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Sociologie de comptoir de librairie (Troyes épisode 87)

09/12/2011 Aucun commentaire

Je glisserai pudiquement sur le bilan de ma journée de dédicace la semaine dernière. De toute façon c’est toujours un peu la même chose, vous voyez le tableau, on réaligne devant soi les piles de livres qui n’en ont pas besoin, on tapote sur la table le capuchon de son stylo, on fait bonne figure, on renseigne les gens qui nous demandent où se trouve le rayon poches, et on attend que ça passe. Une grand-mère est restée une bonne heure dans la librairie à la recherche d’un livre pour son petit-fils, et quatre fois au moins elle a fait station devant moi, elle hésitait, empoignait un livre, le reposait, me posait une nouvelle question, « Et c’est bon pour quel âge ? », retournait réfléchir au fond de l’échoppe, revenait… Finalement elle était presque décidée, elle a saisi le Posthume, l’a ouvert à une page au hasard, et a lu une phrase à voix haute : « Mon papa dit que tous les enfants sont des pervers polymorphes » . J’ai précisé, en bafouillant, « Euh, oui, c’est parce que c’est une comédie, c’est un roman très drôle en fait, ah ah » . Elle a reposé le livre, perplexe, m’a regardé droit dans les yeux, puis est partie en me remerciant, un peu gênée. Je ne l’ai pas revue. Ah, zut, c’est comme ça qu’on loupe des ventes.

Comme d’hab, en dédicace on tue le temps en échangeant avec son camarade de stand. En l’occurrence, je voisinais avec une poétesse troyenne qui signait son premier recueil. Elle connaissait tout le monde, et sa conversation était aussi divertissante qu’enrichissante : « Tu vois cette dame, là, qui achète son journal ? C’est la femme de l’ancien maire, qui était le mentor de Baroin. » Ah, bon. Elle m’a en outre peint un instructif tableau sociologique de la ville de Troyes : depuis la disparition de la classe ouvrière traditionnelle et du secteur industriel dominant (la bonneterie), il reste essentiellement à Troyes une classe bourgeoise aisée, et un Lumpenproletariat, chomdu, fragile, paupérisé, la crise partout-partout en bandoulière. Je me suis mis à ruminer de sombres pensées : des très riches, des très pauvres, et entre les deux l’éradication progressive de la classe moyenne, Troyes est un laboratoire pour la France, une anticipation, un modèle réduit.

Autre événement ayant donné un peu de relief à ma vie sociale troyenne : le duo Fred Bernard/François Roca nous a rendu visite il y a quelques jours. J’aime autant leurs livres que leur compagnie (j’ai remarqué que souvent on préfère l’un ou l’autre, on ne gagne pas à tous les coups), et la soirée fut très agréable. Comme l’un est né en 1969 et l’autre un 17 avril, je leur ai offert un Flux à chacun, pour marquer le temps qui nous passe dessus. Nous avons pourchassé la nuit jusque chez moi, à boire des coups, fumer des clopes, et apposer sur le monde une nouvelle couche de sociologie sauvage. Fred me fait observer : « Tu ne te sens pas trop seul, ici ? Moi, je ne crois pas que je pourrais, je sais quelles sont mes priorités. J’atteins un âge où je vois des potes finir seuls, ce n’est pas tentant… L’homme est un animal social, c’est ainsi. Bien sûr, on peut toujours mettre de la musique et danser tout seul dans son appartement… »

Euh… Eh bien, puisqu’on en parle, oui, j’avoue que cela m’arrive quelquefois, je me cale sur Youtube un bon vieux tube funk et hardi petit, bouge ton corps, Lève-toi ! Monte dessus ! je m’en fous, personne ne me regarde, à part mon voisin. Je suis sans doute un animal un chouia moins social que Fred. Ce qui n’empêche pas le besoin de contact. J’adore aller voir de la vraie musique en compagnie de vraies gens. C’est ainsi qu’à deux jours d’intervalle j’ai assisté à un gigantesque concert du très classe Orchestre symphonique de l’Aube puis à un minuscule concert blues-funk dans un pub irlandais (très bon, mais ça manquait de cuivres à mon goût)… Je suis presque sûr que j’étais la seule pièce commune de ces deux auditoires. Je ne suis pas ennemi de la vie sociale, mais dans ce cas autant en avoir plusieurs.

Introduire/Fold (Troyes épisode 86)

07/12/2011 5 commentaires

Hier, prenant patience dans la queue du bureau de poste pour réceptionner une bouteille d’huile qui n’entrait pas dans ma boîte aux lettres, j’ai entendu le postier poser cette très intéressante question à l’usager qui me précédait : « Cela n’a aucune valeur ? Ce ne sont que des écrits ? » On est bien peu de chose. J’ai attendu mon tour, et je suis reparti avec mon litre d’huile sans faire d’histoires.

Parmi les écrits sans valeur dont il m’a été donné de me nourrir par le passé, Le Pékinois de Jacques Perry-Salkow, délicieux recueil d’anagrammes (Albert Einstein = Rien n’est établiClaude Levi-Strauss = A des avis culturels ; Roméo Montaigu/Juliette Capulet = J’aime trop ta gueule/Et moi, ton cul ; Robert Doisneau = D’où notre baiser, etc.) Ainsi que le Discours sur l’origine de l’univers d’Etienne Klein, captivante méditation vulgarisatrice.

Je me supposais un goût fort original, pour enchaîner deux lectures aussi disparates… Mais voilà que ces deux auteurs, le farceur anagrammatique et le brillant physicien, sont plus originaux que moi : ils viennent de signer un livre à quatre mains, intitulé Anagrammes renversantes ou Le sens caché du monde. Ce livre étonnant jongle avec l’ordre des lettres et celui des particules élémentaires, deux sortes de quêtes, deux révélations homothétiques. On découvre pantois que percer les mystères du langage faute de ceux de l’univers, eh bien c’est drôlement mieux que rien, et, même, que c’est de la poésie. Je me réjouis très sincèrement d’apprendre que La courbure de l’espace-temps contient dans son principe Superbe spectacle de l’amour. La cohérence est miraculeuse comme de se souvenir que, puisqu’aucun atome n’a été créé depuis le big bang, nous sommes faits des mêmes poussières d’étoile que feu les dinosaures.

Comme ce livre est très stimulant, j’ai passé une heure et demie à tenter de faire surgir le sens anagrammatique caché du Fond du Tiroir – oui, une heure et demie d’anagrammes, je présente mes excuses à ceux qui peut-être s’imaginaient que je consacrais toutes mes heures de veille à forger des chefs-d’oeuvre (je ne crois plus aux chefs-d’oeuvre depuis que je connais l’avis du facteur). Et voici le résultat de mes recherches non subventionnées par le CNRS :

Le Fond du Tiroir = Introduire/Fold

Qu’est-ce à dire ? Introduire et fold, deux mots qui semblent sortir d’une partie de poker et qui pourraient se traduire par : lancer la partie, puis se coucher. Ouvrir puis fermer. S’engager puis se retirer (je préciserais bien ‘rien de sexuel’ mais mon déni serait suspect). Entreprendre, puis renoncer. Commencer, et ne pas terminer. Hum… Pas un très bon présage. C’est tout des conneries finalement ces histoires d’anagrammes.

Ça suffit. Bonne nuit. Je me couche.

(Londonomètre : 2)

C’est ça ou le dentiste (Troyes épisode 82)

03/12/2011 un commentaire

Parmi mes brouillons épars de romans esquissés que je n’écrirai jamais, celui-ci : c’est l’histoire d’un homme hanté par sa perte de sensibilité. Il constate que, plus il vieillit, plus son cuir se durcit. Est-ce la fatalité des habitudes, est-ce une solution de défense face à la cruauté du monde, il lui semble que chaque jour il est moins affecté que la veille par ce qui se passe dans sa rue ou dans son journal. Il est moins indigné. Il est moins attendri. Il est moins en colère. Il est moins enthousiaste. Il est moins étonné. Il rit moins. il pleure moins. Il bande moins. Il parle moins, et d’une voix plus lente, étale. D’abord, il redoute de parvenir bientôt à l’atonie complète et à l’indifférence, mais, tout compte fait, quelques jours plus tard il ne le redoute plus, au fond ça ne lui fait trop rien. J’avais rédigé au net une scène où il se rend chez le dentiste. Une fois allongé sur le fauteuil, mains croisées sur le ventre, il regarde placidement s’approcher la fraise, mais soudain, au moment où le métal touche le nerf, c’est la révélation. Il écarquille les yeux, ses muscles se tendent. Oh putain que ça fait mal ! Il en pleurerait de joie ! Il avait oublié ! Il éprouve quelque chose, il est vivant ! Il aimerait revenir toutes les semaines chez le dentiste ! Tous les jours !

Si une telle idée m’est venue, c’est bien sûr parce que cette perspective d’une perte de sensibilité m’inquiète beaucoup à chaque fois que j’en soupçonne les signes avant-coureurs, en moi particulièrement, ou dans le genre humain en général. J’ai des bouffées d’anxiété si je passe une journée sans avoir ri ni pleuré.

Aujourd’hui, je viens d’apprendre que le dernier film de Robert Guédiguian (qui à l’heure où je vous cause n’est pas projeté à Troyes, c’est la misère) était inspiré d’un poème d’Hugo, tiré de La légende des siècles, « Les pauvres gens. » Curieux, je me suis illico enquis de ce poème. Je l’ai lu à haute voix, j’aime bien faire ça, surtout avec du Victor Hugo, ça ronfle tout seul.

J’ai pleuré comme un bas de laine avant d’arriver à la fin.

Ouf, le test est positif, pas besoin d’aller me faire contrôler chez les dents.

Bien vôtre,

Fabrice Vigne, passager clandestin dans le vaisseau troyen.

La maison de la presse (Troyes épisode 81)

02/12/2011 Aucun commentaire

Comme je trouvais dommage de passer quatre mois à Troyes sans avoir l’occasion de montrer mes livres à tous les passants, je me suis fait violence et j’ai réveillé le VRP qui hiberne au fond de moi : j’ai pris l’initiative de proposer une séance de dédicace à une librairie. J’ai choisi de m’adresser à la Maison de la presse, d’abord parce que Jean-Philippe Blondel m’a dit grand bien de cette échoppe, ensuite parce que, attaché à tous mes livres sans préférence nette, je préférais une librairie qui écoule de l’adulte aussi bien que de la jeunesse. (Du reste, la librairie spécialisée jeunesse de Troyes ne tenait pas particulièrement à m’inviter, « Déjà quand on reçoit quelqu’un de connu on n’a pas grand monde, alors vous, vous comprenez… », oh oui, pas de problème, je comprends.)

Bref : Troyennes, Troyens ! C’est moi, qui vous invite ! Je vous invite à feuilleter ma production artisanale ce samedi 3 décembre, toute la journée ou peut s’en faut, à la Maison de la presse. Je dis ça, je dis rien, c’est bientôt noël, et voyez quelle coïncidence, justement je propose un magnifique ouvrage, pour ainsi dire une somme, sur le sujet.

Précision importante : cette opération commerciale a beau se dérouler le jour du Téléthon, zéro pour cent des bénéfices engrangés sera reversé aux myopathes. La raison en est simple : la Maison de la presse de Troyes et moi-même n’avons pas de coeur. Ou alors peut-être que si, mais alors il est en bois.

Pardon pour la platitude du titre de cet article. J’avais la flemme de me fendre de quoi que ce soit de plus spirituel C’est la maison de la paresse.

Pas davantage d’inspiration, d’ailleurs, pour dénicher une illustration, c’est pourquoi j’ai mis l’internet à contribution… J’ai tapoté, pour voir ce qui se passe, « Maison de la presse » dans Google Images, j’ai fait défiler des pages et des pages de monotones devantures de magasins avec enseignes emplumées, entrelardées parfois d’un portrait de Véronique Olmi… Jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur cet étal de pommes. Parfait, merci, je prends, vive la liberté de la presse.

À force d’écrire des choses horribles (Troyes épisode 80)

01/12/2011 2 commentaires

« À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver » (Jacques Prévert, Drôle de drame)

J’étais cette après-midi à nouveau plongé dans l’écriture de mon horrible histoire d’incendie. Descendant de mon appartement quelques instants pour fumer une cigarette, je me suis brusquement retrouvé au milieu d’une vision de cauchemar : j’étais piégé dans un immeuble qui brûle, le Ginkgo, mon Ginkgo, ma thébaïde, était la proie des flammes ! Des fumées compactes et blanches rendaient tout le rez-de-chaussée aveugle, irrespirable ! En hâte nous avons ouvert les fenêtres en grand et nous sommes sortis sur le parvis, pour voir la fumée s’échapper, s’envoler, se dissoudre.

Finalement, ce n’était rien. Rien que la machine à fumée qui s’était emballée, un accessoire de l’installation artistique en cours. Le feu n’avait été, réellement, qu’une vision, il ne s’était jamais échappé de son seul foyer : ma tête. Fantasme, hallucination, fiction. Il y a parfois des fumées sans feu.

Londonomètre : un plein cendrier.

On aperçoit ma silhouette et mon désarroi dans le film ci-dessous pris au téléphone dans les volutes.

Dans la lune et sur la comète (Troyes épisode 78)

29/11/2011 un commentaire

Je ne sais toujours pas si je serai capable de laisser, en guise de bon souvenir à la ville de Troyes, une exposition, mais si jamais cela advient, je sais d’ores et déjà avec qui. Le meilleur moment de ce mois de novembre en fin de course aura sans doute été ma rencontre avec l’équipe de Dans la lune, le centre de créations pour l’enfance de Tinqueux, traditionnellement chargé de concevoir des expos main dans la main avec le résident troyen. Là, j’ai fait connaissance avec des personnes débordant d’énergie, d’idées, de réactivité, d’enthousiasme, de quoi retendre tous mes ressorts. Leur éthique croise la mienne (lorsque je leur ai déclaré « Je ne me considère pas comme un auteur jeunesse pur sucre, c’est juste que j’adore m’adresser aussi aux enfants » ils ont répondu « Oui, oui, nous non plus, nous aussi » ) et, comble de chance, ils aiment également ce que je fais, donc il y aura peut-être moyen de bâtir quelque chose ensemble. « Ce que je fais » ? En l’occurrence, la nouvelle que j’ai écrite sur la coutellerie, que je considère à tort ou à raison comme un texte spécifiquement troyen, et que j’ai confiée pour illustration à une fine lame de mes amis.

En outre, quand j’ai débarqué chez eux, ils travaillaient sur une exposition à base de Benoît-Jacqueries, c’est dire si j’étais illico dans de bonnes dispositions. Nos relations débutent bien… Sauf qu’elles demeurent très incertaines, étant donnés les délais, les différents partenaires (j’aimerais bien impliquer dans ce projet la Maison de l’outil, mais cela semble peu réaliste), l’avancement des dessins de ladite fine lame… Et surtout le fait que, pour la première fois, ils concevraient une expo à partir d’un écrivain et non d’un univers graphique. Comme l’a dit le maître d’oeuvre des objets trouvés sur la Lune : « Puisque je n’ai jamais travaillé comme ça, ça m’intéresse ! » J’en ai autant à son service.

Bref, si ça se trouve, cet excitant contact initial ne débouchera jamais sur rien de concret, mais ce ne sera pas grave, on verra bien, et dans l’intervalle j’aurai été bien aise de savoir que pareilles gens existent.

Petite ville (Troyes épisode 74)

25/11/2011 3 commentaires

Une autre histoire de verre et d’étymologie.

Qu’aurai-je retenu de la Champagne ? Quelques données économiques : la crise se débusque non seulement partout-partout, mais toultemps-toultemps. La région, plutôt éreintée par la lente agonie de son industrie traditionnelle, la bonneterie (qui a laissé en souvenir dans le paysage troyen quelques belles cheminées géantes), bénéficie pourtant d’un secteur d’activité pérenne dont le potentiel à l’export ne s’est pas encore démenti : la production d’un petit vin de pays, riche de bulles et d’une tenace réputation d’accessoire luxueux et festif.

J’ai appris aussi, à l’occasion du vernissage de l’expo Photoroman au collège d’Arcis sur Aube, que le champagne ne se dégustait pas ici dans des flûtes (trop chichiteuses), encore moins dans des coupes (trop larges, toutes les bulles se font la malle), mais dans des blidas, petits verres trapus, légèrement évasés, sans pied. Patron, un blida !

Le blida, tout comme le champagne, fut un toponyme avant de désigner la boisson par métonymie : Blida est d’abord une ville d’Algérie. Que fabrique-t-elle en Champagne ? Fabrique est le mot juste puisque, comme une cheminée de dix mètres en briques rouges posée au beau milieu du paysage urbain, ce mot est une cicatrice du passé industriel. En un temps reculé où les cartes administratives lisaient en l’Algérie trois départements français, résidait ici l’entreprise de verrerie qui produisait à la chaîne ces caractéristiques godets, expédiés directement en Algérie, via Blida, et utilisés là-bas pour le thé. Un beau jour, brutalement, ce débouché commercial s’est fermé. Qu’allait-on faire des stocks de verres en souffrance, ces blidas désaffectés ? On boit peu de thé dans la région, ce n’est pas une raison pour jeter. Qu’importe le flacon, consolons-nous en éclusant là notre champagne !

Et comme j’aime connaître le sens des mots, tortueuse voie d’accès au sens des choses, j’ai aussi cherché l’étymologie première de Blida. Il signifie en arabe « petite ville ». Blida comptait en 2004 près de 800 000 habitants, soit douze fois Troyes. Le Canada, deuxième plus grand pays du monde par sa superficie, signifie bien « village ».

Pendant ce temps, au Canada comme ailleurs les aiguilles tournent.

La boîte de maquillage d’Orson Welles (Troyes épisode 73)

24/11/2011 Aucun commentaire

Comme promis il y a une poignée de jours, voici l’histoire de la boîte de maquillage sous la table.

Jeanne Moreau raconte dans une interview le tournage du Falstaff de Welles (je réinvente de mémoire) : « Orson se montrait très actif, débordant d’énergie, s’occupant personnellement de tout, décors, costumes, acteurs, prises de vue… Il tournait, oui, mais je me suis rendu compte qu’il ne tournait que les scènes où son propre personnage, pourtant central, n’apparaissait pas. Je lui demandais : Orson, allons-nous bientôt répéter les scènes que nous jouons ensemble ? Il me répondait systématiquement, jour après jour : impossible, je ne peux pas jouer aujourd’hui, je ne sais pas où est ma boîte de maquillage, il faut que je remette la main dessus, j’espère qu’elle n’est pas perdue, en attendant le temps presse, il faut bien tourner le reste… Au bout de quelques jours, j’ai découvert par hasard sa boite de maquillage : il l’avait lui-même planquée sous une table. Aussi étonnant que cela paraisse, Orson, grand démiurge, maître d’oeuvre de son film, avait le trac. Il préférait se consacrer à tout plutôt que de se lancer en tant qu’acteur… »

Je vous raconte cette anecdote uniquement parce que je l’aime, n’allez pas croire qu’il s’agit d’un bulletin météo de Troyes. Certes, ma façon de travailler ici prend des formes diverses, et j’avoue bien volontiers qu’il m’est arrivé d’employer le truc de Welles, car il faut s’inspirer des meilleurs : du bout du pied, je planquais ma boîte de maquillage sous la table, et plutôt que d’attaquer les yeux dans les yeux les ouvrages qui m’impliquent profondément, feignais de croire que j’avais plus urgent à faire (par exemple alimenter un blog quotidien)… Il faut pourtant bien l’ouvrir, cette boîte. Les bons jours, je l’ouvre, et me maquille, et avance.

La preuve : Londonomètre (longtemps que je n’avais pas fait le compte), 3 ou 4000, dont une bonne page de mathématiques. Je suis incollable sur le théorème de Thalès. Je vois le rapport. Le livre sur lequel je turbine procède notamment de collages, Arbre + Bâtôn = feu de tout bois, y compris la trigonométrie.

De la responsabilité morale (Troyes épisode 72)

23/11/2011 Aucun commentaire

Rêvé cette nuit : je suis dans un train, pour le moment à l’arrêt. Je déambule d’une voiture à l’autre. Les fauteuils sont rares et clairsemés, les espaces, très lumineux, sont aménagés plutôt à la manière des wagons restaurants de TGV, avec de part et d’autre des comptoirs, des stands, des tabourets de bar. Sur ces comptoirs et ces stands : des livres, en piles ou sur présentoir. Oui, soudain je me souviens : il s’agit d’une sorte de salon du livre itinérant, déployé sur tout un train. Je suis réticent, j’avance méfiant, je n’ai guère de goût pour ce qui m’apparaît comme de la publicité SNCF déguisée en littérature, de la communication, de l’événementiel, cependant je poursuis mon exploration de la rame. Je ne croise personne. Le salon du livre n’a peut-être pas encore débuté. Démarrera-t-il en même temps que le train ? Je survole au passage les couvertures des livres, je les trouve peu avenantes. Finalement, je dois être parvenu à la dernière voiture, puisque le stand devant lequel je me trouve n’est pas latéral mais barre le chemin. Je vois enfin deux personnes, deux femmes derrière le stand, des libraires sans doute. Je saisi le livre posé devant moi, il est haut et cartonné, la couverture reproduit un motif de bulles vert turquoise sur fond blanc. Je fais la moue. Une des deux femmes derrière le stand engage la conversation en souriant : « Ce livre vous intéresse ? » Je réponds d’un ton revêche, exagérément odieux : « Sûrement pas. Je vois le genre. Je n’aime pas. C’est très mauvais.
– Mais… Vous ne l’avez pas lu !
– Pas besoin de le lire. Je le lis comme ça, sur place, et c’est bien suffisant. C’est très mauvais. Ni fait ni à faire. Ces histoires de trains, franchement… Il vaudrait mieux ne pas l’avoir écrit. Il vaudrait mieux pas de livre du tout plutôt que ce livre.
– C’est moi qui ai écrit ce livre. »
Zut. J’ai commis une bourde. Je regarde plus attentivement le visage, blêmi et brusquement fermé, de cette femme. Je suis sûr que je l’ai déjà vue quelque part. Est-elle un écrivain connu ? En tout cas j’ai des remords à présent, je l’ai blessée inutilement, j’ai été méchant, c’est vrai après tout, je ne l’ai pas lu son livre, il est peut-être très bien, j’ai une sale responsabilité. Je n’ai pas envie de me désavouer, je bredouille des justifications informes alors qu’elle affecte de ne plus faire attention à moi et de tapoter sur son téléphone portable.

Je me réveille. Les deux derniers mots du rêve sont « responsabilité morale », mais je ne sais pas qui les a prononcés.

Je cherche, une bonne partie de la matinée, où j’ai pu voir le visage de cette femme. Est-elle écrivain ? Sur une quatrième de couve, alors ? Sur internet ? En vrai ? Tâtonnant autour de l’idée « auteur jeunesse », je fais défiler les archives du blog de Citrouille. Il me faut remonter jusqu’à mai 2010. J’y suis : c’est bien elle. Comment s’appelle-t-elle ? Cécile Chartre, ah, enchanté. Je l’ai embauchée pour faire de la figuration dans mon petit théâtre onirique alors que je ne la connais pas (je lui présente mes excuses si jamais elle tombe un jour sur cette page), je ne l’ai jamais rencontrée, je n’ai lu aucun de ses livres, je ne crois pas que l’un d’eux soit consacré aux trains, ou ait pour couverture des bulles vertes sur fond blanc, j’ai seulement vu sa photo il y a un an et demi sur le blog de Citrouille.

Deux éléments du rêve renvoient, sous une très mince couche de maquillage, à ma présente condition d’auteur invité à Troyes : d’une part le stand de livres dans un train (le salon du livre de Troyes a la particularité de se tenir à l’espace Argence, gare désaffectée – et le fait est que la SNCF est son partenaire) ; d’autre part la mise en scène de la responsabilité morale. Il se trouve que l’un des membres de l’équipe de Lecture et loisirs, mes interlocuteurs sur place, m’a avoué franchement il y a quelques jours qu’elle avait, je cite, un problème avec mes livres, elle n’arrivait pas à les lire. Elle les trouve non seulement difficiles, mais déprimants, pénibles, elle en a été très affectée. Elle a essayé d’en lire un, a vite abandonné, et me déclare y avoir repensé avec malaise les jours suivants. J’étais certes embarrassé d’entendre cela, je n’éprouve pas de plaisir à faire souffrir le monde, je n’ai pas cette perversion-là, mais je l’étais plus encore quand elle a déplacé sur le plan moral son argumentaire. Sans me faire de reproches (incipit : « Je ne te fais pas des reproches mais » ), elle a finalement sous-entendu, et presque dit explicitement, que j’avais fait là une mauvaise action, de la maltraitance caractérisée, « alors qu’on a tout de même une responsabilité quand on écrit, surtout en littérature jeunesse, il faut penser qu’on peut faire du mal à son lecteur » .

J’ai beau avoir chevillé en tête l’imparable précepte de Wilde, « Dire d’un livre qu’il est moral ou immoral n’a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit – c’est tout » , je suis pris de court, je peine à rétorquer, je passe un mauvais quart d’heure. Je ne peux liquider son commentaire-qui-n’est-pas-un-reproche en me drapant dans une posture dédaigneuse, « Cette chochotte ne comprend rien à mon art, elle n’avait qu’à ne pas me lire » . L’écriture est une affaire de pouvoir (le texte prend le pouvoir sur le lecteur), donc de responsabilité, d’accord. Je dois admettre, d’une part, qu’il vaut mieux ne pas traumatiser les enfants, et d’autre part que mes livres possèdent, peu ou prou, cette capacité contondante, je ne m’en vente pas – même si, naturellement, en prendre conscience ne changera rien à ma façon d’écrire. Il faut croire que cette conversation inconfortable, dans une voiture, m’a durablement travaillé, puisque me voici rêvant de bourdes, de culpabilité, de responsabilité morale. Dans un train.

Art trouvé (Troyes épisode 70)

21/11/2011 Aucun commentaire

Il faisait tellement beau, tellement lumineux, que j’ai enfourché mon vélo, et que je suis parti au hasard avec la même détermination que si j’avais su exactement ce que je m’en allais chercher.

Je ne l’ai pourtant trouvé que quinze kilomètres plus loin. Il dépassait d’un terrain vague, d’un chantier au bord des jardins, parmi quelques vieilleries entassées sur des bornes inertes et grises, et cernées par la boue. Je suis descendu de vélo, j’ai tendu le bras à travers la haie grillagée, je l’ai saisi entre le pouce et l’index puis, me hissant sur la pointe des pieds et alternant dans les mailles, main droite main gauche main droite, j’ai fini par lui faire franchir la palissade. Il était entre mes mains.

Un portrait d’enfant dans un cadre ovale, doré, cabossé. Le sujet est tourné trois-quarts à gauche et porte un noeud papillon bleu marine. Son âge est incertain, son sexe également sauf à interpréter la seconde tache bleue, à l’avant du crâne, comme une fleur dans les cheveux, coquetterie féminine. Cette peinture peut avoir deux cents ans, et son histoire s’est achevée dans un terrain vague. Elle est très abimée, délavée sans doute par les intempéries, piquée de mille tâches moisies dont la largeur augmente jusqu’à noircir entièrement certaines zones dans la partie droite. Curieusement, le seul détail intact du portrait est l’oeil droit, d’une couleur brun-jaune, et désespérément je me raccroche à cet oeil pour lire une expression survivante, une intention intacte, un reliquat d’humanité. Une vague mélancolie peut-être, à moins que je n’y projette la mienne. Le reste du visage, le front, la tempe, la joue, l’oreille, le menton, tout coule comme en train de fondre, ou comme si la peinture en s’effaçant ne révélait pas le support du peintre (une plaque de bois) mais le tréfonds de l’enfant, son crâne et son squelette, l’oeuvre hurlant sous la pluie la vérité blanche du modèle : Je suis mort ! Toute oeuvre d’art, à terme, rejoint la catégorie des vanités. Il suffit de la déposer sur un terrain vague.

Les choses qui meurent m’émeuvent terriblement. Elles font d’office partie de ma famille. Une personne de bon sens m’aurait dit « Ceci n’est pas à toi » ; une personne de bon goût m’aurait dit « Laisse donc ce détritus » ; un critique d’art (catégorie distincte de la précédente) aurait peut-être réussi à me prouver que cette peinture n’était qu’une croûte, ne méritant pas mieux que sa déchéance organique. Mais je n’ai écouté personne, d’ailleurs il n’y avait personne, j’ai pris le petit fantôme ovale avec moi, je l’ai déposé dans le panier à l’avant de mon vélo, et je l’ai précautionneusement conduit à la maison. J’ai très peu décoré l’intérieur de la thébaïde depuis que j’habite ici, je ne m’intéresse guère à ce qui orne les murs. Je n’aurai ajouté que ce petit portrait. Mon successeur le jettera s’il en a envie.