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Archives pour 12/2011

Comme ceci comme cela (Troyes épisode 90)

13/12/2011 Aucun commentaire

À mon arrivée, le ginkgo sous mes fenêtres ressemblait à ceci. Aujourd’hui il ressemble à cela. Je ne crois pas, pour mon propre cas, devoir signaler de changement aussi radical. Tant mieux ? Tant pis ? You can’t pause, rewind, nor slow down, after all.

Déclic (Troyes épisode 89)

11/12/2011 Aucun commentaire


Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode :
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.
La Fontaine, La forêt et le bucheron.

Vu au cinéma l’extraordinaire Il était une fois en Anatolie. Lu dans la foulée une interview de son réalisateur. Nuri Bilge Ceylan déclare laconiquement qu’il est capable de rendre des comptes sur le moindre détail de son film, sur chaque personnage, chaque plan, chaque mot, chaque mouvement. Il peut tout expliquer, si on le lui demande. Voilà qui me fascine. Serais-je capable d’une exégèse aussi exhaustive de chacun de mes livres ? Je le crois. À dire vrai, je le crains. Je ne suis pas certain que cela soit une bonne chose, la conscience à ce point de ce que l’on est en train de faire, ou de ce que l’on a fait. Il vaut peut-être mieux, pour aller plus loin, plus haut ou plus profond, oublier qu’on sait, s’oublier soi-même. Hélas j’ai sûrement (comme on me le dit parfois) le défaut de trop réfléchir. L’antidote est alors le conte. C’est dans le conte que je peux m’abstenir de réfléchir pour rechercher la seule fluidité de la narration, et par conséquent prendre un plaisir d’écriture plus pur, suivre un mouvement plutôt que de s’arrêter pour mesurer chaque pas.

J’ai, par le passé, écrit quelques contes (il s’en trouve un ici, un autre enchâssé , voire un tout entier dans ce livre-ci, qui est un conte si on a l’esprit large), et je me demande pourquoi je ne le fais pas plus souvent.

Le livre que j’écris, d’une architecture spécialement compliquée, m’oblige à réfléchir beaucoup, parce qu’en vrai ce n’est pas un livre, c’en est trois. Parmi les trois, un recueil de contes. Tous ces contes (sauf un) ont un personnage et un décor en commun : le bûcheron, la forêt.

J’ai commencé par compiler le plus grand nombre possible de contes pré-existants contenant ces deux ingrédients afin de m’en inspirer (méthode je-réfléchis-trop)… Comme mon corpus s’est finalement révélé mince, je me suis décidé à inventer une ou deux histoires faussement nouvelles de bûcherons et de forêt (méthode je-ne-sais-rien-on-verra-bien-laisse-moi-raconter).

Parfois, oh, pas toujours, mais parfois, c’est aussi simple que ça, on s’assoit et on se tait, et on se met au boulot. On improvise, on se laisse attraper par sa propre histoire, le déclic s’est fait sans qu’on s’en soit aperçu, et voilà qu’on relève la tête, qu’on s’étire, qu’on fait craquer ses doigts, et qu’on a passé trois heures d’affilée à écrire.

Londonomètre : 4300. Eh oui les enfants.

J’ai vu de la lumière et j’ai poussé la porte (Troyes épisode 88)

10/12/2011 Aucun commentaire

La ville et moi n’aurons finalement fait que nous frôler durant ces quelques mois. Troyen de fortune, je suis très reconnaissant à la cité pour la chance qu’elle m’a offerte de me concentrer sur mon travail dans de bonnes conditions, mais je regrette que les occasions de nous stimuler l’un l’autre aient été si rares.

Je me suis résigné peu à peu à ce constat, confirmé tout récemment par l’annulation de la journée portes ouvertes du Ginkgo : traditionnellement le Centre Passages organise cet événement en décembre, je me réjouissais d’y prendre part, je ne demande pas mieux que de montrer ce que je fais et découvrir les voisins… Cela n’aura pas lieu cette année, faute de participants, à ce que j’ai compris. Dommage…

Je m’apprêtais donc à dire au revoir et merci, lorsque soudain ! (Comme il est écrit dans les bons livres) Lorsque soudain une rencontre est arrivée, par hasard, et vive le hasard. Avant-hier, traversant à vélo la ruelle qui longe la Maison de l’outil, j’ai avisé une vitrine encore allumée en cette heure tardive. Il s’agissait de la galerie associative L’arrivage. J’ai longuement observé, notant la réclame pour les prochaines journées de marché de noël des artistes… De retour chez moi, j’ai immédiatement envoyé un mail sur le thème « Vous m’intéressez. Vous intéresse-je ? » Il n’en faut pas davantage.

J’ai, depuis, fait plus ample connaissance avec ce lieu, alternatif comme le courant, et avec son trublion en chef, Olivier Roth. Il se diffuse là toutes sortes d’énergies positives, de l’art, du rêve, de la musique, de la poésie, de l’auto(sug)gestion, et même du cinéma à l’occasion (le chef d’oeuvre bis Villemolle 81 y a été projeté, les vrais connoisseurs apprécieront), et moi ébaubi je me demande comment j’ai pu me passer d’Arrivage depuis trois mois et demi. Je cherchai un endroit comme l’Arrivage depuis mon Arrivée, je l’ai trouvé in extremis.

J’ai l’honneur et la joie de clamer haut et fort que le Fond du Tiroir dispose d’un stand dans l’Arrivage (rue Larivey, baptisée ainsi en son honneur, à Troyes) à l’occasion de son marché de noël, pour les deux prochains week-end. Aujourd’hui, demain, puis les 17 et 18 décembre, 10h-19h. D’ailleurs j’y retourne.

Sociologie de comptoir de librairie (Troyes épisode 87)

09/12/2011 Aucun commentaire

Je glisserai pudiquement sur le bilan de ma journée de dédicace la semaine dernière. De toute façon c’est toujours un peu la même chose, vous voyez le tableau, on réaligne devant soi les piles de livres qui n’en ont pas besoin, on tapote sur la table le capuchon de son stylo, on fait bonne figure, on renseigne les gens qui nous demandent où se trouve le rayon poches, et on attend que ça passe. Une grand-mère est restée une bonne heure dans la librairie à la recherche d’un livre pour son petit-fils, et quatre fois au moins elle a fait station devant moi, elle hésitait, empoignait un livre, le reposait, me posait une nouvelle question, « Et c’est bon pour quel âge ? », retournait réfléchir au fond de l’échoppe, revenait… Finalement elle était presque décidée, elle a saisi le Posthume, l’a ouvert à une page au hasard, et a lu une phrase à voix haute : « Mon papa dit que tous les enfants sont des pervers polymorphes » . J’ai précisé, en bafouillant, « Euh, oui, c’est parce que c’est une comédie, c’est un roman très drôle en fait, ah ah » . Elle a reposé le livre, perplexe, m’a regardé droit dans les yeux, puis est partie en me remerciant, un peu gênée. Je ne l’ai pas revue. Ah, zut, c’est comme ça qu’on loupe des ventes.

Comme d’hab, en dédicace on tue le temps en échangeant avec son camarade de stand. En l’occurrence, je voisinais avec une poétesse troyenne qui signait son premier recueil. Elle connaissait tout le monde, et sa conversation était aussi divertissante qu’enrichissante : « Tu vois cette dame, là, qui achète son journal ? C’est la femme de l’ancien maire, qui était le mentor de Baroin. » Ah, bon. Elle m’a en outre peint un instructif tableau sociologique de la ville de Troyes : depuis la disparition de la classe ouvrière traditionnelle et du secteur industriel dominant (la bonneterie), il reste essentiellement à Troyes une classe bourgeoise aisée, et un Lumpenproletariat, chomdu, fragile, paupérisé, la crise partout-partout en bandoulière. Je me suis mis à ruminer de sombres pensées : des très riches, des très pauvres, et entre les deux l’éradication progressive de la classe moyenne, Troyes est un laboratoire pour la France, une anticipation, un modèle réduit.

Autre événement ayant donné un peu de relief à ma vie sociale troyenne : le duo Fred Bernard/François Roca nous a rendu visite il y a quelques jours. J’aime autant leurs livres que leur compagnie (j’ai remarqué que souvent on préfère l’un ou l’autre, on ne gagne pas à tous les coups), et la soirée fut très agréable. Comme l’un est né en 1969 et l’autre un 17 avril, je leur ai offert un Flux à chacun, pour marquer le temps qui nous passe dessus. Nous avons pourchassé la nuit jusque chez moi, à boire des coups, fumer des clopes, et apposer sur le monde une nouvelle couche de sociologie sauvage. Fred me fait observer : « Tu ne te sens pas trop seul, ici ? Moi, je ne crois pas que je pourrais, je sais quelles sont mes priorités. J’atteins un âge où je vois des potes finir seuls, ce n’est pas tentant… L’homme est un animal social, c’est ainsi. Bien sûr, on peut toujours mettre de la musique et danser tout seul dans son appartement… »

Euh… Eh bien, puisqu’on en parle, oui, j’avoue que cela m’arrive quelquefois, je me cale sur Youtube un bon vieux tube funk et hardi petit, bouge ton corps, Lève-toi ! Monte dessus ! je m’en fous, personne ne me regarde, à part mon voisin. Je suis sans doute un animal un chouia moins social que Fred. Ce qui n’empêche pas le besoin de contact. J’adore aller voir de la vraie musique en compagnie de vraies gens. C’est ainsi qu’à deux jours d’intervalle j’ai assisté à un gigantesque concert du très classe Orchestre symphonique de l’Aube puis à un minuscule concert blues-funk dans un pub irlandais (très bon, mais ça manquait de cuivres à mon goût)… Je suis presque sûr que j’étais la seule pièce commune de ces deux auditoires. Je ne suis pas ennemi de la vie sociale, mais dans ce cas autant en avoir plusieurs.

Introduire/Fold (Troyes épisode 86)

07/12/2011 5 commentaires

Hier, prenant patience dans la queue du bureau de poste pour réceptionner une bouteille d’huile qui n’entrait pas dans ma boîte aux lettres, j’ai entendu le postier poser cette très intéressante question à l’usager qui me précédait : « Cela n’a aucune valeur ? Ce ne sont que des écrits ? » On est bien peu de chose. J’ai attendu mon tour, et je suis reparti avec mon litre d’huile sans faire d’histoires.

Parmi les écrits sans valeur dont il m’a été donné de me nourrir par le passé, Le Pékinois de Jacques Perry-Salkow, délicieux recueil d’anagrammes (Albert Einstein = Rien n’est établiClaude Levi-Strauss = A des avis culturels ; Roméo Montaigu/Juliette Capulet = J’aime trop ta gueule/Et moi, ton cul ; Robert Doisneau = D’où notre baiser, etc.) Ainsi que le Discours sur l’origine de l’univers d’Etienne Klein, captivante méditation vulgarisatrice.

Je me supposais un goût fort original, pour enchaîner deux lectures aussi disparates… Mais voilà que ces deux auteurs, le farceur anagrammatique et le brillant physicien, sont plus originaux que moi : ils viennent de signer un livre à quatre mains, intitulé Anagrammes renversantes ou Le sens caché du monde. Ce livre étonnant jongle avec l’ordre des lettres et celui des particules élémentaires, deux sortes de quêtes, deux révélations homothétiques. On découvre pantois que percer les mystères du langage faute de ceux de l’univers, eh bien c’est drôlement mieux que rien, et, même, que c’est de la poésie. Je me réjouis très sincèrement d’apprendre que La courbure de l’espace-temps contient dans son principe Superbe spectacle de l’amour. La cohérence est miraculeuse comme de se souvenir que, puisqu’aucun atome n’a été créé depuis le big bang, nous sommes faits des mêmes poussières d’étoile que feu les dinosaures.

Comme ce livre est très stimulant, j’ai passé une heure et demie à tenter de faire surgir le sens anagrammatique caché du Fond du Tiroir – oui, une heure et demie d’anagrammes, je présente mes excuses à ceux qui peut-être s’imaginaient que je consacrais toutes mes heures de veille à forger des chefs-d’oeuvre (je ne crois plus aux chefs-d’oeuvre depuis que je connais l’avis du facteur). Et voici le résultat de mes recherches non subventionnées par le CNRS :

Le Fond du Tiroir = Introduire/Fold

Qu’est-ce à dire ? Introduire et fold, deux mots qui semblent sortir d’une partie de poker et qui pourraient se traduire par : lancer la partie, puis se coucher. Ouvrir puis fermer. S’engager puis se retirer (je préciserais bien ‘rien de sexuel’ mais mon déni serait suspect). Entreprendre, puis renoncer. Commencer, et ne pas terminer. Hum… Pas un très bon présage. C’est tout des conneries finalement ces histoires d’anagrammes.

Ça suffit. Bonne nuit. Je me couche.

(Londonomètre : 2)

L’esprit affuté (Troyes épisode 85)

06/12/2011 Aucun commentaire

Ouh ! Comme je suis excité ! Je reconnais et j’aime ce frémissement du livre en train de se faire. Mister JPB (ne pas confondre avec Mister JB) vient de m’envoyer les tout premiers dessins qu’il a pondus pour notre chantier Double tranchant, ouh ! Comme c’est beau ! Mais pour le moment ces illustrations taillées dans le vif de la lino resteront top secret. Je ne les diffuserai pas avant d’être certain de l’endroit où de conserve nous fonçons lentement. Un livre ? J’espère. Il sera beau ? Affirmatif. À paraître chez qui ? No comment. Une expo ? Peut-être bien. Un livre PLUS une expo ? Ce serait parfait.

Pour patienter, je vous rince l’oeil avec un autre dessin de Jean-Pierre, un placide boucher aimable comme du Jean-Christophe Averty, dessin qui n’a rien à voir avec ce qui nous occupe sauf que si, un peu tout de même, les couteaux, la viande crue, le rouge et le noir…

Jean-Pierre m’autorise à reproduire non seulement son oeuvre, mais également le poème de bon goût qui l’accompagne, car il s’agit d’un son et lumière :

PLATS CUISINES
Gros Lapin au jus de chaussettes.
Petit Cochon à la broche
Salade d’oreilles de Petits Curieux
Doigts de Touche-à-tout à la grecque
Mollets de Footballeurs Minimes en pot-au-feu
Tomates farcies au hachis de mensonges
Chair de Poule-mouillée au vin blanc
Terrine de foies de Marmaille aux cèpes
Civet de Mon Poussin aux petits légumes
Côtelettes de Mon Rat au safran
Gigolette de Bichette grand veneur
Petit Biquet en papillottes
Doigts de pieds en éventail
Tenus au chaud prés du radiateur.
Au rayon Traiteur,
Il y a vraiment tout
pour les ôgres pressés

Merci Jean-Pierre, je reprends l’antenne, car l’actualité n’attend pas. Puisqu’on parle de passage à la moulinette, au registre « Vive la France » je vous prie instamment et toutes affaires cessantes de lire cette lettre ouverte au sinistre Guéant. Un instantané terrible sur la situation. Un de plus. Les indices s’accumulent. Gardez l’esprit affuté.

Le schéma narratif des Raptout (Troyes épisode 84)

05/12/2011 18 commentaires

On n’est pas sorti des ronces.

Le salon du livre jeunesse de Montreuil ferme ses portes aujourd’hui. En toute logique, ce grand raout annuel devrait être l’occasion pour les médias de parler de ce champ culturel immense et fertile et excitant et influent, la littérature jeunesse. Sauf que non. On n’en parle pas. Et quand on en parle, on dit n’importe quoi. Le CRILJ, dans sa revue de presse, relève un blog du Nouvel Obs, animé par Yves Delahaie, prof de lettres en collège (et accessoirement membre du bureau national du MoDem), qui lui règle son compte, à la littérature jeunesse. Sous couvert de poser deux bonnes et vraies questions, Qu’est-ce que la culture et pourquoi a-t-on du mal à l’enseigner, voilà le professeur parti dans une charge contre le bouc émissaire désigné. Il démasque la grande arnaque : les livres pour les enfants. Cette diatribe aurait aussi bien pu être écrite il y a un an, dix ans, trente ans, pourtant non, je revérifie, le post est bien daté octobre 2011, toujours les mêmes présupposés, la même ignorance, rien n’a changé, rien ne change, c’est fatigant.

Moi qui aurais spontanément tendance à esquiver pour mon compte l’étiquette de littérature jeunesse, parce que je m’obstine à me situer aussi ailleurs, lorsque je lis pareil tissu d’âneries et d’attaques particulièrement viles (auteurs en rencontres scolaires = camelots qui font leur beurre), brusquement je me hérisse et me sens porte-étendard. Je suis un auteur jeunesse et tu ne me parles pas comme ça ! Je suis un juif allemand, aussi, en cas de besoin.

Les programmes de français ont pollué la discipline plus de vingt ans avec des ponts d’or offerts à la littérature jeunesse. Entendons nous bien : je ne proclame pas qu’il faut bannir la littérature jeunesse. La censure n’a jamais été une solution, et nous fûmes les premiers à nous délecter étant plus jeunes de Picsou Magazine, de la collection Le Club des cinq ou encore des aventures de Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire.
Mais je n’ai jamais étudié en cours de français le schéma narratif du dernier cambriolage des Raptout ! Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il fallait donner à dose homéopathique les Perrault, Caroll et autres La Fontaine pour abreuver jusqu’à plus soif nos ouailles de Vignod, des Chair de Poule ou encore de l’inénarrable Harry Potter, tous producteurs ou production à la page des temps modernes dont l’unique but est de faire vendre. Cannibales, ils ont tout dévoré sur leur passage, des professeurs leur consacrant plusieurs semaines de travail à grands coups de séquences, quand les auteurs ne venaient pas à prix d’or monnayer leur notoriété en improvisant des « rencontres » avec les élèves, tels des camelots.
Fort heureusement, la nouvelle réforme des programmes vient de relayer ces produits du mercantilisme littéraire au rayon « lecture cursive », ce qui en langage pédago-jargonnant désigne les lectures faites pour le plaisir et non pour l’étude. Le futile est donc revenu à la seule place qui lui incombait : celle de l’oisiveté.

Oh, putain. Il faut donc tout reprendre à zéro, encore une fois, tout ré-expliquer, repartir en polémique… Mais pour parler de « littérature jeunesse » à quelqu’un qui l’assimile aux Raptout, il faut se lever d’aussi bon matin que pour ratracer la grandeur de la chanson française à un qui croirait que par métonymie elle se résume à Christophe Maé. Je n’ai pas le courage ce soir de souffler contre le vent.

Tentons plutôt la démonstration par l’absurde, au moins en chemin aura-t-on une chance de s’amuser. Prenons le professeur Delahaie au mot, supposons qu’on le donne pour de bon, ce cours sur les Raptout. On commencerait par faire respectueusement remarquer au professeur que la pédagogie exige, c’est un minimum, l’exactitude orthographique, et qu’en français, ces personnages se nomment Rapetou. Ensuite, on exposerait que les Beagle Boys en VO (le beagle étant une race de chien à oreilles tombantes, vague modèle graphique des personnages – le même que celui de Snoopy, d’ailleurs) ont été inventés en 1951 par Carl Barks, l’un des seuls authentiques génies de la bande dessinée ayant travaillé dans les usines Disney, considéré comme un maître par la plupart des dessinateurs animaliers, même ceux qui jouent dans des genres très éloignés comme Lewis Trondheim. Barks (1901-2000), dont les bandes sont en cours de réédition chez Glénat (prix du patrimoine au festival d’Angoulême 2012), a créé un grand nombre de personnages, davantage peut-être que Disney lui-même, dont l’onc’ Picsou, qui quant à lui se nomme en anglais Scrooge, référence directe au personnage principal de la célèbre nouvelle de Charles Dickens, Un chant de noël. Il faut déduire de cette référence culturelle que Carl Barks a étudié ce grand classique de la littérature jeunesse quand il était à l’école, le ver était déjà dans le fruit (et ce salaud de Dickens se goinfrait cyniquement du pont d’or que lui offrait l’école publique).

Revenons au gang des Rapetou : inspiré, pour sa part, par un gang d’ennemis publics des années 30, il a inauguré l’archétype de la famille de gangsters obsessionnels « plus bêtes que méchants ». Morris et Goscinny, fins connaisseurs des histoires produites chez Disney, commirent sans aucun doute un plagiat lorsqu’ils créèrent en en 1957 une fratrie de quatre hors-la-loi stupides, au faciès identique, reconnaissables à leur tenue de bagnard, et sempiternellement occupés par leur seule passion, le cambriolage.

Ensuite, si on voulait aller plus loin, on pourrait (en module complémentaire au second semestre ?) interroger en compagnie du professeur Delahaie le sens que revêtent pour nous ces personnages fictifs, et pourquoi pas en venir à esquisser oui môssieur leur foutu schéma narratif. Comprendre l’attrait immémorial que l’on a pour les mauvais garçons, puis explorer la forme de cette fascination. Scrooge le self-made-man (registre imaginaire : Rockefeller, Bill Gates, Ingvar Kamprad, Bernard Tapie) et ses ennemis les Beagle Boys (registre imaginaire : Al Capone, Tony Montana, Jacques Mesrine, Bernard Madhoff) sont en réalité très semblables, reflets l’un de l’autre, puisque tous sont structurellement réductibles à leur fonction narrative, campés sur leur idée fixe respective : protéger le magot/s’emparer du magot. Sous le binocle comme sous le loup, ils ne pensent qu’à l’argent. Outre qu’ils perpétuent là une tradition vieille comme la commedia dell’arte (l’avare Pantalone face au filou Mascarille qui lui soutire sa bourse), il est intéressant de noter que, contrairement à ce qu’une analyse hâtive (ou le Monde diplomatique) pourrait laisser croire, cette fixette sur le pognon, reformulée par un support comique destiné à la jeunesse, dans le pays même qui a imposé le capitalisme au monde, n’est en rien une apologie de l’argent roi. Au contraire ! Scrooge est plutôt antipathique, et les Beagles sont des crétins qu’on croirait clonés en nombre incertain… Voilà où mène cette passion triste qu’est la quête de l’or, les enfants : soit à la sécheresse de coeur, soit à la bêtise normative de masse, deux facettes de l’aliénation. Ce sont des histoires morales, au fond.

C’est de la culture, tout ça ? Je n’en sais rien. Je sais juste que si on s’en donne la peine, les frères Rapetou peuvent se décortiquer soigneusement, puisqu’ils ont un avant, un après, bref une histoire, toute une gamme de liens à créer, et c’est intéressant. Crédo minimaliste : je crois qu’il faut intéresser les élèves. N’importe quoi peut devenir intéressant (du moment qu’on le regarde longtemps). Tiens, pour prendre un autre exemple, l’histoire du mouvement punk français n’est pas assez enseignée à l’école, je trouve. Qui se souvient du groupe OTH ? Ah, eux, au moins, ils étaient bons en orthographe !

La science avance (Troyes épisode 83)

04/12/2011 Aucun commentaire

On n’arrête pas la recherche scientifique. Selon un article intitulé L’effet IKEA publié par le magazine Pour la science, des chercheurs de Harvard ont révélé que le cochon de client avait tendance à attribuer spontanément une plus grande valeur financière à un meuble qu’il aura monté lui-même, qu’au même meuble déjà monté. En effet, le cochon de client estimera que son étagère à CD Billy ou Expedit aura d’autant plus de valeur s’il doit donner de sa personne pour la concrétiser une fois à la maison, avec le petit tournevis. La réalité est évidemment tout l’inverse : le prix de revient d’un meuble en kit est forcément moindre que celle d’un meuble fini, pour lequel il aura fallu payer le salaire de l’ouvrier qui bricole à votre place.

Cette économie irrationnelle explique, en partie, le succès d’IKEA : le consommateur (nom scientifique du cochon de client comme il est expliqué dans ce manuel d’économie) est tenté, surtout en ces temps de crise partout-partout, de viser la bonne affaire en achetant chez le Suédois un meuble à la fois moins cher sur la facture et plus cher symboliquement. En réalité, la bonne affaire est surtout pour IKEA : le prix bas du meuble en kit n’empêche pas une marge supérieure à celle du meuble vendu fini, et c’est ainsi que la famille Kamprad est la 4e fortune mondiale.

Le livre J’ai inauguré IKEA (vidéo tutorielle à voir ici) a été conçu pour pasticher non seulement le monde d’IKEA, ses codes, son histoire (il n’est jamais inutile de rappeler qu’IKEA, totalitarisme douceâtre en pleine démocratie, fut fondé par un sympathisant nazi)… mais encore pour singer, très directement, par l’exemple, son mode économique. Livre bon marché (4 € prix conseillé), ludique, à-monter-soi-même, il se caractérise en coulisse par un prix de revient minuscule. Qui fait la bonne affaire ? Vous ? Eh, non, c’est Le Fond du Tiroir, qui sur ce livre se sucre sa plus grosse marge (tout le contraire, par exemple, de ce livre magnifique et hors de prix, impossible à rentabiliser pour les siècles des siècles). Le Fond du Tiroir a le plaisir d’annoncer à ses actionnaires que, au sein de son catalogue, J’ai inauguré IKEA est le seul de ses livres a avoir atteint (plus de deux ans après sa sortie, tout de même) le seuil de rentabilité – autant dire que tous les autres sont fabriqués à perte et c’est votre serviteur qui crache au bassinet. Il vaut mieux cracher au bassinet que dans la soupe.

C’est ça ou le dentiste (Troyes épisode 82)

03/12/2011 un commentaire

Parmi mes brouillons épars de romans esquissés que je n’écrirai jamais, celui-ci : c’est l’histoire d’un homme hanté par sa perte de sensibilité. Il constate que, plus il vieillit, plus son cuir se durcit. Est-ce la fatalité des habitudes, est-ce une solution de défense face à la cruauté du monde, il lui semble que chaque jour il est moins affecté que la veille par ce qui se passe dans sa rue ou dans son journal. Il est moins indigné. Il est moins attendri. Il est moins en colère. Il est moins enthousiaste. Il est moins étonné. Il rit moins. il pleure moins. Il bande moins. Il parle moins, et d’une voix plus lente, étale. D’abord, il redoute de parvenir bientôt à l’atonie complète et à l’indifférence, mais, tout compte fait, quelques jours plus tard il ne le redoute plus, au fond ça ne lui fait trop rien. J’avais rédigé au net une scène où il se rend chez le dentiste. Une fois allongé sur le fauteuil, mains croisées sur le ventre, il regarde placidement s’approcher la fraise, mais soudain, au moment où le métal touche le nerf, c’est la révélation. Il écarquille les yeux, ses muscles se tendent. Oh putain que ça fait mal ! Il en pleurerait de joie ! Il avait oublié ! Il éprouve quelque chose, il est vivant ! Il aimerait revenir toutes les semaines chez le dentiste ! Tous les jours !

Si une telle idée m’est venue, c’est bien sûr parce que cette perspective d’une perte de sensibilité m’inquiète beaucoup à chaque fois que j’en soupçonne les signes avant-coureurs, en moi particulièrement, ou dans le genre humain en général. J’ai des bouffées d’anxiété si je passe une journée sans avoir ri ni pleuré.

Aujourd’hui, je viens d’apprendre que le dernier film de Robert Guédiguian (qui à l’heure où je vous cause n’est pas projeté à Troyes, c’est la misère) était inspiré d’un poème d’Hugo, tiré de La légende des siècles, « Les pauvres gens. » Curieux, je me suis illico enquis de ce poème. Je l’ai lu à haute voix, j’aime bien faire ça, surtout avec du Victor Hugo, ça ronfle tout seul.

J’ai pleuré comme un bas de laine avant d’arriver à la fin.

Ouf, le test est positif, pas besoin d’aller me faire contrôler chez les dents.

Bien vôtre,

Fabrice Vigne, passager clandestin dans le vaisseau troyen.

La maison de la presse (Troyes épisode 81)

02/12/2011 Aucun commentaire

Comme je trouvais dommage de passer quatre mois à Troyes sans avoir l’occasion de montrer mes livres à tous les passants, je me suis fait violence et j’ai réveillé le VRP qui hiberne au fond de moi : j’ai pris l’initiative de proposer une séance de dédicace à une librairie. J’ai choisi de m’adresser à la Maison de la presse, d’abord parce que Jean-Philippe Blondel m’a dit grand bien de cette échoppe, ensuite parce que, attaché à tous mes livres sans préférence nette, je préférais une librairie qui écoule de l’adulte aussi bien que de la jeunesse. (Du reste, la librairie spécialisée jeunesse de Troyes ne tenait pas particulièrement à m’inviter, « Déjà quand on reçoit quelqu’un de connu on n’a pas grand monde, alors vous, vous comprenez… », oh oui, pas de problème, je comprends.)

Bref : Troyennes, Troyens ! C’est moi, qui vous invite ! Je vous invite à feuilleter ma production artisanale ce samedi 3 décembre, toute la journée ou peut s’en faut, à la Maison de la presse. Je dis ça, je dis rien, c’est bientôt noël, et voyez quelle coïncidence, justement je propose un magnifique ouvrage, pour ainsi dire une somme, sur le sujet.

Précision importante : cette opération commerciale a beau se dérouler le jour du Téléthon, zéro pour cent des bénéfices engrangés sera reversé aux myopathes. La raison en est simple : la Maison de la presse de Troyes et moi-même n’avons pas de coeur. Ou alors peut-être que si, mais alors il est en bois.

Pardon pour la platitude du titre de cet article. J’avais la flemme de me fendre de quoi que ce soit de plus spirituel C’est la maison de la paresse.

Pas davantage d’inspiration, d’ailleurs, pour dénicher une illustration, c’est pourquoi j’ai mis l’internet à contribution… J’ai tapoté, pour voir ce qui se passe, « Maison de la presse » dans Google Images, j’ai fait défiler des pages et des pages de monotones devantures de magasins avec enseignes emplumées, entrelardées parfois d’un portrait de Véronique Olmi… Jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur cet étal de pommes. Parfait, merci, je prends, vive la liberté de la presse.