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Mathias Enard est un grand écrivain

01/06/2011 5 commentaires

Je viens de lire L’alcool et la nostalgie, le dernier roman de Mathias Enard. C’est très bien. J’ai tout lu de Mathias Enard je crois, presque, à part son best-seller démesuré Zone, devant lequel je recule encore. Mais tout le reste, quand j’ai pu, même ses articles, même ses traductions, même son album jeunesse, même ses nouvelles de commande, et tout est très bien, constant, divers, une œuvre, une vraie. Je la surveille. J’ai mes raisons.

Je viens d’achever L’alcool et la nostalgie et j’en suis étourdi. Cette dérive russe se prétend ou semble se prétendre strictement autobiographique : les protagonistes surgissent dans le monde réel du paratexte, « Mathias » le narrateur est aussi l’auteur et « Jeanne », l’amour perdu, est la dédicataire. Mais je n’y crois guère. Si autobio il y a, elle est sans aucun doute piégée, biaisée, romancée. D’ailleurs ce triangle amoureux tragique, avec dans un angle le narrateur, dans l’autre Vladimir l’ami/rival/doppelgänger/ogre, et dans le troisième Jeanne la frêle muse qui s’automutile, ressemble un peu trop et trait pour trait au casting qu’on lisait déjà dans le deuxième roman de Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, lequel était peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, peut-être autant de la fiction, et puis d’ailleurs ce prénom, Jeanne, est louche, c’est celui de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars dont Mathias Enard dit s’être inspiré, alors vraiment on s’en fiche de l’autobio, on ne veut pas le savoir, l’important c’est le souffle. Mathias Enard est en pleine possession de son souffle, on l’écoute en vibrant, on le suit à l’aveugle, on s’embarque dans sa transe lyrique et désespérée, dans sa mélancolie éthylique qui déborde l’érudition par tous les pores.

Je l’ai raconté plusieurs fois, je l’ai même écrit là-dedans sur le mode pathético-burlesque, je le répèterai tant qu’il le faudra : le Festival du premier roman de Chambéry au printemps 2004 fut un événement déterminant de ma vie, de mon existence « d’auteur » tout au moins. Ce festival, belle et brave institution de littérature vivante prend à cœur de découvrir : il recense depuis un quart de siècle les premiers romans publiés dans l’année, lit, fait lire, débat, déblaie, puis invite une poignée de « primoromanciers » comme ils disent, triés sur le volet, et pendant quelques jours au mois de mai, les choie, les célèbre, les écoute, les trimballe, les envoie un par un ou en commandos au-devant des publics, d’adultes, d’enfants, d’autres écriveurs, bref les prend au sérieux, et les traite comme des princes. J’ai eu l’honneur de connaître ce baptême du feu, ce privilège de celui qui, écrivant depuis un an ou depuis toujours, est brusquement lu.

C’est à Chambéry que j’ai reçu la première preuve, gratifiante et perturbante, que j’étais lu par des gens que je ne connaissais pas. J’étais lu, avec attention, gourmandise, bienveillance, fébrilité parfois, j’étais attendu, j’avais la sensation d’être pris pour un écrivain, de « démarrer une carrière ». Parmi d’autres qui, eux aussi, avaient publié leur premier roman l’année précédente, mais qui passé ce point commun avaient des profils  variés, des trajectoires singulières : on comprenaient de certains, comme JP Blondel, qu’ils n’étaient qu’au début de leur carrière et qu’ils publieraient désormais et pour longtemps un ou deux livres par an ; tandis que d’autres avaient écrit le livre de leur vie, et s’en tiendraient là. Et moi, où me situais-je ? Entre les deux, peut-être. Je n’épiloguerai pas sur la fibre névrotique de mon caractère qui, par la suite, m’a incité à esquiver cette « carrière » entrevue et, en lieu et place, à labourer, semer, arroser, et récolter le Fond de mon tiroir.

Il n’en reste pas moins que ces quelques jours de mai 2004 à Chambéry m’auront permis de lire des premiers romans (ce qui ne me serait pas venu à l’idée) et ainsi de me faire une petite idée de ce à quoi ressemblaient les primoromanciers mes pairs, et la primolittérature si elle existe. J’y ai lu des premiers livres qui, surprise bonus, m’ont enthousiasmé, j’y ai noué des contacts avec Jeanne Benameur et Thierry Magnier qui se sont révélés fertiles quelques années plus tard, et j’y ai même rencontré certains écrivains qui, suprême cerise sur le gâteau de Savoie, m’honorent depuis de leur amitié (celui-ci ou celui-là voire ce troisième).

J’étais invité, donc, à Chambéry pour mon premier roman, TS. Mathias Enard pour le sien, La perfection du tir. Ce roman m’a été un rude choc. Quand bien même certains des autres primoromanciers avaient signé de bons et estimables romans, sympathiques et/ou sincères, très émouvants ou très drôles ou très habiles, j’avais senti que celui-là planait un peu plus haut : une exigence, une tension, une énergie, une originalité, une âpreté dans le sujet comme dans l’écriture, un évident engagement littéraire. Un incontestable souffle, déjà, car tout est là, tout y était, tout est dans le souffle. Comme me le résumera plus tard un autre écrivain de la cuvée « Chambéry 2004 » : « Mathias, c’était le major de promo ».

J’ai eu quelques autres occasions de rencontrer Mathias Enard dans les mois qui ont suivi. Nous avons notamment été conduits à mener une rencontre scolaire en commun (un troisième larron était présent, l’aimable Sylvain Estibal), dans un lycée de Belgique. Or, il s’est passé là quelque chose. Vers la fin de l’heure, un élève a posé une question un peu bateau, un peu naïve, un peu consensuelle, comme pour conclure sur le mode Salut les copains, bling, Druckeroïde : « Est-ce que vous aimez les livres l’un de l’autre ? »

La réponse ne fut ni bateau, ni naïve, ni consensuelle. Mathias a répondu : « Ben, heu, non. Franchement, non. Cette histoire d’ado, là, non, ça ne m’intéresse pas beaucoup… » J’étais assis à côté de lui, sur l’estrade, face à la classe, et j’en suis resté foudroyé, stupide. On n’est pas de bois. Mine de rien, il venait de briser un tabou, pulvériser le pacte tacite de non-agression entre auteurs, cette veulerie de principe si caractéristique et par conséquent si aisée à moquer, ces hypocrisies douceâtres et réciproques comme autant d’ascenseurs, que j’ai vues à l’œuvre des millions de fois, sur les plateaux des salondulivs ou des télévisions, « votre ouvrage est remarquable cher(e) collègue », cette politesse de façade qui n’en pense pas moins et qui ménage les susceptibilités (c’est délicat) ainsi que les entregents (c’est cynique)…

Quelques instants plus tard, enfin sortis du lycée, nous fumions une cigarette sur le trottoir. Mathias Enard me demande, pour rattraper le clou et enfoncer le coup : « As-tu pensé, pour promouvoir ton roman, à te mettre en cheville avec des psychologues scolaires, des spécialistes de l’adolescence, des campagnes de prévention du suicide, la DDASS ?… » J’ai pris cette placide suggestion pour une perfidie, m’expulsant sans papiers, me raccompagnant à la frontière du champ littéraire, un peu comme si je lui avais conseillé d’aller faire la réclame de son roman sur un sniper dans un colloque de tireurs d’élite sponsorisé par Smith & Wesson.

Voilà qui est sûrement bête à avouer (je suis sur mon blog, j’avoue ce que je veux même si c’est bête) : j’ai ressenti sur le moment une grande peine, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre. Non seulement une grande peine comme pour n’importe quelle variante d’amour à sens unique (je t’aime, tu ne m’aimes pas, j’ai le cœur brisé), mais aussi, au-delà de la blessure narcissique, une relégation, un désaveu cuisant qui en une phrase effaçait tout le bienfait du Festival de Chambéry : non, tout compte fait, ta prose est irrecevable, elle ne mérite pas le label « littérature », remballe gamin, rentre chez toi. Ma fragile dépression adolescente ne faisait pas le poids à côté de, ou disons plutôt, contre, l’implacable histoire de sniper yougoslave de Mathias Enard. « À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres » (Flaubert à Louise Collet, 19 septembre 1852), et dans cette incertitude, le seul indice vaguement fiable est la reconnaissance des pairs. L’adoubement réciproque est la fonction (pour employer un vocabulaire ethnologique) de ces rituels trop polis pour être honnêtes.

Mon anecdote est minuscule, puisqu’elle n’a par la suite rien permis, ni rien empêché. Elle ne joue aucun rôle dans le fait que je continue de lire Mathias Enard. J’ai rencontré l’auteur, à peine, pratiquement pas au fond, et ce n’est rien ; je le lis avidement de la même façon que je lis certains écrivains morts : je ne sais si un plus grand compliment est possible – si c’est vraiment de littérature que l’on cause, peu importe les hommes et les relations qu’ils entretiennent, seuls comptent les livres. Au moment où Mathias Enard vient de parrainer la dernière édition du Festival du premier roman de Chambéry, je me réjouis, et même je me félicite (quel sang-froid mes amis), d’affirmer aujourd’hui librement, c’est-à-dire simplement, en lecteur, sans l’ombre d’une jalousie, sans le moindre ressentiment : « Mathias Enard est un grand écrivain. »

J’ai toujours dans ma bibliothèque l’exemplaire de La perfection du tir que Mathias Enard m’a dédicacé à Chambéry. À mon attention il avait griffonné sur la page de garde un petit dessin qui réunissait en quelque sorte les deux gimmicks de nos romans respectifs : dans un cercle représentant la lunette d’un fusil, une silhouette humaine trimbalant un gros dictionnaire ; depuis 2004, entre deux feuillets, son personnage s’apprête à liquider le mien. La blague est brutale mais, je le reconnais, assez drôle.

Du reste il est grand temps que je me frotte à Zone.

Ce soir on improvise (Encore un dernier souffle)

17/03/2011 2 commentaires

Comme on le sait, je me donne régulièrement en spectacle depuis trois ans avec Christophe Sacchettini. Lui et moi avons adapté mon roman Les Giètes en une lecture musicale déjà représentée une trentaine de fois. Et je ne m’en lasse pas, je vibre sur l’estrade comme au premier jour, je m’enivre live de cette adrénaline, je raffole de cet accomplissement bonus du texte, ressuscité dans ma bouche et servi chaud directement du producteur au consommateur, et on rit, on pleure, on vit, on meurt, commediante, tragediante…

Forcément, à force de faire la route ensemble pour aller jouer dans des lieux insoupçonnés, Christophe et moi discutons dans la voiture. Nous nous montons le bourrichon. Je l’interpelle (ping !) : « Il tourne bien, ce spectacle. Je l’aime. Il est au point. Mais on pourrait peut-être faire autre chose, un jour, non ? Travailler sur un autre de mes bouquins… »

Il m’interpelle en retour (pong !), aussi sec : « Ah, moi, un de tes livres que j’aime bien, c’est TS… » Mais je décline illico, je m’insurge même. TS, hors de question, jamais de la vie, on n’y touche pas. On ne le fera pas. Ah, bon. Puis nous parlons d’autre chose. De cinéma, par exemple.

Christophe, musicien aguerri et (en ce moment du moins) très occupé, a toutefois gardé un pied dans l’organisation de divers stages pédagogiques où il transmet et vulgarise les musiques qu’il aime. Or voilatipa que, préparant les récentes vacances de février, il m’interpelle au téléphone (ping !) : « Le prochain stage est consacré à l’impro. Et si on y donnait nos Giètes, mais en les ré-improvisant ? Depuis le temps qu’on les joue, on les connaît par cœur, c’est l’occasion rêvée de les remettre à plat, de recommencer tout le travail d’invention, de se mettre en danger… On choisit d’autres passages du livre, on invente un spectacle bis en public et en direct, devant les stagiaires… Toi, tu ne me préviens pas des extraits que tu choisis de lire, moi je ne te dis pas ce que je jouerai ni quand ni sur quels instruments… On verra bien ce qui se passe ! C’est le principe ! On se lâche ! »

 

C’est tentant, mais fort intimidant. Mon premier mouvement est de dire « On ne le fera pas ». L’impro, je m’en méfie, moi… J’ai trop d’inhibitions, par nature je suis plutôt de composition inverse, genre control freak. Plus les rouages du spectacle (ou du texte, aussi bien) sont huilés, mieux je me sens, mieux je carbure, quitte à sortir des rails ensuite, emporté par le mouvement. Pourtant, l’idée fait son chemin. Et finalement, le mois dernier, je l’interpelle (pong !) : « Bon, Christophe, okay, on prend le risque. Mais alors on le prend jusqu’au bout. On change même de bouquin. On passe du vieillard à l’ado. On va la faire sur TS, cette impro.

– Hein ? TS ? Mais je croyais que tu ne voulais pas y toucher ? Qu’il était bien comme il est et qu’il n’avait pas besoin de la scène et de la haute voix ?

– Je change d’avis. J’ai écrit ce livre il y a dix ans, et là j’ai envie de lui faire un sort pour son anniversaire. Pour voir. On se lâche oui ou zut ?

– On se lâche. Faut que je le relise. »

Il relit. Moi aussi. Bigre, c’est sacrément dur… Très charnel, tout près des tripes… Ce bouquin possède une tension spéciale, je me souviens parfaitement, j’ai travaillé pour, il est d’un bloc,  composé organique, comment improviser quoi que ce soit, prélever un passage, retrancher ? Je ne l’avais pas relu depuis longtemps… Ce livre, mon premier, est peut-être mon meilleur, mon seul qui compte, voilà un sentiment que je ne dis pas souvent, que je ne pense pas davantage, c’est trop gênant comme aveu, mais après tout c’est possible, voilà pourquoi peut-être je le prétends intouchable, par délicatesse, et lâcheté… Le syndrome « J’ai tout dit dans mon premier livre ! l’unique important au fond, depuis lui je ne suis bon qu’aux redites plus ou moins nécessaires, plus ou moins laborieuses »… Au fil de ma relecture de cet ouvrage princeps, je constate maints points communs avec mon dernier roman en date… En mieux, me semble-t-il… « J’avais déjà tout écrit ! » comme dit ce pauvre Martin Eden… Je suis obnubilé par une citation, une autre, que j’ai pourtant oubliée (ne vous moquez pas, ce sont des choses qui arrivent) : je crois que T.H. Lawrence (ou alors un autre) a dit (ou pas) quelque chose qui ressemblait à : « Pour faire le tri dans les bibliothèques  et les librairies encombrées, on ne devrait lire que les livres dont les auteurs seraient morts s’ils ne les avaient pas écrits. » Je ne veux pas verser dans le romantisme complaisant, mais il me semble qu’au sein de ma bibliographie, un seul livre répondrait à cette définition… Oh certes oui hélas, je serais (en quelque façon) mort de n’avoir pas écrit celui-ci… Bigre de bigre… Improviser là-dessus ? On ne le fera pas.

 

Le temps passe. Chacun y réfléchit, de son côté. On en parle à peine. Je me demande dans quoi j’ai mis les pieds. Je sais que ce roman palpite encore en moi comme hier, mais suis-je encore capable d’incarner un ado, à mon âge, sans cabotiner outrageusement ? L’échéance approche, ce n’est plus intimidé que je suis, mais vaguement paniqué. Le matin même précédant notre happening, Christophe m’appelle. Même, il m’interpelle (ping !) : « Je viens d’avoir une idée !

– Aïe.

– Mais si, écoute. Vu le dispositif de ce roman, le duel entre les deux personnage, le mutique et celui qui essaie de le faire parler, il faut qu’à un moment donné du spectacle, on intervertisse les rôles. Je te prends le livre des mains, et c’est moi qui lis un chapitre.

– Oui, pourquoi pas. Un transfert, en quelque sorte. C’est pertinent. Mais pendant que tu lis, je fais quoi, moi ?

– Ben, tu joues de la musique !

– Pardon ? »

Jouer de la musique ? Moi ? Improvisant au surplus ? Et devant un public de musiciens ? Jamais de la vie ! Certes, j’en joue un peu, de la musique. Je fourbis du trombone dans un orchestre où je m’amuse bien… (Où, notez-le bien, je fais partie de la sous-catégorie de ceux qui n’improvisent jamais, qui se contentent de lire tant bien que mal la partition.) Mais de là à dire que je sais jouer ! Que je suis « musicien » ! Que je vais improviser au chic, mesdames et messieurs ! J’ai une trop haute idée de la musique et des musiciens pour m’en prétendre et m’en conter ! Zéro prétention musicale, afin d’avoir les prétentions à hauteur de mes moyens ! Je ne le sais que trop que je ne « créerai » jamais rien en musique, oh je me contente de faire joujou, et je réserve mes ambitions esthétiques, par défaut allez savoir, à la seule littérature. Je méninge à toute berzingue, Christophe est toujours au bout du fil, il attend, et tout compte fait je l’interpelle (pong !).

« De toute façon, je n’ai pas mon instrument sous la main, donc l’affaire est réglée. Mais !… Mais !… Mais en revanche j’ai là, dans un placard, un tuba. Le tuba n’est pas mon instrument. Je sais à peine en jouer. Je le sors de son étui une fois chaque Saint-Glinglin pour deux trois prout-prouts et voilà tout ce que je sais du tuba. Donc, quitte à improviser, autant le faire dans un instrument que je ne maîtrise pas. Ainsi soit-il, je jouerai ce soir du tuba, parce que TS est un roman sur le souffle, alors voilà, le personnage doit apprendre à respirer, il va bien falloir qu’il réussisse à souffler dans ce monstre à quatre pistons, c’est toute l’histoire… »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? N’importe quoi ! Voilà que je me suis engagé pour donner le soir-même un spectacle dont j’ignore tout, à part une chose : j’aurai entre les mains un instrument dont je ne sais pas jouer.

Christophe m’encourage avec une citation de Miles Davis, le même genre, obnubilante, encore une de ces citations qu’on a presque oubliées mais qu’on réinvente approximativement, enfin bon elle est peut-être bien de Miles Davis malgré tout : « Improviser, c’est jouer au-delà de ce que l’on sait ». D’un autre côté merci bien, tu parles d’un encouragement ! Je pense aussi à une autre citation qui m’aide un peu, je ne sais plus quel oulipien, peut-être Perec en personne, définissait ainsi le principe même de l’OuLiPo : c’est au fond très simple, il s’agit seulement de s’ingénier à résoudre des problèmes que l’on s’est ingénié à se poser. Surmonter des difficultés (insurmontables) qu’on s’est imposées soi-même, et le résultat quand tout fébrile on y parvient, est un paradoxe : la liberté par la contrainte. Je n’étais pas fier, avant la représentation, plus contraint que libre. « On ne le fera pas ». Cette liberté de ne rien faire, jusqu’au bout, qui permet de faire. Le trac comme jamais (et pourtant, le trac, je l’ai toujours), et la chiasse, son corollaire dans les viscères.

Eh, bien, je l’ai fait. Nous l’avons fait. Et oui, j’ai aussi soufflé dans mon tuba. Merci Christophe. Merci pour tout. Je t’embrasse.

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’exaltation dans lequel cette situation inédite m’a plongé. Qu’il me suffise de dire qu’en sortant de scène, en nage et à fleur de peau, j’ai demandé l’heure à Christophe. Il m’a dit que notre performance musicale, littéraire, et, pour l’essentiel, innommable puisqu’improvisée, avait duré près de deux heures et demie. Et que (presque) aucun membre du public n’était parti avant la fin. Il aurait pu me dire 30 minutes ou 12 heures, je l’aurais cru aussi. Pour le reste, je ne donnerai pas de détails. Ce que j’aime aussi dans cette soirée inespérée et non reproductible, soigneusement miraculeuse, c’est son caractère occulte, comme une cérémonie secrète, elle n’est déjà plus qu’un souvenir, un fantôme. Vous y étiez ? Alors vous savez ce que je veux dire. Vous n’y étiez pas ? Tant pis pour vous.

Vous la trouvez peut-être décevante, la fin de mon histoire… Bah. Je vous souhaite, bien sincèrement, bien tendrement, bien affectueusement, d’improviser. Ah, est-ce bien Sonny Rollins qui disait « Improviser c’est composer très vite » ? Et était-ce vraiment John McLaughlin, lui qui répliqua « Composer c’est improviser lentement » ? Je ne sais plus ! Je ne sais plus rien !

À dossier de presse, presse de dossier

13/02/2011 2 commentaires

Trois ans après sa première, le spectacle musical adapté des Giètes vit toujours, pour la grande surprise et grande joie des deux duettistes, Christophe Sacchettini et moi-même. Des enseignants ou bibliothécaires ou organisateurs de spectacles nous le réclament de ci-de là, et comme nous espérons qu’il nous le réclameront encore, il était temps de nous fendre d’un petit dossier de présentation, à la fois cahier des charges techniques et dossier de presse, téléchargeable ici même. Il paraît que ça se fait, dans le milieu du spectacle vivant. Mais il paraît que ça ne se fait pas tout à fait ainsi, que j’ai été trop long, un chouïa « trop littéraire »… Baste ! C’est bien de littérature qu’il s’agit ! Zarma-jarnicoton ! (oui, j’aime les jurons composés.)

Également au registre « relations de presse », j’ai été récemment contacté par un journaliste du magazine grenoblois, gratuit et en ligne Gre-News (qui incidemment vient de changer de nom, et s’appelle désormais, pour plus de clarté, Gre-City-Urban-Metro-Local-Agglo-Zentrum-Public-Urban-Cheflieudkanton-News ou quelque chose d’approchant). Cet organe prépare un dossier sur « les Isérois qui écrivent », ma foi pourquoi pas, et m’a adressé un petit questionnaire. J’ai répondu de mon mieux mais hélas, ziva-ventrebleu ! il est à craindre que je me sois montré, dans mes réponses, à nouveau « trop long et trop littéraire ». Comme j’ignore comment ce journal pressé pour gens pressés va condenser mes propos, j’en refourgue ci-dessous l’intégralité. Fuck-saperlipopette !

Comment  et quand a débuté votre histoire avec les mots, quels  sont vos  premiers souvenirs d’histoires que vous avez imaginées  ?
Je crois que j’ai découvert très tôt, avant dix ans, qu’on n’exprimait pas la même chose en parlant et en écrivant. Étant peu bavard de nature, j’ai compris que l’écriture était une excellente façon, idéale pour moi, de réfléchir, et d’inventer. Je ne sais plus ce qui est venu en premier, inventer ou réfléchir, mais il me semble que c’était un peu pareil. Je me souviens qu’en CE1 ou CE2, un instit nous donnait comme devoir à la maison d’écrire des phrases avec des mots que nous venions d’apprendre. J’ai pris cela pour une contrainte oulipienne (je n’avais jamais entendu parler de l’Oulipo, bien sûr), et avec le mot du jour je construisais jour après jour un feuilleton compliqué dont les héros récurrents étaient « M. X et Bruno l’asticot ». Je suppose que c’est là « les premières histoires que j’ai imaginées ».

A  quel moment vous êtes-vous dit « Je me lance: je veux  partager ça avec  les gens » ?
Bonne question. Le désir d’écrire est, en effet, distinct du désir de publier. J’aurais pu me contenter du premier, la beauté du geste, la fin en soi. À quoi bon publier ? Je vois deux motivations principales : le pur et simple narcissisme (voir son nom imprimé, ça fait plaisir, on tient une preuve qu’on existe), et l’envie de rembourser ce que l’on a reçu. On écrit parce qu’on a lu (j’énonce là une banalité). Les livres des autres m’ayant marqué à vie, publier à mon tour, faire partie de ce monde de l’imprimé, était comme une reconnaissance de dette, ou un passage de flambeau.

Quelle a été la réaction de votre entourage  ?
Personne dans mon entourage n’était au courant que mon premier livre existait avant de l’avoir entre les mains. Je leur ai fait la surprise. Les réactions ont été très diverses. Ma mère ne m’a plus adressé la parole pendant six mois. Tant pis. On n’écrit pas pour faire plaisir à sa famille. Il y faut des motivations plus solides.

Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur cette aventure  que fut la rédaction de votre premier roman ?
Je me rappelle cette période d’écriture comme d’un très long moment de tension, neuf mois de concentration. Commencer un livre, c’est plutôt facile. Le terminer demande beaucoup d’entêtement.

Comment décririez-vous votre rapport à l’écriture et votre  univers?
Je ne considère pas l’écriture comme un métier, mais incontestablement comme un travail. Et des plus rudes. Je suis lent et laborieux, je remâche, je corrige, j’affine sans fin, je recommence. J’ai davantage l’habitude de réécrire que d’écrire. Mais depuis que j’ai ouvert un blog, je teste aussi une écriture plus lâchée, plus directe et nerveuse. Et puis j’édite, aussi. Contrairement à certaines idées reçues, je suis venu à l’auto-édition non par dépit de ne pas trouver preneur dans l’édition traditionnelle, mais après avoir été édité ailleurs. J’ai découvert, depuis que je suis « éditeur », que faire le livre me passionnait tout autant que l’écrire.

Quels sont vos projets actuels ?
Je sors ce mois-ci une plaquette en hommage à Louis-Ferdinand Céline, aux éditions du Pré-Carré. Je trouve tout à fait judicieux que Céline ait été retiré des célébrations officielles, parce que cela donne champ libre pour le célébrer officieusement. Plus globalement, j’espère à l’avenir continuer à alterner des livres « grand public » (tout est relatif)  chez des éditeurs ayant pignon sur rue, et des expériences plus personnelles, plus underground, au sein de ma maison d’édition, « Le Fond du tiroir ». En l’occurrence, je prépare à la fois un roman RELATIVEMENT traditionnel, inspiré d’une vieille histoire paraguayenne, et un livre tout à fait impossible, peut-être même illisible, un OVNI où j’entreprends de traduire le quotidien en alexandrins rimés, c’est-à-dire repeindre l’éphémère aux couleurs du sublime.

Que diriez-vous à un jeune qui veut se lancer dans une  aventure comme celle-ci ?
« Ecoute tout le monde, et ne sois d’accord avec personne. Évite aussi, si possible, d’être d’accord avec toi-même. »

Oh oui Ferdinand, fais-moi peur !

30/01/2011 2 commentaires

Si vous êtes dans les petits papiers du Fond du Tiroir, vous avez déjà reçu le courriel ci-dessous, rédigé façon spam pour rire. Pourquoi un tel exercice de style ?

Primo parce que j’aime bien les spams. Je lis consciencieusement ceux que je reçois, du moins lorsque je ne reçois rien d’autre, ça me fait toujours un écho du monde, et quel écho. J’aime les spams. Je l’avoue franchement, j’aime leur roublardise pataude comme un gyrophare posé sur un piège à loup, j’aime leur irréductible absurdité qui rappelle l’étymologie montypythonnienne du mot spam, j’aime même leur débilité candide, symptôme de la dégradation fatale à l’oeuvre dans la « communication » moderne… Suis-je pervers ? Les spams m’émeuvent très sincèrement, j’y perçois une certaine poésie désespéréehouellebecquienne en quelque sorte.

Secundo parce que, comme toujours, à l’heure d’annoncer publiquement quelque évènement me concernant, l’idée même de la publicité me dégoutte à un point tel que j’enrobe névrotiquement ma réclame au sein d’une quasi-illisible satire anti-réclame… On s’amuse comme on peut. Si le Fond du Tiroir disposait d’un directeur marketing, je me serais fait virer depuis lurette. Heureusement, c’est moi le patron. Or donc voici ce que, dans un premier temps, j’ai envoyé à tout mon carnet d’adresse :

Bonjour cher ami de mon coeur.
Je est une Russe jeune de 21 années et je est joyeuse de fait ta connaissante.
C’est tout a fait un réel plaisire pour moi de t’écrire car mon plus grand désire est de faire des connaissantes et de partager mes idées avec d’autres.
Je ne fume pas et je voudrais corresprondre avec tu parce que je…

Oups ! Pardon ! Ce n’est pas ça du tout ! Au temps pour moi, le message ci-dessus ne vous était pas destiné, j’ai mélangé mes fiches ! J’escomptais vous soutirer du pognon pour un tout autre prétexte. Pour des livres, comme d’hab. Je reprends.

Vous êtes toujours là ? Si vous n’avez pas encore classé ce mail en « indésirable » d’un clic distrait, sachez que : Rome n’est plus dans Rome, et le Fond n’est plus dans le tiroir. Je m’exporte dans un pays frère. En effet, ma prochaine publication n’adviendra pas sous l’enseigne maison « Le Fond du tiroir », mais sous celle du Pré#Carré de mon estimé confrère Hervé Bougel.

A paraître, donc, en mars prochain : une élégante plaquette intitulée « Dr. Haricot, de la Faculté de médecine de Paris » au sein de la série « Un pas à la fois » qui, selon la présentation de l’éditeur, est « une collection de lettres adressées par des auteurs à d’autres auteurs ». À qui écrirais-je ? Au Dr haricot, bien sûr. Soit un écrivain-médecin dont il convient de se méfier parce qu’il sait faire rire. Il ne s’agit pas de François Rabelais, mais d’un rude tricard dont on ne fêtera pas le cinquantenaire de la disparition, sous prétexte que ça énerve Serge Klarsfeld, et que ça émeut Frédéric Mitterrand (le même Frédéric Mitterrand qui, toute bonne conscience politique dehors, déclarait il y a peu « La Tunisie, une dictature ? Allons allons c’est très exagéré… »). C’est bon, vous voyez qui ?

L’objet est à commander (6 euros franco de port) auprès du Pré#Carré… ou au Fond du tiroir.

Par ailleurs, toujours dans le registre « Le Fond du tiroir hors les murs », vous êtes invités à admirer l’affiche ci-jointe conçue par le trop rare (c’est de ma faute, c’est moi qui ne lui donne pas assez de boulot) Patrick « Factotum » Villecourt et à assister en masse, si vous êtes dans le coin, au lugubre spectacle que ce poster promeut : « Fais-moi peur ! saison 2 », vendredi 18 février 20h30, auditorium l’Odyssée d’Eybens, avec les élèves du CRC d’Eybens, entrée libre, composition et direction musicale : Olivier Destephany / lectures : moi-même en personne et de noir vêtu. Au programme : Bram Stoker, E. A. Poe, Maupassant, Lovecraft, Joseph Delaney. Et vous pages pervers, courez au cimetière, prévenez de ma part mes amis nécrophages que ce soir nous sommes attendus dans les marécages.

En revanche, si vous avez lu ce long message jusqu’au bout uniquement émoustillé par la perspective d’une jeune femme russe honnête et fidèle pour une relation épistolaire suivie et peut-être davantage, un jour, qui sait, voyez plutôt ici.

Si vous voulez que je vous réponds dans l’immédiat à mon adresse personnelle fvigne(arobase)fonddutiroir.com, je serai heureuse de te lire ta réponse mon amour à très bientôt. (Je est non fumeuse blonde.)
Fabrice « Irina » Vigne

… Ensuite, lorsqu’un destinataire de ce pseudo pourriel mordait à l’hameçon et me répondait d’un petit mot, je ferrais, comme les vrais ! J’amorçais la seconde étape, le ton plus direct, la demande explicite, et j’envoyais même la photo d’Irina. Qu’est-ce que je suis marrant.

Merci cher [Coller ici l’adresse de l’interlocuteur] !
Je très contente de ton message. Tu est quelqu’un avec quoi j’adore
discuter de mes idées et d’autres choses ! Je t’envoies ici ma photo (cf.
pièce-ajoutée
), j’espère qu’elle à ton goût ! Malheureusemente ma mère est
rès malade et j’est besoin de 10000 roubles pour l’opérer. Donne-moi vite
ton numéro de carte bleue pour que je puisse la soigner !
Tenderement,
Irina

Et une fois que j’ai fini de rire, je regarde à nouveau la photo de cette fille qui existe à peine, que je ventriloquise, et je reste perplexe. Qui est-elle, au juste ? Un roman à écrire, comme on dit.

Tu veux ma photo ?

01/10/2010 Aucun commentaire

« La photographie, je m’y entends comme à ramer des choux. » (Les Giètes, éditions Thierry-Magnier, p. 152)

J’ai placé cette phrase dans la bouche du narrateur de mon « Photoroman », non seulement pour réhabiliter une locution amusante et injustement désuète (et croyez bien que cette motivation eût été suffisante), mais aussi pour avouer une bonne fois, plus candide que modeste, que la photographie, je n’y connais rien. La règle du jeu de cette collection inventée par Jeanne Benameur et Francis Joly était d’écrire un roman à partir des photos qui m’étaient confiées – à l’aveugle, sans rien connaître, précisément ça tombait bien, ni leur contexte, ni leur auteur (en l’espèce, Anne Rehbinder). Je m’y suis consacré, hardiment, regardant ces images de tous mes yeux, tentant de traduire en mots ce que j’y décelais d’histoires et d’Histoire, d’idées et d’émotions. Mais sans jamais me poser en ce que je ne suis pas : un connoisseur, un spécialiste, un érudit, un iconophage, un photographe. Merci bien, autant ramer des choux.

Quatre ans plus tard, ce roman ainsi que les images qu’il contient ou qui le contiennent voyagent encore et vous regardent. Le 6 novembre prochain, je m’insérerai dans la biennale de la photographie contemporaine de Rambouillet pour une table ronde « Photo et littérature« , aux côtés de la dream team des éditions Magnier (Thierry, Jeanne, Francis) et Yannick Vigouroux. Je me réjouis de revoir ce monde, et j’ouvrirai mes mirettes en grand, mais je préviens, la photographie, je n’y connais toujours rien.

Dans les mots sans images, je suis plus à mon aise. Pas « spécialiste » ici non plus, un peu d’expérience ne suffit guère, oh presque tout à apprendre, mais enfin, les mots donnés au public, j’en fais mon affaire. Les Giètes version spectacle vivant, dites en chair et en os, déclamées et musiquées sur scène, bougent encore, elles aussi. Ce spectacle improvisé improvisé il y a deux ans et demi nous est toujours demandé, et j’en suis très heureux. Christophe Sacchettini et moi-même nous produirons pas moins de six fois dans les semaines à venir, dont cinq lors d’une mini-tournée en Drôme et Ardèche organisée par la communauté de communes « Les deux rives ». Programme ci-après. Rameurs de choux (mes frères) bienvenus.

Pourri, résistance, rébellion

17/04/2010 2 commentaires

(Troisième et dernier volet sur mes récentes interventions scolaires. Je ressasse sans doute, un peu, parce que ça me reste en travers, je ressasse si je veux, t’as compris ? C’est mon blog.)

Sans avoir sciemment noirci le tableau, j’ai rédigé mon précédent article à charge, afin de transcrire aussi fidèlement que possible mon désarroi chez Lucie-Aubrac, face à cette génération coupée de l’écrit et conséquemment déstructurée, face à la crise dans l’éducation, dans la culture – et partout ailleurs dans la cocotte minute. Je suis, et je ne vois pas pourquoi je le cacherai, consterné et même inquiet par la fermeture de ces mômes, leur violence, leur rejet de l’école intériorisé comme normal, comme fatal, l’étroitesse de leur imaginaire (ils peinent à construire, non seulement une phrase, mais une histoire, un récit, une perspective, on a l’impression que fait défaut l’idée même que quelque chose peut advenir).

Je ne suis en prise qu’avec l’un des symptômes de questions sociales beaucoup plus graves (quels adultes seront-ils ?), et je me sens dérisoire comme une erreur de casting. J’entrevois ce qu’il faudrait faire, mais je n’en ai pas les moyens. Je ne suis qu’un minuscule outil, instrumentalisé dans le ‘socio-cul’ (pour méditer sur les ravages du socio-cul et l’éradication symétrique de l’éducation populaire, voir ici), confronté une petite poignée d’heures à ces enfants à problème (pour qui ?), je leur dirai au-revoir puis je rentrerai chez moi, loin d’eux, composer tranquillement mes poëmes qu’ils ne liront pas… Comme on me l’a dit un jour, remuant le couteau de ma mauvaise conscience : « Toi, de toute façon, tu t’adresses aux bons élèves ». Voilà où m’a mené l’ambition de m’adresser à tous et à personne.

Bien sûr, je me remets en question : je ne suis pas à la hauteur, je ne sais tout bonnement pas faire, j’usurpe. Je prends ce risque-là en me frottant à eux. Comme l’écrit Jeanne Benameur (ma marraine) dans un témoignage sur ses propres rencontres avec des classes : écrire est risqué « comme rencontrer une classe. Il y a toujours risque à se confronter à l’autre. En soi ou hors de soi. C’est vers la conscience de ce risque que j’essaie d’amener les élèves au cours d’une rencontre. Dans une société qui pose en première place la sécurité, voire le « sécuritaire » l’expérience littéraire, celle de l’écriture, celle de la lecture, suppose de se risquer sous la peau de l’autre et c’est un acte profondément civilisateur. C’est cette conviction qui m’anime lors de chaque rencontre. » Okay, la rencontre civilisatrice n’a de valeur que si elle est risquée, et si elle est risquée alors il faut envisager qu’elle puisse se passer mal, ou pas du tout.

Alors on y retourne. On va au contact, et on improvise. On fera ce qu’on pourra. Des techniques, sinon des méthodes ?

Lire. Oui, comme Nadia R. l’a suggéré en commentaire, offrir une lecture à voix haute. Leur lire puisqu’ils ne lisent pas. Sans l’illusion que cela les fera lire, mais avec l’ambition de les toucher tout de même avec des mots choisis. J’ai expérimenté bien souvent cet exercice, pour lequel je crois posséder désormais un certain savoir-faire. Certes, je capte parfois leur attention.

Écrire. Là, c’est plus délicat. Des ateliers d’écriture ? Ils sont, pour beaucoup d’intermédiaires conviant les auteurs à rencontrer des élèves, le coeur même et l’objectif de ces rencontres. Or je n’ai guère de goût ni de compétences pour ces ateliers, je l’avoue, parce que l’idée  que je me fais des ateliers d’écriture (peut-être fausse – en tout cas politiquement incorrecte) est qu’ils consistent à dire à la cantonade, et avec un sourire bienveillant, ‘Écrire c’est facile‘. Or, ce serait pour moi de la démagogie, car je trouve qu’écrire est plutôt difficile. Je ne vois pas pourquoi j’imposerai à des jeunes (ni à qui que ce soit) mes critères d’exigence en matière d’écriture, je ne me sens pas très sincère en leur disant ‘Elle est très bien, là, ta phrase, continue…‘, et je persiste à croire qu’un professeur ou un documentaliste est mieux placé que moi pour faire écrire les élèves. Au mieux, je peux leur dire, ‘Voilà, c’est ainsi que j’écris, mais cette méthode n’est valable que pour moi‘.

Revenons chez Lucie : la prof de français, jeune, de bonne volonté, aussi enthousiaste que possible (que deviendra son enthousiasme ? par parenthèse, que fait-on de l’enthousiasme des jeunes profs frais émoulus quand on les envoie systématiquement faire leurs armes dans des établissement aussi difficiles ? encore une question politique), les fait écrire. C’est laborieux, chaotique, mais parfois on touche au but : ils ont écrit. La prof a eu l’idée de leur proposée la méthode explicitement employée dans TS : prendre un mot au hasard, et à partir de ce mot construire une narration, dérouler sa propre histoire.

Je lis un texte rédigé par une jeune fille, l’une des plus grandes gueules de la classe, l’une des plus indociles. Pourtant, elle écrit. Elle a choisi trois mots, sans passer par le hasard : résistance et rébellion, parce qu’ils travaillent en classe (« Lucie Aubrac » oblige, sans doute) sur cette thématique ; et pourri, qu’elle a choisi seule.

Une militante doit résister à sa douleur. Même si elle a mal, elle doit être forte et marcher la tête haute, ne jamais se rabaisser, et continuer son chemin.

Tant que je n’aurai pas mes droits, je me rebellerai contre le système raciste, même si la mort doit venir. Jusqu’à ce qu’elle vienne, je me rebellerai.

Je suis en 4e4. J’ai 14 ans. Aujourd’hui à 8h30, j’ai cours de français. C’est un cours pourri. Tellement pourri que j’ai plus envie d’y aller, ça me saoule.

Je fais la part de la provoc facile, du défoulement, de l’injure un peu cliché contre le ‘système’. Après l’échauffement, les trois essais, vient un texte de plus longue haleine, le vif du sujet.

J’ai 14 ans, je suis kurde, j’habite en France. J’ai toujours voulu l’égalité, que tout le monde dise qu’on est tous humains. Mais si on regarde le monde ! On voit que ça continue, encore, le capitalisme, le racisme, qui ne donnent aucun droit à ceux qui n’ont pas la même culture, pas la même langue. Ceux qui se battent pour avoir ces droits interdits sont mis de côté, ou au dernier rang. Alors que ceux qui ont la bonne culture, la bonne religion, les bonnes racines, sont venus comme des barbares, ils ont envahi la terre des gens qui habitaient là depuis 2000 ans. Ces barbares disent aujourd’hui que c’est leur pays, qu’ils sont les propriétaires, qu’ils imposeront leur langue et leur culture, que les autres seront interdites. Eh ! bien, non. Ce peuple est là, aujourd’hui, et depuis des années, ils ne bougera pas. Il ne se rabaissera jamais, il restera jusqu’à obtenir son droit sur cette terre et sur toutes les choses qui lui appartiennent. Aujourd’hui, 2010, les Kurdes sont plus de 50 millions, ils sont intelligents et indépendants, ils sont rebelles et forts, les barbares le savent très bien ! Les barbares n’ont plus de force, ils ne nous soumettrons plus à leur dictature raciste ! L’armée de militants kurdes fait la guerre, nous donnerons notre vie pour notre terre. Nous avons une histoire, une culture, une richesse culturelle à protéger, pour retrouver le nom de notre pays sur toutes les cartes mondiales, pour montrer l’intelligence, la puissance, l’honnêteté kurde, et gagner quelque chose, si nous le voulons !

Je suis épaté. Je lis, je prends, je ramasse, je me tiens pour dit. Je dois trier, à nouveau, évacuer les facilités, les dangereuses revendications identitaires s’imaginant les autres ‘barbares’ (ostracisme que je n’absoudrai jamais, nulle part, pas même pour le malheureux peuple kurde, martyre), mais je retiens cette rage, cette fierté, cette colère, et cette façon de l’exprimer. Oui, je suis épaté. J’ai envie de lui dire ‘Il est bien, là, ton texte, continue…‘, je suis peut-être mûr pour animer un atelier d’écriture après tout. J’ai reçu une leçon. Agressé par le premier accueil qui m’a été réservé ici, j’en avais presque perdu la capacité d’être étonné par eux, de recevoir leur texte, de découvrir leur rage, de comprendre leur fierté. Il me fallait réapprendre à écouter – un peu comme eux, en fait. Tout n’est peut-être pas perdu.

Je souhaitais terminer ce grand reportage en Éducation Nationale par cette jeune fille, sur l’impression qu’elle m’a laissée : ces jeunes gens malcommodes ont bel et bien quelque chose à dire. C’était évident, et je l’avais presque oublié. Qui saura parler avec eux ?

Post-scriptum, Janvier 2011 : je rédige enfin le compte-rendu que je devais contractuellement à la Maison des Ecrivains, consultable sous ce lien. Je sais que ce rapport a huit mois de retard, que c’est de la moutarde après dîner, que plus personne ne l’attend… mais il me fallait tout de même le boucler maintenant, pour mémoire, pour moi : mon prochain programme de rencontres au sein de ce dispositif se mettant en place (je pars lundi à Limoges), il était temps de faire le point, ou de laver l’ardoise.

(Prochainement sur cet écran, l’épilogue nocturne : Manquait plus que le préfet !)

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)

Retour au lycée

08/04/2010 2 commentaires

(Premier épisode d’une série de trois, ou quatre, on verra.)

Chaque année, bon an mal an, j’accomplis avec constance, curiosité et scrupule, quatre ou cinq rencontres scolaires dans des lycées, et presque autant dans des collèges. Je n’en suis pas encore blasé. Pour la plupart, ces interventions ont lieu dans le cadre du dispositif SOPRANO de l’ARALD (et voilà une occasion supplémentaire de remercier la Région Rhône-Alpes pour son soutien, ah c’est vrai, je la remercie très sincèrement la Région, on s’étonne du taux d’abstention aux élections régionales, il me semble que la raison en est que personne ne sait à quoi elle sert, cette pauvre Région – or, moi, je sais : la région soutient la Littérature, merci la Région), et portent sur TS, qui, quoique mon plus vieux livre, et l’unique paru « pour adultes », demeure le plus à même de chatouiller un public ado – pas à un paradoxe près, on ne reviendra pas là-dessus.

Exception notable : c’est avec Les Giètes pour prétexte qu’a eu lieu l’une de mes dernières incursions marquantes en lycée. Un lycée pro, BEP « service aux personnes », m’avait invité au motif que ces jeunes filles (seulement trois garçons dans les rangs) se destinaient aux métiers type « assistance aux personnes âgées ». J’ai parlé d’assistance aux personnes, comme requis, puis de mille autres choses. Très bon souvenir, première et unique fois que je passais avec une même classe toute une journée, pleine de rebondissement… Comme je présentais à la classe mes autres livres, j’exposais la genèse de J’ai inauguré IKEA : « Moi, IKEA, je n’aime pas ça, ça me fait même peur. Il faut toujours écrire sur ce qui nous fait peur. L’une des origines de ce livre, c’est que j’ai lu dans un article qu’un Européen sur six était conçu dans un lit IKEA. J’en ai eu le sang glacé. »
Une élève, un doigt en l’air : « Ben… Je comprends pas pourquoi… Franchement, pas de quoi avoir peur, m’sieur… »
Une autre, qui engueule la première : « Mais si ! Attends, c’est dégoûtant ! Nous, on y dort, après, dans ce lit ! » (rires)
Je ne vois pas comment je pourrais en venir à me lasser des rencontres scolaires.

Pourquoi conservè-je un tel goût pour ces interventions publiques, alors que certains auteurs, plus connus que moi, plus aguerris, plus prolifiques, voire plus talentueux (ou les quatre à la fois : Jean-François Chabas), en ont soupé et déclinent systématiquement toute invitation en milieu scolaire ?

Bon, faisons immédiatement un sort au tabou phynancier : intervenir en classe est, en toute franchise, intéressant du point de vue numéraire. Lorsque je fais respecter les tarifs de la Charte des auteurs jeunesse, je gagne en trois ou quatre jours d’intervention l’équivalent des droits d’auteurs perçus pour un roman qui m’aura demandé un an de travail ou davantage. Easy money.

Mais je vous prie de ne pas me croire vénal, ni capable de prostituer la parole que je viens délivrer là. Comme j’ai eu l’occasion de le déclarer, précisément à une classe de collège, « Je ne fais rien pour l’argent. À part lorsqu’on a faim (et je n’ai pas faim), l’argent est la pire raison de faire quoi que ce soit, c’est avilissant ».

La vérité est que ces moments d’intervention, de confrontation, de remise en question sur le métier, je les aime.

J’aime être là, j’aime donner mon show un brin narcissique à ces jeunes gens, j’aime échanger avec eux, j’aime leur donner à rire, à s’émouvoir, à réfléchir, j’aime trouver en direct des réponses neuves à des vieilles questions. J’aime ce contact direct, de la même façon que j’adore me retrouver sur scène pour mon spectacle musical adapté des Giètes, et vive le spectacle vivant, la mise en présence en chair et os, en-cet-en-endroit-en-cet-instant, de celui qui dit et de celui qui écoute, strictement le contraire de l’expérience littéraire.

J’aime tout cela ; mais aussi, je crois sincèrement qu’il est important de s’y consacrer. On me jugera prêcheur, naïf ou bien-pensant, tant pis, je ne vais pas m’excuser d’avoir des convictions : j’estime que faire ces rencontres, c’est faire le bien, c’est une mission d’intérêt général, parce que je crois dur comme fer à l’éducation, en général, c’est même l’intime tréfonds de ma fibre politique. Si j’ai des réserves sur les missions édificatrices de la ‘littérature jeunesse’, en revanche je trouve tout naturel de venir en personne édifier la belle jeunesse, en leur parlant littérature tout court. J’ai dit tout récemment l’attachement que je porte aux actions qui construisent le lien entre livre et lecteur. C’est une idée générale, d’accord, mais pragmatique.

Quand ces rencontres se passent bien, j’en ressors heureux, épuisé, vidé et pourtant rechargé à bloc d’émotions en boucle, plein en outre d’un respect renouvelé pour les profs, accomplissant ceci à longueur de journée, à longueur d’année, pour une rétribution bien plus modeste. Et puis, parfois, ces rencontres se passent mal, comme un rendez-vous qu’on manque. Alors, je sors de l’enceinte scolaire perplexe, désemparé, anxieux, et juste malheureux…

(Ne manquez pas le prochain épisode, demain ou après-demain sur cet écran : Le livre par terre.)

« À bas le style ! » (Picasso)

21/11/2009 2 commentaires

"Tu n'es pas obligée de me croire, maman, mais tout ceci est vrai."

Les salondulivs ou la grande parade des hommes-troncs (en guise d’illustration ci-dessus, le très beau et étrange Jesus Betz de MM. Bernard et Roca, débrouillez-vous pour trouver le rapport, je ne vais pas tout vous expliquer).

Salondulivs ? Merci bien, j’en aurai « fait » cinq cet automne. Première fois que je salonne à tel rendement. Franchement, c’est trop. C’est lassant. Les compte-rendus de salons sont lassants aussi. Je me suis adonné souvent à cet exercice de compte-rendu, salon après salon, ici, ici, ici, ici, ici, ici, et même . Comme si ça ne suffisait pas, j’en ai même rêvé certaines nuits. Et puis on s’use, on se répète, on se fatigue, on vieillit tronc. Il est exténuant de répondre toujours à la même question, « C’est pour quel âge ? » (coucou Nadia), il est insidieux et louche surtout de s’homme-tronniser, s’introniser, « écrivain » au lieu d’écrire. De paraître plutôt que de faire. Bling bling, si j’ose m’exprimer.

Oh, certes, les salondulivs sont des endroits douillets, accueillants, sis parfois dans des endroits superbes, riches de leurs spécialités gastronomiques et de leurs bénévoles épatants, et je me dit que je suis un privilégié trop gâté à fine bouche. Il arrive, en outre, que l’on fasse des rencontres formidables, sur les salondulivs, et c’est l’avantage essentiel, indiscutable. Il arrive que l’on rencontre pour de bon un compagnon de stand, ou un lecteur, ou les deux, bref un être singulier qui ce jour-là va illuminer votre conscience et votre sensibilité, et la journée est belle, la vie aussi ma foi.

Mais les salondulivs sont, au moins aussi souvent, l’occasion de non-rencontres parfaitement réussies. Je vous rapporte (voilà où je voulais en venir) une anecdote survenue lors de mon dernier en date salonduliv.

Une dame s’arrête à mon stand. Elle me dévisage par-dessus ses lunettes. « Alors vous, c’est quoi, votre style ?
– Mon Style ? Ben… Heu… Je heu je sais pas trop… Mon style, vous dites ? Je le cherche encore, je crois…
– Ah oui. Je vois. Vous vous cherchez. »

Elle fait une drôle de grimace, saisit un livre sur l’une des piles de mes œuvres complètes déballées entre nous. Elle le feuillette en silence, lit peut-être une phrase, peut-être un mot, peut-être même pas, à trois pages différentes, et alternativement me regarde en faisant une moue nouvelle. Enfin elle hoche la tête, pleine de compassion, repose le livre et s’en va, lâchant un « Merci » du bout des lèvres, lorgnant déjà sur le stand suivant.

Cet épisode de rien du tout, cette histoire minuscule, fait gamberger lorsqu’on est homme-tronc attendant le chaland. J’ai manifestement été très mauvais : à l’évidence, je n’ai pas dit ce qu’il fallait dire. J’aurais dû faire semblant de savoir quel est mon style. Je suis malcommode à identifier, aussi, on dirait que je le fais exprès. Visez-moi ce fatras. Un livre pour enfants, un livre pour vieillards, un abécédaire (mais pour adultes), un livre en kit encombrant comme pas permis, un mini-livre de 12 pages avec signet conceptuel, un journal de rêves, un vrai roman et plusieurs faux… Je ferais mieux d’avoir un style. Hey, mec, t’as pas un gimmick ?

Ah ! Cette manie de vouloir identifier, étiqueter les choses et les gens ! Savoir à qui on a à faire, afin de préparer le mieux possible la non-rencontre ! Par association d’idées – parce que, du coup, j’avais des loisirs sur mon stand pour associer les idées, je pensais à l’identité nationale d’Eric Besson. « Alors vous, vous êtes français, c’est quoi votre style ? »

J’ai assez de bouteille, désormais, pour délivrer, plein de suffisance, un bon conseil aux auteurs débutants qui vont installer pour la première fois leur stand sur un salonduliv : venez avec votre style.

Esprit d’escalier : trois jours plus tard, trois jours trop tard, je découvre cette intéressante citation.

À bas le style ! Est-ce que Dieu a un style ! Il a fait la guitare, l’arlequin, le basset, le chat, le hibou, la colombe, comme moi. L’éléphant et la baleine, bon, mais l’éléphant et l’écureuil ? Un bazar ! Il a fait ce qui n’existe pas. Moi aussi. (Pablo Picasso, propos rapportés par André Malraux, La Tête d’obsidienne, 1974).

(Réplique : dès le prochain article.)

Et ci-dessous, le salonduliv de Romans sur Isère vu du ciel. Sauras-tu retrouver ami lecteur quelques hommes(et femmes)-troncs dissimulés dans la foule ? Jean-Pierre Blanpain ; Valérie Dumas ; un philosophe à chapeau ayant enlevé son chapeau mais ayant trouvé son style ; Nadia Roman de trois-quarts dos ; moi.

ROMANS 14 et 15 nov 2009 (376)

Mais c’est que je n’ai rien à dire, moi…

06/11/2009 5 commentaires


TS, le livre malpoli qui vous montre son derrière
(Parfait, comme titre, pour une reprise de parole après un mois d’abstinence. Bien ! Où en étions-nous ?)

Série « Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille » , épisode 43.

Deux étudiants m’ont contacté au printemps dernier, me conviant à un débat sur l’adolescence qu’ils ont la charge d’organiser dans le cadre de leur projet tutoré. Je ne me sens pas spécialement spécialiste de la question, mais allez, bon, pourquoi pas, on verra bien ce qu’il se passe, et puis si ça peut vous rendre service, vos études, votre diplôme, tout ça, bonne chance les gars… Je vous le donne en mille : Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille.

Ils font de leur mieux, ces jeunes gens, ce qu’ils peuvent, mais il faut bien constater que la préparation de ce petit événement est un peu hasardeuse. C’est quoi, au juste, un débat sur l’adolescence ? C’est quoi, d’abord, l’adolescence ? Eh bien, on ne sait pas trop. Au moins connaît-on le lieu, la date (jeudi 12 novembre à 19h à la bibliothèque du centre ville de Grenoble) et les noms des intervenants : Christine Cannard, Thierry Ménissier, et mézigue.

Nous avons tous les trois prodigué des efforts pour soutenir le projet tutoré (ou pour tutorer le soutien projectile), et formulé des orientations précises à ces médiateurs débutants.

À ma gauche, Mme Cannard, du laboratoire de psychologie et de neurocognition de l’université Pierre-Mendès-France :

Au vu des derniers évènements autour de l'agression portée par des adolescents
sur d'autres adolescents ou sur les enseignants, je propose de débattre
sur cette problématique hautement médiatisée : adolescence et insécurité.
L'adolescence est menaçante, parce qu'elle correspond à l'émergence
des pulsions sexuelles et agressives sous une forme nouvelle.
Mais l'adolescence est menaçante à la fois pour l'adolescent lui-même
(ce qu'on oublie souvent) et son entourage (ce que l'on se contente trop
souvent de médiatiser).
Les « jeunes » sont-ils de plus en plus violents ?
Relation entre mesures de sureté et sentiment de sécurité.
Relation entre adolescence et violence
Relation entre processus d'individuation et société individualiste.
Relation entre estime de soi, rituels et initiatiques et prise de risque
etc.
Autant de questions qui peuvent confronter nos différentes approches
qui répondent à la demande des étudiants de débattre autour de problématiques
adolescentes et enfin qui peuvent permettre à la bibliothèque qui nous accueille
de "déballer" quelques livres...

À ma droite, M. Ménissier, maître de conférence en philosophie politique et chargé d’enseignement à l’Institut de sciences politiques de Grenoble :

En ce qui me concerne (philosophe politique et historien des idées), je voulais
privilégier un aspect des choses qui m'a toujours étonné : c'est en gros au
moment de la mise en oeuvre du Code civil - donc au moment où on demande aux
individus d'intégrer dans leurs conduites la notion de responsabilité devant
la loi, un système civique en somme fort contraignant se substituant au vieux
système religieux - que l'adolescence apparaît dans l'histoire de la psychologie,
et qu'elle se définit immédiatement comme une période de vacance, de flou dans
le rapport à la loi et quasiment comme une phase flottement du sujet. C'est de
plus le même auteur qui va porter les deux thèmes sur les fonds baptismaux, à
savoir Rousseau : auteur du Contrat social ET de l'Emile. Je voudrais donc,
ainsi que je l'avais dit, présenter rapidement ces idées en bénéficiant du recul
fourni par ma discipline, et en m'interrogeant sur la fonction sociale de ce
qu'on appelle "adolescence" - qui m'interroge aussi en tant que..."éleveur
d'enfants" (dans les deux sens du terme "élever", bien entendu).

Et moi, au milieu, heu… Fabrice Vigne, du Fond de son tiroir, enchanté. Eh bien quoi, moi ? Cessez de me regarder comme ça, vous m’intimidez… C’est que je n’ai rien à dire, moi… Surtout posé sur la même estrade que deux universitaires à la tête aussi bien faite, et pleine… J’ai creusé la mienne, de caboche, et j’ai proposé la contribution suivante :

Tout ceci me paraît fort intéressant, mais je ne me sens pas la moindre
compétence ni connaissance ni légitimité pour participer à ce débat, et je
serais peut-être plus à ma place dans le public qu'à la tribune. Ce n'est
pas de littérature, que nous allons débattre. Or la seule raison pour
laquelle j'ai été convié à ce débat, mon seul fait d'armes, est d'avoir
autrefois publié un roman (pour mémoire : TS, ed. l'Ampoule, 2003) qui
mettait en forme ce que j'ai senti, et non ce que j'ai compris, de
l'adolescence.
Sans vouloir péter plus haut que mon derrière, je me permets de faire
mienne cette phrase d'Ingmar Bergman : "Selon moi, la seule contribution
que l'artiste puisse apporter à un débat, c'est son oeuvre. Il me parait
indécent de me mêler à la conversation" (in "Chaque film est mon dernier film",
1959).
Donc, après avoir beaucoup réfléchi, voici ce que je vous propose : ma
contribution pourrait se borner à lire un extrait du livre en question.
Qu'en pensez-vous ?

Je n’ai pas eu de réponse. Nous en sommes là. Que va-t-il se passer jeudi prochain ? Peut-être quelque chose, peut-être rien.

« À quelque chose, malheur ! » Cette histoire m’aura permis de me replonger dans l’admirable texte de Bergman, dont je vous ressers une tranche, parce que je ne saurais mieux dire. Pas de copier-coller, je recopie à la main, le plaisir est pour moi. C’est le passage où Bergman expose ses fameux « Trois commandements ». Remplacez ci-dessous le terme film par livre ou par n’importe quel autre qui mérite que l’on se tienne debout, vous obtiendrez un dense noyau de morale esthétique, à la fois ambigüe et parfaite, minimale et universelle.

« Le premier commandement n’a pas l’air bien pénible, mais il n’en contient pas moins une morale très élevée. Le voici : Sois toujours intéressant. Cela veut dire que le public qui vient voir mon film et qui, par là même, me fait vivre, a le droit d’exiger de moi une sensation, une émotion, une joie, un renouveau de vitalité. J’ai le devoir de lui donner ce qu’il demande : c’est mon seul droit à l’existence.

Mais cela ne signifie pas que j’aie le droit de me prostituer, de n’importe quelle façon, car interviendrait alors mon second précepte : Agis toujours selon ta conscience d’artiste. Ce deuxième précepte est ambigu, puisque d’une part il m’impose de rejeter tout ce qui s’appelle vol, mensonge, luxure, meurtre et falsification, mais que d’autre part il me permet de falsifier, si ma falsification est artistiquement défendable, de mentir si le mensonge est plaisant, de tuer mon ami le plus intime ou moi-même ou qui que ce soit, si ce meurtre sert mon film, de me prostituer si cela me rapproche du but, et enfin de voler si je n’ai rien trouvé d’original (…).

Pour me fortifier et ne pas tomber dans tous les fossés, j’ai inscrit dans mon catéchisme un troisième précepte, consolant et savoureux : Chaque film est mon dernier film. On pourra l’interpréter comme un paradoxe amusant ou comme un aphorisme banal ou bien comme la constatation de la vanité universelle. Mais ce n’est pas ainsi que je l’entends. Ce précepte traduit pour moi une réalité vécue. »

Voilà. À bientôt, ami lecteur qui je l’espère viens ici parce que tu  me trouves intéressant, et qui en lisant mon dernier article parce que chaque article est mon dernier article, es en droit d’exiger de moi une sensation, une émotion, une joie, un renouveau de vitalité. Peut-être, mais peut-être pas, que la prochaine fois tu liras ici « Maintenant que j’ai dit oui il va bien falloir que j’y aille » , épisode 44 : le jeudi 26 novembre, à 16h45, je participerai au colloque « L’avenir du livre de jeunesse » à la BNF. J’y suis convié pour causer nouvelles technologies, pour évoquer ce que l’écriture numérique induit, permet, provoque (blog, auto-édition). C’est la première fois que je suis invité à m’exprimer publiquement en tant qu’ « éditeur » , et cela se passe à une journée d’étude consacrée à la littérature jeunesse… Je suppose qu’il me faudra commencer par préciser que le Fond du Tiroir ne publie pas (pas encore) de livres jeunesse… Que se passera-t-il ce jeudi-là ? Peut-être quelque chose, peut-être rien ? Ah, la vie est pleine de suspense, c’est sans doute pour cela que je ne sais pas dire non.