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Ce soir on improvise (Encore un dernier souffle)

Comme on le sait, je me donne régulièrement en spectacle depuis trois ans avec Christophe Sacchettini. Lui et moi avons adapté mon roman Les Giètes en une lecture musicale déjà représentée une trentaine de fois. Et je ne m’en lasse pas, je vibre sur l’estrade comme au premier jour, je m’enivre live de cette adrénaline, je raffole de cet accomplissement bonus du texte, ressuscité dans ma bouche et servi chaud directement du producteur au consommateur, et on rit, on pleure, on vit, on meurt, commediante, tragediante…

Forcément, à force de faire la route ensemble pour aller jouer dans des lieux insoupçonnés, Christophe et moi discutons dans la voiture. Nous nous montons le bourrichon. Je l’interpelle (ping !) : « Il tourne bien, ce spectacle. Je l’aime. Il est au point. Mais on pourrait peut-être faire autre chose, un jour, non ? Travailler sur un autre de mes bouquins… »

Il m’interpelle en retour (pong !), aussi sec : « Ah, moi, un de tes livres que j’aime bien, c’est TS… » Mais je décline illico, je m’insurge même. TS, hors de question, jamais de la vie, on n’y touche pas. On ne le fera pas. Ah, bon. Puis nous parlons d’autre chose. De cinéma, par exemple.

Christophe, musicien aguerri et (en ce moment du moins) très occupé, a toutefois gardé un pied dans l’organisation de divers stages pédagogiques où il transmet et vulgarise les musiques qu’il aime. Or voilatipa que, préparant les récentes vacances de février, il m’interpelle au téléphone (ping !) : « Le prochain stage est consacré à l’impro. Et si on y donnait nos Giètes, mais en les ré-improvisant ? Depuis le temps qu’on les joue, on les connaît par cœur, c’est l’occasion rêvée de les remettre à plat, de recommencer tout le travail d’invention, de se mettre en danger… On choisit d’autres passages du livre, on invente un spectacle bis en public et en direct, devant les stagiaires… Toi, tu ne me préviens pas des extraits que tu choisis de lire, moi je ne te dis pas ce que je jouerai ni quand ni sur quels instruments… On verra bien ce qui se passe ! C’est le principe ! On se lâche ! »

 

C’est tentant, mais fort intimidant. Mon premier mouvement est de dire « On ne le fera pas ». L’impro, je m’en méfie, moi… J’ai trop d’inhibitions, par nature je suis plutôt de composition inverse, genre control freak. Plus les rouages du spectacle (ou du texte, aussi bien) sont huilés, mieux je me sens, mieux je carbure, quitte à sortir des rails ensuite, emporté par le mouvement. Pourtant, l’idée fait son chemin. Et finalement, le mois dernier, je l’interpelle (pong !) : « Bon, Christophe, okay, on prend le risque. Mais alors on le prend jusqu’au bout. On change même de bouquin. On passe du vieillard à l’ado. On va la faire sur TS, cette impro.

– Hein ? TS ? Mais je croyais que tu ne voulais pas y toucher ? Qu’il était bien comme il est et qu’il n’avait pas besoin de la scène et de la haute voix ?

– Je change d’avis. J’ai écrit ce livre il y a dix ans, et là j’ai envie de lui faire un sort pour son anniversaire. Pour voir. On se lâche oui ou zut ?

– On se lâche. Faut que je le relise. »

Il relit. Moi aussi. Bigre, c’est sacrément dur… Très charnel, tout près des tripes… Ce bouquin possède une tension spéciale, je me souviens parfaitement, j’ai travaillé pour, il est d’un bloc,  composé organique, comment improviser quoi que ce soit, prélever un passage, retrancher ? Je ne l’avais pas relu depuis longtemps… Ce livre, mon premier, est peut-être mon meilleur, mon seul qui compte, voilà un sentiment que je ne dis pas souvent, que je ne pense pas davantage, c’est trop gênant comme aveu, mais après tout c’est possible, voilà pourquoi peut-être je le prétends intouchable, par délicatesse, et lâcheté… Le syndrome « J’ai tout dit dans mon premier livre ! l’unique important au fond, depuis lui je ne suis bon qu’aux redites plus ou moins nécessaires, plus ou moins laborieuses »… Au fil de ma relecture de cet ouvrage princeps, je constate maints points communs avec mon dernier roman en date… En mieux, me semble-t-il… « J’avais déjà tout écrit ! » comme dit ce pauvre Martin Eden… Je suis obnubilé par une citation, une autre, que j’ai pourtant oubliée (ne vous moquez pas, ce sont des choses qui arrivent) : je crois que T.H. Lawrence (ou alors un autre) a dit (ou pas) quelque chose qui ressemblait à : « Pour faire le tri dans les bibliothèques  et les librairies encombrées, on ne devrait lire que les livres dont les auteurs seraient morts s’ils ne les avaient pas écrits. » Je ne veux pas verser dans le romantisme complaisant, mais il me semble qu’au sein de ma bibliographie, un seul livre répondrait à cette définition… Oh certes oui hélas, je serais (en quelque façon) mort de n’avoir pas écrit celui-ci… Bigre de bigre… Improviser là-dessus ? On ne le fera pas.

 

Le temps passe. Chacun y réfléchit, de son côté. On en parle à peine. Je me demande dans quoi j’ai mis les pieds. Je sais que ce roman palpite encore en moi comme hier, mais suis-je encore capable d’incarner un ado, à mon âge, sans cabotiner outrageusement ? L’échéance approche, ce n’est plus intimidé que je suis, mais vaguement paniqué. Le matin même précédant notre happening, Christophe m’appelle. Même, il m’interpelle (ping !) : « Je viens d’avoir une idée !

– Aïe.

– Mais si, écoute. Vu le dispositif de ce roman, le duel entre les deux personnage, le mutique et celui qui essaie de le faire parler, il faut qu’à un moment donné du spectacle, on intervertisse les rôles. Je te prends le livre des mains, et c’est moi qui lis un chapitre.

– Oui, pourquoi pas. Un transfert, en quelque sorte. C’est pertinent. Mais pendant que tu lis, je fais quoi, moi ?

– Ben, tu joues de la musique !

– Pardon ? »

Jouer de la musique ? Moi ? Improvisant au surplus ? Et devant un public de musiciens ? Jamais de la vie ! Certes, j’en joue un peu, de la musique. Je fourbis du trombone dans un orchestre où je m’amuse bien… (Où, notez-le bien, je fais partie de la sous-catégorie de ceux qui n’improvisent jamais, qui se contentent de lire tant bien que mal la partition.) Mais de là à dire que je sais jouer ! Que je suis « musicien » ! Que je vais improviser au chic, mesdames et messieurs ! J’ai une trop haute idée de la musique et des musiciens pour m’en prétendre et m’en conter ! Zéro prétention musicale, afin d’avoir les prétentions à hauteur de mes moyens ! Je ne le sais que trop que je ne « créerai » jamais rien en musique, oh je me contente de faire joujou, et je réserve mes ambitions esthétiques, par défaut allez savoir, à la seule littérature. Je méninge à toute berzingue, Christophe est toujours au bout du fil, il attend, et tout compte fait je l’interpelle (pong !).

« De toute façon, je n’ai pas mon instrument sous la main, donc l’affaire est réglée. Mais !… Mais !… Mais en revanche j’ai là, dans un placard, un tuba. Le tuba n’est pas mon instrument. Je sais à peine en jouer. Je le sors de son étui une fois chaque Saint-Glinglin pour deux trois prout-prouts et voilà tout ce que je sais du tuba. Donc, quitte à improviser, autant le faire dans un instrument que je ne maîtrise pas. Ainsi soit-il, je jouerai ce soir du tuba, parce que TS est un roman sur le souffle, alors voilà, le personnage doit apprendre à respirer, il va bien falloir qu’il réussisse à souffler dans ce monstre à quatre pistons, c’est toute l’histoire… »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? N’importe quoi ! Voilà que je me suis engagé pour donner le soir-même un spectacle dont j’ignore tout, à part une chose : j’aurai entre les mains un instrument dont je ne sais pas jouer.

Christophe m’encourage avec une citation de Miles Davis, le même genre, obnubilante, encore une de ces citations qu’on a presque oubliées mais qu’on réinvente approximativement, enfin bon elle est peut-être bien de Miles Davis malgré tout : « Improviser, c’est jouer au-delà de ce que l’on sait ». D’un autre côté merci bien, tu parles d’un encouragement ! Je pense aussi à une autre citation qui m’aide un peu, je ne sais plus quel oulipien, peut-être Perec en personne, définissait ainsi le principe même de l’OuLiPo : c’est au fond très simple, il s’agit seulement de s’ingénier à résoudre des problèmes que l’on s’est ingénié à se poser. Surmonter des difficultés (insurmontables) qu’on s’est imposées soi-même, et le résultat quand tout fébrile on y parvient, est un paradoxe : la liberté par la contrainte. Je n’étais pas fier, avant la représentation, plus contraint que libre. « On ne le fera pas ». Cette liberté de ne rien faire, jusqu’au bout, qui permet de faire. Le trac comme jamais (et pourtant, le trac, je l’ai toujours), et la chiasse, son corollaire dans les viscères.

Eh, bien, je l’ai fait. Nous l’avons fait. Et oui, j’ai aussi soufflé dans mon tuba. Merci Christophe. Merci pour tout. Je t’embrasse.

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’exaltation dans lequel cette situation inédite m’a plongé. Qu’il me suffise de dire qu’en sortant de scène, en nage et à fleur de peau, j’ai demandé l’heure à Christophe. Il m’a dit que notre performance musicale, littéraire, et, pour l’essentiel, innommable puisqu’improvisée, avait duré près de deux heures et demie. Et que (presque) aucun membre du public n’était parti avant la fin. Il aurait pu me dire 30 minutes ou 12 heures, je l’aurais cru aussi. Pour le reste, je ne donnerai pas de détails. Ce que j’aime aussi dans cette soirée inespérée et non reproductible, soigneusement miraculeuse, c’est son caractère occulte, comme une cérémonie secrète, elle n’est déjà plus qu’un souvenir, un fantôme. Vous y étiez ? Alors vous savez ce que je veux dire. Vous n’y étiez pas ? Tant pis pour vous.

Vous la trouvez peut-être décevante, la fin de mon histoire… Bah. Je vous souhaite, bien sincèrement, bien tendrement, bien affectueusement, d’improviser. Ah, est-ce bien Sonny Rollins qui disait « Improviser c’est composer très vite » ? Et était-ce vraiment John McLaughlin, lui qui répliqua « Composer c’est improviser lentement » ? Je ne sais plus ! Je ne sais plus rien !

  1. Yann
    22/03/2011 à 23:12 | #1

    TS est le plus grand, le meilleur, le livre des livres sur l’adolescence. C’est un fait.
    Très étrangement, il n’a pas connu un succès planétaire. C’est un scandale.
    Alors tout ce qui peut lui permettre de revenir sur le devant de la scène (nouvelle publication ? lecture ? interprétation théâtrale, musicale, cinématographique, vélocyclopédique ?…) tout cela est de fort bonne heur.
    Si d’aventure il y avait une nouvelle représentation et que ça ne te gêne pas d’élargir un peu le cercle des happy few, préviens. Merci. Et très longue vie à TS.

  2. Nathalie Etienne
    26/03/2011 à 09:05 | #2

    Je confirme!Je l’ai lu avec plaisir et quelques-uns de mes élèves aussi.J’ai été sidérée par leur retour de lecture,d’une grande pertinence!La jeunesse n’est pas perdue,en tout cas moins que ce que l’on dit un peu partout.
    N.E

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