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Un imbécile

Vers la fin des années 80, alors que j’étais étudiant, l’un de mes meilleurs amis, hasard de campus, d’affinités, et de couloir de résidence universitaire, était syrien. Il s’appelait Ammar. Pendant quelques années, Ammar et moi avons ri ensemble, et parlé et mangé et joué et dragué et chanté du Joe Dassin. Ammar est le premier à m’avoir expliqué calmement ce qu’était l’Islam (il me semble que le climat global autorisait sur ce sujet des conversations moins tendues qu’aujourd’hui), j’ai même presque fait un ramadan avec lui, juste pour voir l’effet que ça faisait, chaque soir j’étais le bienvenu à rompre le jeûne avec lui, c’était joyeux et chaleureux, instructif sans le moindre prosélytisme. Ensuite, il est rentré chez lui son diplôme d’ingénieur en poche, et moi aussi j’ai fait comme j’ai pu, j’ai vécu, et nous nous sommes téléphoné ou écrit de très loin en très loin.

Depuis deux ans la guerre civile fait rage en Syrie. Nous l’entendons, nous la voyons. Voyant, entendant, je dépose un prénom, un visage, sur cette actualité, qui soudain devient proche. Et j’étais très anxieux en pensant à mon ami et à sa famille, son adresse mail ne répondait plus. Enfin, il y a quelques jours, j’ai pu renouer avec Ammar grâce à ce blog. Il a retrouvé mes coordonnées au Fond du tiroir, et m’a envoyé un message blagueur : Eh oui mon pote, j’aurais droit à un livre gratuit à notre prochaine rencontre puisque je suis né en 1969 ! Ensuite nous avons causé par Skype, c’est drôlement bien Skype, on peut voir les gens, ils bougent, ils sont vivants, j’étais rassuré, mais pas entièrement. Il vit à Damas, relativement à l’abri, mais la guerre est à sa porte, ses enfants ne sortent plus de son appartement, et il cherche à quitter le pays, il entreprend des démarches, il attend.

Mais depuis, plus rien. Il ne répond à nouveau plus. Cela fera bientôt un mois. S’il lit ceci, qu’il m’envoie un petit mot ! J’attends.

Que faire contre la guerre, sinon attendre ? Et en attendant, se réciter un peu de poésie ? La poésie d’un imbécile, tiens.

Foi, incroyance, rumeurs colportées,
Coran, Torah, Évangile
Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges
Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour,
En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre :
Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,
Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine,
Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres,
Un imbécile ?

Ces vers sont du poète syrien sceptique Abu-l-Ala al-Maari (973-1057). L’Institut du Monde arabe vient de consacrer une journée de solidarité avec le peuple syrien, dédiée à ce poète sceptique. J’en viendrai à penser que le scepticisme pousse à la paix, la foi à la guerre. Enfin, je dis des généralités, et pendant ce temps la guerre continue. Abu-l-Ala al-Maari était sceptique quoique savant, aveugle mais éclairé. Parce que la lumière, pas plus que le fanatisme, ou la poésie, n’a d’époque, ni de patrie, ni de religion.

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