrons plus à leur dictature raciste ! L’armée de militants kurdes fait la guerre, nous donnerons notre vie pour notre terre. Nous avons une histoire, une culture, une richesse culturelle à protéger, pour retrouver le nom de notre pays sur toutes les cartes mondiales, pour montrer l’intelligence, la puissance, l’honnêteté kurde, et gagner quelque chose, si nous le voulons !

Je suis épaté. Je lis, je prends, je ramasse, je me tiens pour dit. Je dois trier, à nouveau, évacuer les facilités, les dangereuses revendications identitaires s’imaginant les autres ‘barbares’ (ostracisme que je n’absoudrai jamais, nulle part, pas même pour le malheureux peuple kurde, martyre), mais je retiens cette rage, cette fierté, cette colère, et cette façon de l’exprimer. Oui, je suis épaté. J’ai envie de lui dire ‘Il est bien, là, ton texte, continue…‘, je suis peut-être mûr pour animer un atelier d’écriture après tout. J’ai reçu une leçon. Agressé par le premier accueil qui m’a été réservé ici, j’en avais presque perdu la capacité d’être étonné par eux, de recevoir leur texte, de découvrir leur rage, de comprendre leur fierté. Il me fallait réapprendre à écouter – un peu comme eux, en fait. Tout n’est peut-être pas perdu.

Je souhaitais terminer ce grand reportage en Éducation Nationale par cette jeune fille, sur l’impression qu’elle m’a laissée : ces jeunes gens malcommodes ont bel et bien quelque chose à dire. C’était évident, et je l’avais presque oublié. Qui saura parler avec eux ?

Post-scriptum, Janvier 2011 : je rédige enfin le compte-rendu que je devais contractuellement à la Maison des Ecrivains, consultable sous ce lien. Je sais que ce rapport a huit mois de retard, que c’est de la moutarde après dîner, que plus personne ne l’attend… mais il me fallait tout de même le boucler maintenant, pour mémoire, pour moi : mon prochain programme de rencontres au sein de ce dispositif se mettant en place (je pars lundi à Limoges), il était temps de faire le point, ou de laver l’ardoise.

(Prochainement sur cet écran, l’épilogue nocturne : Manquait plus que le préfet !)

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)

Retour au lycée

08/04/2010 2 commentaires

(Premier épisode d’une série de trois, ou quatre, on verra.)

Chaque année, bon an mal an, j’accomplis avec constance, curiosité et scrupule, quatre ou cinq rencontres scolaires dans des lycées, et presque autant dans des collèges. Je n’en suis pas encore blasé. Pour la plupart, ces interventions ont lieu dans le cadre du dispositif SOPRANO de l’ARALD (et voilà une occasion supplémentaire de remercier la Région Rhône-Alpes pour son soutien, ah c’est vrai, je la remercie très sincèrement la Région, on s’étonne du taux d’abstention aux élections régionales, il me semble que la raison en est que personne ne sait à quoi elle sert, cette pauvre Région – or, moi, je sais : la région soutient la Littérature, merci la Région), et portent sur TS, qui, quoique mon plus vieux livre, et l’unique paru « pour adultes », demeure le plus à même de chatouiller un public ado – pas à un paradoxe près, on ne reviendra pas là-dessus.

Exception notable : c’est avec Les Giètes pour prétexte qu’a eu lieu l’une de mes dernières incursions marquantes en lycée. Un lycée pro, BEP « service aux personnes », m’avait invité au motif que ces jeunes filles (seulement trois garçons dans les rangs) se destinaient aux métiers type « assistance aux personnes âgées ». J’ai parlé d’assistance aux personnes, comme requis, puis de mille autres choses. Très bon souvenir, première et unique fois que je passais avec une même classe toute une journée, pleine de rebondissement… Comme je présentais à la classe mes autres livres, j’exposais la genèse de J’ai inauguré IKEA : « Moi, IKEA, je n’aime pas ça, ça me fait même peur. Il faut toujours écrire sur ce qui nous fait peur. L’une des origines de ce livre, c’est que j’ai lu dans un article qu’un Européen sur six était conçu dans un lit IKEA. J’en ai eu le sang glacé. »
Une élève, un doigt en l’air : « Ben… Je comprends pas pourquoi… Franchement, pas de quoi avoir peur, m’sieur… »
Une autre, qui engueule la première : « Mais si ! Attends, c’est dégoûtant ! Nous, on y dort, après, dans ce lit ! » (rires)
Je ne vois pas comment je pourrais en venir à me lasser des rencontres scolaires.

Pourquoi conservè-je un tel goût pour ces interventions publiques, alors que certains auteurs, plus connus que moi, plus aguerris, plus prolifiques, voire plus talentueux (ou les quatre à la fois : Jean-François Chabas), en ont soupé et déclinent systématiquement toute invitation en milieu scolaire ?

Bon, faisons immédiatement un sort au tabou phynancier : intervenir en classe est, en toute franchise, intéressant du point de vue numéraire. Lorsque je fais respecter les tarifs de la Charte des auteurs jeunesse, je gagne en trois ou quatre jours d’intervention l’équivalent des droits d’auteurs perçus pour un roman qui m’aura demandé un an de travail ou davantage. Easy money.

Mais je vous prie de ne pas me croire vénal, ni capable de prostituer la parole que je viens délivrer là. Comme j’ai eu l’occasion de le déclarer, précisément à une classe de collège, « Je ne fais rien pour l’argent. À part lorsqu’on a faim (et je n’ai pas faim), l’argent est la pire raison de faire quoi que ce soit, c’est avilissant ».

La vérité est que ces moments d’intervention, de confrontation, de remise en question sur le métier, je les aime.

J’aime être là, j’aime donner mon show un brin narcissique à ces jeunes gens, j’aime échanger avec eux, j’aime leur donner à rire, à s’émouvoir, à réfléchir, j’aime trouver en direct des réponses neuves à des vieilles questions. J’aime ce contact direct, de la même façon que j’adore me retrouver sur scène pour mon spectacle musical adapté des Giètes, et vive le spectacle vivant, la mise en présence en chair et os, en-cet-en-endroit-en-cet-instant, de celui qui dit et de celui qui écoute, strictement le contraire de l’expérience littéraire.

J’aime tout cela ; mais aussi, je crois sincèrement qu’il est important de s’y consacrer. On me jugera prêcheur, naïf ou bien-pensant, tant pis, je ne vais pas m’excuser d’avoir des convictions : j’estime que faire ces rencontres, c’est faire le bien, c’est une mission d’intérêt général, parce que je crois dur comme fer à l’éducation, en général, c’est même l’intime tréfonds de ma fibre politique. Si j’ai des réserves sur les missions édificatrices de la ‘littérature jeunesse’, en revanche je trouve tout naturel de venir en personne édifier la belle jeunesse, en leur parlant littérature tout court. J’ai dit tout récemment l’attachement que je porte aux actions qui construisent le lien entre livre et lecteur. C’est une idée générale, d’accord, mais pragmatique.

Quand ces rencontres se passent bien, j’en ressors heureux, épuisé, vidé et pourtant rechargé à bloc d’émotions en boucle, plein en outre d’un respect renouvelé pour les profs, accomplissant ceci à longueur de journée, à longueur d’année, pour une rétribution bien plus modeste. Et puis, parfois, ces rencontres se passent mal, comme un rendez-vous qu’on manque. Alors, je sors de l’enceinte scolaire perplexe, désemparé, anxieux, et juste malheureux…

(Ne manquez pas le prochain épisode, demain ou après-demain sur cet écran : Le livre par terre.)