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Une gare, une nuit

Voici comment les choses adviennent. Durant mes longs et fréquents voyages en train, je visionne sur mon ordinateur, comme un feuilleton palpitant, le palpitant Abécédaire de Gilles Deleuze (ah là là, soupirè-je, le monde serait moins bête si nous ne jouissions quotidiennement que de telles conversations, au lieu de bavasser sur la météo pourrie, la relance économique, ou le procès du Mediator). À un moment donné, Deleuze cite deux individus, « Mercier et Camier ». L’allusion m’est obscure. Deleuze en parle semble-t-il comme d’une paire de larrons, fieffés bavards peut-être pathétiques, peut-être ridicules, comme il eût dit Bouvard et Pécuchet, Dupond et Dupont, Georges et Louis (racontent), Laurel et Hardy… Dès mon retour chez moi, je me renseigne. Mercier et Camier est un roman de Beckett, son premier écrit en français, en 1946. Je lis Mercier et Camier. Je tombe sur ce passage p. 99 :

Oui, dit Camier, au lieu de m’écouter tu ne penses qu’à me raconter ton rêve. Tu n’ignores pas cependant ce que nous avons arrêté à ce sujet : pas de récits de rêve, sous aucun prétexte. Une convention analogue nous interdit les citations.

Puis je vais me coucher, je m’endors, je rejoins mon cinéma permanent.

Je tiens un stand « Le Fond du tiroir », une simple planche sur tréteaux, au beau milieu d’un hall de gare. Il fait très chaud, j’espère qu’il ne va pas se mettre à pleuvoir, parce que je n’ai pas de parapluie. Je ne vends rien. Mes livres jaunissent. Ce n’est pas la joie, mais au moins les patrouilles de militaires, passant devant moi à intervalles réguliers, se contentent-elles de me jeter des regards de haine, sans m’importuner.

Soudain un petit garçon chevelu arrive en courant, portant sur son épaule un gros sac poubelle en plastique noir. Sans me regarder, il fait mine de déverser son sac devant mon stand, mais comme je m’y oppose, il en puise seulement un détritus, que j’identifie comme un ballon de baudruche crevé, dont on distingue encore l’ornement : il s’agit de la tête de chat stylisée, exempte d’expression, effigie de Hello Kitty. Il jette cette saleté ratatinée sur mes piles de livres et prend la fuite. Je m’élance à sa poursuite.

J’ai peur de le perdre de vue, il est moins rapide mais plus agile que moi pour se faufiler parmi la foule ferroviaire. Je traverse un meeting politique installé là devant une série de quais en cul-de-sac. Juché sur une étroite estrade, un orateur, terne, à lunettes, lit un discours sur la réforme de la SNCF qui devrait se passer « sans suicides », mais personne ne l’écoute.

Je ne me laisse pas distraire, je finis par rattraper le garçon, je le chope par le col, le plaque contre un mur et tente, encore essoufflé, de lui faire la leçon : « Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Vider tes poubelles sur mon stand ! Tu imagines un peu, si je débarquais chez toi, et que je déversais mes ordures de tout un mois dans ta cuisine ? Hein ? Tu serais bien surpris ! » L’argument semble faire mouche : le garçon cesse de se débattre, il tremble entre mes mains, prend l’air soumis, ses yeux s’embuent. Il me rappelle quelqu’un, je n’arrive pas à savoir qui. Il me regarde droit dans les yeux et murmure, dents serrées : « Je me souviendrai toujours de vous » Perplexe, je desserre mon étreinte, hésitant à interpréter cette phrase comme une menace ou comme de la gratitude, il en profite pour m’échapper et disparaître. Mains sur les hanches, je le regarde s’éloigner.

Je fais demi-tour et regagne mon stand. De loin, je vois une dame penchée sur mon stand, feuilletant des livres. Je me hâte, regagne ma place derrière les piles et lui lance « Bonjour ! » Elle sursaute et repose immédiatement le livre qu’elle feuilletait. Elle me dit, compatissante : « Vous ne devez pas en vendre beaucoup », ce à quoi je réponds, pour la consoler, car je la sens sincèrement triste : « Non, mais c’est normal : je suis dans une gare ».

Je me réveille.

Prochaine apparition d’un stand Fond du tiroir dans le monde réel : festival des jeunes auteurs de Saint Geoirs, dimanche 10 juin 2012.

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