Le schéma narratif des Raptout (Troyes épisode 84)
On n’est pas sorti des ronces.
Le salon du livre jeunesse de Montreuil ferme ses portes aujourd’hui. En toute logique, ce grand raout annuel devrait être l’occasion pour les médias de parler de ce champ culturel immense et fertile et excitant et influent, la littérature jeunesse. Sauf que non. On n’en parle pas. Et quand on en parle, on dit n’importe quoi. Le CRILJ, dans sa revue de presse, relève un blog du Nouvel Obs, animé par Yves Delahaie, prof de lettres en collège (et accessoirement membre du bureau national du MoDem), qui lui règle son compte, à la littérature jeunesse. Sous couvert de poser deux bonnes et vraies questions, Qu’est-ce que la culture et pourquoi a-t-on du mal à l’enseigner, voilà le professeur parti dans une charge contre le bouc émissaire désigné. Il démasque la grande arnaque : les livres pour les enfants. Cette diatribe aurait aussi bien pu être écrite il y a un an, dix ans, trente ans, pourtant non, je revérifie, le post est bien daté octobre 2011, toujours les mêmes présupposés, la même ignorance, rien n’a changé, rien ne change, c’est fatigant.
Moi qui aurais spontanément tendance à esquiver pour mon compte l’étiquette de littérature jeunesse, parce que je m’obstine à me situer aussi ailleurs, lorsque je lis pareil tissu d’âneries et d’attaques particulièrement viles (auteurs en rencontres scolaires = camelots qui font leur beurre), brusquement je me hérisse et me sens porte-étendard. Je suis un auteur jeunesse et tu ne me parles pas comme ça ! Je suis un juif allemand, aussi, en cas de besoin.
Les programmes de français ont pollué la discipline plus de vingt ans avec des ponts d’or offerts à la littérature jeunesse. Entendons nous bien : je ne proclame pas qu’il faut bannir la littérature jeunesse. La censure n’a jamais été une solution, et nous fûmes les premiers à nous délecter étant plus jeunes de Picsou Magazine, de la collection Le Club des cinq ou encore des aventures de Tom-Tom et Nana dans J’aime Lire.
Mais je n’ai jamais étudié en cours de français le schéma narratif du dernier cambriolage des Raptout ! Ainsi, pendant une vingtaine d’années, il fallait donner à dose homéopathique les Perrault, Caroll et autres La Fontaine pour abreuver jusqu’à plus soif nos ouailles de Vignod, des Chair de Poule ou encore de l’inénarrable Harry Potter, tous producteurs ou production à la page des temps modernes dont l’unique but est de faire vendre. Cannibales, ils ont tout dévoré sur leur passage, des professeurs leur consacrant plusieurs semaines de travail à grands coups de séquences, quand les auteurs ne venaient pas à prix d’or monnayer leur notoriété en improvisant des « rencontres » avec les élèves, tels des camelots.
Fort heureusement, la nouvelle réforme des programmes vient de relayer ces produits du mercantilisme littéraire au rayon « lecture cursive », ce qui en langage pédago-jargonnant désigne les lectures faites pour le plaisir et non pour l’étude. Le futile est donc revenu à la seule place qui lui incombait : celle de l’oisiveté.
Oh, putain. Il faut donc tout reprendre à zéro, encore une fois, tout ré-expliquer, repartir en polémique… Mais pour parler de « littérature jeunesse » à quelqu’un qui l’assimile aux Raptout, il faut se lever d’aussi bon matin que pour ratracer la grandeur de la chanson française à un qui croirait que par métonymie elle se résume à Christophe Maé. Je n’ai pas le courage ce soir de souffler contre le vent.
Tentons plutôt la démonstration par l’absurde, au moins en chemin aura-t-on une chance de s’amuser. Prenons le professeur Delahaie au mot, supposons qu’on le donne pour de bon, ce cours sur les Raptout. On commencerait par faire respectueusement remarquer au professeur que la pédagogie exige, c’est un minimum, l’exactitude orthographique, et qu’en français, ces personnages se nomment Rapetou. Ensuite, on exposerait que les Beagle Boys en VO (le beagle étant une race de chien à oreilles tombantes, vague modèle graphique des personnages – le même que celui de Snoopy, d’ailleurs) ont été inventés en 1951 par Carl Barks, l’un des seuls authentiques génies de la bande dessinée ayant travaillé dans les usines Disney, considéré comme un maître par la plupart des dessinateurs animaliers, même ceux qui jouent dans des genres très éloignés comme Lewis Trondheim. Barks (1901-2000), dont les bandes sont en cours de réédition chez Glénat (prix du patrimoine au festival d’Angoulême 2012), a créé un grand nombre de personnages, davantage peut-être que Disney lui-même, dont l’onc’ Picsou, qui quant à lui se nomme en anglais Scrooge, référence directe au personnage principal de la célèbre nouvelle de Charles Dickens, Un chant de noël. Il faut déduire de cette référence culturelle que Carl Barks a étudié ce grand classique de la littérature jeunesse quand il était à l’école, le ver était déjà dans le fruit (et ce salaud de Dickens se goinfrait cyniquement du pont d’or que lui offrait l’école publique).
Revenons au gang des Rapetou : inspiré, pour sa part, par un gang d’ennemis publics des années 30, il a inauguré l’archétype de la famille de gangsters obsessionnels « plus bêtes que méchants ». Morris et Goscinny, fins connaisseurs des histoires produites chez Disney, commirent sans aucun doute un plagiat lorsqu’ils créèrent en en 1957 une fratrie de quatre hors-la-loi stupides, au faciès identique, reconnaissables à leur tenue de bagnard, et sempiternellement occupés par leur seule passion, le cambriolage.
Ensuite, si on voulait aller plus loin, on pourrait (en module complémentaire au second semestre ?) interroger en compagnie du professeur Delahaie le sens que revêtent pour nous ces personnages fictifs, et pourquoi pas en venir à esquisser oui môssieur leur foutu schéma narratif. Comprendre l’attrait immémorial que l’on a pour les mauvais garçons, puis explorer la forme de cette fascination. Scrooge le self-made-man (registre imaginaire : Rockefeller, Bill Gates, Ingvar Kamprad, Bernard Tapie) et ses ennemis les Beagle Boys (registre imaginaire : Al Capone, Tony Montana, Jacques Mesrine, Bernard Madhoff) sont en réalité très semblables, reflets l’un de l’autre, puisque tous sont structurellement réductibles à leur fonction narrative, campés sur leur idée fixe respective : protéger le magot/s’emparer du magot. Sous le binocle comme sous le loup, ils ne pensent qu’à l’argent. Outre qu’ils perpétuent là une tradition vieille comme la commedia dell’arte (l’avare Pantalone face au filou Mascarille qui lui soutire sa bourse), il est intéressant de noter que, contrairement à ce qu’une analyse hâtive (ou le Monde diplomatique) pourrait laisser croire, cette fixette sur le pognon, reformulée par un support comique destiné à la jeunesse, dans le pays même qui a imposé le capitalisme au monde, n’est en rien une apologie de l’argent roi. Au contraire ! Scrooge est plutôt antipathique, et les Beagles sont des crétins qu’on croirait clonés en nombre incertain… Voilà où mène cette passion triste qu’est la quête de l’or, les enfants : soit à la sécheresse de coeur, soit à la bêtise normative de masse, deux facettes de l’aliénation. Ce sont des histoires morales, au fond.
C’est de la culture, tout ça ? Je n’en sais rien. Je sais juste que si on s’en donne la peine, les frères Rapetou peuvent se décortiquer soigneusement, puisqu’ils ont un avant, un après, bref une histoire, toute une gamme de liens à créer, et c’est intéressant. Crédo minimaliste : je crois qu’il faut intéresser les élèves. N’importe quoi peut devenir intéressant (du moment qu’on le regarde longtemps). Tiens, pour prendre un autre exemple, l’histoire du mouvement punk français n’est pas assez enseignée à l’école, je trouve. Qui se souvient du groupe OTH ? Ah, eux, au moins, ils étaient bons en orthographe !
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