Des trottoirs et des réverbères (Troyes épisode 34)
Un polichinelle dans le Fond du tiroir : dans le droit fil des questions que je me posais hier (que diable faut-il mettre entre les mains des adolescents, jeunesse/pas jeunesse), je me fais aujourd’hui l’écho d’une polémique chantée entre Colonel Reyel et Jeanne « Amiral » Cherhal. Ils s’affrontent en terrain glissant, sur le thème des grossesses non désirées des jeunes filles.
À ma droite (tellement à droite qu’il a fait la joie des sites pro-life et de Christine Boutin), le pénible tube de l’été du Colonel, Aurélie, dresse le portrait ému d’une maman de 16 ans, qui a bravement tenu à mener sa grossesse à terme malgré le désavoeu de ses proches ; à ma gauche, la réplique de Cherhal, Colonel j’ai 16 ans, chanson composée spontanément et à fleur de peau, pour apporter un contrepoint, un peu plus subtil mais finalement à peine, aux assertions simplistes du genre « rien de plus beau que de donner la vie, si tu n’es pas d’accord tu n’as rien compris » , rengaine propre à faire croire aux jeunes filles que leur horizon le plus scintillant ou le plus naturel, est la maternité. Selon la chanteuse,
Quand j’avais 15 ou 16 ans, c’étaient les chansons de Renaud qui m’ouvraient l’esprit, et c’était tout sauf réactionnaire. Si la chanson de Colonel Reyel et le succès qu’elle remporte sont le reflet d’une époque, alors c’est inquiétant.
Entre les deux rivaux, mon penchant est sans ambiguité. Je préfère largement la chanteuse, artisane à l’ancienne, catégorie auteur-compositeur-interprète, capable de l’exploit d’émouvoir avec une station d’épuration, au bogosse ragga-basique pour frotti-frotta prépubère, qui pour se la jouer aussi viril que ses collègues du hip-hop, choisit puérilement en guise de pseudo un grade militaire, comme par nostalgie de ce bon temps de la conscription de masse qui fabriquait des-hommes-des-vrais, l’homme qu’on écoute c’est celui qu’a du galon (mille excuses ! Moi qui l’ai subie, la conscription, j’avoue que dès le pseudo du bonhomme je recule d’un pas – je confesse une réactivité au délit de patronyme comme d’autres se laissent aller à sanctionner le délit de faciès, ah j’ai un haut-le-coeur, si on récapitule la vision du monde offerte par le chanteur et sa chanson, devenir soldat est aussi naturel désirable et épanouissant pour un garçon que devenir mère pour une fille ?), elle est trop longue, cette phrase.
Au crédit du pseudo-officier, la grossesse à 16 ans est un cas social (un cas soce, comme chante Cherhal) plus fréquent dans le milieu qui constitue majoritairement son public, que dans le public de la chanteuse, ce qui lui donne beau jeu de se défendre sur l’air « J’ai écrit cette chanson d’après une histoire vraie, moi au moins je parle de ce que j’ai vu ». Mais voilà précisément où le bas blesse.
Quels échos aura ce clash ? Sans doute : aucun, parce que Cherhal et Reyel n’évoluent pas dans les mêmes sphères, et ont peu de chance de se rencontrer. Les fans de l’une (habitus : bobos ou middle-class, en gros, mon propre profil) ne connaissent pas ceux de l’autre (adolescents des classes popus, lumpenproletariat en fleurs), et chacun des deux « artistes » (on les appelle ainsi) pourrait ignorer absolument, jusqu’au déni, l’existence de l’autre, sans que cela entrave sa carrière (de ce point de vue, la volonté de Cherhal d’aller au contact est indéniablement à son honneur – en face, c’est à peine si le Reyel juge son interlocutrice digne d’être identifiée en vue d’un dialogue).
En somme deux chanteurs s’adressent à leur classe respective et à elle seule (prenons au pied de la lettre les explicites proclamations d’intention des rappeurs : I represent ou IV my People), deux mondes coexistent, s’auto-prêchent convaincus, deux chiens de faïence ne s’adressent pas la parole sinon, exceptionnellement, à travers une caméra pour faire le buzz. L’actuelle France, en son climat de repli paranoïaque et chacun-pour-soi, les suppose virtuellement antagonistes, c’est tout, le match finalement n’aura pas lieu sur le terrain des idées, non faute d’idées communes, mais de l’idée de communauté.
C’est en cela que cette micro-polémique est révélatrice de l’état social. J’ai lu récemment une interview déprimante de l’historien Pierre Rosanvallon, qui explique comment l’idée même d’égalité est en crise dans la démocratie française :
[Pour mener à bien] la reconstruction de l’Etat-providence, aujourd’hui en voie de décomposition avancée [il faudrait commencer par] produire du commun.[…] Quand Sieyès, au XVIIIe siècle, affirmait que l’égalité passait par la multiplication des trottoirs et des réverbères – des espaces partagés par tous – il avait raison ! Aujourd’hui, les espaces fréquentés aussi bien par les riches que par les pauvres se font rares, de même que les expériences de vie commune (à l’exception peut-être des stades de foot). Enfin, il est grand temps de repenser la participation au bien-être collectif : le temps n’est plus au service militaire, mais la renaissance de nouvelles formes de service civique n’est pas une idée absurde…
Pour l’heure, moi aussi je suis atomisé, et je ne parle en général qu’à ma classe, je le crains. Un livre, un salonduliv, sont-ils devenus, comme une chanson populaire, de purs marqueurs sociaux ? Ont-ils perdu leur ancien pouvoir de traverser de la société en coupe, pour la révéler à elle-même ? Mais l’ont-ils jamais eu ?
Londonomètre : 315. C’est peu, mais en ajoutant les 895 mots du présent article, on obtient le lourd total de 1210.
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