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Archives pour 11/2011

L’alphabet fera le ménage (Troyes épisode 59)

10/11/2011 Aucun commentaire

Résidant temporairement et, en somme, un peu par effraction, dans la ville de François Baroin, je tâche d’en profiter autant que possible pour me cultiver.

Il se trouve que c’est justement à Troyes, entre autres endroits, que la maison Gallimard fête son centenaire. La médiathèque du Grand Troyes est gratifiée d’un cycle de rencontres fort intéressantes auxquelles je suis assidu, et d’une magnifique expo truffée de pièces rares, manuscrits, exemplaires dédicacés, maquettes typographiques, notes de lecture rédigées par de grands auteurs à propos d’autres grands auteurs… et galerie de portraits en noir et blanc d’écrivains nénérefisés voire pléiadisés, bref sanctifiés. L.F. Céline, qui se rêvait « pléiadisé entre Bergson et Cervantès » , voisine finalement dans l’escalier de la médiathèque, le long de la rambarde (photo ci-dessus), pour cause d’ordre alphabétique, avec René Char. On ne saurait imaginer riverains plus dissemblables : le génial salaud et le fastidieux héros de la résistance (mille excuses aux charistes s’il s’en trouve dans la salle, Char me tombe des mains des yeux et des oreilles) regardent ensemble dans la même direction, pour citer un autre auteur Gallimard, icône lui aussi de ce best-of. J’espère qu’ils ne vont pas se battre dès que nous auront détourné les yeux.

On raillera tant qu’on voudra le bunker de la rue Gaston-Gallimard (anciennement rue Sébastien-Bottin), sa culture de l’auto-célébration (le siècle Gallimard quelques années après celui de la NRF), son « bon goût français », la mainmise de ses parrains sur le milieu goncourophile, et ses bourdes historiques (refuser les manuscrits de Céline, Proust, Duras, pour les publier en Pléiade quelques décennies plus tard)… Il faudrait faire montre d’une colossale mauvaise foi pour contester la place que tient Gallimard dans le paysage littéraire français. Quiconque a un jour essayé d’écrire un roman a envoyé par la poste son manuscrit à Gallimard (rejoignant les caves de Gaston, fantasmées dans les Entretiens avec le professeur Y), simplement parce qu’il avait été, un jour antérieur, bouleversé par un bouquin Gallimard. Je dois peut-être de ne pas être devenu fou pendant mon service militaire à un volume de la Pléiade acheté d’occase et mal en point, glissé dans la poche de ma veste de treillis façon gilet pare-balles, et que j’ai lu de la première à la dernière ligne, pendant des mois, dans les rangs, dans mon lit, dans les chiottes, dans les tranchées de leurs manoeuvres à la con.

Post-scriptum deux mois plus tard : je n’ai manqué aucune des rencontres du cycle Gallimard, je m’en suis copieusement nourri. Et c’est seulement maintenant, banquet achevé table débarrassée miettes balayées, que tout en digérant je réalise une chose : tous les aspects de ce gigantesque éditeur étaient représentés par au moins une rencontre publique, la littérature, les sciences humaines, la Pléiade, la poésie, le fonctionnement général… Tous, sauf la jeunesse. Toujours la même chanson : la jeunesse n’a pas de respectabilité, chez Gallimard comme ailleurs, c’est un secteur économique, pas un secteur culturel. Bon, ils pourraient au moins avoir cela, cette reconnaissance du ventre, c’est tout de même grâce à Harry Potter que Gallimard a pu recouvrer récemment sa pleine indépendance financière…

Vive la République (Troyes épisode 58)

09/11/2011 3 commentaires

Quel jour sommes-nous ? Allons, qui dans la classe veut bien se lever et inscrire au tableau la date du jour ? Nous sommes, je vous le précise en soupirant, résigné à votre perte de repères républicains, douteux citoyens que vous êtes, l’octidi 18 brumaire de l’an CCXX de la République. Sachez que ce jour est dédié à la dentelaire, et qu’il est le 212e anniversaire du putsch de l’an VIII perpétré par un militaire ambitieux, qui deviendrait bientôt un grand chef d’état français quoique, dit-on, complexé par sa petite taille.

Breaking news : Dans un communiqué publié à l’issue du Conseil des ministres, lundi 7 novembre (soit pour la République le sextidi 16 brumaire), la présidence a annoncé la hausse du taux réduit de la TVA. “A l’exclusion de l’alimentation, de l’énergie, et des produits et services destinés aux handicapés, la TVA à taux réduit sera portée de 5,5 % à 7 %, générant une recette supplémentaire de 1,8 milliard d‘euros”, précise le communiqué. La hausse sera effective à partir du 1er janvier (Nous serons alors le primidi 11 nivôse, saint granit, ce qui ne nous consolera pas).

La TVA est, essayez de suivre, c’est facile à comprendre, l’impôt inégalitaire par excellence, puisqu’il ponctionne la même somme sur le même objet, quel que soit l’acheteur. Or, ajouter quelques centimes sur le prix d’une marchandise usuelle, disons une baguette, n’a pas la même répercussion sur une personne qui touche le RSA (467 euros mensuels en 2011) que sur, mettons, la famille Bettencourt. Et voilà que le gouvernement de la République Une et Indivisible augmente la TVA sur ce que nous consommons tous qu’on soit chômedu ou trédeur, feignant d’exiger de nous un effort collectif, en réalité dénaturant le sens de la collectivité. TVA sur le livre, notamment.

Parfois, au milieu d’une rencontre scolaire, la question de l’économie du livre surgit, généralement sous la forme de la question « Vous gagnez combien ? » J’entreprends alors, camembert à l’appui, d’énumérer qui encaisse quoi sur le prix de vente. « Prenons ce livre, tout à fait au hasard, Les Giètes, 14,50 euros. Chaque fois que vous l’achetez en librairie, je touche 4%, soit 58 centimes. C’est moi qui reçois la plus petite part. Juste au-dessus de moi, l’État : 5,5% de TVA, soit 79,75 centimes (imaginez un peu ces trois quarts de centime) dans les caisses du Trésor à chaque Giètes vendu. C’est, remarquons-le, le plus petit taux de TVA (anciennement 7%, abaissé à 5,5% en 1988 par le gouvernement Rocard), celui qu’on applique aux produits de première nécessité. Cela signifie que nous vivons dans un pays qui considère le livre nécessaire : la France, il faut lui rendre grâce une fois de temps en temps, considère de première nécessité les fruits, les légumes, la viande, le blé, l’eau, l’électricité, et les livres. Tout ce dont on a besoin pour vivre. L’un dans l’autre, nous avons de la chance, de vivre en France, n’est-ce pas les enfants ? »

Il va me falloir, à compter du 11 nivôse, réajuster mon discours. J’essaierai ceci : « À raison de 7% de TVA, la France touchera désormais 1 euro chaque fois que vous achèterez Les Giètes. Citoyens ! Faites un geste pour sauver les caisses de l’État et le triple A ! Faites un pour rembourser la dette publique ! (que l’on appelle désormais dette souveraine parce que c’est elle qui a le pouvoir, le putsch c’est elle, on n’a rien vu venir) Faites un geste de solidarité pour les banquiers ruinés ! Faites un geste pour l’Eurozone ! Faites un geste pour la République Française ! Achetez Les Giètes. » Et puis signez la pétition, s’il vous plaît. Vive la République, vive la France.

Faire simple (Troyes épisode 57)

08/11/2011 Aucun commentaire

J’avais offert mon roman Jean II le Bon, séquelle à Susie Morgenstern, pour des raisons sentimentales expliquées ici. Un an plus tard, je passe, entre un salonduliv et une rencontre scolaire dans la bonne ville du Gua, quelques heures charmantes en compagnie de la délicieuse Susie, bloc de générosité, de tendresse et de bonne humeur qui rend plus agréable votre journée et, grosso-modo, votre vie. Elle trouve finalement l’occasion de m’en parler, de ce Jean II, qui lui a été un pensum. Elle semble triste d’être déçue, ou réciproquement. Elle qui avait tant aimé TS, ou Les Giètes, ou même La Mèche (alors qu’elle déteste Noël), aujourd’hui elle enfile des gants, saisit des pincettes, et prend toutes les précautions pour m’avouer sans me blesser que ce livre-là, non, elle n’a pas pu.

– Mais Fabrice, c’est bien trop alambiqué pour ce qu’il s’y passe. Aucun ado ne parle comme tes personnages, tu les fais parler comme des agrégés de lettres, c’est du pur intellectualisme, moi je décroche, je n’y prends pas de plaisir… Ou alors, tu aurais dû prévenir, préciser qu’ils étaient élèves dans une école de surdoués… Personne chez ton éditeur n’est là pour freiner tes penchants ?
– Il faut croire que si, puisque mon manuscrit suivant n’a pas passé la rampe. Mais, une école de surdoués ? Euh, ben non, ce n’est pas ça du tout… Je le sais bien, Susie, qu’ils ne ressemblent pas à des vrais enfants, à des vrais ados, à des vrais dialogues, ça fait même partie du plan. Contrairement à d’autres de mes livres, dans Jean Ier et II je ne cherche pas du tout le réalisme. Le modèle originel de ces deux romans, au fond, c’est Enid Blyton, c’est le Club des cinq, ce sont des enfants qui, de façon pas le moins du monde réaliste, partent à l’aventure. Si l’on y réfléchit une seconde, il est à peu près aussi crédible que le Club des cinq coure à la chasse aux voleurs et aux faux-monnayeurs, que mon trio se mette à discuter sémiotique de l’image et analyse génétique du texte dans la cour de récré. Mes héros partent à l’aventure aussi, sauf que c’est une aventure intellectuelle.
– C’est TROP intellectuel. Tu es intelligent, mais si tu n’es qu’intelligent, tu ne pourras pas écrire un livre qu’on lit avec plaisir. Laisse-toi aller ! Sois simple ! J’aimerais te faire travailler dans un atelier d’écriture, et tu n’aurais qu’une seule consigne : sois simple. Tiens, prends Marc Lévy, par exemple… Attends, non, pardon, pas Marc Lévy tout de même, c’est trop bête. Mais tu vois, c’est cette direction… Sauf si tu ne vises que la postérité.
– Bah, non, je ne vise pas ça non plus. Quand je suis déprimé je doute de la postérité du livre en général. Alors, la postérité des miens…

Je gamberge sur cette conversation. Je ne peux la balayer d’un revers de manche. Les conseils des pros sont toujours bons à prendre, surtout lorsqu’ils sont dispensés avec bienveillance (Susie m’aime bien, et elle souhaiterait sincèrement, quoique naïvement, me voir écrire un best-seller), mais je ne tiens pas à être simple à tout prix. Je suis ravi si je le suis, quand je le suis, et comme tout le monde je suis fâché si on ne prend pas de plaisir en me lisant ; pour autant je n’ai pas envie de me fixer la simplicité comme but à atteindre. Je suis sûr, ceci je le sais en tant que lecteur, qu’il n’y a pas que la simplicité qui donne du plaisir. J’adore Susie, j’aime certains de ses livres, elle est un écrivain naturel et débordant, parce que son talent se confond avec sa générosité, mais je ne peux ni ne veux écrire comme elle. Chacun écrit comme il peut, voilà le secret, et on peine à faire aboyer un chat.

Bis(es) ! (Troyes épisode 56)

07/11/2011 Aucun commentaire

Samedi dernier à Vizille avait lieu la dernière représentation de la lecture musicale adaptée des Giètes. Ici : un aimable compte-rendu.

« Dernière » ? Voire. Christophe me traite de coquette, et m’incite à cesser de prétendre que le rideau tombe à jamais chaque fois que nous n’avons plus de date prévue, il moque ma méconnaissance des moeurs dans le spectacle et me compare, le bougre, aux Frères Jacques, qui tournèrent leur spectacle d’adieux pendant vingt ans, soit la moitié de leur existence. Certes. Il est avéré que je suis tarabusté à l’excès par les choses qui s’achèvent… Je n’ai pas l’intention de jouer ce spectacle jusqu’à ce que j’atteigne l’âge du rôle, mais c’est d’accord, si nous avons une nouvelle proposition, je signe. Et sinon, restera le souvenir : si vous souhaitez voir la séance filmée jadis au théâtre de Saint-Raphaël, envoyez-moi un mail, je vous dirai comment faire.

Il reste que cette dernière-là était une excellente dernière, qui mériterait d’être la bonne. La salle était comble, les organisateurs ont même refusé du monde (jouer à guichet fermé est du dernier chic pour une dernière je trouve), j’ai ri et pleuré et fait pleurer et rire, et j’ai tremblé d’émotion parce que Vizille n’est pas un endroit anodin pour re-raconter cette histoire-là. Je joue le spectacle avec, entre les mains, l’exemplaire des Giètes ayant appartenu à ma grand-tante, qui vécut les vingt dernières années de sa vie dans le foyer logement pour personnes âgées à quelques minutes de là, et qui fut la première source d’inspiration de ce roman.

Der ou pas der, je tiens à saluer une fois pour toutes mon partenaire, sans qui cette extraordinaire aventure scénique de trois ans et mèche n’aurait pas eu lieu. C’est grâce à lui, grâce à sa présence, à son expérience, à sa musique autant qu’à son écoute, que j’ai pris autant de plaisir à récréer des dizaines de fois ce texte, à l’affiner encore là en direct devant vos yeux mesdames et messieurs. Trois ans et demi de représentations, c’est autant pour ressusciter à la Frankenstein cette chose morte qu’est un livre, et pour la retravailler à mains nues comme une pâte qu’on sent gonfler, qu’on remodèle d’une forme sensiblement différente de la veille, qu’on charge de nuances inédites, qu’on risque autrement, qu’on comprend enfin quand on la prononce. J’ai eu la chance de recevoir des retours de spectateurs ayant vu deux représentations à plusieurs mois de distance, et qui m’ont dit : « Sur celle-ci, vous étiez plus profond, sur celle-là vous étiez plus cérébral », ah, d’accord, je vois ce que vous voulez dire, il y a tant de versions possibles.

La photo ci-dessus, prise samedi, nous montre quasiment dos à dos… Eh bien, elle est fidèle à ce qui se passe, à ce que je ressens : Christophe et moi sommes dos à dos parce que nous n’avons pas besoin de nous voir, nous nous faisons entièrement confiance, chacun de nous deux fait SON truc… et pourtant, miracle, en fin de compte c’est NOTRE truc. On joue ensemble, c’est exactement ça, oh dites donc qu’est-ce que c’est bien le spectacle vivant, une gamme de joies inconnues dans la simple pratique de la littérature. Merci encore, Tof. Allez, à la prochaine.

Paparazzo (Troyes épisode 55)

06/11/2011 Aucun commentaire

Photo volée et forcément un peu floue de mon voisin, prise sans téléobjectif depuis ma fenêtre-sur-cour.

Françoise Caouaille (Troyes épisode 54)

05/11/2011 un commentaire

Je viens de relire intégralement un livre que j’avais acheté mais seulement diagonalisé, l’extraordinaire Autoportrait d’Edouard Levé, sans doute ce qui peut se faire de mieux (d’)après les diverses autobiographies expérimentales de Georges Perec (à l’exception peut-être des Reconnaissances de dettes).

Je n’ai pas, je le regrette, réussi à le lire d’une seule traite, m’arrêtant parfois plusieurs minutes sur une phrase qui me donnait à penser : « J’écris peut-être ce livre pour ne plus avoir à parler », qui est comme une autre formulation de la première phrase de mon premier livre. Ou celle-ci : « Je fais des photographies parce que je n’ai pas vraiment envie de changer les choses. » Qu’est-ce qu’il veut dire ? Je ne lis pas cette phrase de la même façon à présent que je connais son travail de photographe. Je relève en outre une erreur qui m’avait échappé la première fois, dans la phrase « Une amie qui comprenait mal l’anglais entendait C’est quelque chose au lieu de Set in your shoes dans la chanson Boogie Wonderland. » Il se trompe de chanson d’Earth Wind & Fire, on entend ces mots non dans Boogie Wonderland mais dans Let’s groove.

Pendant ce temps, même si on ne regarde plus, Fukushima continue d’esquinter le Japon et, via l’océan, le monde. La Belgique vient de décider la fermeture de ses deux centrales nucléaires (sept réacteurs en activité). L’Allemagne aussi s’est engagée vers la sortie. La France non, mais peu importe ! Que nos voisins allemands et belges ne s’inquiètent pas, il n’y a pas de frontières qui tiennent, ils bénéficieront de notre, heu, comment dire, de notre énergie bon marché. La Grèce, qui a d’autres chats à fouetter, n’a pas l’intention de se convertir au nucléaire.

(Londonomètre : ah, non, aujourd’hui je n’écris pas, je me donne en spectacle. Bon anniversaire, Tof.) 

Foireux (Troyes épisode 53)

04/11/2011 Aucun commentaire

Je poursuis mon travail de documentation pour un livre fort compliqué intitulé L’arbre et le bâton.

Je passe des heures en bibliothèque, car je continue par acte de foi à considérer que tout ne se trouve pas sur le net. Je consulte et annote des ouvrages sur le Paraguay, mais aussi sur les indiens Guarani, sur les contes d’Amérique du sud, sur les arbres, sur le feu, et sur l’économie de la grande distribution.

Et voilà que sur ce dernier chapitre, je suis soudain frappé de stupéfaction. Le Que-sais-je ? intitulé Les centres commerciaux (Jean-Luc Koehl, PUF, 1990) s’ouvre sur un concis et saisissant télescopage historique :

Le centre commercial, certainement l’expression la plus achevée de notre civilisation de consommation et de loisirs [est l’] héritier d’une tradition marchande née avec les premières foires de Champagne.

Pardon ? Foire d’où dites-vous ? Toujours friand de hasards, coïncidences, et autres synchronicités, j’attendais l’indice qui relierait d’un pont ces deux événements a priori distincts : ma présence au cœur de la Champagne, et le projet de livre qui m’a valu cette résidence, livre qui tourne autour d’une catastrophe en plein centre commercial.

Je suis sur le pont, merci. Comme me le rappelait récemment Hervé Bougel, plein d’à propos quoiqu’avec un léger flou sur l’auteur exact de la citation, le hasard ne favorise que les esprits préparés.

(Londonomètre : a bunch, dude.)

Sept milliards de mille sabords (Troyes épisode 52)

03/11/2011 un commentaire

Selon les sources, le cap des sept milliards d’êtres humains simultanés a été franchi lundi dernier, ou le sera d’une seconde à l’autre (d’après l’hypnotique site terriens.com, que je peux regarder bouche bée plusieurs minutes d’affilée comme un aquarium où se serreraient des sardines), voire, au plus tard, en mars 2012. Peu importe l’échéance, nous sommes nombreux. On se serre. On se fait de la place. On essaye de ne pas s’entretuer. Et le plus beau est que chacun de nous est une possibilité, une actualisation de ce qu’est le genre humain, ni mieux ni pire que son voisin. Je suis un sept-milliardième de l’humanité. Comme toi, vieux.

Je suis en train d’écrire un livre qui se passe au Paraguay. Je n’ai jamais mis les pieds au Paraguay. Pour écrire, il faut soit avoir mis les pieds, soit faire marcher son imagination sur des actualisations lointaines de la même humanité que la nôtre, et dans tous les cas, il faut lire. Donc je lis, méthodiquement, tout ce que je peux trouver concernant le Paraguay. La tâche n’est pas commode, figurez-vous. Le Paraguay est un pays oublié en plus d’être misérable, et n’a jamais engendré de vaste bibliographie – exception faite, un peu, des aventures utopiques des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquelles désormais nous plaquons le visage de Jeremy Irons et Robert de Niro et la musique de Morricone.

Parmi les rarissimes livres ayant trait au Paraguay que je déniche au catalogue de la médiathèque, je lis Tupito le petit Guarani d’un certain Pierre Landais (éd. Entre deux rives, série « L’Amérique latine racontée aux enfants », 2002). Ce petit album format à l’italienne, peu engageant, au récit artificiel et aux illustrations moches comme un Pierre La Police qui aurait envie d’être sympa, a pour narrateur un garçon de 11 ans, cireur de chaussures à Asuncion, qui s’adresse directement au lecteur français, lui vulgarisant à grands traits son mode de vie (« Ami(e) ! Je vais te narrer une journée typique de ma vie »), l’histoire de son pays, sa géographie, ses horreurs passées. « Ceux qui ont commis le plus d’atrocités et de morts sont des généraux militaires devenus pas la suite chefs d’état : Gaspar Rodriguez de Francia et Stroessner, qui décima trois millions d’indiens Guarani pour pouvoir diriger le pays en toute tranquillité. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce type d’individus qui ne mérite pas de vivre. »

Outre que le chiffre de trois millions est, je l’espère, une coquille (la population du Paraguay étant lentement passée, sous Stroessner, de 1,7 à 4 millions d’habitants, le génocide serait encore plus spectaculaire que celui des Khmers rouges), je tique sur la dernière phrase. Je me révèle soudain l’un de ces droitdelhommistes facilement raillés par les épigones réacs de Philippe Muray, parce que je suis, pour tout dire, scandalisé. Je ne prône certes pas l’angélisme et les bons sentiments en littérature jeunesse, je sais pertinemment que Stroessner était un tyran bien placé au hit-parade mondial des criminels de guerre… Mais « ils ne méritent pas de vivre » est une apologie de la peine de mort, et l’apologie de la peine de mort me chagrine, en littérature jeunesse comme ailleurs. D’autant que l’auteur ne peut même pas plaider la couleur locale des us et coutumes, puisque le Paraguay a aboli la peine de mort en 1992.

Les sept milliards d’actualisations de l’espèce humaine méritent toutes de vivre. Même les actualisations en barbares. Les barbares sont nos frères, c’est comme ça, c’est un principe. Un homme tue un autre homme = un crime. Kadhafi tue un opposant d’une balle dans la tête = un crime. Un opposant tue Kadhafi d’une balle dans la tête = un crime. Si l’on décide quel sept-milliardième mérite de vivre et quel autre non, on bascule, et le barbare est en nous.

(Londonomètre : 960 bien tassés.)

La foi du connard (Troyes épisode 51)

02/11/2011 un commentaire

Quand les cons sont braves, comme moi, comme toi, comme nous, comme vous, ce n’est pas très grave. Qu’ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises, qu’ils déraisonnent, ils n’emmerdent personne. Par malheur sur terre les trois quarts des tocards sont des gens très méchants, des crétins sectaires. Ils s’agitent, ils s’excitent, ils s’emploient, ils déploient leur zèle à la ronde, ils emmerdent tout le monde.
Georges Brassens

Des connards musulmans viennent de détruire Charlie Hebdo, et nous pouvons les dénoncer sans nous faire suspecter d’islamophobie, puisque simultanément, merci à tous, les gars, bon sens du timing, des connards catholiques sont en train d’empêcher à grand fracas les représentations d’une pièce de Romeo Castelluci, rappelant opportunément que l’obscurantisme est de toutes les confessions, Dieu reconnaîtra les siens. Nous plongeons je le crains dans un nouveau moyen-âge. Comme à l’époque le salut viendra peut-être de l’émergence de nouveaux sages, cultivés, pacifistes, humanistes, forcément en danger de mort, et éventuellement très pieux mais ça les regarde, qu’ils soient catholiques (Erasme), musulmans (Averroès) ou juifs (Rachi). La différence entre celui-ci et le premier moyen-âge est que nous sommes à l’époque de la bombe atomique, c’est le progrès, et par conséquent « moyen » dans son acception « entre deux » sera peut-être un épithète abusif puisqu’il n’y aura rien après.

Dans le même temps, le site de Charlie est hacké, indisponible. Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais je saute (Boum ! à la santé de Molotov !) sur l’occasion pour raconter que l’an dernier, mon propre blog a été piraté. Un beau matin j’ouvre l’ordinateur et à l’adresse fonddutiroir.com s’affiche une tête de mort soulignée par deux sabres croisés et la mention « Hacked by the islamist hacker team ». Cette démonstration de force m’a fait froid dans le dos, et elle était destinée à cela précisément, sens littéral de terrorisme, de quoi rendre timoré ou paranoïaque. Mon ouebmestre masqué, à qui revenait la corvée de reprendre la main sur le bazar (tâche qui lui demanda plusieurs jours) et faire de prudentes sauvegardes, a émis l’hypothèse que cet attentat relevait de représailles, après que j’ai critiqué l’attitude agressive d’un collégien manifestement musulman et ignorant… Cela m’étonnerait. J’imagine mal, étant donnée mon audience minuscule, comment mon petit espace de liberté de parole constituerait une menace pour un quelconque connard. Je crois plutôt que cette cette bande d’abrutis malfaisants 2.0 n’avait pas lu une ligne de mon blog, et se faisait simplement la main et les dents sur un blog pris au hasard sur la toile. Nous verrons bien ! Si la présente page venait à disparaître dans les jours qui viennent, remplacée par une tête de mort, vous saurez pourquoi.

Le verre à moitié (Troyes, épisode 50)

01/11/2011 Aucun commentaire

Le verre (de Champagne) est à moitié vide, mais on s’en fiche parce qu’il est à moitié plein, comme la lune ce soir, ou le contraire, je suis à mi-parcours, premier novembre, j’entame en trombe et à demi-mouillé le troisième des quatre mois de ma résidence.

Dire « je n’ai pas vu le temps passer » serait injuste, je l’ai bien vu passer ce grand couillon, mais à des vitesses très changeantes, comme s’il jouait en quelque endroit caché d’un commutateur on/off. C’est très curieux à observer, je passe par des phases de relâchement absolu où le temps s’étire et où les idées nagent en eaux profondes, et d’autres où tout se précipite, se bouscule, halète, devient concret noir sur blanc. Les chantiers avancent dans le désordre. Je ne les ordonne pas. Je présume que cette expérience spéciale du temps est l’essence de la résidence d’écriture, la chance elle-même. Chaque jour je regarde le ginkgo, branche après branche les feuilles jaunissent, en commençant par les bords et en dévorant le vert jusqu’au coeur de chaque écu. C’est beau et c’est triste.

Le saviez-vous ? L’étymologie de Troyes est civitas tricassium, soit la ville des Tricasses, et n’a donc strictement rien à voir avec la ville de Troie, siège d’une guerre et guerre d’un siège, qui tire son nom du héros mythique Tros, pas davantage qu’avec le prénom anglais Troy, qui quant à lui provient du gaélique Troightheach signifiant fantassin. En revanche, et cela devient amusant, la ville de Troie, où périrent tant de fantassins, est l’origine étymologique de la truie, puisque le cochon farci était autrefois plaisamment nommé Porcus Trojannus, par allusion au cheval de Troie dont les entrailles étaient également bien remplies. J’ai croisé un cochon à Troyes il y a quelques jours, il n’était pas comestible. Au musée de Vauluisant se dresse un impressionnant Saint-Antoine de pierre du XVIe siècle, entre un lion et un cochon, dont le cartel nous précise qu’ils « observent le saint avec admiration ».

Bref. Moitié plein. Comme une demi-truie, disons.