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Articles taggués ‘L’Echoppe enténébrée’

Saint Père intérimaire

04/03/2013 Aucun commentaire

Cela pourrait avoir un lien, peut-être, avec la récente défection de Ben Sixteen (on ne sait jamais, s’il prenait l’envie à la curie de me filer le job). Plus sûrement s’agit-il d’une réminiscence d’un souvenir : il y a quelques années, pour l’enterrement de ma grand-mère, j’ai pris la parole face à une église bondée. Sans m’en rendre compte sur le moment, moi qui suis laïcard en diable-dans-un-bénitier et qui souhaitais un laïus le plus détaché possible des rites catholiques, je comparais la défunte à Marie, alléguant qu’elle avait traversé le plus grand chagrin qui soit, celui de voir mourir son fils.

Bref, sans savoir au juste pourquoi, cette nuit j’ai rêvé ce qui suit.

Un enfant est mort. La messe d’enterrement doit avoir lieu. Je remplace au pied levé le curé, qui s’est défaussé, prétextant qu’une mort d’enfant lui est insoutenable et le ferait même douter de sa foi. Pourtant il faut bien que le spectacle ait lieu puisque le public est assemblé dans la salle. Il se trouve que je connais les circonstances de la mort du garçonnet, j’étais présent, j’ai assisté à ses derniers spasmes, j’ai vu son agonie, son dernier hoquet et son vomi. Il faut bien que quelqu’un fasse le sale boulot, je me dévoue, je monte en chaire, c’est moi qui vais dire la messe. Le silence se fait, on n’entend que mes pas sur le marbre. Je me racle la gorge. Je déploie sur un pupitre les notes que j’ai prises. Enfer ! Il ne s’agit pas du brouillon de mon homélie, mais de toutes les notes qui doivent me servir à la préparation de la reprise du spectacle Du sang sur l’archet à l’automne prochain. J’essaie à toute vitesse de comprendre les liens possibles entre les deux affaires interverties… Les rapports entre ces deux choses comme entre toutes les choses me paraissent évidents, limpides, analogies à l’infini, mais je ne parviens pas à mettre de mots dessus, j’en suis désespéré, je ne peux que me concentrer sur les apparences, le concret, la couleur claire du bois de mon pupitre. À force de concentration, il me semble que ce garçon devait assister au spectacle, nous en avions parlé ensemble, c’est ça, je le tiens le rapport, il n’y sera pas, c’est triste, mais que dire de plus ? Il ne me reste qu’à improviser. Je prononce dans mon micro-casque : « La grand-mère de ce pauvre petit garçon disait souvent, et elle aurait pu vous le dire à ma place aujourd’hui même si elle n’était pas morte… » J’entends alors une voix s’élever des rangs de la nef : « Mais qu’est-ce qu’il raconte, ce con ? Ce n’est pas vrai, je suis vivante ! » Je panique, je transpire, je ne sais pas comment enchaîner, je suis dans de beaux draps, heureusement je me réveille.

Dans l’odeur du pain brûlé

23/08/2012 un commentaire

Cette nuit, j’ai rêvé qu’il était grand temps que je consulte, enfin, pas pour moi bien sûr, je viens pour un ami, ah ah ah. Je me trouvais donc seul dans une salle d’attente, le temps était long et l’ameublement spartiate, je réfléchissais à la meilleure façon de tourner ma lettre d’adieu, il paraît que Tony Scott en a laissé une dans sa voiture près du pont, mais c’est dommage les policiers ne veulent pas révéler ce qu’il y a dedans. Finalement l’infirmière entre dans la pièce, me tend un stylo et un formulaire de deux pages à remplir avant de rencontrer le médecin. Sur les deux feuilles l’impression bave, l’encre floute, ils devraient songer à changer la cartouche de leur photocopieuse. La première page contient une liste de questions sur la régularité de mes relations avec la Sécurité Sociale et sur mes antécédents médicaux, les diabétiques de la famille, mes infarctus, mes anesthésies générales, mon usage de stupéfiants alcool tabac, mes hépatites, mes allergies, interrogatoire au terme duquel je ne vois pas de quoi je pourrais me plaindre, enfin plaindre mon ami bien sûr ah ah. La seconde page est constituée d’un QCM visant à établir mon quotient dépressif. La première question est ainsi formulée : « Vivez-vous depuis une semaine prostré dans le noir et l’odeur du pain brûlé ? □ OUI  □ NON (Si OUI comptez + 1 point) » Ah, okay, quand on a terminé, il suffit d’additionner les points en bas de page, ce n’est pas très compliqué.

Je me suis réveillé en gloussant, des soubresauts partout. Ah ah ah. C’est vachement rigolo, en fait, la dépression, pourquoi personne ne le dit jamais ?

Tout ça c’est pas juste moi, c’est parce que je lis l’actualité, il ne faut pas s’étonner, après. Il suffit que je lise ceci ou cela, ou même ça, et vlan je suis submergé comme devant par mes angoisses de fin du monde, 21 décembre mon cul, en réalité c’est chaque jour un peu, je devrais me surveiller je suis un vrai coeur de cible pour tous ceux qui annoncent l’imminente Apocalypse, il faudrait que j’en parle à quelqu’un, je le ferai le jour où je me déciderai enfin à consulter, ah ah ah.

Pour faire glisser j’écoute Didier Super. Les punks en principe ont toujours raison, parce qu’il n’ont rien à perdre, rien à cacher, rien à foutre les couilles, never mind the bollocks. Free Pussy Riot !

Et surtout joyeuse rentrée à tous !

Une gare, une nuit

21/05/2012 Aucun commentaire

Voici comment les choses adviennent. Durant mes longs et fréquents voyages en train, je visionne sur mon ordinateur, comme un feuilleton palpitant, le palpitant Abécédaire de Gilles Deleuze (ah là là, soupirè-je, le monde serait moins bête si nous ne jouissions quotidiennement que de telles conversations, au lieu de bavasser sur la météo pourrie, la relance économique, ou le procès du Mediator). À un moment donné, Deleuze cite deux individus, « Mercier et Camier ». L’allusion m’est obscure. Deleuze en parle semble-t-il comme d’une paire de larrons, fieffés bavards peut-être pathétiques, peut-être ridicules, comme il eût dit Bouvard et Pécuchet, Dupond et Dupont, Georges et Louis (racontent), Laurel et Hardy… Dès mon retour chez moi, je me renseigne. Mercier et Camier est un roman de Beckett, son premier écrit en français, en 1946. Je lis Mercier et Camier. Je tombe sur ce passage p. 99 :

Oui, dit Camier, au lieu de m’écouter tu ne penses qu’à me raconter ton rêve. Tu n’ignores pas cependant ce que nous avons arrêté à ce sujet : pas de récits de rêve, sous aucun prétexte. Une convention analogue nous interdit les citations.

Puis je vais me coucher, je m’endors, je rejoins mon cinéma permanent.

Je tiens un stand « Le Fond du tiroir », une simple planche sur tréteaux, au beau milieu d’un hall de gare. Il fait très chaud, j’espère qu’il ne va pas se mettre à pleuvoir, parce que je n’ai pas de parapluie. Je ne vends rien. Mes livres jaunissent. Ce n’est pas la joie, mais au moins les patrouilles de militaires, passant devant moi à intervalles réguliers, se contentent-elles de me jeter des regards de haine, sans m’importuner.

Soudain un petit garçon chevelu arrive en courant, portant sur son épaule un gros sac poubelle en plastique noir. Sans me regarder, il fait mine de déverser son sac devant mon stand, mais comme je m’y oppose, il en puise seulement un détritus, que j’identifie comme un ballon de baudruche crevé, dont on distingue encore l’ornement : il s’agit de la tête de chat stylisée, exempte d’expression, effigie de Hello Kitty. Il jette cette saleté ratatinée sur mes piles de livres et prend la fuite. Je m’élance à sa poursuite.

J’ai peur de le perdre de vue, il est moins rapide mais plus agile que moi pour se faufiler parmi la foule ferroviaire. Je traverse un meeting politique installé là devant une série de quais en cul-de-sac. Juché sur une étroite estrade, un orateur, terne, à lunettes, lit un discours sur la réforme de la SNCF qui devrait se passer « sans suicides », mais personne ne l’écoute.

Je ne me laisse pas distraire, je finis par rattraper le garçon, je le chope par le col, le plaque contre un mur et tente, encore essoufflé, de lui faire la leçon : « Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Vider tes poubelles sur mon stand ! Tu imagines un peu, si je débarquais chez toi, et que je déversais mes ordures de tout un mois dans ta cuisine ? Hein ? Tu serais bien surpris ! » L’argument semble faire mouche : le garçon cesse de se débattre, il tremble entre mes mains, prend l’air soumis, ses yeux s’embuent. Il me rappelle quelqu’un, je n’arrive pas à savoir qui. Il me regarde droit dans les yeux et murmure, dents serrées : « Je me souviendrai toujours de vous » Perplexe, je desserre mon étreinte, hésitant à interpréter cette phrase comme une menace ou comme de la gratitude, il en profite pour m’échapper et disparaître. Mains sur les hanches, je le regarde s’éloigner.

Je fais demi-tour et regagne mon stand. De loin, je vois une dame penchée sur mon stand, feuilletant des livres. Je me hâte, regagne ma place derrière les piles et lui lance « Bonjour ! » Elle sursaute et repose immédiatement le livre qu’elle feuilletait. Elle me dit, compatissante : « Vous ne devez pas en vendre beaucoup », ce à quoi je réponds, pour la consoler, car je la sens sincèrement triste : « Non, mais c’est normal : je suis dans une gare ».

Je me réveille.

Prochaine apparition d’un stand Fond du tiroir dans le monde réel : festival des jeunes auteurs de Saint Geoirs, dimanche 10 juin 2012.

Foudroyant comme la tortue, mon totem

04/02/2012 un commentaire

Rêvé il y a quelques nuits : je découvre dans la poche arrière de mon jeans un chèque froissé de 4320 euros. Peu à peu les souvenirs me reviennent : à l’époque où j’habitais Troyes, j’avais été embauché pour animer une vente de charité. Un piano était le plus gros lot de ces enchères. C’est Yves Simon qui avait remporté le piano, pour 4320 euros, et m’avait signé ce chèque. Défroissant le chèque, je décide d’en faire un article sur mon blog : « Yves Simon est vachement sympa, il n’a pas hésité à débourser cette grosse somme d’argent pour nos bonnes œuvres. Et à présent, puisqu’il a remporté un piano, il va pouvoir se mettre à la musique ». Après réflexion, je me dis que cette blague est méchante et gratuite, en outre pas très drôle, et que je ferais mieux de ne pas la rendre publique. En plus, ma compagne me recommande la prudence : « Yves Simon est un nom très banal, tu es sûr qu’il s’agit du bon ? Quel qu’il soit, il va vouloir qu’on lui rende des comptes, savoir ce qu’est devenu son chèque… »

Rendre compte de ce qui a été investi durant ma résidence troyenne. Hum.

Selon les jours et les heures, mon totem est la tortue, ou l’ours, ou le pingouin. Là, c’est la tortue qui prend nettement la tête de la course : j’avais prévenu que je ne reviendrai ici que pour annoncer un livre, or j’ai l’honneur de beugler discrètement dans mon sourd porte-voix que mon prochain livre sera Lonesome George, élégie pour un poignant célibataire anapside. N’étant parvenu à intéresser aucun éditeur à cette tortueuse histoire, je me résous bravement à l’éditer au FdT. La partie de mon cerveau « invention d’un livre », voisine du département « écriture classique, moderne et de caractère », s’agite présentement. Parution avant l’été. Bon de souscription à mi-chemin. Si du moins je remets la main sur mon directeur artistique, bon sang je ne sais plus ce que j’en ai fait, j’étais pourtant sûr de l’avoir posé là.

Quant à mon autre projet à court terme, Double tranchant, il se trouve pour l’heure en transit intestinal, ou en lecture, je ne sais plus, je confonds toujours les deux, dans une paire d’officines éditoriales parisiennes, et inch’Allah. Le toujours vert Jean-Pierre Blanpain, co-auteur de cette aventure coutelière, m’a fait remarquer que le terme latin bipennis exprimait à lui tout seul la notion technique « Double tranchant », ce qui ne saurait faire du tort à notre virilité. Puisqu’on en est au rayon physiologie, comme à chaque fois que j’envoie un manuscrit à un éditeur et que la réponse tarde, je viens de me fader ces derniers jours une jolie petite poussée d’eczéma. Faut croire, et c’est un scoop, que mon objectif occulte lorsque je m’adonne à l’auto-édition est de prendre soin de ma peau (et de ma carapace).

Autre avatar de cette nouvelle aiguisée : la lecture publique. Courant janvier, Melle Vanessa Curton m’a aimablement convié à causer devant micro dans les studios de RCF Isère. Le résultat de l’intreviouve fut si copieux qu’il fut finalement décidé  d’en faire non pas une mais deux émissions d’une demi-heure, diffusées à quinze jours d’intervalle. La première, écoutable ici, est consacrée au Fond du tiroir en général, aux conditions de la résidence d’écriture, à mon gros chantier inachevé… La seconde, que je mettrai en ligne dans quelques jours, contiendra la mise en scène et en onde de la nouvelle Double tranchant par votre serviteur (spéchol sinx à Maxime Barral-Baron). Et ci-dessous, en bonus, Melle Corday dessinée par M. Blanpain.

Cette fois mon vieux Spip je crois que c’en est fait de nous (Troyes épisode 97)

27/12/2011 un commentaire

Quand même, dans cette volonté bien humaine de chercher prétexte à vivre, il y a deux trucs que je n’ai pas encore dits (…) : c’est, tôt le matin, lire d’un coup tout Thomas Bernhard (…) Ou alors, indéfiniment, dans les pins parasols devant la maison, regarder, ébloui, chahuter les écureuils. Alors, là, vraiment, c’est bien de la vie qu’il s’agit, oui.
Pierre Autin-Grenier, Toute une vie bien ratée, p. 56

Je sais bien que prolonger les adieux, ce n’est pas prolonger la présence, ce n’est que prolonger les adieux. Mais il y a quelques jours, l’écureuil du ginkgo a fait en courant le tour de mes fenêtres, il a retrouvé un gland à l’endroit où je l’avais planqué au moins un mois plus tôt, derrière le mentonnet où se replie la clenche… Et le petit animal est resté là, à quarante centimètres de moi derrière la vitre, pendant deux bonnes minutes, sur le rebord de la fenêtre qui fait face à mon ordinateur, à grignoter son gland. Je ne bougeais plus, je ne l’avais encore jamais vu si près ni si longtemps. Je suis sûr, parce que je suis sentimental et donc irrationnel, état psychologique propre aux adieux, qu’il est venu me dire au revoir

Sous ce lien, un documentaire animalier : la vie sauvage vue de ma fenêtre.

Rien à voir, ou alors peut-être que si mais je ne saisis pas : j’ai rêvé cette nuit un drôle de sketch qu’on aurait dit sponsorisé par le ministère de l’Intérieur, de l’Identité nationale et des Charters : j’avais reçu la mission d’éduquer un groupe de personnes, hommes et femmes hétéroclites et taciturnes. Nous nous retrouvions tous debout sur ce qui pourrait bien être une scène de théâtre, et je devais inventer quelque chose, exercice, animation, jeu de rôles, afin de socialiser ces inconnus vaguement inquiétants. Je leur fixai cet objectif, explicite comme une règle du jeu : Rentrez en contact avec un étranger. Et non pas une, non pas deux, mais trois fois, mon expérience échouait dans le sang : ils revenaient avec le cadavre d’une personne qu’ils avaient assassinée dans la rue. Usual suspects : le premier était un Arabe, le deuxième un Noir, le troisième un Anglais (avec à la main un guide touristique), je vous jure que je n’invente rien, même si j’invente tout. Ils me ramenaient, m’offraient en quelque sorte, leurs victimes étripées voire un peu grignotées en chemin (s’il y a un rapport avec l’écureuil il se trouve ici), ils avaient en outre tué dans la foulée une femme de leur propre groupe, à ce que j’ai compris parce qu’elle s’était mise à pleurer, et moi je me désespérais, je les disputais comme je pouvais, j’essayais de leur expliquer que ce n’était pas des manières, j’ai fini par me réveiller, il était temps.

Petite ville (Troyes épisode 74)

25/11/2011 3 commentaires

Une autre histoire de verre et d’étymologie.

Qu’aurai-je retenu de la Champagne ? Quelques données économiques : la crise se débusque non seulement partout-partout, mais toultemps-toultemps. La région, plutôt éreintée par la lente agonie de son industrie traditionnelle, la bonneterie (qui a laissé en souvenir dans le paysage troyen quelques belles cheminées géantes), bénéficie pourtant d’un secteur d’activité pérenne dont le potentiel à l’export ne s’est pas encore démenti : la production d’un petit vin de pays, riche de bulles et d’une tenace réputation d’accessoire luxueux et festif.

J’ai appris aussi, à l’occasion du vernissage de l’expo Photoroman au collège d’Arcis sur Aube, que le champagne ne se dégustait pas ici dans des flûtes (trop chichiteuses), encore moins dans des coupes (trop larges, toutes les bulles se font la malle), mais dans des blidas, petits verres trapus, légèrement évasés, sans pied. Patron, un blida !

Le blida, tout comme le champagne, fut un toponyme avant de désigner la boisson par métonymie : Blida est d’abord une ville d’Algérie. Que fabrique-t-elle en Champagne ? Fabrique est le mot juste puisque, comme une cheminée de dix mètres en briques rouges posée au beau milieu du paysage urbain, ce mot est une cicatrice du passé industriel. En un temps reculé où les cartes administratives lisaient en l’Algérie trois départements français, résidait ici l’entreprise de verrerie qui produisait à la chaîne ces caractéristiques godets, expédiés directement en Algérie, via Blida, et utilisés là-bas pour le thé. Un beau jour, brutalement, ce débouché commercial s’est fermé. Qu’allait-on faire des stocks de verres en souffrance, ces blidas désaffectés ? On boit peu de thé dans la région, ce n’est pas une raison pour jeter. Qu’importe le flacon, consolons-nous en éclusant là notre champagne !

Et comme j’aime connaître le sens des mots, tortueuse voie d’accès au sens des choses, j’ai aussi cherché l’étymologie première de Blida. Il signifie en arabe « petite ville ». Blida comptait en 2004 près de 800 000 habitants, soit douze fois Troyes. Le Canada, deuxième plus grand pays du monde par sa superficie, signifie bien « village ».

Pendant ce temps, au Canada comme ailleurs les aiguilles tournent.

De la responsabilité morale (Troyes épisode 72)

23/11/2011 Aucun commentaire

Rêvé cette nuit : je suis dans un train, pour le moment à l’arrêt. Je déambule d’une voiture à l’autre. Les fauteuils sont rares et clairsemés, les espaces, très lumineux, sont aménagés plutôt à la manière des wagons restaurants de TGV, avec de part et d’autre des comptoirs, des stands, des tabourets de bar. Sur ces comptoirs et ces stands : des livres, en piles ou sur présentoir. Oui, soudain je me souviens : il s’agit d’une sorte de salon du livre itinérant, déployé sur tout un train. Je suis réticent, j’avance méfiant, je n’ai guère de goût pour ce qui m’apparaît comme de la publicité SNCF déguisée en littérature, de la communication, de l’événementiel, cependant je poursuis mon exploration de la rame. Je ne croise personne. Le salon du livre n’a peut-être pas encore débuté. Démarrera-t-il en même temps que le train ? Je survole au passage les couvertures des livres, je les trouve peu avenantes. Finalement, je dois être parvenu à la dernière voiture, puisque le stand devant lequel je me trouve n’est pas latéral mais barre le chemin. Je vois enfin deux personnes, deux femmes derrière le stand, des libraires sans doute. Je saisi le livre posé devant moi, il est haut et cartonné, la couverture reproduit un motif de bulles vert turquoise sur fond blanc. Je fais la moue. Une des deux femmes derrière le stand engage la conversation en souriant : « Ce livre vous intéresse ? » Je réponds d’un ton revêche, exagérément odieux : « Sûrement pas. Je vois le genre. Je n’aime pas. C’est très mauvais.
– Mais… Vous ne l’avez pas lu !
– Pas besoin de le lire. Je le lis comme ça, sur place, et c’est bien suffisant. C’est très mauvais. Ni fait ni à faire. Ces histoires de trains, franchement… Il vaudrait mieux ne pas l’avoir écrit. Il vaudrait mieux pas de livre du tout plutôt que ce livre.
– C’est moi qui ai écrit ce livre. »
Zut. J’ai commis une bourde. Je regarde plus attentivement le visage, blêmi et brusquement fermé, de cette femme. Je suis sûr que je l’ai déjà vue quelque part. Est-elle un écrivain connu ? En tout cas j’ai des remords à présent, je l’ai blessée inutilement, j’ai été méchant, c’est vrai après tout, je ne l’ai pas lu son livre, il est peut-être très bien, j’ai une sale responsabilité. Je n’ai pas envie de me désavouer, je bredouille des justifications informes alors qu’elle affecte de ne plus faire attention à moi et de tapoter sur son téléphone portable.

Je me réveille. Les deux derniers mots du rêve sont « responsabilité morale », mais je ne sais pas qui les a prononcés.

Je cherche, une bonne partie de la matinée, où j’ai pu voir le visage de cette femme. Est-elle écrivain ? Sur une quatrième de couve, alors ? Sur internet ? En vrai ? Tâtonnant autour de l’idée « auteur jeunesse », je fais défiler les archives du blog de Citrouille. Il me faut remonter jusqu’à mai 2010. J’y suis : c’est bien elle. Comment s’appelle-t-elle ? Cécile Chartre, ah, enchanté. Je l’ai embauchée pour faire de la figuration dans mon petit théâtre onirique alors que je ne la connais pas (je lui présente mes excuses si jamais elle tombe un jour sur cette page), je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai lu aucun de ses livres, je ne crois pas que l’un d’eux soit consacré aux trains, ou ait pour couverture des bulles vertes sur fond blanc, j’ai seulement vu sa photo il y a un an et demi sur le blog de Citrouille.

Deux éléments du rêve renvoient, sous une très mince couche de maquillage, à ma présente condition d’auteur invité à Troyes : d’une part le stand de livres dans un train (le salon du livre de Troyes a la particularité de se tenir à l’espace Argence, gare désaffectée – et le fait est que la SNCF est son partenaire) ; d’autre part la mise en scène de la responsabilité morale. Il se trouve que l’un des membres de l’équipe de Lecture et loisirs, mes interlocuteurs sur place, m’a avoué franchement il y a quelques jours qu’elle avait, je cite, un problème avec mes livres, elle n’arrivait pas à les lire. Elle les trouve non seulement difficiles, mais déprimants, pénibles, elle en a été très affectée. Elle a essayé d’en lire un, a vite abandonné, et me déclare y avoir repensé avec malaise les jours suivants. J’étais certes embarrassé d’entendre cela, je n’éprouve pas de plaisir à faire souffrir le monde, je n’ai pas cette perversion-là, mais je l’étais plus encore quand elle a déplacé sur le plan moral son argumentaire. Sans me faire de reproches (incipit : « Je ne te fais pas des reproches mais » ), elle a finalement sous-entendu, et presque dit explicitement, que j’avais fait là une mauvaise action, de la maltraitance caractérisée, « alors qu’on a tout de même une responsabilité quand on écrit, surtout en littérature jeunesse, il faut penser qu’on peut faire du mal à son lecteur » .

J’ai beau avoir chevillé en tête l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » , je suis pris de court, je peine à rétorquer, je passe un mauvais quart d’heure. Je ne peux liquider son commentaire-qui-n’est-pas-un-reproche en me drapant dans une posture dédaigneuse, « Cette chochotte ne comprend rien à mon art, elle n’avait qu’à ne pas me lire » . L’écriture est une affaire de pouvoir (le texte prend le pouvoir sur le lecteur), donc de responsabilité, d’accord. Je dois admettre, d’une part, qu’il vaut mieux ne pas traumatiser les enfants, et d’autre part que mes livres possèdent, peu ou prou, cette capacité contondante, je ne m’en vente pas – même si, naturellement, en prendre conscience ne changera rien à ma façon d’écrire. Il faut croire que cette conversation inconfortable, dans une voiture, m’a durablement travaillé, puisque me voici rêvant de bourdes, de culpabilité, de responsabilité morale. Dans un train.

Saint-Jérôme dans sa cellule (Troyes épisode 29)

29/09/2011 Aucun commentaire

Ça n’arrête plus. Un autre riche rêve cette nuit, qui s’achevait, je passe les péripéties, par mon hospitalisation. J’entre le rouge au front, la serviette à la main, dans un dortoir d’une dizaine de lits, pour l’heure désert, je cherche ma place. Je m’assois sur un lit, mais une jeune fille, petite, brune, pâle, sort des toilettes et me dit en souriant « Vous êtes sur mon lit ». Ah, bon, pardon, je me décale d’un rang. Une fois assis sur le lit voisin, je soulève un coin de drap sur le suivant, et je constate qu’il est occupé par un squelette, oublié là depuis longtemps, recouvert encore par endroits de lambeaux de peau flétrie et grise. (Oui, c’est bien ça : je me trouve pile entre La jeune fille et la mort.) Je tente d’engager la conversation avec la jeune fille mais le dortoir est soudain envahi par une myriade de mômes piaillant comme une volée de moineaux, vêtus comme nous de camisoles blanches pour internés, mais à leur taille. Les voyant, ma dernière pensée avant le réveil est : planquer le squelette !

Je sais d’où me vient ce dernier élément : j’ai rendez-vous avec des enfants malades à l’hôpital de Troyes durant le Salon du livre. Je me demande si la littérature jeunesse ne consiste pas à planquer le squelette. Oh, il peut être là le squelette, il est toujours là, plus ou moins. Mais quand les enfants rentrent dans la place, on remonte le drap.

Pour le reste, les temps sont durs. Ils sont même Dürer, la preuve ci-dessus en image. Mais je ne m’étendrai pas sur le sujet, sinon Tof va encore me rétorquer, citant Agrippine (pas la mère de Néron, la fille de Bretecher) : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » Okay, then. Je me tais. C’est tout pour aujourd’hui.

Londonomètre : 791.

La nuit m’a dit (Troyes épisode 28)

28/09/2011 un commentaire

Encore un rêve de théâtre, cette nuit. Je suis en retard, je dois rejoindre (pour y jouer ou pour assister à un spectacle ?) une salle que je ne trouve pas, et je traverse divers couloirs, escaliers, salles de bal, restaurants, de plus en plus chic, avec lustres, dorures, miroirs immenses et laquais en livrées. D’étage en étage, je sens que plus j’approche du but, moins je suis à ma place, les têtes des laquais pivotent lentement à mon passage pour me flinguer du regard. J’en vois même un qui, ostensiblement, condamne derrière lui un passage au moyen d’un cordon de soie qu’il noue, puis se retourne vers moi, les bras croisés dans le dos, pour me jeter un petit sourire de mépris. Lorsqu’enfin je parviens au sommet du bâtiment, une sorte de penthouse où un petit orchestre de chambre joue pour quelques tables de gens costumés, je réalise que la salle elle-même est encore loin. Il me faudra marcher encore longtemps, la perspective d’arriver à l’heure s’amenuise à chaque pas. Je me mets à courir, inquiet de ce que que je parviendrais à destination, en plus de mon retard, débraillé et en sueur. Je cours, et le décor change. Je traverse à présent un sentier de rase campagne, avec un champ de terre grasse et nue, fraîchement retournée, à ma droite, et un bidonville fait de caravanes et cahutes clairsemées à ma gauche. Je cours dans la boue sous un soleil de plomb et crois apercevoir mon but à l’horizon, il me semble que cette fois le théâtre est à portée de ma main. En bordure du bidonville, à une dizaine de mètres de moi, je distingue du coin de l’oeil une grappe d’individus mal fagotés, mal rasés, des hommes surtout et quelques femmes, plus jeunes, assis sur des chaises en plastique, fumant. Un, puis deux, puis cinq, puis tous, ils se lèvent soudain à mon passage, ils se donnent des coups de coude, me désignent du doigt, se mettent à m’applaudir. Ils rient, sifflent, et comme si j’étais un échappé du peloton crient mon nom dans leurs mains en pavillon pour m’encourager. Mais ils le prononcent mal, le scandent en deux syllabes, j’entends : « Vigue ! Né ! Vigue ! Né ! » Tant pis pour leur mauvais accent, je ne sais pas d’où ils me connaissent ni de quel pays ils viennent, me prennent-ils pour quelqu’un d’autre ? Peu importe, leur clameur me galvanise comme si elle était pour moi, me chauffe le coeur, que le malentendu me profite et me fasse avancer, je leur souris, je redouble le pas empli de gratitude.

Comme on visite un monument (Troyes, épisode 26)

26/09/2011 un commentaire

« Faut le déclic. Vous trouvez mes mots bien obscurs. L’obscurité, elle est dans nos âmes, non ? En plus mélodieux. » (Ulysse, James Joyce, p. 66-67)

J’étais inquiet, au début. Pendant les quinze premières nuits de ma résidence, je n’ai pas rêvé. Je me réveillais, jamais très tard, 7h43, 8h11, 8h25, selon le train qui passe, j’ouvrais les yeux, et c’était tout, zéro activité onirique notable, des souvenirs manquaient comme si j’avais moins vécu. J’étais dépossédé d’une manifestation majeure de mon imagination, et j’en étais tout chiffon.

Mais c’est revenu. Il fallait seulement que je m’habitue à cette chambre, à ces draps, à ce silence-ci. J’ai rêvé cette nuit que je devais donner une représentation de mes Giètes au théâtre de La Mure. Christophe S. était là, bien sûr, je le retrouvais dans le sous-sol du théâtre, qui se trouvait être une gigantesque cuisine pour collectivité. J’étais embêté, parce que je n’avais pas prévu de donner ce spectacle, ce soir. Je ne me sentais pas prêt du tout, je cherchais quelque chose dans mes poches nerveusement. J’annonçais : « Il faut pourtant bien la faire puisque ce soir, c’est la dernière représentation », et Tof me répondait, les pieds sur une chaise et les mains dernière la nuque, « C’est ça, oui, comme toutes les autres ». Je m’apercevais que j’avais oublié mon livre, je le lui signalais comme une lacune rédhibitoire, et aussi mon pantalon, je déclarais : « Désolé, mais sans pantalon ça ne va pas être possible, on annule ». Parfois un cuisinier traversait la pièce en nous lançant « Qu’est-ce que vous faites ? Vous avez déjà presque une heure de retard, les gens s’impatientent ! » , Tof s’occupait en accordant ses instruments, et moi je farfouillais dans des piles de livres entreposés là, me disant, la seule chance qui reste, c’est de trouver un pantalon comme accessoire dans l’un de ces livres géants. En particulier, je retournais dans tous les sens ce qui semblait être une version d’un mètre sur deux de La garde-robe d’Emmanuelle Houdart, dans l’espoir d’en faire tomber mon pantalon.

Un autre. Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je lisais un livre particulièrement compliqué, où toutes les consonnes avaient été remplacées par la lettre g. Ug augge : ig g a gueggueg guigg, g’ai gêgé gue ge gigaig ug gigge gaggigugiègegegg gogggigué, où gougeg geg goggoggeg agaiegg égé gemggagéeg gag ga geggge g. Je n’y comprenais rien, tu penses, je transpirais, mais je m’accrochais, ligne à ligne, paragraphe après paragraphe, je m’épuisais, je lisais mécaniquement, m’accrochant obstinément mais stérilement au rythme gueguettant, soupirant quand je tournais une page comme passant un col à vélo.

J’ai compris au réveil de quel livre il s’agissait, parce que je me souvenais que sa couverture était violette (cf. illustrations ci-dessus). J’ai commencé Ulysse cet été, à Dublin, ce qui est snob, mais j’ai laissé tomber, c’était un trop gros morceau pour moi. Je viens de faire une nouvelle tentative ici, à Troyes où existe un pub « James Joyce » , ce qui est presque aussi chic. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait la Guinness. Je n’y arrive toujours pas, je le crains. Ce n’est pas la première fois que la lecture d’un livre influence mes rêves, mais l’autre exemple paru sur ce blog évoquait un livre que j’avais englouti fébrilement ; là, ce serait plutôt un livre que j’ai non-lu, ce qui est plus frustrant. Oui, ce rêve révèle (car c’est à cela qu’il sert : le rêve révèle) une lecture impossible. Je m’acharne sur Joyce, je m’entête, je lis en montagnes russes des pages qui m’emballent et d’autres que je ne suis pas très sûr d’avoir lues une fois que je les ai lues, au point de ne plus savoir exactement où je m’étais arrêté la veille (mais désormais pour plus de sécurité je dispose d’un beau marque-page, merci Laetitia), jusqu’à ne plus comprendre tout-à-fait pourquoi je lis.

Peut-être pour dire « Je l’ai fait » , comme on dit du Louvre. Comme on visite un monument, sans le déranger, sans être dérangé par lui. J’ai fait le Louvre, je l’ai traversé plus d’une fois, et qu’en ai-je retenu, au juste ? Gu’eg ai-ge gegegu, au gugge ?