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Aux hommes de bonne volonté

07/03/2015 Aucun commentaire

paixComment survivre en ces temps troublés ? Comment vivre ? Culturellement, spirituellement, socialement… Et économiquement, déjà.

Pour parler de l’économie de la création artistique, on n’est pas obligé de pleurer (mieux vaut rigoler un bon coup, comme avec les délicieux vidéo-tracts de Guillaume Guéraud), mais force est de reconnaître que la situation est grisouille.

Comment produire des livres, des CD, des spectacles, etc., comment s’exprimer ? Sinon en faisant fortune, puisqu’on est libre de ce genre de rêve staracoïdes ou macronesques, du moins en gagnant sa vie décemment.

Les plus touchés par la crise (dite crise partout-partout) sont les musiciens, puisque la chaîne économique de distribution de la musique enregistrée est désormais en ruine, et ce sont eux les premiers qui, dans la grande tradition D.I.Y. ont inventé des solutions de financement alternatif. La plus radicale dont j’ai eu vent est la plateforme Donation Conspiracy, où chacun est invité à faire un don au musicien ou au label de son choix. Nulle contrepartie du genre poster dédicacé ou MP3 exclusif. Rien : on apprécie un artiste, on a envie qu’il continue, on lui file du blé, j’aime beaucoup ce que vous faites voici dix euros, c’est tout.

Mais la plus connue, sans doute la plus efficace, de ces économies de rechange, est le crowdfunding, littéralement financement par la foule : le don avec contrepartie, sur projet. C’est la souscription 2.0, le pré-achat participatif à l’échelle Internet.

On peut crowd-funder n’importe quoi : un livre, un journal, un disque, un spectacle, une expo, une boutique, un jeu, un festival, une invention, une start-up, un film (des cinéastes reconnus s’y sont essayés, récemment Jodorowsky ou Dario Argento), la restauration d’une œuvre d’art, voire une école dans le tiers-monde (en ce cas la contrepartie peut être un dessin d’enfant, sacré trophée) ou une campagne électorale (un magnifique porte-clefs avec le logo du parti – chacun ses goûts).

En 2014, j’ai sérieusement étudié la possibilité de transiter par une plateforme de crowdfunding pour boucler le budget du dernier livre du Fond du tiroir… et puis, pressé par les délais et par le souci du contrôle absolu, et doutant quelque peu de rassembler plus efficacement une fanbase sur ladite plateforme que par mes propres moyens, j’ai renoncé. Mais je pourrais y revenir pour le prochain.

En attendant ce jour, je suis curieux des initiatives qui pullulent dans les marges participatives, et je suis client occasionnel de projets en crowdfunding. Des livres, principalement. Dernier en date : Ahimsâ l’instant neige d’Etienne Raphael et Dom (dessinateur autrefois connu sous un autre pseudo, Lidwine). L’épais volume ne paraîtra qu’en 2017 (un tel militantisme n’a de sens que long et lent), mais dans l’intervalle on reçoit régulièrement des infos sur l’avancement du projet, sous forme de réflexions, de nouvelles, de références historiques, de dessins (ou sous la forme du drapeau reproduit ci-dessus, orné du nom des 500 premiers souscripteurs : on peut s’amuser à traquer son propre blase façon Où est Charlie), et c’est excitant comme de participer à une utopie en marche, de rejoindre des gens qui pensent et qui font. Ça tombe bien : le livre lui-même est consacré à une utopie. La non-violence. Commencer par le plus difficile : y croire. Tous les détails ici. Il ne reste que 15 jours pour participer à la souscription.

Noël-Noël est-il le fils caché de Lola Lola et Humbert Humbert ? Et sinon, quoi ?

05/12/2014 Aucun commentaire

Franquin

Pour le plaisir, je reproduis un dessin d’André Franquin. J’admire Franquin avec constance depuis une bonne quarantaine d’année, soit depuis l’instant crucial où, à peine capable de me tenir assis tout seul sur mon derrière, je fus (je me revois) saisi soudain par l’intuition que la destruction par mâchouillage n’était pas le seul usage possible de l’objet « livre » qu’une grande personne avait placé entre mes mains. Depuis lors, jamais je n’ai vu un mauvais dessin de Franquin. Je ne connais que le trait toujours bienveillant de Franquin, expressif, drôle (alors que l’homme était dépressif chronique), généreux, humaniste… Franquin est nourrissant. On puise dans son dessin une joie sans cesse renouvelée, une évidence, une justesse, une souplesse qui est aussi souplesse de l’esprit, on puise tout ce qui semble couler de source mais qui en réalité provient d’un travail acharné, d’une pratique quotidienne. La maîtrise sereine mêlée à la recherche perpétuelle (comme chez Moebius ou Crumb, deux similaires passions de longue durée). Un grand artiste. Une humilité maladive, avec ça.

Pour le plaisir, je reproduis CE dessin d’André Franquin. Autoportrait expéditif, crobard modeste et cependant merveilleusement représentatif de son art. Le contexte a beau être poignant voire funeste (Franquin se remet alors de son premier infarctus – quelques années plus tard, le prochain aura raison de lui), ce dessin est un memento mori plein de grâce, d’esprit, de vie même, de profonde légèreté, de métaphysique-pour-tous, qui rendrait des points aux variations sur le même thème par les maîtres de la Renaissance.

Je constate que je me suis laissé déborder… Je voulais procéder comme d’habitude, glisser une illustration sans rapport direct avec mon propos, et sans prendre le soin d’expliciter le lien, débrouillez-vous lecteurs, je vous tiens pour intelligents… Mais ce matin, pour une fois, l’exégèse du dessin a pris le dessus, j’en ai finalement écrit deux paragraphes. C’est parce que j’aime Franquin. (Sous ce lien, une mise en scène maison, autre hommage à un gag de Franquin.)

Revenons tout de même au sujet. Or quel est-il ?

Il est plus tard que je ne croyais. Le temps vole : c’est un oiseau, c’est un voleur.

Deux ans que je n’avais pas publié de livres. Je rattrape en vitesse, avec un doublon, un doublet, un doubli, un double-clic, deux livres en quinze jours. Des faux jumeaux, comme en 2010.

* Vironsussi, avec Olivier Destéphany et Romain Sénéchal, Le Fond du Tiroir, décembre 2014 (op. 15)

* Fatale spirale, avec Jean-Baptiste Bourgois, Sarbacane, janvier 2015 (op. 16)

Tous deux sont calés, chez l’imprimeur, cordon coupé, je ne peux plus corriger, je peux toujours me gratter. Ils ne se ressemblent pas tellement. Je sais de moins en moins quoi répondre quand on me demande Vous faites quoi comme genre de livre, aucune idée, un livre après l’autre, pas très vendeur l’absence de genre. Ces deux-là je leur cherche des points communs… À première vue je n’en trouve qu’un, peu significatif : ils contiennent tous deux l’expression « œil pour œil dent pour dent ». Je suis le maître es-Talion, ou quoi ?

Concernant l’arrière-boutique au Fond-du-Tiroir, sachez que la souscription de Vironsussi a relativement bien marché : plus de 30 souscripteurs à ce jour, merci à eux. Le livre atteindra son seuil de rentabilité au bout de 230 exemplaires écoulés, c’est dire si nous ne sommes pas encore extraits des ronces (certes on a fait pire : certains titres antérieurs, comme La Mèche ou L’Échoppe n’ont remboursé leurs frais de fabrication qu’au bout de plusieurs années ; d’autres comme ABC Mademoiselle ou Lonesome George n’y parviendront a priori jamais…), donc continuez à remplir et renvoyer le bon de souscription, braves gens ! Et vous recevrez avant Noël un bel ouvrage augmenté de son CD. En déballant le paquet, vous découvrirez en outre et en exclusivité la vraie couleur de sa couverture, différente des quatre précédemment envisagées… Encore plus belle, je ne vous dis que ça. Les non-souscripteurs ne savent pas ce qu’ils perdent. C’est même à cela qu’on les reconnaît.

Munographie

05/11/2014 Aucun commentaire

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L’héroïque Jean-Christophe Menu tente de planifier et d’orchestrer l’Apocalypse. Le nouveau site de cette valeureuse maison d’édition sera mis en ligne le lundi 17 novembre. (D’ici là, vous pouvez toujours y aller, mais les infos sont un peu moisies. Des nouvelles plus fraîches sur leur page Facebook.)

Promotion à venir : pour quelques livres achetés sur cet imminent site flambant neuf, l’amateur se verra gratifié d’une belle et verte réédition du livre Munographie (la première mouture vit le jour aux Éditions de l’an 2, 2004) où je suis cité en tant que mederologue, dignité qui m’honore aujourd’hui comme autrefois.

Ça, c’était pour l’infiniment petit. Du côté de l’infiniment grand, voyons un peu ce qui se passe chez nos amis d’IKEA.

L’extraordinaire monde intérieur des écrivains

10/10/2014 Aucun commentaire

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Je lis, tout désopilé, Literary life de Posy Simmonds, qui raconte à l’anglaise, la-langue-dans-la-joue, le milieu littéraire, ses vanités, ses frustrations, ses malentendus et ses aléas. Et page 37, je tombe sur ce gag-ci.

Or illico je le reconnais : je l’ai déjà lu il y a plus de 30 ans, sous la plume de notre Posy Simmonds à nous, j’ai nommé Claire Bretecher. C’était ce gag-là.

Même idée exactement, même lenteur puis même chute rapide, même ressort comique. Seule différence en 30 ans (à part l’ordinateur qui remplace la machine à écrire) : l’inversion des sexes. L’auteur est devenue auteure, peut-être même une autrice, et c’est son époux, au lieu de l’épouse, qui s’occupe des enfants et veille à ne pas la déranger parce qu’elle a un livre à écrire. Est-ce un progrès ? Est-ce le seul progrès d’une époque sur l’autre ? Oui. Je fais partie des dégénérés qui croient que la possibilité d’intervertir les rôles sociaux dévolus aux deux sexes est une mesure très fiable du progrès social. Et j’emmerde la Manif pour tous.

Pour le reste, rien n’a bougé. Le monde intérieur des écrivains, ces héros (et héroïnes, donc) de la modernité post-romantique, est demeuré un mystérieux sanctuaire extraordinairement fascinant. Je vous prie de me laisser seul, à présent, j’ai un livre à écrire.

Moi la synapse

01/10/2014 un commentaire

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Regarde-le lui-là qui revient enfariné bismuthé, avec ses deux neurones… Au moins grâce à lui on se souvient fugitivement pourquoi en 2012 on a voté pour l’autre.

Bon. Pour éviter que l’actualité politique ne me rende complètement idiot, je lis des livres. Les livres sont comme les neurones, bons à rien un par un, fertiles et utiles dès qu’ils se connectent, à la faveur d’une synapse. Vive Hermès, dieu de tout ce et de tous ceux qui se déplace(nt) ! Dieu des connexions ! Dieu des voleurs, des commerçants, des messagers, et des synapses ! Des magiciens aussi, c’est logique.

Comment faire bon usage de ses synapses ? C’est en mélangeant qu’on invente, et j’ai pour habitude d’associer les idées… La manie de faire surgir des liens entre des éléments disparates porte un nom : l’apophénie. L’apophénie peut conduire à diverses pathologies mentales comme la théorie du complot, mais elle fait merveille dans le processus créatif, pour révéler (ou inventer, mais c’est presque pareil) le sens caché des choses. On ne m’ôtera pas de l’idée que l’apophénie, favorisant la « rencontre fortuite » , fait les poètes, depuis que le parapluie, la machine à coudre et la table de dissection font la poésie.

Je lis coup sur coup, d’une même lecture, deux livres sans le moindre rapport. Je fais le rapport. C’est moi la synapse.

La présence de Pierre Jourde (éd. Les Allusifs, 2011) est un récit autobiographique et anxiogène sur l’attachement morbide à un lieu familier, en l’occurrence une maison d’enfance, écrit comme un conte d’angoisse de Maupassant. Les objets, et les masses d’air elles-mêmes qui les renferment, sont des fantômes.

Prokon de Peter Haars est une bande dessinée d’agit-prop-psychedelik-crypto-situ, une grosse farce à grosse trame, singeant Roy Lichtenstein et la société de consommation, et réinventant peut-être sans les connaître ses contemporains, Guy Pellaert ou Spain Rodriguez. Publié en 1971 par le graphiste suédois Peter Haars, cet objet hallucinogène où un savant fou menace par pure méchanceté l’économie capitaliste en rendant les marchandises éternelles (au lieu que d’être jetables selon le principe de l’obsolescence programmée), est enfin traduit, pour la première fois, par les rares et excellentes éditions Matière.

Dans le premier, je lis ceci :

Comme toutes les pièces [de la maison familiale inoccupée], le petit salon rouge comportait un lit, équipé de plusieurs matelas superposés, et une surpopulation de chaises, car il s’agit de ne rien laisser perdre. Jeter une vieille chaise est en soi inimaginable. La maison avait donc tendance, au fil des années, à s’enrichir de tous les meubles usagés qui ne servaient plus […] mais qu’on entreposait, au cas où. Aucune de ses pièces qui ne fût encombrée de sièges, semblant toujours attendre que quelqu’un voulût bien s’y poser, ce qui n’arrivait jamais. […]
L’amoncellement d’objets, la poussière, la prolifération des recoins d’où l’obscurité souriait comme une eau les retirait à eux-mêmes, les dérobait à l’emprise de la main ou du regard.
Le plus vaste de ces espaces était le grenier qui occupait tout le deuxième étage, au-dessus des chambres, voué tout entier à l’amoncellement d’un capharnaüm séculaire. On n’y montait jamais que pour ajouter l’un de ces innombrables objets inutiles qui peuvent toujours servir, selon les préceptes de la prudence paysanne. On apercevait des dictionnaires, des lits de fer, des fusils, des casques, des chaises, des lessiveuses, des bancs, des balances…

Dans le second, cela (notons que, le dogme productiviste restant inchangé depuis des décennies, on ne peut se douter que cette caricature date de 1971) :

Prokon était une ville heureuse…
Où chacun pouvait tout se permettre… d’en profiter !
Chacun pouvait acheter… consommer… et se fournir à nouveau !
À Prokon, tout le monde avait un travail.
Les produits étaient séduisants.Tout le monde désirait les acquérir.
Ainsi, tout le monde était heureux : les commerçants, les ménagères, les jeunes, les cadres, les patrons, les ouvriers.
« Nous produisons nos propres besoins : nous formons une grande famille heureuse dans une société libre. »
Mais !
Au plus profond de la forêt, le Dr Dracenstein mettait au point une sinistre invention.
« Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Je serai le maître de Prokon !
Tout ce qui sera aspergé par ce fluide durera…
ÉTERNELLEMENT !
La « loi de l’offre et de la demande » qui régit Prokon va m’aider à vendre la pulvérisation d’éternité qui… mènera au chaos !
Mon invention va annihiler Prokon ! »

Je ne sais si quiconque en dehors de moi voit le rapport. Après tout, une synapse, c’est perso. Mais moi je vois même, et très clair, le rapport entre J’ai inauguré IKEA et Double tranchant, c’est pour dire. D’ailleurs, maintenant que j’en parle, c’est un peu du même ordre… La fabrication et la circulation des objets… Le destin des choses…

Cinq strates

27/03/2014 Aucun commentaire

structureL’industrie culturelle de masse fonctionne, à l’image de la grande distribution, du prêt-à-porter ou du fast food, par franchises, par déclinaison des marques connues du public. C’est-à-dire qu’elle produit ses marchandises selon des plans quinquennaux (exemple : Star Wars VII 2015, Star Wars VIII 2017, Star Wars IX 2019) sous la forme de ce que l’on nomme des séquelles, des prolongements d’œuvres antérieures qui, quelles que fussent leurs valeurs propres et notamment leurs qualités d’achèvement ou d’inachèvement, ont marché, ont fait rentrer de la maille. Ainsi sont fabriqués suites, remakes, reboots, spin-off et autres variations, selon un crédo relevant non de l’esthétique mais du marketing : Ce qui a marché marchera. Le résultat est parfois ridicule, parfois terrifiant de nullité, parfois bon, le plus souvent insignifiant… peu importe, pas de règle générale, puisque la nécessité de leur existence ne réside pas dans leur excellence.

Si l’on était aussi courageux que cohérent, on se ferait une règle de boycotter absolument la consommation de toutes ces séquelles. Sauf que les dogmes sont toujours tristes.

Et la curiosité l’emporte. Je viens de lire la gamme de comics Before Watchmen, qui a l’outrecuidance de broder autour d’une œuvre-somme, achevée, parachevée, accomplie, définitive : Watchmen (Alan Moore, Dave Gibbons, 1986), déjà affublée d’une adaptation au cinéma en 2009.

Je n’en attendais rien, je ne suis pas déçu. Quelques bonnes histoires, quelques beaux dessins, mais le sentiment dominant est celui de la paraphrase superflue.

Et pourtant non. Quelque chose m’en reste, une fois le livre refermé. Je repense sans arrêt aux cinq vérités. L’image des couches concentriques, cinq strates d’histoires, comme un plan de coupe géologique, s’enracine et je rumine. L’image est imagination.

L’un des concepteurs du projet, et scénariste de deux des séries, J. Michael Straczynski, a révélé que l’ensemble de l’histoire, des histoires, chacune dévoilant petit à petit le passé d’un personnage, repose sur ce concept, les cinq vérités. Il l’explicite au cours d’une scène, quand un personnage éméché (Hollis Mason) explique à un autre (Dan Dreiberg), juste avant de lui « offrir » un aveu sinistre, que chaque être humain porte en lui « cinq vérités ». Cinq façons de se comprendre, qu’il appartient à chacun de révéler ou non, s’il en a envie, et s’il en est capable. Cinq strates, cinq récits de soi-même ainsi superposés, de la plus publique à la plus intime :
– la vérité qu’il révèle à ses connaissances, à ses relations, à ses collègues, à l’état civil. Enchanté. Pour vous, je suis…
– la vérité qu’il révèle à sa famille, à ses amis. Vous qui me connaissiez à l’époque où je…
– la vérité qu’il révèle à ses amis intimes. Toi qui sais (mais garde le pour toi) que je…
– la vérité qu’il ne révèle qu’à lui-même – par un journal intime, ou la méditation.
– la vérité qu’il n’ose révéler à quiconque, pas même à lui-même – ou alors dans des circonstances exceptionnelles.

Il n’est pas innocent que le personnage qui énonce cette doctrine soit celui qui, dans la trame globale de Watchmen, écrit. Hollis Mason a rédigé ses mémoires, intitulées Sous le masque, pièce importante du puzzle narratif, et incidemment l’on découvre, si longtemps après, comment et pourquoi il les a caviardées. Il a été initié par l’écriture. Il a accompli, écrivant, cette fulgurante découverte : d’où que l’on démarre dans la cartographie, que l’on se situe dans la vérité une, ou deux, ou trois… l’acte d’écrire permet de franchir un palier et d’accéder au cercle suivant. J’adhère sans réserve. J’en ai fait l’expérience. Je me demande aussi, question subsidiaire, laquelle des cinq vérités un blogueur ordinaire (moi, puisque je m’ai comme exemple) donne à ses lecteurs. Jusqu’où vous dire ? Êtes-vous mes relations ? Mes amis ? Mes familiers ? Mes alter ego ? Nous ne sommes pas si intimes, puisque moi je ne connais pas vos vérités.

Et quid de la « vérité » que chacun donne de soi à longueur de journée sur les réseaux dits sociaux ? Milliards de vérités à lire sur la toile…

L’idée des cinq vérités m’a immédiatement frappé par sa force, sa limpidité, sa clarté, son utilité heuristique. Elle m’est apparue si évidente que j’ai supposé spontanément que Straczynski citait une théorie ancienne, sans donner ses sources. Hélas le personnage n’en dit pas davantage, me laissant ignorant de l’origine.  S’agissait-il d’un auteur connu (comme quand on cite « chaque homme est un misérable tas de secrets » et qu’on se dit ah oui, kissékadiçadéjà je l’ai sur le bout de la langue) ? S’agissait-il d’une leçon de sagesse millénaire, bouddhiste ou hindoue ou kabbaliste ou soufie ? De la théorie d’un psychanalyste du XXe siècle, ou de l’un de ses descendants bâtards via la PNL ? De préceptes émis par quelque grand penseur des lumières, où de l’intuition d’un antique ? Des méthodes de travail d’un maître storyteller, conteur ou cinéaste ou romancier, révélant l’agencement d’un de ces mythiques grands romans américains ? D’un occultiste, d’un schizophrène, d’un docteur, d’un poète ? D’un Chinois, d’un Russe, d’un Malien, d’un Toltèque, d’un Français ? S’agissait-il de tout autre chose ?

Après vérification, il s’agit d’une pure invention de J. Michael Straczynski. Je ne dirai plus que Before Watchmen est une vulgaire séquelle superflue. J’en conserverai une idée et quelques questions. Ce n’est pas rien.

Le petit garçon tout nu

17/02/2014 Aucun commentaire

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Que de boucan dans Landerneau depuis une semaine pour ou contre ce livre charmant, Tous à poil !

Le milieu de la littérature jeunesse, se sentant attaqué dans sa liberté d’expression, sa mission, et sa dignité, est vent debout. À juste titre. On peut lire avec profit ce qu’en dit par exemple Clémentine Beauvais, ou tout ce qui s’échange sur la page Facebook dédiée.

Pendant ce temps sur le trottoir d’en face, la réaction ne désarme pas. Jean-François Copé en remet une couche dans l’ignominie, prétendant désormais que Tous à poil constitue une dangereuse propagande pour la lutte des classes (et quand bien même ! Là, on ne voit même pas le problème… comme si la lutte des classes, ainsi que l’idée même de classe sociale, étaient de vieilles lunes périmées… Faudrait-il cacher les luttes sociales aux enfants comme un entrejambe, au moment où elles n’ont jamais été si exacerbées, si violemment exprimées ?), tandis que l’impayable Nadine Morano, encore plus bête que méchante, déclare que cet album mignon tout plein est ni plus ni moins qu’une incitation à la pédophilie. On rêve ? Non, on est en 2014. L’obscurantisme avance façon rouleau compresseur, et nous cédons du terrain. Des indices partout-partout. Dans la presse du jour, tiens.

Portant une double casquette, visière devant, visière derrière, je m’affirme solidaire à la fois du communiqué de presse de l’Association des Bibliothécaires Français, et de celui de la Charte des auteurs jeunesse.

Coïncidence : dans le même temps, je découvre avec un plaisir béat quoique tardif l’un des livres préférés de la belle jeunesse française (record absolu des prêts dans les bibliothèques de France, ouvrages qui n’ont pas eu besoin de la publicité copéïste pour être infiniment plus lus et plus influents que Tous à poil), j’ai nommé la saga Dragon Ball d’Akira Toriyama, soit 8000 pages publiées dans leur version originale entre 1984 et 1995 (je ne compte pas les séries dérivées), jamais démodées depuis, pleines à craquer d’aventure et de baston.

Je fais un aveu, histoire de bien établir que je ne suis pas plus que quiconque à l’abri d’idées reçues, de snobisme, de peaux de sauss’ devant les yeux, mais du moins m’arrive-t-il de les déchirer : j’ai résisté vingt ans avant de lire ce manga. Mon peu d’appétence s’explique parce que j’en étais resté à l’écœurement devant les violences stroboscopiques jaillissant du Club Dorothée, quand j’étais pré- puis post-ado. Je lis Dragon Ball aujourd’hui, je m’avale les 42 tomes, et je m’étonne moi-même : je trouve ça excellent, en général et en tant que livre pour enfants en particulier – c’est-à-dire avec la mission d’élévation de la jeunesse en surplus, en cheval de Troie du divertissement.

Certes, l’intrigue est un chouïa répétitive dans la succession mécanique des bagarres (quoique pas davantage que dans les comics de super-héros, où l’on trouve les mêmes décharges telluriques d’énergie pure à la Kirby)… Certes plus on progresse et plus la violence est outrancière (on y fouaille tout de même des corps à main nue – je suis vieux jeu, les coups et blessures exhibés aux regards des enfants me choquent davantage qu’un corps dénudé)… Il n’empêche que le petit bonhomme Sangoku est un vrai chouette personnage, un bon petit gars à la fois innocent et courageux, cœur pur sous queue de singe. Une icône positive, un réceptacle idéal à l’identification des enfants, un peu façon Kirikou : il y va. L’un comme l’autre ne paient pas de mine mais sont plus forts que tout le monde, l’un comme l’autre finiront leur histoire en adultes accomplis (parce que c’est de quête et d’initiation qu’il est question, tout du long), l’un comme l’autre plongent leurs racines dans un fond commun de sagesse ancestrale – le Japonais dans un roman chinois bouddhiste du XVIe siècle, sorte de mythe fondateur des arts martiaux ; l’Africain dans les contes traditionnels d’Afrique de l’ouest.

L’un des attraits de Dragon Ball, comme dans Alice au pays des merveilles, est la métamorphose fréquente des corps. Sans diminuer en rien la grandeur d’âme de la mission spirituelle dissimulée sous les castagnes chroniques, l’auteur rappelle en permanence que chaque personnages a un corps, est un corps, que ce corps est sexué et qu’il change parce que le temps passe (formule magique leitmotiv : « Bâton magique, grandis ! », cligne, cligne). Certains d’entre eux sont d’authentiques obsédés sexuels (la culotte y est un étonnant motif mental récurent), on nage à l’occasion dans la joyeuse scatologie infantile. Est-ce grave ? Est-ce subversif ? Dans le monde que veulent Copé, Morano, et les foules tristes du Printemps français (qui risqueraient par ailleurs un double infarctus s’ils apprenaient que deux des personnages récurrents de la série se nomment Dieu et Satan), hélas oui. Alors que ça n’a pas vocation à l’être : c’est seulement rigolo, défoulement façon touche-pipi et comedia dell’arte. Régulièrement, Sangoku se retrouve tout nu, zizi à l’air, ah, tiens, idem Kirikou comme par hasard. Vive Kirikou. Vive Sangoku. Vivent les livres et les enfants et les corps. Tous à poil, allez hop.

J’ai retrouvé Steve Ditko

21/01/2014 3 commentaires

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Tiens ? Je suis de retour à New York.

Il fait très beau, c’est toujours l’été. Je crois me souvenir que je suis en voyage d’étude : suite à la réforme de la Fonction publique territoriale, mon employeur a décidé d’appliquer certaines méthodes américaines de management, et nous nous abreuvons à la source, nous sommes à New York afin de nous habituer à travailler en open space, tous ensemble dans des locaux « panoptiques ». Cependant, nos formateurs sont introuvables, la formation est sans cesse remise, et pour tuer le temps je déambule dans les rues de Manhattan en compagnie d’un collègue.

Nous avisons sur le trottoir une petite borne contenant des journaux gratuits. Nous en soulevons le couvercle transparent et en prélevons un exemplaire. Mon collègue et moi feuilletons les petites annonces. Il attire mon attention sur celle-ci :

Cède lit pliant, peu servi, 20 $. Demander Steve Ditko.

Suit une adresse, une rue, un numéro. Nous n’en revenons pas.

« Tu te rends compte ? L’occasion unique de rencontrer Steve Ditko, le premier dessinateur de Spiderman en 1962, l’inventeur de Doctor Strange en 1963 ! Alors qu’il est le type le plus discret de l’industrie des comics, qu’il refuse toute interview, toute apparition publique, toute photo, un genre de Salinger de la bande dessinée. On le dit reclus… Misanthrope… Un peu facho sur les bords mais the american way, archi-individualiste manichéen, intransigeant seul contre tous, objectiviste à la Ayn Rand… Invisible, estimant que seule son oeuvre doit parler… Même sur Wikipedia, pour son portrait, ils ne disposent que d’un dessin. Et là, nous tenons la chance exceptionnelle de le débusquer, de découvrir qui il est vraiment, grâce à un lit pliant ! Tu as 20 dollars sur toi ? »

Plan de Manhattan en main, nous tâchons de rejoindre l’adresse indiquée. Tout en marchant je me demande si j’ai vraiment besoin d’un lit pliant, que diable ce que je vais en faire de retour chez moi, et surtout comment je vais me débrouiller pour le transporter dans l’avion. Pourra-t-il être enregistré en tant que bagage à main ?

Nous trouvons l’endroit. Nous montons les quelques marches du perron, sonnons à la porte. J’avale ma salive. Après quelques secondes, une dame d’âge mur vient nous ouvrir. Petite, un rien potelée, brune coupée court, lunettes. Je me dis qu’elle ressemble drôlement à une libraire que je connais, à Lyon.

– Hello, we are here for the folding bed. Because we need a folding bed. Is Steve Ditko here ?
– I am Steve Ditko. Please come in.

Comment ? Steve Ditko est une femme ? Et, en plus, sosie d’une libraire lyonnaise ? Nous pénétrons chez elle, l’intérieur est propret, de beaux meubles en bois vernis et des rideaux, lumière tamisée, orange. Mon collègue et moi échangeons un regard circonspect. La dame nous fait traverser un couloir, sort le lit d’un placard. Pendant qu’elle nous en explique le fonctionnement, qu’elle joue sur les ressorts et les loquets, déplie, replie, tout en grommelant « Long time no use… But it’s fine, it’s fine… Twenty bucks is a good deal for you, believe me, seize your luck or go to hell… » je me perds en hypothèses. A-t-elle toujours été une femme ou s’est-elle fait opérer récemment ? Poser la question serait inconvenant. Pour prendre le temps de réfléchir, j’improvise une question sans intérêt, je lui demande distraitement si beaucoup de personnes ont dormi sur ce lit. Peut-être que son identité sexuelle est la raison de sa réclusion, son secret bien gardé (moi qui croyais que c’était son usage de drogue) ? Ou alors, peut-être qu’elle a toujours été une femme et qu’on n’en savait rien en France, et que d’ailleurs Steve est un prénom mixte comme Stéphane chez nous ?… Je fouille ma mémoire à toute vitesse à la recherche d’exemples de Steve… Steve Jobs était une femme ? C’est possible, il y a eu plein de femmes pionnières de l’informatique qui sont passées sous silence dans l’histoire officielle. Steve McQueen était une femme ? Non, ce n’est pas possible, quand même pas Steve McQueen ! Ou alors c’était un énorme secret aussi ! Je viens de lever un lièvre qui pourrait faire trembler Hollywood ! Attends, on avait un indice sous les yeux depuis le début, le pseudonyme de l’acteur était un discret aveu, tout s’éclaire, « Queen »…

N’y tenant plus, je me décide à lui demander :

– Excuse me… Are you THE Steve Ditko ? The original Spider-man artist ?
– Oh yes, that sure is me. Spider-man, if you ask me, is nothing but crap, it’s a disgrace… Who cares about Spider-man ? (moue, hochement de menton, yeux au ciel)

– But… How come… If you’re the man, I mean, if you’re the one, you must be very rich ! With the movies and so on… And… you need to sell your old folding bed ?

– Rich, me ? Ah ! I’m broke as hell ! My ex-husband is a very greedy man, you know, and my ex-publisher too, you know nothing ’bout these sharks… And I sure could use a twenty bucks right now. So… Will you take the damn’ bed or not ? I’m in a hurry, young men !

Son oeil se fait plus menaçant. Son secret nous met en danger.

Je me réveille.

Ailleurs et en plein jour au Fond du tiroir : une étude politique sur Steve Ditko.

Graphique roman

13/11/2013 Aucun commentaire

Jim Curious   jeanine

L’an dernier, j’ai lu un formidable album pour enfants intitulé Jim Curious (2024 éditions). Le protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est un petit garçon réjoui, très à l’aise dans son corps un peu empâté, qui a toute la vie devant lui, et qui ne prononce pas une seule parole, il a mieux à faire que de parler. Il nous entraîne dans un voyage ludique au fond des mers, en scaphandre, dans le monde du silence et de la 3D d’antan, anaglyphe, rouge et bleu… un tour de magie, un émerveillement. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas, enchanté.

Vers la même période, j’ai lu une formidable bande dessinée comme en publie l’Association, intitulée Jeanine. La protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est une personne authentique, une prostituée sur le retour rencontrée par l’auteur, qui a vécu, et qui, encore à l’aise dans son corps un peu diminué, veut bien nous le raconter, et qui parle, qui parle, qui n’arrête pas de parler. (Au passage, il est rudement intéressant d’entendre une pute parler au moment même où la prostitution devient un débat politique et que les principales intéressées ne s’expriment guère…) Une bande dessinée audacieuse, émouvante, ancrée dans le réel et dans sa représentation, qui exige un engagement profond de l’auteur comme du lecteur. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas çui-là non plus, enchanté de même.

Je n’ai absolument pas fait le rapport.

Il a fallu que je rencontre Matthias Picard, chair et os et mal rasé, ce week-end sur le salon de Saint Priest pour réaliser que les auteurs respectifs de ces deux livres étaient un seul gars, qui a plein de talent, certes, mais qui a plein de talents.

Il m’a dit : « Je n’ai pas spécialement cherché à créer des liens entre les deux livres, je n’en avais pas besoin, pour moi les liens existaient déjà. J’ai simplement fait les deux en même temps, et il m’a fallu cinq ans pour en venir à bout. C’est une longue période, durant laquelle je passais de l’un à l’autre… »

Ah ? Okay. Eh ben, enchanté ! C’est bien, les salons. On fait des rencontres.

Celui de Saint Priest revendique, à bon droit, sa spécificité : défricher et honorer la « petite édition et la jeune illustration » , et j’ai été ravi, moi-même petit tout petit éditeur, d’y être à nouveau invité, grâce à l’exposition Double tranchant de JP Blanpain (très belle, vous ne savez pas ce que vous avez perdu, tout n’est pas trop tard, elle est désormais visible à la médiathèque, jusqu’à noël). Mais, récemment, ce salon s’est découvert une thématique supplémentaire, peut-être un chouïa moins originale : le roman graphique. On ne sait pas exactement ce que c’est, le roman graphique, sinon la désignation un peu affectée d’une sorte de bande dessinée, chic et moderne, qui chercherait la respectabilité afin de n’être plus confondue avec les Petits Mickeys qui, eux, sont si vulgaires, façon Rapetou

Expression attrape-tout, aimable, honorable, mais un peu floue. Même Double tranchant, sous prétexte qu’on y trouve du texte et des images, a été qualifié de Roman graphique, ce qui pour moi est un contresens. Double tranchant est moins pompeux que cela : c’est une nouvelle illustrée.

En vérité, si les mots Roman graphique sonnent si bizarrement à nos oreilles, c’est qu’ils sont la traduction littérale et inutile de graphic novel, expression inventée par Will Eisner aux Etats-Unis dans les années 1970 afin d’émanciper la bande dessinée des comic books, c’est-à-dire des publications bon marché et périssables, imprimées comme-je-te-pousse sur papier pulp, vendues aux moutards dans des kiosques, sur des tourniquets à côté des bonbecs… pour viser la librairie, la maturité, la dignité, le roman, le livre. Traduire graphic novel en roman graphique était d’autant plus superflu que nous n’avions pas besoin d’importer la notion elle-même : en Europe, les bandes dessinée jouissaient déjà depuis des décennies, certes non sans ambiguïté, de la légitimité que confère la publication sous forme de livres reliés et cartonnés, en librairie, en bibliothèque, à la maison.

Mais peu importe… Saint-Priest fait à merveille son boulot de salon, et n’est pas responsable des modes langagières ! Si les mots roman graphique permettent de découvrir d’aussi beaux objets que Jeanine ou Jim Curious, qui sont par ailleurs des bandes dessinées, ainsi que des livres, allons-y Chochotte, au diable les étiquettes (à part peut-être le nom de l’auteur sur la couverture, ça rend service, tout de même), vive le roman graphique messieurs dames, bonne continuation à Saint Priest et merci pour tout.

Appropriation du paysage

01/11/2013 2 commentaires

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Je passe deux jours à Bruxelles. J’aime la Belgique, alors je suis content, même sous la pluie. Je commence par m’acquitter d’un défi lancé par le facétieux et imaginatif Vincent Karle : une partie de geocaching sans GPS. Je dois retrouver des messages secrets que Vincent, en visite ici quelques jours avant moi, a collé à mon attention derrière un panneau, sous une armoire électrique, dans les replis d’un statue. Il a un grain, cet homme. Pourtant ça marche : je retrouve un à un ses trésors privés. Je suis épaté par cette expérience de ré-appropriation du paysage. Jamais je ne me serais lancé moi-même dans une telle aventure, je doute trop je suppose des traces que je laisse, je n’aurais pas donné deux heures d’espérance de vie à mes papiers dissimulés sous la pluie. Vincent a cru à ses mots inscrits dans les murs, à ce lisible ancré dans le lisible, à ce décor qui parle, à cette poésie. Merci et chapeau.

Ensuite, je visite le Centre belge de la Bande dessinée. J’espère ne froisser personne en déplorant l’abyssale futilité de cet endroit. Voir « pour de vrai » une statue de Tintin et sa fusée à carreaux, un Boule et un Bill taille nature, un schtroumpf aussi grand qu’un nain, une fresque murale en forme de marque jaune, et, le plus beau, un calot de groom de trois mètres de diamètre (sic) ne risque pas de faire avancer d’un millimètre la connaissance ni la reconnaissance de ce qu’est la bande dessinée. Ces artefacts navrants ne font peut-être même pas rêver les enfants et ne semblent bons qu’à refiler du fantasme 3D à des quinquagénaires fétichistes régressifs infantiles. Heureusement, l’expo temporaire est consacrée à Will Eisner, et à cet étage la bande dessinée redevient enfin un art vivant, audacieux, tremblant, explorateur, on goûte le travail et l’artiste, la singularité du geste. Les traits sur les planches originales émeuvent, émerveillent et donnent à méditer, enfin agissent ainsi que le fait dans le meilleur des cas toute oeuvre sur cimaise. Will Eisner n’a jamais cessé de s’approprier le paysage, de faire parler le décor urbain, de fondre les mots et les choses, de leur inventer un langage commun. Voici à quoi ressemblait sa poésie lisible/visible, identifiable au premier coup d’oeil :

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Puis, mon temps bruxellois étant compté, je file sans tarder dans les Musées royaux, et spécialement au musée Magritte. Ici encore les murs parlent. Des citations de Magritte sont gravées, géantes, le long des salles d’expo, comme celle-ci :

L’art dit non figuratif n’a pas plus de sens que l’école non enseignante, que la cuisine non alimentaire, etc.

Les mots eux-mêmes figurent, l’intuition des deux artistes était identique. Magritte a comme Eisner été obsédé par les mots, les images, et la poésie qui les relie. Ces centres d’intérêt auraient pu conduire Magritte très naturellement à se consacrer à la bande dessinée – il a d’ailleurs écridessiné une planche intitulée « Les mots et les images » (in La Révolution surréaliste, 1930), qui y ressemble. Mais Magritte a choisi de peindre. Il peint par exemple L’Art de la conversation (1950) reproduit ci-dessous, évidemment cousin germain de la case d’Eisner ci-dessus. Ce faisant, Magritte s’approprie le paysage, et le fait parler. Les yeux fermés. C’est génial, certes. Mais pas tant que ça, je veux dire, pas si révolutionnaire, puisque ses recherches viennent au moins dix ans après celles d’Eisner. Lier les deux est une expérience intellectuelle fort fertile. Hélas nous ne serons pas nombreux à arpenter ce chemin. Les amateurs de Bozarts méprisent trop la bande dessinée pour soupçonner les merveilles qui leur échappent, les avant-gardes qui les dépassent, et ce n’est pas un pauvre machin comme le Centre belge de la bande dessinée qui pourra les faire changer d’avis.

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