Kirby Krackles
Il me restait un seul film de Terrence Malick à voir, Voyage of time (titre français : Au fil de la vie, 2016). Voilà qui est fait, ce soir.
L’opus a beau être étiqueté documentaire, on aurait quelque peine à identifier la moindre différence avec ses fictions. En effet, l’expérience est familière. Ce que l’on voit est splendide comme du Terrence Malick, les plans cosmiques contemplatifs (coucou l’ultimate trip de 2001 l’Odyssée de l’Espace, inépuisable source d’inspiration) délivrant au spectateur le contractuel vertige devant les espaces infinis ; et ce que l’on entend est barbant comme du Terrence Malick, la voix off (ici ânonnée par Cate Blanchett), prêchi-prêcha new age et niaiseux digne d’une scène ouverte de poètes amateurs, soulignant en permanence à l’attention dudit spectateur ledit vertige devant lesdits espaces infinis.
Alors que zut, il suffit d’une seule pensée de Pascal pour se remémorer la notion qui manque cruellement à Malick :
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
… notion qui n’aura échappé ni à Kubrick évidemment (2001 est quasiment un film muet), ni à Baudelaire :
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole ! Et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’en étais là de ce film sublime et fastidieux, émerveillé par le lyrisme des travellings de l’espace tout en songeant distraitement à Baudelaire, lorsque soudain une révélation m’a fait écarquiller les yeux et presser le bouton pause. Sur l’écran, quelque chose se passait. Une éruption volcanique sous-marine. Et j’y ai vu autre chose, d’encore plus grand et de plus abstrait.
J’ai été foudroyé par l’évidence : ce si puissant spectacle naturel était la représentation la plus proche des « Kirby Krackles » que l’on pourrait jamais espérer rencontrer dans le monde réel.
Pour qui l’ignorerait encore, Jack Kirby (1917-1994) est un immense créateur, d’un calibre que nous croisons dix ou douze fois durant notre existence si nous avons beaucoup de chance, à même de repeindre l’intérieur de notre œil pour nous préparer à regarder le reste du monde, et ses visions seront les nôtres, en surimpression. De fait, je pense à Kirby (ou à Kubrick ou à Pascal ou à Baudelaire) en regardant Malick alors que je n’ai jamais convoqué Malick en lisant du Kirby, par conséquent il me faut conclure que Kirby est un plus grand artiste que Malick, CQFD.
L’art de Kirby est un art populaire et démocratique, sur papier journal et quadrichromie, accessible aux enfants dès 5 ans, puisque Kirby est un artiste de comic books, opérant essentiellement dans le registre de la science-fiction. Sa qualité démiurgique fait, par exemple, que lorsque j’ai vu pour la première fois la skyline de New York j’ai immédiatement reconnu qu’elle était dessinée par Jack Kirby (où est le Baxter Building ?) ; lorsque j’assiste à un combat de rue j’ai envie de crier aux pugilistes Montrez-moi vos poings, les gars, que je les vérifie s’ils sont dessinés comme chez Kirby ! ; lorsque je rêve, allongé sous la voûte céleste une nuit d’été, je reçois non seulement mon content d’étoiles mais aussi d’histoires, je médite sur les dieux cosmiques de Kirby et je comprends la naissance de toute religion ou mythologie.
Et puis, bien sûr, devant n’importe quelle source d’énergie, une flamme ou une centrale électrique qui bourdonne, ou même un cœur qui palpite, je vois distinctement autour d’elle les ondes, frémissements, crépitements, grésillements, vibrations ! Les Kirby Krackles.
Les Kirby Krackles, l’une des inventions graphiques les plus célèbres et les plus reconnaissables de Kirby, son indiscutable signature, consistent en amas de taches rondes et noires, de taille et de concentration variables, qui par convention permettent de représenter sur un support en deux dimensions la manifestation d’une énergie quelconque, organique, mécanique, nucléaire, magique. Tournoiement des atomes et des planètes ! Cosmogonie et cosmologie ! Bouillonnement des particules et des désirs ! Magnétisme animal ! Orgone ! Force de l’Od ! Chi ! Radiation atomique ! Dans tous les cas, soupe primordiale en ébullition, magma remué par un dieu démiurge.
Revenons à ce Voyage of time arrêté sur l’image. Une éruption volcanique sous-marine ! Devant mes yeux les forces primitives contradictoires, telluriques et océaniques, s’entrechoquent, crépitent et explosent au contact l’une de l’autre comme le feraient matière et antimatière… Le solide se transforme en liquide, le brûlant se transforme en glacé, le bleu se transforme en rouge qui se transforme en noir, la roche se transforme en feu qui se transforme en eau, l’ordre se transforme en chaos puis en un tout nouvel ordre, entre chaque état la métamorphose engendre des lignes mouvantes de craquements et de bulles, et je vois, je jure que je vois les flux et les flots de krackles dessinées par Kirby, jets d’énergie pure promettant et léguant la vie elle-même. C’est la scène primitive définie par Freud, à la fois fascinante de vérité et insupportable d’obscénité, mais étendue de la chambre à coucher à l’échelle des galaxies, révélant l’origine non de notre dérisoire personne née d’organes génitaux, mais du cosmos tout entier. Si poétique et si violent, si immense et si beau, la terreur et l’extase. Kirby et la nature sont deux merveilleux artistes. Les contempler offre une idée de la façon dont un monde peut naître.
Terrence Malick aussi, parfois, quand il la boucle.
Le paradoxe, pour revenir à la notion de silence, est que Kirby était lui-même verbeux à la limite du tolérable quand il écrivait ses histoires, et qu’il avait même réussi le contre-exploit de rendre bavard 2001 l’Odyssée de l’espace. Mais on a le droit d’admirer l’œuvre de Kirby sans lire les phrases qui l’accompagnent.
Pour rendre hommage à Kirby, un détour par Stendhal, car le Fond du Tiroir n’a peur de rien :
Stendhal (1783-1842) : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. »
Jack Kirby (1917-1994) [répondant à la question « Les bandes dessinées reflètent-elles la réalité ? »] : « Non, les bandes dessinées transcendant la réalité. Madame, si vous cherchez à refléter la réalité, vous ne réussirez qu’à la représenter à l’envers. Mais si vous parvenez à la transcender, alors vous avez une chance de comprendre ce qui se passe. »
Illustration ci-dessous : Frank Zappa et Jack Kirby, bras dessus, bras dessous, circa 1980. Ils étaient voisins en Californie et sont morts à trois mois d’intervalle.
Sources :
Citation Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, XIX.
Citation Kirby, Jack Kirby, King of comics, biographie par Mark Evanier.
Photo, https://zappainfrance.blogspot.com/2009/12/et-frank-zappa-rencontra-jack-kirby_07.html
PS : Je suis en train de lire, ce que je n’avais jamais fait dans son intégralité et sa continuité, le chef-d’œuvre de Kirby, le Quatrième Monde (Fourth World), et cela me prendra, oh oui pas de verbe plus exact, cela me prendra jusqu’à la fin de l’été. Ou de l’année. Chef-d’œuvre fleuve, inégal, bancal, délirant, mal fichu, incohérent, compromis (oui, le qualificatif qui convient est davantage compromis que plein de compromis), inachevé… mais chef-d’œuvre tout de même, on gravira au fil de la saga maints sommets épiques et mythologiques, parmi lesquels l’épisode culte des New Gods intitulé The Pact, où Kirby tutoie Shakespeare, les Atrides grecs ou le Mahabharata. Sans déconner.
Pourquoi Quatrième au fait ? Kirby n’a jamais donné d’explication à cette numérotation qui semble arbitraire… Soit c’était juste qu’à l’époque l’expression « tiers-monde » était déjà prise et que Kirby poussait toujours le curseur au minimum 25% plus loin que les autres ; soit c’était une mention du groupe de latin jazz de Flora Purim (groupe fondé dans les années 1990… quel visionnaire ce Kirby d’en parler dès 1970 !) ; soit il s’agissait d’une allusion cryptique à certains mythes amérindiens (pour en savoir plus sur le concept de Quatrième monde chez les Hopis, lire Ainsi parlait Nanabozo).
Par ailleurs, pourquoi le lire maintenant ? Parce qu’Urban Comics vient de le rééditer en quatre beaux volumes ? Certes. Mais également, et je viens seulement de le comprendre, parce que Kirby s’est lancé dans cette histoire en 1970, à l’âge de 53 ans, au sommet de sa créativité et de la maîtrise de ses moyens. L’âge que j’ai aujourd’hui. Bon sang ! Il a fait ça, lui, à 53 ans ! Et moi ? Rien ! Rien du tout ! (Bon, au moins suis-je toujours vivant, contrairement à la cohorte des débarqués de la 53e borne, Philip K. Dick, Tchaikovsky, Tocqueville, Bourvil, Pier Paolo Pasolini, George Michael, Fred Chichin, Daniel Darc, René Descartes, Mary Shelley, Maria Callas, et même Lénine. Que faire ! Sinon jouer ce petit jeu maniaque chaque année !)
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