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La croûte de synthèse

12/05/2012 4 commentaires

Chaque habitant de l’Europe occidentale consomme environ cent kilos de matières plastiques par an. Comment comprendre un chiffre aussi abstrait ? C’est comme pour l’empreinte carbone ou pour à peu près tout ce qui se consomme, on trouvera de par le monde plus glouton que nous, et aussi plus tempérant (plus riche et plus pauvre, mettons : les USA et l’Afrique sub-saharienne), mais en ce qui nous concerne, voilà le tas individuel, le vilain sac paco, en moyenne un quintal de plastoc par tête de pipe, bon an mal an. On le consomme, c’est-à-dire naturellement on ne le mange pas (encore que), selon l’acception du Robert on l’amène à destruction en utilisant sa substance, on en fait un usage qui le rend ensuite inutilisable. On consomme le plastique notamment sous forme d’emballages variés, car on achète les produits sous une ou plusieurs peaux qui nous prouvent que nous en sommes bien le premier propriétaire (« Neuf sous blister ! »), on déballe comme on dépucelle un produit de consommation, on arrache l’hymen de plastique, on jette le contenant et on n’y pense plus, on se concentre sur le contenu.

Lorsqu’on jette ce plastique dans une poubelle adéquate-qui-procure-une-vague-bonne-conscience, le plastique aura une chance d’être recyclé, ne serait-ce qu’en étant brûlé pour produire de l’énergie, après tout ce plastique est un dérivé d’hydrocarbure, il peut servir à ça, tant pis pour l’empreinte carbone.

Mais lorsqu’on le jette ailleurs, Mister Plastoc vaque librement, il traîne, il s’envole en plein air, il se salit en pleine terre, il tourne mal : il échoue dans la nature ou bien dans un caniveau et glissera ensuite, dans les deux cas, au fil d’un ruisseau. Le ruisseau le confie à la rivière. La rivière le charrie jusqu’au fleuve. Le fleuve le jette dans la mer. Les courants marins l’emportent au large.

Et là, au large, très au large, se passe quelque chose d’étonnant : il ne bouge plus, le plastoc, il tourne en rond, il s’agglomère, il retrouve ses amis, il fait masse. Il existe cinq zones sur le globe, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Atlantique Nord, Atlantique Sud, Océan indien, où les courants marins se rencontrent et s’enroulent façon cul-de-sac centripète, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord, en sens inverse dans l’hémisphère sud, formant d’immenses vortex nommés gyres océaniques, équivalents maritimes des trous noirs dans l’espace intersidéral : d’où que l’on vienne, on s’y retrouvera fatalement, on y sera aspiré, englouti en lent tourbillon, et on n’en sortira plus jamais.

Au fil des décennies (les premiers polymères produits industriellement datent des années 1930), des milliers de mètres cubes de déchets impossibles à digérer par la nature se sont ainsi agglutinés dans l’océan, sur lui et sous lui, de la surface jusqu’à une profondeur de trente mètres. Ce phénomène est continu, jour et nuit : durant l’année qui vient de s’écouler, alors que la campagne électorale battait son plein et abordait des sujets très-très-très intéressants et qu’Eva Joly était persiflée au prétexte que son accent n’est même pas français, une portion évaluée à 10% des cent kilos de plastique européen par personne et par an est venue augmenter l’une des deux nappes de l’Atlantique, ou, allez savoir, selon les caprices de Neptune, l’une des trois autres. Ou peut-être celle de la Méditerranée, qui est plus modeste et plus diffuse, parce qu’on n’a pas dans Mare Nostrum de courants marins d’une force comparable à ceux des océans.

La plus gigantesque de ces cinq poubelles flottantes, et la plus observée (cela expliquerait-il ceci ?) est celle du Pacifique Nord, qui mesure 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la France. Ces millions de tonnes de plastique, en fragments massifs ou infinitésimaux, qui naturellement ont chassé toute vie alentour (plus de plancton, plus de poisson, plus d’oiseaux, plus de chaîne alimentaire, rien d’autre rien rien que des milliards de bouts de plastique, des durs des mous, des gris des colorés des transparents), ont formé ce que l’on a appelé « the Great Pacific Garbage Patch » (la grande plaque d’ordures du Pacifique), nouveau continent artificiel ou, pour les poètes, « septième continent en plastique ».

Parfois, je lis quelque chose, j’intègre une information, jusque tard dans la nuit je gouguelise tétanisé, et j’en reste si effaré, choqué, abasourdi, presque mort un petit peu moi-même face à tant de mort, que je me dis « il faut faire un livre là-dessus ». Mais je ne m’y colle pas, je ne sais pas comment m’y prendre, je ne vois pas l’intérêt d’ajouter aux faits bruts, de retrancher, pis : d’inventer une histoire, alors je me contente d’en faire un article sur ce blog, je transmets simplement, j’informe à mon tour.

En revanche, il m’arrive, sur d’autres sujets, de finir à force de rumination par trouver comment construire mon livre, à partir d’une idée qui m’aura traversé comme une flèche lancée depuis les mass médias. Cela peut prendre des années, mais de temps en temps un texte se concrétise ainsi. Mon prochain livre, Lonesome George, parle de l’environnement, je ne peux pas dire mieux. Guettez le bon de souscription ici même dans quelques jours.

Banalité du mal, figure 27453 (Troyes épisode 75)

26/11/2011 un commentaire

Qui, au sein de l’exécutif français, est en charge de la lutte contre le racisme ? Le Ministère de l’Intérieur. Nous sommes à la limite du conflit d’intérêt.
Louis-Georges Tin

Hier, durant mon voyage en train (six heures de Troyes jusqu’à chez moi), j’ai assisté à une descente de police. Quatre hommes et un chien, tous les cinq en uniformes, ont traversé la rame et ont vérifié l’identité (ce putain de mot qui devient dangereux dès qu’on le fétichise sur papier ou dans les têtes) des passagers, un par un. L’atmosphère de ce pays est ainsi faite que, lorsque je me fais contrôler l’identité, je commence par me sentir un peu coupable, anxieux sans savoir au juste de quoi, sans doute n’ai-je pas l’identité idéalement configurée, j’éprouve la même appréhension que pour un examen médical, « Qu’est-ce qu’ils vont débusquer dans mon foie mes reins mes poumons, j’espère qu’il n’y aura rien ce coup-ci… »

Pourtant, quand mon tour vint, cet intimidant roulage de mécaniques de la République Française fut relativement vite expédié, quoique rendu pénible par le ton rogue du policier, dont les yeux ont pris le temps de cinq bons allers-retours entre mon permis de conduire et ma face suspecte – « Eh, ben, je vais avoir du mal à vous reconnaître sur cette photo. Enlevez votre bonnet. » Même pas s’il vous plaît. Simple formalité.

Ce fut une toute autre affaire quand le commando, poursuivant sa mission identitaire deux rangs plus loin, s’est adressé à un monsieur noir, seul, la trentaine.

« Qu’est-ce que c’est que cette carte ? [Tenant entre ses doigts le document en question, rectangle plastifié et rosâtre.]
– Vous voyez bien, c’est une carte de réfugié.
– Ce n’est pas ce que je vous demande. Je vous demande un papier d’identité. Est-ce que vous êtes français ?
– Mais non, je ne suis pas français, je suis congolais.
– Avez-vous un passeport congolais ?
– Bien sûr que non, je n’ai que cette carte.
– Dans ce cas, présentez-moi un permis de séjour.
– Je n’ai pas de permis de séjour, je vous dis que je suis réfugié politique. Je suis indésirable dans mon pays, c’est pourquoi je suis en France, je n’ai que cette carte.
– Ce n’est pas cette carte que je vous demande. Avez-vous un permis de séjour valide ?
– Mais cette carte de réfugié est parfaitement valide, enfin ! Apprenez votre métier !
– Monsieur, je vous demande de rester correct. Nous, nous restons corrects. Levez-vous. »

Les policiers l’ont correctement levé, retourné, collé contre la paroi du compartiment, mains en l’air, et ont procédé à sa fouille au corps, palpant son torse, son ventre, ses hanches, ses cuisses, ses mollets. Pendant que se prolongeait cette humiliation gratuite, il criait au mur « Je suis un danger pour la France, c’est ça ? C’est moi le danger ? » et celui des policiers qui avait gardé en main la carte rose parlait dans son talkie-walkie. Il épelait d’un ton plus las que dégoûté les noms et prénoms de l’interpellé, puis répétait l’ensemble reconstitué, « Oui, c’est ça », avec une moue exprimant de façon ostentatoire son peu d’appétence pour les patronymes de métèques, attendant qu’un collègue à distance vérifie ces données sur un quelconque fichier central et français.

Quand l’incident s’est enfin terminé, que les cinq policiers ont rendu la carte à l’homme sans un mot d’excuse et ont changé de wagon, j’ai échangé quelques phrases avec le monsieur noir. « Je suis désolé, je suis stupéfait, je suis écoeuré », le minimum à dire, qu’il sache que ces brutalités n’étaient pas commises en mon nom, lui haussait les épaules comme s’il avait l’habitude – et c’était pire.

Je pense à un autre réfugié politique, un qui a fait l’Histoire de France. Lors de son procès sommaire en 1944, le terroriste et métèque Missak Manouchian s’est vu reprocher, parmi d’autres griefs tout aussi graves et qui devaient conduire à son exécution tout à fait légale sur le mont Valérien, de n’être pas français.

Il eut alors, à propos de l’identité nationale, cette réponse, peut-être inventée après coup pour le mythe, je n’en sais rien, qui mériterait d’être vraie, qui devrait constituer la prémisse systématique de tout débat sur ce sujet débile. Il s’est, peut-être, exclamé : « La nationalité française, vous l’avez héritée. Moi, je l’ai méritée ». Mériter d’être Français ? Faut-il avoir une haute idée de la France, pour jeter à la face de ses représentants et de leur chien, et juste avant le mur des fusillés, pareille déclaration d’amour ! Je pleure, de honte et de rage, de me trouver, moi simple héritier (quoique petit-fils d’immigré), dans l’impossibilité de partager cette idée. France terre d’asile ? France asile de fous.

La néoténie, c’est intéressant (Troyes épisode 63)

14/11/2011 un commentaire

Le temps de mon apprentissage est révolu, c’était un autre siècle. Mais la néoténie est un concept curieux, un de de ceux justement appris dans mes études, et que j’ai trouvé si intéressant que je ne l’ai jamais oublié, le rencontrant depuis, ici et là, dans la nature, ou dans le miroir. La néoténie est ce phénomène biologique par lequel les individus d’une espèce donnée conservent durablement, y compris lors de l’avènement de leur maturité sexuelle, certaines caractéristiques de leur physiologie juvénile, voire de leur état larvaire ou foetal, allongeant ainsi la durée de leur âge tendre, et retardant d’autant leur stabilisation sur le palier dit âge adulte, accomplissement ou encroutement, c’est selon.

L’être humain est le champion du monde de la néoténie, puisque c’est l’animal qui, compensant sans doute son dénuement en termes d’instinct et de défenses naturelles, a démesurément étiré la durée de son stade d’apprentissage pré-adulte, jusqu’à inventer une période spécifique, inconnue ailleurs, entre l’enfance et l’âge adulte : l’adolescence. (Cuistre sur les bords, mais surtout un peu embarrassé qu’on me questionne sur l’écriture pour ados, je rappelais jadis dans une interview qu’un proche cousin de l’homo sapiens-sapiens, le lémurien, connaissait une adolescence de quinze jour maxi, tandis qu’elle peut chez nous durer quinze ans.)

Le concept de néoténie a des applications, plus ou moins sauvages, en sociologie (cf. le retard d’émancipation des jeunes gens, à la Tanguy) mais également en esthétique : les artistes qui dépeignent des personnages aux yeux gigantesques, des lotos dévorant la moitié du visage, plaquent sur des visages adultes des morphologies de bébé – l’oeil étant l’organe qui grandit le moins, il semble, relativement, immense chez le bébé, et petit chez l’adulte. Peu importe que l’intention de ces artistes soit inconsciente et au premier degré (l’effet kawaii des yeux manga, ou bien les peintures kitsch de Margaret Keane), ou consciente et au second (effet inquiétant sur la fameuse pochette des Eels, effet subversif dans les bandes dessinées d’Ivan Brun), voire manipulatrice tendance bons sentiments (photo ci-dessus), dans tous les cas ces représentations néoténisent le visage.

Pourquoi est-ce que je parle de ça, déjà ? Ah, oui, ça me revient. Mais il est tard, monsieur, comme disaient Jacques Brel et Shéhérazade. Le temps que je retrouve le fil de ce que je voulais dire, la nuit est tombée. Je poursuivrai demain. (suite ici)

Sept milliards de mille sabords (Troyes épisode 52)

03/11/2011 un commentaire

Selon les sources, le cap des sept milliards d’êtres humains simultanés a été franchi lundi dernier, ou le sera d’une seconde à l’autre (d’après l’hypnotique site terriens.com, que je peux regarder bouche bée plusieurs minutes d’affilée comme un aquarium où se serreraient des sardines), voire, au plus tard, en mars 2012. Peu importe l’échéance, nous sommes nombreux. On se serre. On se fait de la place. On essaye de ne pas s’entretuer. Et le plus beau est que chacun de nous est une possibilité, une actualisation de ce qu’est le genre humain, ni mieux ni pire que son voisin. Je suis un sept-milliardième de l’humanité. Comme toi, vieux.

Je suis en train d’écrire un livre qui se passe au Paraguay. Je n’ai jamais mis les pieds au Paraguay. Pour écrire, il faut soit avoir mis les pieds, soit faire marcher son imagination sur des actualisations lointaines de la même humanité que la nôtre, et dans tous les cas, il faut lire. Donc je lis, méthodiquement, tout ce que je peux trouver concernant le Paraguay. La tâche n’est pas commode, figurez-vous. Le Paraguay est un pays oublié en plus d’être misérable, et n’a jamais engendré de vaste bibliographie – exception faite, un peu, des aventures utopiques des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquelles désormais nous plaquons le visage de Jeremy Irons et Robert de Niro et la musique de Morricone.

Parmi les rarissimes livres ayant trait au Paraguay que je déniche au catalogue de la médiathèque, je lis Tupito le petit Guarani d’un certain Pierre Landais (éd. Entre deux rives, série « L’Amérique latine racontée aux enfants », 2002). Ce petit album format à l’italienne, peu engageant, au récit artificiel et aux illustrations moches comme un Pierre La Police qui aurait envie d’être sympa, a pour narrateur un garçon de 11 ans, cireur de chaussures à Asuncion, qui s’adresse directement au lecteur français, lui vulgarisant à grands traits son mode de vie (« Ami(e) ! Je vais te narrer une journée typique de ma vie »), l’histoire de son pays, sa géographie, ses horreurs passées. « Ceux qui ont commis le plus d’atrocités et de morts sont des généraux militaires devenus pas la suite chefs d’état : Gaspar Rodriguez de Francia et Stroessner, qui décima trois millions d’indiens Guarani pour pouvoir diriger le pays en toute tranquillité. J’espère que tu ne connaîtras jamais ce type d’individus qui ne mérite pas de vivre. »

Outre que le chiffre de trois millions est, je l’espère, une coquille (la population du Paraguay étant lentement passée, sous Stroessner, de 1,7 à 4 millions d’habitants, le génocide serait encore plus spectaculaire que celui des Khmers rouges), je tique sur la dernière phrase. Je me révèle soudain l’un de ces droitdelhommistes facilement raillés par les épigones réacs de Philippe Muray, parce que je suis, pour tout dire, scandalisé. Je ne prône certes pas l’angélisme et les bons sentiments en littérature jeunesse, je sais pertinemment que Stroessner était un tyran bien placé au hit-parade mondial des criminels de guerre… Mais « ils ne méritent pas de vivre » est une apologie de la peine de mort, et l’apologie de la peine de mort me chagrine, en littérature jeunesse comme ailleurs. D’autant que l’auteur ne peut même pas plaider la couleur locale des us et coutumes, puisque le Paraguay a aboli la peine de mort en 1992.

Les sept milliards d’actualisations de l’espèce humaine méritent toutes de vivre. Même les actualisations en barbares. Les barbares sont nos frères, c’est comme ça, c’est un principe. Un homme tue un autre homme = un crime. Kadhafi tue un opposant d’une balle dans la tête = un crime. Un opposant tue Kadhafi d’une balle dans la tête = un crime. Si l’on décide quel sept-milliardième mérite de vivre et quel autre non, on bascule, et le barbare est en nous.

(Londonomètre : 960 bien tassés.)

La foi du connard (Troyes épisode 51)

02/11/2011 un commentaire

Quand les cons sont braves, comme moi, comme toi, comme nous, comme vous, ce n’est pas très grave. Qu’ils commettent, se permettent des bêtises, des sottises, qu’ils déraisonnent, ils n’emmerdent personne. Par malheur sur terre les trois quarts des tocards sont des gens très méchants, des crétins sectaires. Ils s’agitent, ils s’excitent, ils s’emploient, ils déploient leur zèle à la ronde, ils emmerdent tout le monde.
Georges Brassens

Des connards musulmans viennent de détruire Charlie Hebdo, et nous pouvons les dénoncer sans nous faire suspecter d’islamophobie, puisque simultanément, merci à tous, les gars, bon sens du timing, des connards catholiques sont en train d’empêcher à grand fracas les représentations d’une pièce de Romeo Castelluci, rappelant opportunément que l’obscurantisme est de toutes les confessions, Dieu reconnaîtra les siens. Nous plongeons je le crains dans un nouveau moyen-âge. Comme à l’époque le salut viendra peut-être de l’émergence de nouveaux sages, cultivés, pacifistes, humanistes, forcément en danger de mort, et éventuellement très pieux mais ça les regarde, qu’ils soient catholiques (Erasme), musulmans (Averroès) ou juifs (Rachi). La différence entre celui-ci et le premier moyen-âge est que nous sommes à l’époque de la bombe atomique, c’est le progrès, et par conséquent « moyen » dans son acception « entre deux » sera peut-être un épithète abusif puisqu’il n’y aura rien après.

Dans le même temps, le site de Charlie est hacké, indisponible. Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais je saute (Boum ! à la santé de Molotov !) sur l’occasion pour raconter que l’an dernier, mon propre blog a été piraté. Un beau matin j’ouvre l’ordinateur et à l’adresse fonddutiroir.com s’affiche une tête de mort soulignée par deux sabres croisés et la mention « Hacked by the islamist hacker team ». Cette démonstration de force m’a fait froid dans le dos, et elle était destinée à cela précisément, sens littéral de terrorisme, de quoi rendre timoré ou paranoïaque. Mon ouebmestre masqué, à qui revenait la corvée de reprendre la main sur le bazar (tâche qui lui demanda plusieurs jours) et faire de prudentes sauvegardes, a émis l’hypothèse que cet attentat relevait de représailles, après que j’ai critiqué l’attitude agressive d’un collégien manifestement musulman et ignorant… Cela m’étonnerait. J’imagine mal, étant donnée mon audience minuscule, comment mon petit espace de liberté de parole constituerait une menace pour un quelconque connard. Je crois plutôt que cette cette bande d’abrutis malfaisants 2.0 n’avait pas lu une ligne de mon blog, et se faisait simplement la main et les dents sur un blog pris au hasard sur la toile. Nous verrons bien ! Si la présente page venait à disparaître dans les jours qui viennent, remplacée par une tête de mort, vous saurez pourquoi.

Je baigne dans l’art (Troyes épisode 48)

28/10/2011 Aucun commentaire

Je suis dans l’art comme un boulanger est dans le pétrin. La résidence qui m’héberge se trouve au premier étage du centre culturel Passages, qui se flatte d’être le seul centre d’art contemporain de l’Aube, et je croise là quotidiennement, pas forcément de l’art (à part de temps en temps, quand je jette un oeil furtif à travers les fenêtres des ateliers), mais au moins des artistes. Parfois l’on me dit : « C’est toi le résident du Salon du livre ? Tu es illustrateur, alors ? » Eh bien, non, pas tout à fait.

La semaine dernière avait lieu le vernissage d’une exposition commune de Hélène Juillet et Thomas Dupouy. Pour la première fois j’ai vu le Ginkgo bondé et béni par diverses huiles institutionnelles. Je ne suis certes pas féru d’art contemporain, très ignorant, seulement curieux de ce qui se passe, croyant-mais-pas-pratiquant – en tout cas réjoui d’être de cette messe-ci, communiant une flûte de champagne à la main, tout à la fois discrètement présent (comme pour profiter de l’émulation créatrice) et totalement décalé (pièce rapportée dans ce milieu relativement homogène qu’est l’Art), et au fond c’est ma position favorite, passager presque clandestin, de fortune. J’étais invité en tant que voisin-du-dessus, ce qui me valait l’amusante impression d’accueillir une expo chez moi. Alors qu’en réalité c’est le contraire : c’est moi qui suis de Passages et invité par l’expo.

Parmi les résidents du centre, celle avec qui m’est devenue la plus familière est Nadine Monnin, artiste polymorphe et singulier, mais semble-t-il surtout photographe. Elle s’est d’ailleurs montrée très intéressée par ceux de mes livres qui s’ornent de photos (les Giètes et IKEA), mais de mon côté j’ignore pour l’essentiel ce qu’elle fabrique. Je peux seulement témoigner que mes fenêtres donnent sur les siennes, et régulièrement je la vois la nuit, minuit, une heure, deux heures du matin, assise à son bureau, feuilletant de mystérieux albums, prenant des notes, tandis qu’ici je fais un peu de même, je cogite en coulisse des complots nocturnes. Au moment même où j’écris ces lignes, je regarde à travers la cour, je vérifie, oui oui elle est bien là, assise à son bureau, et sa présence me fait un peu le même effet que celle de l’écureuil, je suis content d’avoir des voisins, ce lieu est habité comme on dit des maisons qui ont vécu. Mais, contrairement à l’écureuil que je ne réussis pas à approcher, Nadine n’est pas un animal sauvage et il faudra bien qu’elle me parle prochainement de ce qu’elle fait, au juste.

(Londonomètre : en berne. Ces derniers jours, j’ai surtout écrit quantité de mails, hélas. J’ai cherché en vain un éditeur pour une bricole que j’ai écrite pour Magnier et que Magnier a déclinée. Chercher un éditeur est fastidieux en maudit, bonjour mon nom est Fabrice Vigne, j’ai écrit ça, en voulez-vous ? Non. J’espérais ne plus consacrer mon énergie à de telles démarches depuis le Fond du Tiroir, seulement voilà, je ne peux pas tout placer au Fond du Tiroir.)

Des trottoirs et des réverbères (Troyes épisode 34)

04/10/2011 Aucun commentaire

Un polichinelle dans le Fond du tiroir : dans le droit fil des questions que je me posais hier (que diable faut-il mettre entre les mains des adolescents, jeunesse/pas jeunesse), je me fais aujourd’hui l’écho d’une polémique chantée entre Colonel Reyel et Jeanne « Amiral » Cherhal. Ils s’affrontent en terrain glissant, sur le thème des grossesses non désirées des jeunes filles.

À ma droite (tellement à droite qu’il a fait la joie des sites pro-life et de Christine Boutin), le pénible tube de l’été du Colonel, Aurélie, dresse le portrait ému d’une maman de 16 ans, qui a bravement tenu à mener sa grossesse à terme malgré le désavoeu de ses proches ; à ma gauche, la réplique de Cherhal, Colonel j’ai 16 ans, chanson composée spontanément et à fleur de peau, pour apporter un contrepoint, un peu plus subtil mais finalement à peine, aux assertions simplistes du genre « rien de plus beau que de donner la vie, si tu n’es pas d’accord tu n’as rien compris » , rengaine propre à faire croire aux jeunes filles que leur horizon le plus scintillant ou le plus naturel, est la maternité. Selon la chanteuse,

Quand j’avais 15 ou 16 ans, c’étaient les chansons de Renaud qui m’ouvraient l’esprit, et c’était tout sauf réactionnaire. Si la chanson de Colonel Reyel et le succès qu’elle remporte sont le reflet d’une époque, alors c’est inquiétant.

Entre les deux rivaux, mon penchant est sans ambiguité. Je préfère largement la chanteuse, artisane à l’ancienne, catégorie auteur-compositeur-interprète, capable de l’exploit d’émouvoir avec une station d’épuration, au bogosse ragga-basique pour frotti-frotta prépubère, qui pour se la jouer aussi viril que ses collègues du hip-hop, choisit puérilement en guise de pseudo un grade militaire, comme par nostalgie de ce bon temps de la conscription de masse qui fabriquait des-hommes-des-vrais, l’homme qu’on écoute c’est celui qu’a du galon (mille excuses ! Moi qui l’ai subie, la conscription, j’avoue que dès le pseudo du bonhomme je recule d’un pas – je confesse une réactivité au délit de patronyme comme d’autres se laissent aller à sanctionner le délit de faciès, ah j’ai un haut-le-coeur, si on récapitule la vision du monde offerte par le chanteur et sa chanson, devenir soldat est aussi naturel désirable et épanouissant pour un garçon que devenir mère pour une fille ?), elle est trop longue, cette phrase.

Au crédit du pseudo-officier, la grossesse à 16 ans est un cas social (un cas soce, comme chante Cherhal) plus fréquent dans le milieu qui constitue majoritairement son public, que dans le public de la chanteuse, ce qui lui donne beau jeu de se défendre sur l’air « J’ai écrit cette chanson d’après une histoire vraie, moi au moins je parle de ce que j’ai vu ». Mais voilà précisément où le bas blesse.

Quels échos aura ce clash ? Sans doute : aucun, parce que Cherhal et Reyel n’évoluent pas dans les mêmes sphères, et ont peu de chance de se rencontrer. Les fans de l’une (habitus : bobos ou middle-class, en gros, mon propre profil) ne connaissent pas ceux de l’autre (adolescents des classes popus, lumpenproletariat en fleurs), et chacun des deux « artistes » (on les appelle ainsi) pourrait ignorer absolument, jusqu’au déni, l’existence de l’autre, sans que cela entrave sa carrière (de ce point de vue, la volonté de Cherhal d’aller au contact est indéniablement à son honneur – en face, c’est à peine si le Reyel juge son interlocutrice digne d’être identifiée en vue d’un dialogue).

En somme deux chanteurs s’adressent à leur classe respective et à elle seule (prenons au pied de la lettre les explicites proclamations d’intention des rappeurs : I represent ou IV my People), deux mondes coexistent, s’auto-prêchent convaincus, deux chiens de faïence ne s’adressent pas la parole sinon, exceptionnellement, à travers une caméra pour faire le buzz. L’actuelle France, en son climat de repli paranoïaque et chacun-pour-soi, les suppose virtuellement antagonistes, c’est tout, le match finalement n’aura pas lieu sur le terrain des idées, non faute d’idées communes, mais de l’idée de communauté.

C’est en cela que cette micro-polémique est révélatrice de l’état social. J’ai lu récemment une interview déprimante de l’historien Pierre Rosanvallon, qui explique comment l’idée même d’égalité est en crise dans la démocratie française :

[Pour mener à bien] la reconstruction de l’Etat-providence, aujourd’hui en voie de décomposition avancée [il faudrait commencer par] produire du commun.[…] Quand Sieyès, au XVIIIe siècle, affirmait que l’égalité passait par la multiplication des trottoirs et des réverbères – des espaces partagés par tous – il avait raison ! Aujourd’hui, les espaces fréquentés aussi bien par les riches que par les pauvres se font rares, de même que les expériences de vie commune (à l’exception peut-être des stades de foot). Enfin, il est grand temps de repenser la participation au bien-être collectif : le temps n’est plus au service militaire, mais la renaissance de nouvelles formes de service civique n’est pas une idée absurde…

Pour l’heure, moi aussi je suis atomisé, et je ne parle en général qu’à ma classe, je le crains. Un livre, un salonduliv, sont-ils devenus, comme une chanson populaire, de purs marqueurs sociaux ? Ont-ils perdu leur ancien pouvoir de traverser de la société en coupe, pour la révéler à elle-même ? Mais l’ont-ils jamais eu ?

Londonomètre : 315. C’est peu, mais en ajoutant les 895 mots du présent article, on obtient le lourd total de 1210.

Buznik a encore frappé

14/03/2011 un commentaire

L’individu Buznik, autoproclamé « iconosémiophage procrastinateur », et pourquoi pas je vous le demande, est un drôle d’animal, barbu, curieux, rigolard et obstiné, qui manie le crayon, le stylo, la photo, et divers outils de même registre. Il a notamment orné de ses illustrations un conte de Voltaire (écrit en 1748 à propos de la guerre USA/Irak, oui, sans charre, vérifiez) et un recueil de blagues scatologiques, c’est dire si sa palette et son esprit sont larges. Entre ces deux tendances, il m’a en outre refait le portrait (qu’on peut voir à la fin de cet article-là). C’est parce que nous nous fréquentons. Nous nous donnons des nouvelles de loin en loin, en quelque sorte il me surveille, il a un plan caché, il attend qu’une adaptation cinématographique de TS voit le jour : il tient à jouer le rôle de M. Bernardini, il se l’est mis de côté, me le rappelle à l’occasion… (Pourquoi pas, chacun son truc. La date du casting n’est pas encore fixée.)

Dans le civil, c’est à Madame l’Éducation nationale qu’il vend ses talents de bricoleur pince-sans-rire, à un poste spécialisé, un peu protocolaire et beaucoup anar, particulièrement acrobatique, de vigie dans les naufrages scolaires. Aussi l’ai-je naturellement prié de lire et, le cas échéant, de commenter mon petit naufrage perso en terre enseignante l’an dernier, dont j’ai fini par rédiger le compte-rendu avec six mois de retard. Pour ceusses qui n’étaient pas là à l’époque, il s’agit de ma participation à l’opération À l’école des écrivains au collège de la Villeneuve de Grenoble, à la suite de laquelle j’avais écrit un feuilleton en quatre épisodes (l’épisode-clef se trouvant ici, pour les autres vous n’avez qu’à suivre les flèches).

Quelques semaines plus tard, je reçois par la poste les « commentaires » du gars « Johnny » Buznik. Il ne s’est pas contenté de m’envoyer trois lignes de courriel. Il s’est fendu d’un livre, carrément, l’homme est fort généreux sous ses dehors nounours, un livre rien que pour moi, un livre intitulé Petit traité de microsociologie scolaire (pourquoi pas etc). Une centaine de pages, disposées dans un porte-vues avec un art consommé du sampling, du cut-up, et de l’ironie, où il dévide à loisir ses bobines icono-sémio-truc, où il déploie et annote maintes sources documentant en vrac la politique éducative, nationale et locale, le quartier sensible de la Villeneuve, les gens qui y travaillent, ceux qui y vivent, Jo Briant « dernier des Mohicans » , et jusqu’à ma personne publique et privée (il a même dégoté une photo où paraît-il je suis le sosie de Françoise Sagan). L’effet regard éloigné : j’ai beaucoup appris dans cette somme exemplaire, dans cette recherche en réseau minutieuse et taquine, y compris sur moi, y compris sur nous. J’ai appris entre autre qu’il est bon de diffuser son propre ressenti d’une situation de crise. On diffuse, on reçoit les retours, on partage, on ouvre ! On arrive même à en rire… Ça ne guérit pas la société, mais ça soulage l’individu. Un peu.

Merci Buznik

(Et pendant que la crise sociale et éducative se poursuit, la crise nucléaire fait diversion, pas du tout incompatible, on cumule, les psychés finissent atomisées, l’uranium aussi, champs de ruines toxiques l’un sur l’autre… Mais on n’a pas envie de filer des métaphores, on a envie de se taire, là. En réalité je ne pense qu’à ça. Que dire ?…)

 

Bonne journée de la Phame

08/03/2011 Aucun commentaire

Et surtout bonne journée de l’infâme calembour, grâce à Jean-Pierre Blanpain. Voici ce qui se trouvait dans ma boîte aux lettres aujourd’hui :

Le toujours facétieux Blanpain, très inspiré par la femme en général, m’envoie en outre cet autre document, photographié par ses soins avenue Bourguibah, à Tunis, et qui caresse poétiquement l’idée que l’éternel féminin est une caverne, renfermant un trésor.

Hélas, le même Blanpain me suggère enfin cette autre image, sinistre, épouvantable, traumatisante, qui vient opportunément rappeler que le premier indice d’une civilisation est le sort que l’on réserve aux femmes. Alors passons sous le marronnier, et souhaitons un bon 8 mars à toutes.

Ne restons pas sous le coup de cette sinistre impression : pour le plaisir des yeux des deux sexes (car les sexes ont des yeux), voici avant de nous quitter une autre bonne blague graphique du Blanpain, qui me fait rire chaque fois que je la regarde.

La bascule à Charlot

03/07/2010 2 commentaires

La semaine dernière, je passai deux jours à Paris où, comme tout bon provincial épris de culture capitale, et sitôt acquitté de mes obligations (grand merci au passage, pour leur accueil, à la médiathèque L’heure joyeuse de Versailles), je me ruai dans les musées. Qu’est-ce que c’est chic, le passé simple, pour commencer un récit. Mais écoutez plutôt.

Je visitai minutieusement la remarquable exposition « Crime et châtiment » à Orsay, réalisée sous l’égide de Badinter et Jean Clair, consacrée aux liens entre les arts graphiques et les faits divers, les meurtres des particuliers et ceux, légaux, de la justice. Tout un pan de l’expo, naturellement, évoquait la peine de mort, et je tombai nez à nez, entre tel tableau crapuleux et telle sculpture mortuaire, sur une authentique guillotine, qui fonctionna, qui semblait en état de fonctionner encore, et qui me fit froid dans le dos comme devant. « On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine. » Reconnaissez-vous cette voix ? Oui, bien sûr, ici l’expo embrayait sur Victor Hugo, ses dessins, ses poèmes, son style au service du progrès social, « C’était fini. Splendide, étincelant, superbe, Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe, Large acier dont le jour faisait une clarté, Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité De l’éblouissement du triangle mystique, Pareil à la lueur au fond d’un temple antique, Le fatal couperet relevé triomphait…« 

En sortant, je fis un tour à la librairie du musée, gorgée de livres sur le sujet, des documentaires, des fictions, des « beaux livres » comme on dit (comme si les autres étaient moches), toute une gamme et pour tous les goûts, des classiques inévitables, l’éponyme Crime et châtiment, l’Etranger, Les derniers jours d’un condamné, les oeuvres complètes de Badinter (moindre des choses)… Eh bien, vous me croirez si vous le voulez, mais je n’y vis point Le Photographe de Mano Gentil, roman excellent et foudroyant, monologue d’un bourreau français sous Giscard, dans les derniers temps avant l’abolition. Ah, bon, vous non plus vous ne le connaissez pas ? Décidément, à chaque fois que je constate à quel point ce livre est passé inaperçu, cela m’est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, et d’indignation. J’attribue l’ahurissante indifférence qui entoure ce livre à ce qu’il est paru dans une collection « jeunesse », qui, dans les médias mais plus encore dans les esprits, n’existe tout simplement pas. Or, nous sommes pour le coup en présence, ni d’un roman adulte, ni d’un roman jeunesse, seulement d’un très bon roman – on a déjà, peut-être même déjà trop, abordé ces questions qui fâchent sur ce blog, gnagnagna c’est-quoi-jeunesse, blablablac’est-ce-qui-convient-aux-jeunes…

Le Photographe est un livre de très haute volée. On devrait mesurer la valeur des livres au temps qu’on met à les oublier… Or je pense à ce personnage et à son office très régulièrement, longtemps après lecture… Mano Gentil a écrit un texte fort, nécessaire, et me semble-t-il inédit (du moins en « jeunesse » – ah, là, là, pardon, si je ne me surveille pas j’en viendrai à mon tour à considérer normale cette discrimination) : elle a montré que la peine de mort n’est pas une loi, un principe, une idée, une abstraction… Elle est un homme de chair et de sang qui tue un autre homme de chair et de sang. On y est, on est là, comme dans La mort est mon métier de Robert Merle. Mano Gentil a incarné, ce qui est l’une des plus hautes ambitions de la littérature. Jeunesse, ou pas ! Merde ! Vous suivez, ou quoi ?

Presque rien à voir, mais tout de même, si, un peu, puisqu’il s’agit d’un couperet qui tombe, de la vie et de la mort de la littérature jeunesse : les éditions Être, de Christian Bruel, sont à l’agonie – là aussi, dans l’indifférence générale. Elles reçoivent en ce moment même des soins palliatifs, mais les espoirs d’un miracle s’amenuisent. Depuis plusieurs générations, et sous divers noms (Le sourire qui mord), Bruel a jeté nombre de pavés dans la mare du livre pour enfants, contribuant à réinventer la littérature jeunesse – et par conséquent, rappelons-le même si on a l’impression de rabâcher, la littérature tout court. De nature économique forcément fragile, son aventure s’arrête ici, en pleine crise partout-partout.

C’est grave : les livres qu’éditaient Bruel était tous des prototypes exigeants, insolents, subtils, curieux, bizarres, atypiques, uniques, et par conséquent personne ne les éditera quand sa maison aura vécu. Encore un peu de bibliodiversité qui crève : avant de cesser totalement de livre des livres en papier, l’humanité s’apprête à traverser un stade où elle  ne lira que les livres figurant sur les sinistres listes de best-sellers. C’est aussi cela le libéralisme azimuté, chacun pour soi, les multinationales poids lourds marchandes d’armes et d’industries culturelles sont sur le même pied d’égalité que les artisans fignoleurs et esthètes, que le meilleur gagne ! On appelle cela « la concurrence libre et non faussée » (sic). Tu n’as pas les moyens de ta diffusion ? tu disparais, vae victis, les traces se perdent, les mémoires aussi, c’était quoi ce livre déjà dont on m’avait parlé, je ne sais plus, bon, eh ben tant pis, on va se lire un bon Anna Gavalda, il paraît que c’est très sympa.

La mobilisation de la dernière chance a été lancée il y a quelques jours par Bruel, afin d’obtenir un peu d’argent frais : l’homme a mis en place une tombola géante où, contre une participation de 50 euros, on peut gagner un livre, voire la colossale collection complète des 124 livres qu’il a édités à ce jour, dont certains sont épuisés et valent unitairement bien davantage que le ticket de participation. Bruel misait sur ses réseaux, et notamment sur Facebook, où figure une page « Soutien aux éditions Être » qui compte, tenez-vous bien, pas moins de 2600 membres… Or, combien sur les 2600 ont déboursé 50 euros, en un beau geste mêlant le soutien à éditeur en péril et le jeu-concours bibliophilique ? Réponse : 23. Vingt-trois « amis » sur 2600 ! With friends like these, comme disent les Anglais…

Et moi qui ronchonne parce que la page Facebook « Le fond du tiroir » se targue quant à elle de ses 530 « amis », et que cela m’a valu de recevoir, très exactement, zéro commande de livres ! Je ne suis pas naïf, je n’espérais pas 530 achats d’impulsion du jour au lendemain, mais tout de même, zéro, c’est pas bézef, et ça donne à réfléchir sur ce qu’est Facebook. Bon, je ne vais pas revenir sempiternellement sur cet attrape-couillon matuvu deux point zéro (mais surtout zéro), je crois que j’en ai fait le tour, c’est plié, je ne m’inscrirai jamais sur ce bazar indigent. Je laisse la Présidente gérer son « mur Fond du tiroir« … Mais cependant, moi qui suis ennemi en principe de toute censure, j’en suis venu à exiger d’elle qu’elle efface de ce « Mur » d’immondes graffitis inscrits par quelques gougnafiers : « De tout coeur avec vous ! Venez découvrir mes propres livres auto-édités, et aidez-moi à en faire des best-sellers ! » Best-sellers ? Il rêve de best-sellers auto-produits ? Et grâce à Facebook ? Pardon, mais nous n’avons pas les mêmes visées – si je me suis aménagé une niche en marge du « système » ce n’est certainement pas pour fantasmer une réussite « à la système ». Bonne chance pour tes best-sellers, vieux ! « De tout coeur », ouais, c’est ça, et avec mon coup de pied au cul. T’as qu’à demander à tes « amis ». Moi qui ne suis « ami » de personne sur Facebeuârk, j’ai envoyé un chèque de 50 euros à Christian Bruel, voilà.

Décidément, je me sens bien seul. Christian Bruel avait, par ailleurs et tout éditeur génial qu’il est, dédaigné ma Mèche, comme tous les autres éditeurs de la place, cela ne m’a pas empêché de signer le chèque tombola, je ne lui en tiens même pas rigueur, au fond je suis content de l’éditer au Fond du Tiroir ma Mèche, même si je ne l’avouerai pas. Je viens de l’avouer ? Ah, bon.