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Archives pour 11/2011

Humour de bibliothécaire (Troyes épisode 79)

30/11/2011 Aucun commentaire

Étrange expérience de lecture : La cote 400 de Sophie Divry (Les Allusifs, 2010).

Roman bref et monocorde, un peu cynique mais pas trop, à la fois savant et burlesque, ce livre me touche beaucoup, et il m’a fallu parvenir à son terme pour comprendre comment et pourquoi. D’abord par son sujet, mais j’y étais acquis d’avance : la narratrice est une bibliothécaire d’âge mûr, juste assez aigrie et maniaque pour raconter sans trop forcer le trait l’écosystème bibliothéconomique, sa faune et sa flore, ses livres, ses lecteurs, les rencontres entre les deux qui comme toute rencontre peuvent prendre le chemin du malentendu. Les allusions à la lutte des classes Dewey (les classes nobles, 200, 800, contre les bâtons merdeux dont personne ne veut, 400, 500) frisent la private joke corporatiste pour fonctionnaires de la culture, et comme je suis de la maison, je souris volontiers. En revanche, puisque je suis lecteur avant d’être bibliothécaire (et je serai encore ceci lorsque je ne serai plus cela), et comme en cette seconde je suis en train de lire et d’écrire dans une bibliothèque publique, je suis prêt à récuser ce qu’elle écrit p. 30 :

Tenez, il vous arrive de croiser des gens heureux d’aller au cinéma, au restaurant, à la piscine, au café, c’est courant. Mais avez-vous jamais entendu dans la rue une conversation du type : « Super, je vais passer la journée à la bib’ ! – Génial, quelle chance tu as ! »

Mais c’est, davantage que le sujet, la forme même du récit qui m’a troublé. Je l’ai lu avec un perturbant sentiment de familiarité, de reconnaissance. Pour tout dire, et tant pis si je passe pour un fat, j’ai eu l’impression de lire ce que j’écrivais il y a quinze ans. Un faux dialogue dont l’interlocuteur est absent (place vide, place du mort dans laquelle se glisse le lecteur, je ne sais pas pour Sophie Divry, mais quant à moi j’avais piqué ce truc à La Chute de Camus), une progression verbale dans les conditions du direct et sans alinéa, un narrateur a priori antipathique mais dont malgré soi on est conduit à partager l’exaltation et le début de folie, un conte zigzaguant et verbeux sur la solitude, sur le déraillement intime du système, sur l’angoisse qu’on tente de canaliser par telle ou telle culture… Fabriquant malicieusement de la fiction avec l’idée même du savoir, ce roman est un rejeton de Bouvard et Pécuchet, et je l’identifie comme mon cousin.

Je ne renie rien de ce que j’écrivais il y a quinze ans, oh là pensez-vous, rien du tout. Toutefois cette découverte, comme un miroir enchanté qui se serait figé sur une image révolue, fait naître en moi de drôles de questions. Puisqu’il est préférable de regarder devant que derrière, n’aurait-il pas mieux valu que je lise un roman représentatif de ma façon d’écrire dans quinze ans ? Mais peut-être l’ai-je fait, parmi les livres qui me sont passés sous les yeux, et n’y ai-je vu que du feu ?

Dans la lune et sur la comète (Troyes épisode 78)

29/11/2011 un commentaire

Je ne sais toujours pas si je serai capable de laisser, en guise de bon souvenir à la ville de Troyes, une exposition, mais si jamais cela advient, je sais d’ores et déjà avec qui. Le meilleur moment de ce mois de novembre en fin de course aura sans doute été ma rencontre avec l’équipe de Dans la lune, le centre de créations pour l’enfance de Tinqueux, traditionnellement chargé de concevoir des expos main dans la main avec le résident troyen. Là, j’ai fait connaissance avec des personnes débordant d’énergie, d’idées, de réactivité, d’enthousiasme, de quoi retendre tous mes ressorts. Leur éthique croise la mienne (lorsque je leur ai déclaré « Je ne me considère pas comme un auteur jeunesse pur sucre, c’est juste que j’adore m’adresser aussi aux enfants » ils ont répondu « Oui, oui, nous non plus, nous aussi » ) et, comble de chance, ils aiment également ce que je fais, donc il y aura peut-être moyen de bâtir quelque chose ensemble. « Ce que je fais » ? En l’occurrence, la nouvelle que j’ai écrite sur la coutellerie, que je considère à tort ou à raison comme un texte spécifiquement troyen, et que j’ai confiée pour illustration à une fine lame de mes amis.

En outre, quand j’ai débarqué chez eux, ils travaillaient sur une exposition à base de Benoît-Jacqueries, c’est dire si j’étais illico dans de bonnes dispositions. Nos relations débutent bien… Sauf qu’elles demeurent très incertaines, étant donnés les délais, les différents partenaires (j’aimerais bien impliquer dans ce projet la Maison de l’outil, mais cela semble peu réaliste), l’avancement des dessins de ladite fine lame… Et surtout le fait que, pour la première fois, ils concevraient une expo à partir d’un écrivain et non d’un univers graphique. Comme l’a dit le maître d’oeuvre des objets trouvés sur la Lune : « Puisque je n’ai jamais travaillé comme ça, ça m’intéresse ! » J’en ai autant à son service.

Bref, si ça se trouve, cet excitant contact initial ne débouchera jamais sur rien de concret, mais ce ne sera pas grave, on verra bien, et dans l’intervalle j’aurai été bien aise de savoir que pareilles gens existent.

Franchement (Troyes épisode 77)

28/11/2011 Aucun commentaire

Puisqu’on parle de style, franchement, quand je me relis, je trouve que j’abuse des adverbes.

Allez, au lit, ça peut pu durer, ce soir faut qu’je me couche tôt.

Woodring, visionnaire (Troyes épisode 76)

27/11/2011 un commentaire

Mine de rien, l’article du jour traitera le même sujet que le précédent : l’identité sur le papier.

Faut-il en art avoir un style ? Faut-il chercher son style ? Et si oui, faut-il le trouver ? Faut-il être pour ou contre le style ? Que penser d’un écrivain dont on reconnaît le style dès le premier paragraphe, un dessinateur dès le premier trait, un cinéaste dès le premier plan, un musicien dès la première note ?

On sait depuis Andy Warhol, dont les oeuvres sont aussi rapidement identifiables par le client que le serait le logo d’une franchise, que le style, dans la société du spectacle, est tout à la fois l’expression idiosyncrasique d’un artiste qui ne peut pas faire autrement, et la marque de fabrique d’un producteur et gestionnaire industriel qui n’a pas intérêt à faire autrement – et qui d’ailleurs pourrait bien vous attaquer en justice si vous vous amusiez à l’imiter. De ce point de vue, un synonyme possible du style est le copyright, soit le droit exclusif de se recopier soi-même. Où cesse le romantisme, où commence le cynisme de celui dont on reconnaît tout de suite le style ? 

Je me garderai bien de conclure définitivement sur ces questions. Je contribue seulement au débat en signalant que j’ai lu aujourd’hui le dernier livre de Jim Woodring, livre à la fois extraordinairement singulier, et presque banal pour qui connaît les livres précédents de son auteur. En une page, en une image, en un flash on pénètre son style – ou pas, d’ailleurs, puisque certains lecteurs resteront hermétiques toute leur vie à Woodring. Pas moi, je suis poreux, je m’immerge dans ces mondes muets et hallucinés, dans ces rêves qui donnent des formes irrationnelles, quoique constantes, aux émotions, dans ces histoires d’autant plus mystérieuses et ésotériques qu’elles composent désormais un univers familier. Woodring est un visionnaire. Irait-on chipoter le style d’un prophète ?

Banalité du mal, figure 27453 (Troyes épisode 75)

26/11/2011 un commentaire

Qui, au sein de l’exécutif français, est en charge de la lutte contre le racisme ? Le Ministère de l’Intérieur. Nous sommes à la limite du conflit d’intérêt.
Louis-Georges Tin

Hier, durant mon voyage en train (six heures de Troyes jusqu’à chez moi), j’ai assisté à une descente de police. Quatre hommes et un chien, tous les cinq en uniformes, ont traversé la rame et ont vérifié l’identité (ce putain de mot qui devient dangereux dès qu’on le fétichise sur papier ou dans les têtes) des passagers, un par un. L’atmosphère de ce pays est ainsi faite que, lorsque je me fais contrôler l’identité, je commence par me sentir un peu coupable, anxieux sans savoir au juste de quoi, sans doute n’ai-je pas l’identité idéalement configurée, j’éprouve la même appréhension que pour un examen médical, « Qu’est-ce qu’ils vont débusquer dans mon foie mes reins mes poumons, j’espère qu’il n’y aura rien ce coup-ci… »

Pourtant, quand mon tour vint, cet intimidant roulage de mécaniques de la République Française fut relativement vite expédié, quoique rendu pénible par le ton rogue du policier, dont les yeux ont pris le temps de cinq bons allers-retours entre mon permis de conduire et ma face suspecte – « Eh, ben, je vais avoir du mal à vous reconnaître sur cette photo. Enlevez votre bonnet. » Même pas s’il vous plaît. Simple formalité.

Ce fut une toute autre affaire quand le commando, poursuivant sa mission identitaire deux rangs plus loin, s’est adressé à un monsieur noir, seul, la trentaine.

« Qu’est-ce que c’est que cette carte ? [Tenant entre ses doigts le document en question, rectangle plastifié et rosâtre.]
– Vous voyez bien, c’est une carte de réfugié.
– Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande un papier d’identité. Est-ce que vous êtes français ?
– Mais non, je ne suis pas français, je suis congolais.
– Avez-vous un passeport congolais ?
– Bien sûr que non, je n’ai que cette carte.
– Dans ce cas, présentez-moi un permis de séjour.
– Je n’ai pas de permis de séjour, je vous dis que je suis réfugié politique. Je suis indésirable dans mon pays, c’est pourquoi je suis en France, je n’ai que cette carte.
– Ce n’est pas cette carte que je vous demande. Avez-vous un permis de séjour valide ?
– Mais cette carte de réfugié est parfaitement valide, enfin ! Apprenez votre métier !
– Monsieur, je vous demande de rester correct. Nous, nous restons corrects. Levez-vous. »

Les policiers l’ont correctement levé, retourné, collé contre la paroi du compartiment, mains en l’air, et ont procédé à sa fouille au corps, palpant son torse, son ventre, ses hanches, ses cuisses, ses mollets. Pendant que se prolongeait cette humiliation gratuite, il criait au mur « Je suis un danger pour la France, c’est ça ? C’est moi le danger ? » et celui des policiers qui avait gardé en main la carte rose parlait dans son talkie-walkie. Il épelait d’un ton plus las que dégoûté les noms et prénoms de l’interpellé, puis répétait l’ensemble reconstitué, « Oui, c’est ça », avec une moue exprimant de façon ostentatoire son peu d’appétence pour les patronymes de métèques, attendant qu’un collègue à distance vérifie ces données sur un quelconque fichier central et français.

Quand l’incident s’est enfin terminé, que les cinq policiers ont rendu la carte à l’homme sans un mot d’excuse et ont changé de wagon, j’ai échangé quelques phrases avec le monsieur noir. « Je suis désolé, je suis stupéfait, je suis écoeuré », le minimum à dire, qu’il sache que ces brutalités n’étaient pas commises en mon nom, lui haussait les épaules comme s’il avait l’habitude – et c’était pire.

Je pense à un autre réfugié politique, un qui a fait l’Histoire de France. Lors de son procès sommaire en 1944, le terroriste et métèque Missak Manouchian s’est vu reprocher, parmi d’autres griefs tout aussi graves et qui devaient conduire à son exécution tout à fait légale sur le mont Valérien, de n’être pas français.

Il eut alors, à propos de l’identité nationale, cette réponse, peut-être inventée après coup pour le mythe, je n’en sais rien, qui mériterait d’être vraie, qui devrait constituer la prémisse systématique de tout débat sur ce sujet débile. Il s’est, peut-être, exclamé : « La nationalité française, vous l’avez héritée. Moi, je l’ai méritée ». Mériter d’être Français ? Faut-il avoir une haute idée de la France, pour jeter à la face de ses représentants et de leur chien, et juste avant le mur des fusillés, pareille déclaration d’amour ! Je pleure, de honte et de rage, de me trouver, moi simple héritier (quoique petit-fils d’immigré), dans l’impossibilité de partager cette idée. France terre d’asile ? France asile de fous.

Petite ville (Troyes épisode 74)

25/11/2011 3 commentaires

Une autre histoire de verre et d’étymologie.

Qu’aurai-je retenu de la Champagne ? Quelques données économiques : la crise se débusque non seulement partout-partout, mais toultemps-toultemps. La région, plutôt éreintée par la lente agonie de son industrie traditionnelle, la bonneterie (qui a laissé en souvenir dans le paysage troyen quelques belles cheminées géantes), bénéficie pourtant d’un secteur d’activité pérenne dont le potentiel à l’export ne s’est pas encore démenti : la production d’un petit vin de pays, riche de bulles et d’une tenace réputation d’accessoire luxueux et festif.

J’ai appris aussi, à l’occasion du vernissage de l’expo Photoroman au collège d’Arcis sur Aube, que le champagne ne se dégustait pas ici dans des flûtes (trop chichiteuses), encore moins dans des coupes (trop larges, toutes les bulles se font la malle), mais dans des blidas, petits verres trapus, légèrement évasés, sans pied. Patron, un blida !

Le blida, tout comme le champagne, fut un toponyme avant de désigner la boisson par métonymie : Blida est d’abord une ville d’Algérie. Que fabrique-t-elle en Champagne ? Fabrique est le mot juste puisque, comme une cheminée de dix mètres en briques rouges posée au beau milieu du paysage urbain, ce mot est une cicatrice du passé industriel. En un temps reculé où les cartes administratives lisaient en l’Algérie trois départements français, résidait ici l’entreprise de verrerie qui produisait à la chaîne ces caractéristiques godets, expédiés directement en Algérie, via Blida, et utilisés là-bas pour le thé. Un beau jour, brutalement, ce débouché commercial s’est fermé. Qu’allait-on faire des stocks de verres en souffrance, ces blidas désaffectés ? On boit peu de thé dans la région, ce n’est pas une raison pour jeter. Qu’importe le flacon, consolons-nous en éclusant là notre champagne !

Et comme j’aime connaître le sens des mots, tortueuse voie d’accès au sens des choses, j’ai aussi cherché l’étymologie première de Blida. Il signifie en arabe « petite ville ». Blida comptait en 2004 près de 800 000 habitants, soit douze fois Troyes. Le Canada, deuxième plus grand pays du monde par sa superficie, signifie bien « village ».

Pendant ce temps, au Canada comme ailleurs les aiguilles tournent.

La boîte de maquillage d’Orson Welles (Troyes épisode 73)

24/11/2011 Aucun commentaire

Comme promis il y a une poignée de jours, voici l’histoire de la boîte de maquillage sous la table.

Jeanne Moreau raconte dans une interview le tournage du Falstaff de Welles (je réinvente de mémoire) : « Orson se montrait très actif, débordant d’énergie, s’occupant personnellement de tout, décors, costumes, acteurs, prises de vue… Il tournait, oui, mais je me suis rendu compte qu’il ne tournait que les scènes où son propre personnage, pourtant central, n’apparaissait pas. Je lui demandais : Orson, allons-nous bientôt répéter les scènes que nous jouons ensemble ? Il me répondait systématiquement, jour après jour : impossible, je ne peux pas jouer aujourd’hui, je ne sais pas où est ma boîte de maquillage, il faut que je remette la main dessus, j’espère qu’elle n’est pas perdue, en attendant le temps presse, il faut bien tourner le reste… Au bout de quelques jours, j’ai découvert par hasard sa boite de maquillage : il l’avait lui-même planquée sous une table. Aussi étonnant que cela paraisse, Orson, grand démiurge, maître d’oeuvre de son film, avait le trac. Il préférait se consacrer à tout plutôt que de se lancer en tant qu’acteur… »

Je vous raconte cette anecdote uniquement parce que je l’aime, n’allez pas croire qu’il s’agit d’un bulletin météo de Troyes. Certes, ma façon de travailler ici prend des formes diverses, et j’avoue bien volontiers qu’il m’est arrivé d’employer le truc de Welles, car il faut s’inspirer des meilleurs : du bout du pied, je planquais ma boîte de maquillage sous la table, et plutôt que d’attaquer les yeux dans les yeux les ouvrages qui m’impliquent profondément, feignais de croire que j’avais plus urgent à faire (par exemple alimenter un blog quotidien)… Il faut pourtant bien l’ouvrir, cette boîte. Les bons jours, je l’ouvre, et me maquille, et avance.

La preuve : Londonomètre (longtemps que je n’avais pas fait le compte), 3 ou 4000, dont une bonne page de mathématiques. Je suis incollable sur le théorème de Thalès. Je vois le rapport. Le livre sur lequel je turbine procède notamment de collages, Arbre + Bâtôn = feu de tout bois, y compris la trigonométrie.

De la responsabilité morale (Troyes épisode 72)

23/11/2011 Aucun commentaire

Rêvé cette nuit : je suis dans un train, pour le moment à l’arrêt. Je déambule d’une voiture à l’autre. Les fauteuils sont rares et clairsemés, les espaces, très lumineux, sont aménagés plutôt à la manière des wagons restaurants de TGV, avec de part et d’autre des comptoirs, des stands, des tabourets de bar. Sur ces comptoirs et ces stands : des livres, en piles ou sur présentoir. Oui, soudain je me souviens : il s’agit d’une sorte de salon du livre itinérant, déployé sur tout un train. Je suis réticent, j’avance méfiant, je n’ai guère de goût pour ce qui m’apparaît comme de la publicité SNCF déguisée en littérature, de la communication, de l’événementiel, cependant je poursuis mon exploration de la rame. Je ne croise personne. Le salon du livre n’a peut-être pas encore débuté. Démarrera-t-il en même temps que le train ? Je survole au passage les couvertures des livres, je les trouve peu avenantes. Finalement, je dois être parvenu à la dernière voiture, puisque le stand devant lequel je me trouve n’est pas latéral mais barre le chemin. Je vois enfin deux personnes, deux femmes derrière le stand, des libraires sans doute. Je saisi le livre posé devant moi, il est haut et cartonné, la couverture reproduit un motif de bulles vert turquoise sur fond blanc. Je fais la moue. Une des deux femmes derrière le stand engage la conversation en souriant : « Ce livre vous intéresse ? » Je réponds d’un ton revêche, exagérément odieux : « Sûrement pas. Je vois le genre. Je n’aime pas. C’est très mauvais.
– Mais… Vous ne l’avez pas lu !
– Pas besoin de le lire. Je le lis comme ça, sur place, et c’est bien suffisant. C’est très mauvais. Ni fait ni à faire. Ces histoires de trains, franchement… Il vaudrait mieux ne pas l’avoir écrit. Il vaudrait mieux pas de livre du tout plutôt que ce livre.
– C’est moi qui ai écrit ce livre. »
Zut. J’ai commis une bourde. Je regarde plus attentivement le visage, blêmi et brusquement fermé, de cette femme. Je suis sûr que je l’ai déjà vue quelque part. Est-elle un écrivain connu ? En tout cas j’ai des remords à présent, je l’ai blessée inutilement, j’ai été méchant, c’est vrai après tout, je ne l’ai pas lu son livre, il est peut-être très bien, j’ai une sale responsabilité. Je n’ai pas envie de me désavouer, je bredouille des justifications informes alors qu’elle affecte de ne plus faire attention à moi et de tapoter sur son téléphone portable.

Je me réveille. Les deux derniers mots du rêve sont « responsabilité morale », mais je ne sais pas qui les a prononcés.

Je cherche, une bonne partie de la matinée, où j’ai pu voir le visage de cette femme. Est-elle écrivain ? Sur une quatrième de couve, alors ? Sur internet ? En vrai ? Tâtonnant autour de l’idée « auteur jeunesse », je fais défiler les archives du blog de Citrouille. Il me faut remonter jusqu’à mai 2010. J’y suis : c’est bien elle. Comment s’appelle-t-elle ? Cécile Chartre, ah, enchanté. Je l’ai embauchée pour faire de la figuration dans mon petit théâtre onirique alors que je ne la connais pas (je lui présente mes excuses si jamais elle tombe un jour sur cette page), je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai lu aucun de ses livres, je ne crois pas que l’un d’eux soit consacré aux trains, ou ait pour couverture des bulles vertes sur fond blanc, j’ai seulement vu sa photo il y a un an et demi sur le blog de Citrouille.

Deux éléments du rêve renvoient, sous une très mince couche de maquillage, à ma présente condition d’auteur invité à Troyes : d’une part le stand de livres dans un train (le salon du livre de Troyes a la particularité de se tenir à l’espace Argence, gare désaffectée – et le fait est que la SNCF est son partenaire) ; d’autre part la mise en scène de la responsabilité morale. Il se trouve que l’un des membres de l’équipe de Lecture et loisirs, mes interlocuteurs sur place, m’a avoué franchement il y a quelques jours qu’elle avait, je cite, un problème avec mes livres, elle n’arrivait pas à les lire. Elle les trouve non seulement difficiles, mais déprimants, pénibles, elle en a été très affectée. Elle a essayé d’en lire un, a vite abandonné, et me déclare y avoir repensé avec malaise les jours suivants. J’étais certes embarrassé d’entendre cela, je n’éprouve pas de plaisir à faire souffrir le monde, je n’ai pas cette perversion-là, mais je l’étais plus encore quand elle a déplacé sur le plan moral son argumentaire. Sans me faire de reproches (incipit : « Je ne te fais pas des reproches mais » ), elle a finalement sous-entendu, et presque dit explicitement, que j’avais fait là une mauvaise action, de la maltraitance caractérisée, « alors qu’on a tout de même une responsabilité quand on écrit, surtout en littérature jeunesse, il faut penser qu’on peut faire du mal à son lecteur » .

J’ai beau avoir chevillé en tête l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » , je suis pris de court, je peine à rétorquer, je passe un mauvais quart d’heure. Je ne peux liquider son commentaire-qui-n’est-pas-un-reproche en me drapant dans une posture dédaigneuse, « Cette chochotte ne comprend rien à mon art, elle n’avait qu’à ne pas me lire » . L’écriture est une affaire de pouvoir (le texte prend le pouvoir sur le lecteur), donc de responsabilité, d’accord. Je dois admettre, d’une part, qu’il vaut mieux ne pas traumatiser les enfants, et d’autre part que mes livres possèdent, peu ou prou, cette capacité contondante, je ne m’en vente pas – même si, naturellement, en prendre conscience ne changera rien à ma façon d’écrire. Il faut croire que cette conversation inconfortable, dans une voiture, m’a durablement travaillé, puisque me voici rêvant de bourdes, de culpabilité, de responsabilité morale. Dans un train.

Un endroit pour vivre (Troyes épisode 71)

22/11/2011 un commentaire

Brian Eno a déclaré à propos du premier album du Velvet Underground : « Seules 500 personnes l’ont acheté, mais chacune d’elles a ensuite fondé un groupe ».

J’aime cette aura légendaire d’oeuvres ésotériques et cependant fondatrices, comme un flambeau que l’on se refile dans l’ombre. Plus que l’aspect archéologie de l’histoire des arts, j’aime surtout l’idée du choc esthétique confidentiel, dans une ruelle plutôt que sur le boulevard. On découvre par accident un livre, ou un disque ou un film ou peut-être juste un dessin, dont n’a jamais entendu parler, dont on n’attend rien, on l’ouvre ingénument et il nous explose à la figure, plus rien ne sera jamais comme avant.

Chris Ware décrit cela dans un entretien avec Benoît Peeters, quand il évoque sa découverte, à l’âge de 17 ans, du magazine Raw au fond du bac d’une librairie, alors qu’il espérait y trouver des revues porno. « J’ai fini par le rapporter chez moi et voilà, ça a changé ma vie. » En amont, Art Spiegelman reconnaissait qu’il avait fondé Raw d’après l’influence qu’avait eu sur lui le Weirdo de Robert Crumb dix ans plus tôt… Et en aval ? Sans doute Raw a engendré chez nous le Lapin de l’Association, qui à son tour…

En ce qui me concerne, Raw m’a percuté de plein fouet par son ultime parution (je ne le savais pas mais la pièce était déjà jouée), à la faveur d’un séjour en Angleterre en 1991, et c’est dans ce numéro-là que pour la première fois j’ai lu une histoire de Chris Ware, intitulée I guess. Même si je ne suis pas devenu dessinateur de bandes dessinées, ça a changé ma vie, ma vie de lecteur au moins, qui n’est pas négligeable.

Également publiés dans Raw, la liste témoigne de la fertilité de cette irremplaçable et secrète matrice : Maus de Spiegelman, Charles Burns, Muñoz & Sampayo, Kim Deitch, Gary Panter, Julie Doucet, Tardi, Alan Moore, Robert Sikoryak

Et puis, Richard McGuire. McGuire est un auteur presque inexistant à force de discrétion. Une participation ici ou là, peu de publications, des couvertures de commande, quelques courts métrages d’animation, parfois une conférence… Nul besoin d’être prolifique : c’est en six pages seulement, dans un numéro de Raw, qu’il a chamboulé tout et tous. Quiconque a lu son histoire expérimentale Here s’en souviendra à jamais (moi, donc, je me souviens parfaitement, c’était sur un ferry en revenant d’Angleterre, il y a 20 ans), et ne lira plus tout à fait un livre de la même façon. Chef d’oeuvre minimaliste, Here raconte une histoire banale, la vie d’un homme, de sa naissance en 1957 à sa mort en 2027, et la vie d’une maison qui vécut plus longtemps. Mais il la raconte d’une façon inédite, et offre au lecteur une expérience, une occasion de rénover sa rétine et son horloge interne, et d’éprouver le sens d’un lieu et le sens du temps qui passe, l’histoire et la géographie qui se croisent, des millions d’années et quelques secondes à peine pour lire la planche, vous êtes ici. Extraordinaire. En six pages.

Je viens de découvrir que Here avait été adapté sous forme de court-métrage (ci-dessus). C’est presque aussi efficace, mais pas tout à fait, puisque chaque art, le livre ou bien le cinéma, apporte avec lui sa propre Histoire et sa propre Géographie, les six pages sont devenues six minutes, rien à voir.

Art trouvé (Troyes épisode 70)

21/11/2011 Aucun commentaire

Il faisait tellement beau, tellement lumineux, que j’ai enfourché mon vélo, et que je suis parti au hasard avec la même détermination que si j’avais su exactement ce que je m’en allais chercher.

Je ne l’ai pourtant trouvé que quinze kilomètres plus loin. Il dépassait d’un terrain vague, d’un chantier au bord des jardins, parmi quelques vieilleries entassées sur des bornes inertes et grises, et cernées par la boue. Je suis descendu de vélo, j’ai tendu le bras à travers la haie grillagée, je l’ai saisi entre le pouce et l’index puis, me hissant sur la pointe des pieds et alternant dans les mailles, main droite main gauche main droite, j’ai fini par lui faire franchir la palissade. Il était entre mes mains.

Un portrait d’enfant dans un cadre ovale, doré, cabossé. Le sujet est tourné trois-quarts à gauche et porte un noeud papillon bleu marine. Son âge est incertain, son sexe également sauf à interpréter la seconde tache bleue, à l’avant du crâne, comme une fleur dans les cheveux, coquetterie féminine. Cette peinture peut avoir deux cents ans, et son histoire s’est achevée dans un terrain vague. Elle est très abimée, délavée sans doute par les intempéries, piquée de mille tâches moisies dont la largeur augmente jusqu’à noircir entièrement certaines zones dans la partie droite. Curieusement, le seul détail intact du portrait est l’oeil droit, d’une couleur brun-jaune, et désespérément je me raccroche à cet oeil pour lire une expression survivante, une intention intacte, un reliquat d’humanité. Une vague mélancolie peut-être, à moins que je n’y projette la mienne. Le reste du visage, le front, la tempe, la joue, l’oreille, le menton, tout coule comme en train de fondre, ou comme si la peinture en s’effaçant ne révélait pas le support du peintre (une plaque de bois) mais le tréfonds de l’enfant, son crâne et son squelette, l’oeuvre hurlant sous la pluie la vérité blanche du modèle : Je suis mort ! Toute oeuvre d’art, à terme, rejoint la catégorie des vanités. Il suffit de la déposer sur un terrain vague.

Les choses qui meurent m’émeuvent terriblement. Elles font d’office partie de ma famille. Une personne de bon sens m’aurait dit « Ceci n’est pas à toi » ; une personne de bon goût m’aurait dit « Laisse donc ce détritus » ; un critique d’art (catégorie distincte de la précédente) aurait peut-être réussi à me prouver que cette peinture n’était qu’une croûte, ne méritant pas mieux que sa déchéance organique. Mais je n’ai écouté personne, d’ailleurs il n’y avait personne, j’ai pris le petit fantôme ovale avec moi, je l’ai déposé dans le panier à l’avant de mon vélo, et je l’ai précautionneusement conduit à la maison. J’ai très peu décoré l’intérieur de la thébaïde depuis que j’habite ici, je ne m’intéresse guère à ce qui orne les murs. Je n’aurai ajouté que ce petit portrait. Mon successeur le jettera s’il en a envie.