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Je règle mon pas sur le pas de mon Pere(c)

Le ouebmestre du Fond du Tiroir me confirme le renouvellement de notre bail électronique : le site, le blog, toutes mes petites affaires, sont reconduits pour une quatrième année. J’exprime à nouveau ma gratitude à l’aimable soutier du Tiroir, grâce à qui je dispose de ce bel outil exempt de réclame – sinon les miennes (ne bougez pas, je reviens sur ce point dans quelques lignes). Et que s’y passe-t-il, dans le FdT, pour fêter l’anniversaire ? Un petit miracle, figurez-vous.

J’ai créé cette structure, il y a donc très exactement trois ans, pour accomplir des jolies choses à l’instinct et en liberté, y compris non préméditées – laisser venir à moi la vie et les envies. Je n’avais nullement, par exemple, envisagé d’y publier une autre signature que la mienne. Mais voilà que notre prochain livre donne sa chance à un jeune auteur qui débute : Georges Perec. Vous rendez-vous compte ? Moi, éditeur d’un quasi-inédit de Perec !

Perec est l’un de mes trois ou quatre écrivains de chevet, ces trois-ou-quatre-toujours-les-mêmes lus de la première à la dernière ligne, relus, remâchés, et recrachés à l’occasion. Un autre de ces essentiels de poche est L.-F. Céline, et je trouve le destin bien malin de me donner l’occasion d’honorer l’un puis l’autre à un mois de distance : l’antisémite et le juif – ah comme il est réducteur et sot de les définir ainsi ! Comme si on avait tout dit ! Alors que rien du tout. L’égarement de l’un, et les racines de l’autre, furent sans doute déterminants pour leurs destins respectifs, mais sont si peu de chose quand il s’agit seulement de les lire, comme les deux immenses écrivains qu’il étaient ! (Oui, décollons l’homme de l’oeuvre, soyons voulez-vous « contre Sainte-Beuve».)

Voici comment c’est arrivé. Je me trouvais chez Hervé Bougel, peaufinant justement les corrections de la Lettre au Dr. Haricot. Nous devisions du salon du livre de Grenoble, où nous tiendrions stand le mois prochain. Or le Printemps du livre programme un hommage à Perec, avec projection de ses films à la cinémathèque, en présence de Robert Bober, et un peu plus tard une soirée spéciale dans l’atelier du pré#carré… Hervé farfouille dans l’une des piles de bouquins qui encombrent son logis, et en exhume un tiré-à-part jauni : la retranscription de la causerie que Perec avait donnée à Grenoble en février 1981, parue deux ans plus tard (entre temps, Perec était mort) dans une revue universitaire, Texte en main, sous la direction de Claudette Oriol-Boyer. Hervé lance l’idée, comme pour plaisanter par association d’idées : « Et si nous le rééditions, pour célébrer les 30 ans de l’événement ? »

Pas de plaisanterie qui tienne ! J’associe les idées sérieux comme une crise cardiaque ! Je rebondis au quart de tour (métaphore foireuse – passons), car Hervé et moi devons bien ça à Perec : l’une des collections du pré # carré s’intitule « 36 choses à faire avant de mourir » ; le premier livre publié par le Fond du Tiroir est L’échoppe enténébrée : deux plagiats péréquiens ! Et puis tout le reste…

Ni une ni deux j’entreprends de recopier ce texte. J’écris du Perec, mesdames et messieurs, comme Pierre Menard écrivit du Cervantès. Je rajoute des notes. Je me fends d’une préface. Depuis un mois, je lis et relis ce qui me tombe sous la main de et sur Perec à tous les repas. Qu’est-ce que j’aime ça ! « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère », phrase fétiche de Perec, et je la fais mienne avec ferveur, phrase archi-contrainte (la lisez-vous, la contrainte à l’oeuvre ? Indice : c’est l’anti-« Disparition »…) et phrase d’une profondeur métaphysique vertigineuse(1)… Quand on crée, c’est pour maintenant, et aussi pour toujours, et pour jamais… J’ai relu du Perec, je me suis gorgé de son éphémère (j’ai pleuré de rire en retombant sur tel calembour, « Le Titien aboie, le Caravage passe »), et me suis rengorgé de son éternel (relu entre autre Un homme qui dort, roman magnifiquement mystérieux sur la solitude et le décrochage, allez, tiens, je vous en recopie trois pages(2), un développement au sujet des réussites, recopier ce chapitre me sera toujours une heure consacrée à une tâche fertile, plutôt que perdue à faire des réussites en ligne)…

Le livre est prêt. Il est publié en co-édition FdT/pré # carré. Il s’intitule Ce qui stimule ma racontouze. En accord avec le précédent éditeur de ce texte, Joseph K., cette élégante plaquette (44 p., 120 x 210 mm, dos carré, maquette exquise assurée par Patrick F. Villecourt) n’aura qu’un tirage limité à 250 ex. et une diffusion restreinte, tant dans le temps que dans l’espace. Sortez votre carnet de chèques, c’est l’heure de la réclame : le bon de souscription est ici, les livraisons seront faites dès la semaine prochaine au plus tôt, au moment du salon de Grenoble (14-17 avril) au plus tard.

(1) Comme souvent chez Perec, il est possible que cette phrase géniale soit en réalité une citation détournée, puisqu’on retrouve la même idée dans Le peintre de la vie moderne (chapitre 4, La Modernité) de Baudelaire : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien ; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du xviiie siècle sont des portraits moralement ressemblants. »

(2) – Souvent, tu joues aux cartes tout seul. […] Tu es tombé dans les joies ensorcelantes des réussites. Tu étales sur ta banquette quatre rangées de treize cartes, tu retires les quatre as. Le jeu consiste à ordonner les quarante-huit cartes qui restent en utilisant les cases laissées libres par l’élimination des as ; si l’une de ces cases est la première d’une rangée, tu as le droit d’y mettre un deux. Si elle succède à, mettons, un six, tu peux y mettre le sept de la couleur, à un sept, le huit, à un huit le neuf, à un valet la dame ; si elle succède à un roi, tu ne peux rien mettre et la case est perdue.
La chance ne joue presque aucun rôle dans cette réussite. Tu peux prévoir longtemps à l’avance le moment où tes quatre cases libérées te feraient tomber sur des rois, donc échouer, si tu les jouais dans l’ordre ; mais tu peux justement te servir d’une case, puis d’une autre, y revenir, prendre la troisième, la quatrième, la seconde à nouveau. Il est rare, néanmoins, que tu réussisses : il vient toujours un moment où le jeu se bloque, où, la moitié ou le tiers des cartes étant déjà classés, tu ne peux plus combler de cases sans invariablement découvrir un roi. Tu as droit, en principe, à deux autres tentatives : il te suffit de laisser en place les cartes déjà classées et de redistribuer les autres après les avoir battues en ménageant quatre intervalles. Mais tu uses rarement de ces deux chances offertes ; à peine le jeu t’apparaît-il compromis que tu ramasses toutes les cartes, les bats deux ou trois fois, les étales à nouveau pour une nouvelle épreuve.
Tu bats les cartes, tu les étales, tu retires les quatre as, tu regardes le jeu. Tu commences un peu au hasard, en veillant seulement à ne pas découvrir trop vite un roi. Petit à petit le jeu s’organise, des contraintes apparaissent, des possibilités se font jour : ici une carte est déjà à sa place, ici le mouvement d’une seule permettra d’en ranger d’un seul coup cinq, six, la un roi qui te gêne ne pourra pas bouger.
Tu ne réussis presque jamais. Tu triches parfois, à peine, rarement, de plus en plus rarement. Ce n’est pas la victoire qui t importe, car, que voudrait dire ta victoire, et s’il ne s’agit que d’avoir avec toi les dieux, il y a tellement de façons plus faciles de s’attirer leur bienveillance. Mais tu joues de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, parfois toute l’après midi, ou bien des ton lever, ou bien jusqu au matin, et même pas, même plus, pour tuer le temps.
Il y a dans ce jeu quelque chose qui te fascine, plus encore [que le reste]. Selon leur place, selon l’instant, chaque carte acquiert une densité presque émouvante. Tu protèges, tu détruis, tu construis, tu combines, tu tires plan sur plan : exercice pour rien, péril que rien ne sanctionne, mise en ordre dérisoire : quarante huit cartes t’enchaînent à ta chambre et tu t’y trouves presque heureux qu’un dix soit à sa place, qu’un roi ne puisse s’élever contre toi, ou presque malheureux que tous tes lents calculs aboutissent tous au même impossible résultat. Comme si cette stratégie solitaire et muette constituait ton seul chemin, était devenue ta raison d’être.
Un homme qui dort, pp. 71-75.

P.S. : histoire de faire le lien avec le précédent article, sachez que, selon le témoignage de Bernard Queysanne, Perec rêva (rêvassa seulement, mais c’est déjà beaucoup) d’une adaptation cinématographique de W ou le souvenir d’enfance. Pour lui, deux cinéastes étaient nécessaires à ce projet : Elia kazan pour la partie autobiographique, Stanley Kubrick pour l’île…

  1. Yann
    03/04/2011 à 08:28 | #1

    Euh… pour l’énigme, j’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas…
    Mon fils en découvrant la photo en tête de l’article : « Qui c’est ? C’est Bazbaz ? »
    Enfin, un moyen mnémotechnique pour se souvenir de la date de naissance de Perec : Georges Perec : 1936, comme les Gongés Payés. C’est tout gon mais ça fongtionne.
    Et félicitations aux éditeurs.

  2. 07/04/2011 à 12:59 | #2

    Je n’arrive pas à ouvrir le bon de souscription. Pouvez-vous me l’envoyer par mail, je vous en remercie à l’avance. Au pré#carré il y a un éditeur et sa fourmi irradiée qui font de la pub, alors j’ai pensé qu’il était urgent de commander avant la fin du monde ( les petits éditeurs survivront car ils ont l’étoffe des scorpions ). A vous lire.

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