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La machine à décerveler du père Ubu

27/10/2022 Aucun commentaire

Le formidable et palpitant film documentaire consacré à « l’agnotologie » et à la désinformation, La Fabrique de l’ignorance (Franck Cuveillier et Pascal Vasselin) a reçu le prix Parisciences 2021, et c’est justice.

Cette archéologie, non pas du savoir, mais du non-savoir stratégique, est une œuvre de salubrité publique. Les deux auteurs décortiquent comment, depuis les années 50, les grandes compagnies (tabac, amiante, carburants, pesticides, chimie, plastiques, agroalimentaire, nucléaire, numérique, etc.) ont privatisé la méthode du doute scientifique ainsi qu’ils ont privatisé tout le reste du bien commun, afin de retourner perversement la science contre elle-même, et de dynamiter la notion même de savoir. Sophisme : le scepticisme est une vertu scientifique, n’est-ce pas ? Alors les climatosceptiques sont les seuls vrais scientifiques. Les conclusions de leurs commissions d’experts appointés par ces compagnies (ou, pire encore, sincères) est, de façon récurrente, “On ne peut pas savoir” (si le tabac, l’amiante, les carburants, les pesticides, la chimie, les plastiques, l’agroalimentaire, le nucléaire, le numérique, etc… sont réellement dangereux).

Ainsi est réduit à néant tout ce qui pourrait entraver leur “bizness as usual” et leurs profits. Dans l’un des documents confidentiels ayant fuité (cf. la 26e minute du film), on lit cet aveu extravagant :

« Le doute est notre produit car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse. »

Le doute, principe qui enorgueillit et élève la pensée humaine au moins depuis Descartes, est ravalé à l’ignoble niveau de l’astuce marketing. La responsabilité morale de ces compagnies dans la confusion mentale généralisée à notre époque saturée de “faits alternatifs” , de mensonges décomplexés, de trumpisme et de poutinisme, est colossale et sera impossible à rembourser – tout comme les crimes contre le vivant lui-même.

Le documentaire n’est plus en ligne sur Arte (sauf en payant sur la boutique) mais on le trouve en deux clics sur Youtube.
Le paradoxe, ironiquement souligné par le cinéaste lui-même, est que son succès aura été, aussi, celui des complotistes qui ont massivement regardé le film… Mais il est parfois terriblement difficile de contredire les complotistes : comment appeler un cénacle de messieurs encravatés qui se réunissent dans une salle de conférence et élaborent une stratégie globale de décervelage, sinon “un complot” ?

Également sur Youtube : notre chanson Vos gueules (Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne et Nicolas Coulon), d’une actualité sans date de péremption puisque les gueules ne se ferment pas, ferait une excellente bande originale pour ce film. « Tiens, une abeille est morte, tralalala… » :

Sur le même sujet que La fabrique de l’ignorance, et mettant en exergue cette hallucinante même citation (Notre produit, c’est le doute), on se réfèrera à ce déjà classique de 2010 réédité cette année aux éditions du Pommier, Les Marchands de doute de Naomi Oreskes et Erik M. Conway.

Un jeton dans le bastringue

21/10/2022 un commentaire

C’est reparti.
Tout va reprendre ! ce Sarabbath ! Vous entendrez siffler d’en haut, de loin, de lieux sans noms : des mots, des ordres… Vous verrez un peu ces manèges !… Vous me direz…

Après Guerre au printemps, un nouvel inédit de Louis-Ferdinand Céline sort en librairie pour cet hiver : Londres. Le synopsis semble connu puisque c’est celui de Guignol’s Band, donc ce roman est sans doute une variation sur un thème déjà lu. Bien sûr que je le lirai, mais je ne me précipite pas, je prends mon temps, comme pour le précédent.
En attendant, le hasard fait (ceux qui savent, savent qu’il n’y a pas de hasard) que je lis beaucoup de Robbe-Grillet ces jours-ci. Or au 12e chapitre de sa Préface à une vie d’écrivain, je lis ceci qui est l’un des propos sur Céline les plus intelligents qui me soient passés sous les yeux :

C’est la forme de l’écriture qui critique le monde, ça n’est pas du tout les histoires qu’on raconte. Les grands romans soviétiques qui glorifient la révolution, le peuple, les lendemains glorieux sont une littérature parfaitement réactionnaire. Tandis qu’au contraire un écrivain qui va mettre en cause l’écriture même du monde va être lui [révolutionnaire]. Il ne faut pas du tout s’étonner du cas de Céline, ce n’est pas un cas à part. Céline est ce qu’on devrait appeler un écrivain de gauche bien qu’il ait été d’extrême droite. Il portait l’esprit d’une révolution, on ne peut pas en dire autant de beaucoup de bons esprits de gauche de l’époque, qui au contraire faisaient de la littérature de droite. (…) Pourquoi est-ce que j’ai connu Céline très tôt alors que je ne connaissais pas du tout la littérature, c’est parce qu’il était d’extrême droite. Mes parents étaient d’extrême droite, ce qu’on lisait c’était les chroniques de Brasillach dans l’Action Française où l’on parlait de Céline, on ne parlait jamais d’André Breton. Céline avait la chance d’être antisémite donc on pouvait en parler à la maison. Et il se trouve que c’est le grand écrivain révolutionnaire !

Bravement, je reproduis ces lignes intéressantes sur Fachtreubourk… Immanquablement, la mention de Céline crée la polémique, sacré Ferdine et sacré Fachtreubourk, ils ne déçoivent jamais !
Sous mon post, deux commentaires apparaissent, deux malentendus, deux jugements avec lesquels je ne puis être d’accord et auxquels il me faut répondre, je réponds.

YG écrit sur mon mur :

Merci Fabrice pour ces trouvailles. Merci de distiller ces perles d’intelligence.On peut donc être catalogué à l’extrême droite et être révolutionnaire. Dans un monde soumis à l’injonction progressiste être conservateur est donc devenu révolutionnaire. Logique en somme.

Je me sens obligé de répondre :

« Pas d’amalgame » comme dit l’autre !
Je ne t’accompagnerai certes pas jusqu’à l’idée générale Être conservateur est donc devenu révolutionnaire, qui ne concerne que ce que l’on appelle la révolution conservatrice. Celle-ci a fort peu à voir avec la littérature, où l’idée de Robbe-Grillet (la révolution est dans l’esthétique et non dans le discours), pour brillante qu’elle soit, ne saurait s’ériger en cas général, ni autoriser à qualifier par principe et par paradoxe de révolutionnaire toute idée conservatrice : les contemporains de Céline classés dans la même case politique que lui (Rebatet, Brasillach, Chardonne, ou même Morand…) étaient des réacs dans le fond ET dans la forme !

Puis, FD écrit sur mon mur :

Je vais certainement me faire lyncher. Mais les premiers livres de Céline que j’ai eu entre les mains étaient ? L’école des cadavres et Bagatelles pour un massacre. C’était tellement nauséabond que je n’ai jamais pu lire autre chose de lui. Il avait peut-être du talent, beaucoup le disent mais j’ai toujours à l’esprit les précédents cités.

Je me sens obligé de répondre :

Non non pas de lynchage.
Le Fond du tiroir est, par principe, contre le lynchage.
Cependant je me permets de trouver dommage que vous n’abordiez Céline que par ces deux livres-là précisément (quelle drôle d’idée ! ou quelle malchance !), deux livres pénibles, polémiques, répétitifs, de circonstance, deux livres « engagés » et fourvoyés… plutôt que par son œuvre romanesque. C’est un peu comme si vous vous contentiez, pour vous forger une opinion sur Eluard, d’avoir lu sa vibrante Ode à Staline (1950), ou sur Aragon, son confondant éloge du goulag qui enfin dressera l’homme nouveau (Pour un réalisme socialiste, 1935).
Ces deux interventions/réactions à l’actualité n’épuisent pas leurs auteurs respectifs et sont seulement susceptibles d’épuiser leurs lecteurs (1).
Bon, de même, Bagatelles pour un massacre existe, mais ce n’est pas le meilleur livre de Céline.
De même qu’il est préférable, en principe, de lire un grand roman épique et total tel Voyage au bout de la nuit plutôt qu’un pamphlet fulminant torché en vitesse, il vaut également mieux lire un livre qu’un post Facebook. J’en profite pour rappeler à toutes fins utiles que mon opuscule Lettre ouverte au Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris est toujours en vente au Réalgar.

Ah et j’ai même un certain PL qui juge bon d’écrire :

Mouais, le fumeux poncif du « style contre les idées » : Robbe-Grillet était apparemment aussi mauvais critique qu’écrivain ou cinéaste.

Mais là, j’atteins mes limites et m’abstiens de répondre. L’idée que l’on peut discuter avec tout le monde par la magie d’Internet est un leurre.

__________________________________________________________

(1) – On peut sans avoir à réfléchir trop longtemps citer un exemple plus contemporain : il est fortement conseillé, avant d’exprimer le moindre avis sur l’écrivain Virginie Despentes, d’avoir lu autre chose que sa chronique « On se lève et on se casse » ou, pire encore, sa déclaration d’amour débile aux frères Kouachi parue dans les Inrocks. Elle aussi vaut mieux que ça.

« J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. […] Je les ai aimés jusque dans leur maladresse – quand je les ai vus armes à la main semer la terreur en hurlant “on a vengé le prophète” et ne pas trouver le ton juste pour le dire. Du mauvais film d’action, du mauvais gangsta rap. Jusque dans leur acte héroïque, quelque chose ne réussissait pas. Il y a eu deux jours comme ça de choc tellement intense que j’ai plané dans un amour de tous – dans un rayon puissant. »
Virginie Despentes, Les Inrockuptibles du 17 janvier 2015, 10 jours après le massacre dans la rédaction de Charlie Hebdo.

Sans doute

13/08/2022 Aucun commentaire

Ce matin, je ne suis pas optimiste. Rushdie est désormais hors de danger, mais j’incline à penser que l’attentat dont il a été victime n’est que l’un des milliers de symptômes d’une maladie hélas incurable dont le genre humain finira par crever. Lorsque l’humanité sera, très prochainement, décimée par les guerres, les désastres nucléaires, les crises climatiques, la disparition des écosystèmes, l’empoisonnement de l’eau, de l’air, de la terre, les catastrophes environnementales, les sécheresses et les tsunamis et les mégafeux… les quelques humains survivants n’auront toujours rien compris et continueront de se battre et de s’entretuer jusqu’au dernier en hurlant « Mon dieu est le seul dieu » ! Comme disait Yves Paccalet, L’humanité disparaitra ? Bon débarras !

Je relève dans la presse que « L’auteur de l’agression [de Salman Rushdie à NewYork le 12 août 2022], dont le mobile n’est pas encore connu, a été arrêté et placé en garde à vue, a précisé la police dans un communiqué. »

Comment ça, « mobile inconnu » ???? Le mobile est parfaitement connu depuis 1989, 6 millions de dollars tout de suite plus la promesse d’un ticket pour un paradis imaginaire plein de jolies jeunes filles !
Les chasseurs de prime y compris dans l’au-delà sont toujours parmi nous. Rediffusion au Fond du Tiroir (article de novembre 2020) pour se souvenir du crime exact qu’a commis Rushdie pour mériter un tel contrat sur sa tête. Je résume en un mot pour qui n’aurait pas le temps de cliquer : Rushdie est coupable d’avoir écrit un roman.

La très curieuse et ambiguë locution « sans doute » est susceptible de donner du fil à retordre à tout étranger qui s’initierait à la langue française, tant elle semble dire le contraire du sens même des mots qui la composent.
Littéralement, « sans doute » signifie que les doutes sont absents, que les faits exposés dans la proposition sont donc avérés, prouvés, admis comme certains.Or dans la langue courante on emploie « sans doute » comme synonyme, non pas de « assurément » mais plutôt de « peut-être » ou de « probablement », on l’emploie par précaution afin de suggérer au contraire que le doute EST permis, qu’on n’est au fond sûr de rien, restons prudents, qui sommes-nous pour étaler la certitude de nos énoncés.
Exemple : la phrase « Je suis en vie, et je le serai sans doute encore demain » n’exprime pas une absolue certitude de ma longévité à 24 heures, mais seulement un espoir raisonnable appuyé par divers indices et probabilités statistiques, toutefois nuancé, sans certitude à 100%, puisque le futur n’est pas écrit, et demain, allez savoir, je m’effondrerai peut-être d’un AVC ou sous les coups de couteau d’un abruti.

Parmi les réactions presqu’ unanimes de la classe politique française suite à la tentative d’assassinat envers Salman Rushdie, je relève ceci, toujours dans la même presse de référence : « « Les fanatiques religieux qui ont lancé une fatwa contre lui en portent sans doute la responsabilité », a déclaré le député Insoumis Alexis Corbière. »
En portent sans doute la responsabilité.
Ce « sans doute » est obscène, ignoble, dégueulasse et me donne envie de vomir.

Pourquoi pas : Les femmes d’Afghanistan sont actuellement en situation de grande détresse, sans doute à cause du retour au pouvoir des talibans (mais il y a le réchauffement de la planète et le coût de la vie, aussi, alors on ne sait pas).

La France Insoumise tortille sans doute à nouveau du cul à l’heure d’affirmer sa position sur l’islam radical.
J’ai voté Nupes aux dernières élections… Il m’est arrivé de voter Insoumis aux précédentes… Je le referai sans doute… Mais les tergiversations de la France Insoumise face à l’islamisme me débectent. Enfin, quoi, nom de dieu, NOM DE DIEU oui c’est le cas de le dire, ce serait si difficile que ça, ça leur arracherait la gueule, de dire une bonne fois : « Gros bisous à tous nos amis et électeurs musulmans ou « d’origine musulmane » ou « de culture musulmane », mais l’islamisme, comme les diverses autres sortes de fascisme, c’est de la merde et on en meurt » ?

Sans doute.

Du vomi dans l’œil

25/07/2022 Aucun commentaire

Série La publicité c’est de la merde, épisode 8543.

Je me déplace en bus donc je subis plusieurs fois par jour les affiches débilitantes aux arrêts JC Decaux. La dernière que j’ai vue m’a plongé comme jamais dans la consternation. Une célèbre marque de hamburgers et de fast-cholestérol fait ici la promo de sa dernière « création » , un sandwich au poulet frit. L’image est assez nauséeuse par ces temps de canicule mais moins que le slogan, plus ignoble que tout : Il est frit, il a tout compris.

Il m’a fallu quelques secondes pour comprendre cette phrase sibylline (littéralement, on aurait tout compris lorsqu’on s’est fait frire ? De là où il se trouve, que peut bien comprendre du monde, de la vie, de quoi que ce soit, le malheureux poulet en batterie réduit en hamburger ? Les antispécistes apprécieront) et l’astuce cachée derrière : cette phrase est la parodie d’un slogan antérieur, martelé il y a une quinzaine d’années par un opérateur de téléphonie français. Voilà où nous en sommes rendus : aujourd’hui, lorsque la publicité nous inflige son humour, ses clins d’œil, jeux de mots, paronomases ou oxymores, elle ne puise plus sa matière première parmi le socle commun d’une évanescente culture dite générale, propice à la connivence (expressions et proverbes, titres de livres ou de films, citations littéraires…) mais bien dans ce qui est le plus susceptible d’être une référence commune et populaire : une autre publicité. La boucle est bouclée, la pub est désormais endogamique et totalitaire, elle a dévoré toute la « culture » et nous sommes bien mal barrés.

Merci Guillemin

24/07/2022 Aucun commentaire
Henri Guillemin (1903-1992)

Les indispensables éditions des Mutins de Pangée publieront prochainement en DVD L’affaire Pétain de l’historien franco-suisse Henri Guillemin, pédagogue et conteur comme on n’en fait plus. Voici la souscription.

Loin de moi l’idée de casser la baraque des Mutins tant leur travail est crucial (la plateforme Cinémutins est une alternative palpitante et militante à Netflix, d’une richesse inouïe), et leur économie précaire… Pourtant je signale, avec un tout petit peu de honte bue, que ces conférences sont disponibles gratuitement sur Youtube.

Donc voici mes préconisations : filez je vous prie votre blé aux Mutins, pour disposer dès leur sortie du beau coffret DVD et du bouquin qui l’accompagne ; mais écoutez dès aujourd’hui, toutes affaires cessantes et en vous protégeant de la canicule, en calant un ventilateur à côté de l’écran, ces six heures formidables où Guillemin vous raconte, comme s’il était assis entre vous et le ventilo, ce que c’était vraiment, le Maréchal Pétain. Si l’ignoble Zemmour avait fait ainsi en temps et en heure, il aurait peut-être évité de proférer ses lamentables et scandaleuses âneries révisionnistes. Ou pas.

Guillemin est enregistré en 1982… Il nous parle de 1914… De 1936… De 1940… Mais évidemment, comme tout historien digne de ce nom, il nous parle de notre propre époque. Par exemple, quand il dit que toute « révolution réactionnaire » guette les moments de crise pour confisquer le pouvoir, empêcher le peuple de l’exercer, et privilégier le commerce… Par exemple, quand il explique, dès les toutes premières minutes de la première conférence, qu’un « gouvernement d’union nationale est toujours de droite », n’est-il pas en train de parler du gouvernement français de 2022 dépourvu de majorité parlementaire franche et qui va continuer tranquillement son bonhomme de chemin macroniste ?

Et quand vous aurez terminé L’affaire Pétain, vous pourrez aussi écouter Guillemin raconter la Commune de Paris ou bien ses causeries sur Louis-Ferdinand Céline : Guillemin fut l’un des premiers, dès 1960, a exprimer un avis dépassionné, éclairé et éclairant, sur Céline.

Ta mère fit un pet foireux / Et tu naquis de sa colique

24/06/2022 2 commentaires

Chaque peuple a besoin, afin de devenir peuple, d’une mythologie qui lui raconte et lui rappelle qui il est. Il a notamment besoin, au sein de cette mythologie, d’un mythe fondateur, étiologique, acte de naissance symbolique censé démarrer l’Histoire et qui sera rituellement célébré chaque année, par exemple à l’occasion de la Fête Nationale.

Ainsi, pour nous autres Français qui fêtons la Nation le 14 juillet, la Révolution de 1789 tient lieu de ce récit des origines – sauf chez les irréductibles royalistes, peuple séparatiste de longue date, qui en lieu et place commémorera par une messe la décapitation du roi chaque 21 janvier et se racontera le soir à la veillée, outre les massacres vendéens, l’élection d’Hugues Capet en 987 voire, parmi les intégristes, le baptême de Clovis en 496.

Pour les Italiens, ce sera sans doute l’épopée de Garibaldi dont le summum est son entrée dans Rome en 1848 ; pour les Suisses, le Serment du Grütli en 1307 ; pour les Américains, la première Thanksgiving de 1621 (le premier repas partagé avec les bons sauvages indiens qui n’attendaient que l’arrivée des père pèlerins pour découvrir le goût de la dinde) ou bien la Boston Tea Party de 1773 ; pour d’innombrables pays nés durant la décolonisation, divers épisodes glorieux et débordant de martyres de la lutte pour l’indépendance ; pour les Serbes, la bataille du champ des merles en 1389 ; pour un nombre conséquent de pays occidentaux où le 8 mai est férié, la fin de la Seconde Guerre Mondiale triomphant du nazisme (autorisant, aujourd’hui encore, l’invocation de la chasse aux nazis pour justifier une guerre : un récit mythique n’est valide que s’il est ponctuellement réactivé) ; les Allemands en revanche, pour qui la célébration de la Seconde Guerre Mondiale serait inappropriée, ont fixé leur Fête Nationale au 3 octobre, car leur récit des origines privilégie l’histoire récente, la Réunification ; les peuples ne se limitant pas aux frontières nationales, on note que le peuple chrétien a quant à lui pour mythe fondateur la naissance de son Sauveur entre le bœuf et l’âne (et qu’il est parvenu à imposer au monde entier le décompte du Temps : notre calendrier indique l’an 2022 après la naissance imaginaire, célébrée le 25 décembre) ; le peuple musulman, quant à lui, conte et compte à partir du voyage de Mahomet entre La Mecque et Médine ; etc.

Mais intéressons-nous à l’Ukraine. En Ukraine, le récit fondateur est certes guerrier, comme presque partout, mais également rigolard, comme presque nulle part : il s’agit de La réponse des Cosaques zaporogues au sultan de Turquie en 1676.

Admirez tout en haut de cette page le timbre-poste ukrainien émis en 2014 : il reproduit un tableau d’Ilia Répine (seconde version, 1889-1896, exposée en Ukraine au musée d’art de Kharkov – une première version datée de 1880-1991 est visible quant à elle en Russie, au Musée russe de Saint-Pétersbourg) et il réactive sous vos yeux le mythe fondateur d’une nation.

Que voyons-nous sur cette scène d’allégresse où les convives sont rouges comme à la fin d’un banquet ? Des cosaques morts de rire sont en train de rédiger une lettre d’insultes au Grand Turc. Ils répondent, en réalité, à une missive préalable, celle-ci dénuée du moindre humour, dépêchée par le sultan Mehmed IV qui les a envahis et les somme de se rendre :

« En tant que sultan, fils de Muhammad, Frère du Soleil et petit-fils de la Lune, Vice-roi par la grâce de Dieu des royaumes de Macédoine, de Babylone, de Jérusalem, de Haute et Basse Égypte, Empereur des Empereurs, Souverain des Souverains, Invincible Chevalier, Gardien indéfectible jamais battu du Tombeau de Jésus Christ, Administrateur choisi par Dieu lui-même, Espoir et Réconfort de tous les musulmans, et très grand défendeur des chrétiens,
J’ordonne, à vous les Cosaques zaporogues de vous soumettre volontairement à moi sans aucune résistance.
Sultan Mehmed IV »

Les cosaques, grisés par l’atelier d’écriture et par l’invective, tout en rongeant leur frein avant le vrai conflit armé, rient aux éclats de leur orgueil, de leur audace et de leur obscénité, et répondent en ces termes :

« À Toi Satan turc, frère et compagnon du Diable maudit, serviteur de Lucifer lui-même, salut !
Quelle sorte de noble chevalier au diable es-tu, si tu ne sais pas tuer un hérisson avec ton cul nu ?
Mange la vomissure du diable, toi et ton armée.
Tu n’auras jamais, toi fils de putain, les fils du Christ sous tes ordres : ton armée ne nous fait pas peur et par la terre ou par la mer nous continuerons à nous battre contre toi.
Toi, marmiton de Babylone, charretier de Macédoine, brasseur de bière de Jérusalem, fouetteur de chèvre d’Alexandrie, porcher de Haute et de Basse Égypte, truie d’Arménie, giton tartare, bourreau de Kamenetz, être infâme de Podolie, petit-fils du Diable lui-même,
Toi, le plus grand imbécile malotru du monde et des enfers et devant notre Dieu, crétin, groin de porc, cul d’une jument, sabot de boucher, front pas baptisé !
Voilà ce que les Cosaques ont à te dire, à toi sous-produit d’avorton ! Tu n’es même pas digne d’élever nos porcs. Tordu es-tu de donner des ordres à de vrais chrétiens !!
Nous n’écrivons pas la date car nous n’avons pas de calendrier, le mois est dans le ciel, l’année est dans un livre et le jour est le même ici que chez toi et pour cela tu peux nous baiser le cul !
Signé le Kochovyj Otaman Ivan Sirko, et toute l’armée zaporogue »

N’est-ce pas que l’on a envie de lire ces phrases fleuries à voix haute, de les brailler, de se goinfrer de l’injure, de se barbouiller du grand rire ? Peut-être venez-vous de le faire, comme moi ? Le Fond du Tiroir (archive) vous a déjà entretenus autrefois, en temps de paix, de ce si pittoresque fait historique qui inspira Mallarmé dans la Chanson du Mal-Aimé, pour une sorte de traduction en octosyllabes :

Plus criminel que Barabbas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d’immondice et de fange
Nous n’irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D’yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

… Puis à sa suite Léo Ferré et Chostakovitch.

Mais, réactivation du mythe commun oblige, cette histoire trouve des échos singuliers depuis l’agression de Poutine que l’Ukraine subit. Les Ukrainiens de 2022, pour qui Navire de guerre russe, va te faire foutre (en VO : Російський військовий корабель, іди …!) est devenu un joyeux cri de ralliement et de résistance acharnée, ne sont-ils pas les superbes descendants des cosaques de 1676 ?

Terminons comme nous avons débuté, par la philatélie. La poste ukrainienne a émis ce très joli timbre, allusion au fier slogan.

Gloire à Tchekhov, honte à Poutine

12/06/2022 Aucun commentaire

Comme on sait depuis Clémenceau, La guerre est chose trop grave pour être confiée à des militaires. De même, la chronique et l’analyse d’une guerre est chose trop subtile pour être déléguée, naturellement aux militaires qui naturellement n’en diraient pas un traitre mot authentique, mais pas davantage aux politologues, économistes et autres éditorialistes appointés. Il faut confier tout discours sur la guerre aux poètes, et, en général aux littéraires. Eux, savent.

Le meilleur commentaire que j’ai entendu sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine est celui d’André Markowicz, russe français, poète et traducteur – de Tchekhov, Pouchkine, Dostoïevski, Gogol, Gorki, Boulgakov…

Écoutez-le. L’émission dure 33 minutes, chacune vaut son pesant de lumière.

C’est fait ? Alors je poursuis. Avez-vous remarqué que le mot le plus employé par André Markowicz au fil de cette interview passionnante et terrible est la honte ? La honte comme moteur de l’histoire et de la guerre, comme incompressible noyau de l’âme slave, comme alpha et oméga de l’inconscient collectif, comme tache impossible à laver tel le sang chez Barbe Bleue, comme mal et aussi comme remède (il faudrait faire honte à la Russie, Markowicz explique très bien pourquoi la diplomatie de Macron, Ne pas humilier la Russie, est une aberration), la honte ainsi que la fierté (nationaliste) dont on ne saurait départager lequel des deux est le double maléfique de l’autre… Or la honte est un thème éminemment littéraire.

Parmi les membres de l’atelier d’écriture que j’anime en ma médiathèque se trouve une jeune femme russe. Lors de la séance qui a suivi le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle nous avait dit, bouleversée : « Pardon, je ne sais pas ce que je fais là, je n’aurais pas dû venir aujourd’hui, je ne sais pas comment penser à autre chose qu’à ma honte » . J’ai tenté de lui suggérer qu’il ne fallait pas avoir honte parce qu’elle-même n’avait pas envahi l’Ukraine, mais qu’en savais-je, qui étais-je pour la raisonner, moi qui suis un tout petit peu poète mais pas même russe.


Ici : autre éloge des poètes russes et autre infamie des tyrans à lire au Fond du Tiroir.

Penser sans dieu et voter avec les pieds

07/06/2022 Aucun commentaire

Lors de ma visite, ou pour mieux dire de mon incubation, le mois dernier, dans la merveilleuse Bibliothèque Humaniste de Sélestat, face à foison d’incunables en presque consultation libre, j’ai eu la révélation de ce qu’au fond j’ai toujours su : je suis un humaniste du XVIe siècle, et j’étais de retour à la maison.

C’est-à-dire que, tout comme les humanistes de la Renaissance (quoiqu’un peu moins cultivé qu’eux et sans risquer le bûcher, merci), j’aspire à une morale, à une sagesse et à une conduite de ma vie fondées sur le savoir humain et non sur une toujours un peu louche et suspecte parole divine confisquée par des instances de médiation autoproclamées. Une sagesse fondée sur le monde réel et non sur l’arrière-monde imaginaire. Sur l’expérience humaine. Sur l’homme. Sur l’humain étymologique de l’humanisme. Voire, s’il faut désormais en passer par une mise à jour inclusive pour se faire comprendre : sur l’hom·fem·me. Mais, en tout état de cause, pas sur Dieu, qui quant à lui, vous l’aurez peut-être remarqué, demeure en 2022 aussi bien qu’en 1522 obstinément et archaïquement viril et sévèrement burné – il ne viendrait à l’idée de personne de prier D·ieu.éesse. Car l’Homme est nettement plus universel que Dieu.

Or parmi les livres pluricentenaires, extraordinaires et intemporels, trésors qu’à Sélestat j’ai pu consulter, fût-ce sur écran, je me suis pris de passion pour les Adages d’Érasme. J’avoue humblement que d’Érasme de Rotterdam je n’avais jamais ouvert autre chose que le certes fondamental Éloge de la Folie.

Érasme, quatre décennies durant, a compilé adages, proverbes, apophtegmes, formules, métaphores et pensées spirituelles, principalement grecs et latins. En 1500 la première édition de ce best-seller en recensait 820 ; en 1536 la dernière édition du vivant d’Érasme en comptait plus de 4000. Difficile d’imaginer un meilleur concentré de la démarche humaniste telle que décrite plus haut : ce manuel de sagesse antique se positionnait implicitement comme une alternative, sinon comme un concurrent, face au Livre des Proverbes de l’Ancien Testament où à tout autre missel pétri de paroles sacrées.

Au fil des Adages, en compagnie d’Érasme (et d’Homère, Ésope, Aristote, Aristophane, Ovide, Virgile, Terence, Pline, Cicéron, Plutarque, etc.), nous réfléchissions soudain avec des humains, entre humains, pas avec Dieu. Nous pouvions, nous avions le droit de « frotter notre cervelle contre celle des autres » (expression de Flaubert), de nous nourrir de la parole des humains qui nous ont précédé sur la terre sans avoir besoin de prétendre qu’ils étaient des demi-dieux, des prophètes ou des saints pénétrés du souffle d’en haut. Mais pour autant sans exclure les adages issus de textes sacrés, puisqu’eux aussi font partie de l’Histoire, et donc de notre histoire, oui, la Bible est citée AUSSI parmi les Adages (faut-il rappeler que l’œuvre d’Érasme, contemporain de Luther, comprend une retraduction du Nouveau Testament, qu’il entendait vulgariser et démocratiser ?). Sans surprise, le concile de Trente en 1559 a sévèrement condamné comme subversifs et mis à l’index les Adages d’Érasme…

Érasme écrit dans sa préface, et je comprends immédiatement qu’il s’adresse à moi, comme à tout collectionneur de l’intelligence des autres :

« Je me suis promené pour une recherche d’un genre plus plaisant, parmi les jardins bigarrés des auteurs et j’ai cueilli au passage, comme des fleurettes de toute espèce, pour en faire une sorte de guirlande, les adages les plus anciens et les plus remarquables (…) pour l’utilité des jeunes gens qui aiment à avoir une provision de proverbes, utiles en société, car sentences, métaphores, paraboles, comparaisons, exemples, rapprochements, images et autres figures font l’ornement et l’agrément du discours ».

Sur place, à Sélestat, j’ai passé une heure délicieuse à me plonger dans l’exégèse de ces expressions, ces lieux communs au sens (noble) de patrimoine commun, et je m’émerveillais qu’elles fussent passées dans le langage courant (Lâcher la proie pour l’ombre, Récolter ce que l’on sème, L’habitude est une seconde nature… et bien sûr les indépassables Connais-toi toi-même ou Rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Ou bien dont je regrettais que d’autres fussent nettement moins usuelles (Tondre un chauve, Recoller un œuf, Perdre le goût des lentilles… Serez-vous capables de reconstituer la signification de ces trois expressions ? Si oui vous venez de faire trois pas vers la sagesse).

Et puis l’imparable adage numéroté 1001 : Festina Lente, mot de passe et de prudence que se refilaient discrètement les hommes de lettres de ce temps, et qui est pour Érasme l’occasion de rendre hommage aux imprimeurs… Et puis, et puis, et puis… Il y en a tellement que je me suis proposé, naturellement je ne m’y tiendrai pas et tant pis, d’en lire un par jour, hygiène intellectuelle. Voici celui que je vous offre aujourd’hui, parce qu’il me semble d’actualité : l’adage 2032, Panidis Suffragium, soit Voter avec les pieds. Devinez-vous ce que veut dire « Voter avec ses pieds » ? Estimer que le vote en cours ne nous mérite pas, et s’en aller, s’abstenir. Le pas de côté pour agir politiquement d’une façon différente que celle qu’on attend de nous. Les deux pieds sur la terre.

Va te faire encravater

27/05/2022 Aucun commentaire
Le « héros » du film est à l’arrière-plan, net. Avez-vous identifié les personnages flous du premier rang, indistincts comme des filigranes, ou comme les petits caractères d’un contrat piégé ? Il s’agit de Marine Le Pen et Florian Philippot.

Vu en DVD de rattrapage La Cravate, film brillant d’Étienne Chaillou et Mathias Théry, hélas passé sous nos yeux à la trappe puisque sorti en salle quelques jours avant le confinement de 2020. Or je tiens ce documentaire unique en son genre pour salutaire politiquement, psychologiquement, sociologiquement, et bien sûr cinématographiquement, tout ceci sans la moindre date de péremption.

Un, politiquement.
La Cravate documente avec précision les rouages du fascisme aujourd’hui, c’est-à-dire de la tentation autoritaire, du déclassement, du ressentiment, de la violence, de l’irrationnel, de l’exaltation, des stratégies de conquête, de la démagogie, de l’opportune faiblesse voire de l’opportune trahison de l’adversaire (la démocratie libérale), de la dédiabolisation et du management.
Pourtant, dans le contexte contemporain, les valeurs fascistes pourraient sembler tout simplement démodées : rappelons que le fascisme est la forme, ou disons le variant, extrême et toxique du nationalisme, vieille lune née au XIXe siècle, illusion fédératrice selon laquelle le pays X, meilleur pays du monde, mis en danger par les pays Y et Z alentour débordant d’étrangers malveillants, doit accéder à son émancipation et retrouver sa grandeur mythique, sa place prépondérante grâce à un régime totalitaire et/ou un homme providentiel qui est parfois une femme et/ou un dogme religieux intégriste à titre d’excipient. Ces billevesées, fussions-nous des êtres sensés, moisiraient dans les bacs à compost de l’Histoire en notre époque où le danger numéro Un est environnemental, par conséquent planétaire, où l’effondrement des ressources, la sixième extinction de masse, l’irrémédiable pollution des écosystèmes, ou les radiations, se foutent comme d’une guigne des archaïques états-nations, de leurs guéguerres, de leurs dérisoires frontières ouvertes ou fermées ou de leurs revendications identitaires sans fin aussi passionnantes que les débats sur le sexe des anges.
Comment, en 2020, le fascisme peut-il se présenter comme une solution moderne ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Deux, psychologiquement.
Ce film est avant tout le portrait d’un jeune homme singulier. Certes les films qui dressent les portraits, et narrent par le menu les itinéraires, de militants d’extrême-droite ne manquent pas, de Lacombe Lucien (Louis Malle) à Un français (Diastème), du Conformiste (Bertolucci) à Chez nous (Lucas Belvaux)… Chacun a ses mérites. Aucun n’a le mérite de la Cravate, qui regarde et écoute sans le moindre surplomb son protagoniste, le jeune Bastien Régnier. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » (Spinoza, Traité politique)
Comment, en 2020, un jeune fasciste peut-il s’inventer un destin ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate. Et si comme moi vous le voyez en DVD, ne loupez en aucun cas parmi les bonus l’indispensable épilogue qui parachève le récit, l’intervention dudit Bastien Régnier à la sortie du film, prenant acte du rôle même que le tournage aura joué dans sa propre histoire et redevenant sujet pensant.

Trois, sociologiquement.
Le portrait du jeune homme singulier devient ensuite représentatif de ce qui le dépasse et c’est ici que l’effet devient très, très fort. J’ai vu ce film il y a huit jours, et sur le moment j’ai cru qu’il m’aiderait seulement à comprendre les récentes élections présidentielles, les 41,45% de Le Pen, et que ce serait déjà bien. Mais non. Il a d’autres choses à me dire. Alors qu’il continuait à mûrir dans mon esprit, éclate aujourd’hui à Uvalde, Texas, une énième tuerie de masse américaine en milieu scolaire qui fera encore se lamenter The Onion c’est comme ça qu’est-ce qu’on y peut il n’y a rien à dire nous ne pouvons que pleurer et prier. Et par surprise, ce massacre aussi, je le comprends tragiquement grâce à la Cravate – mais je ne peux en dire davantage sans prendre le risque de déflorer une scène clef du film.
Comment, en 2020, la pulsion meurtrière, la violence armée et retournée contre l’école d’un homme en perdition, en situation d’échec et de haine de soi, en complète rupture familiale et sociale, peut-elle trouver à s’employer/à se canaliser/à se sublimer/à se faire oublier ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Et quatre, bien sûr, cinématographiquement.
Une portion du public ignore (et, je ne nourris hélas aucune illusion à ce sujet, ignorera toujours, la pédagogie n’y fera rien) qu’un documentaire peut être une œuvre d’art – de même, d’ailleurs, que d’autres catégories culturelles une fois pour toutes reléguées au second rang, une bande dessinée, un livre jeunesse, un polar, une chanson pop, une série B…
Or ce documentaire est une œuvre d’art absolue, créant du sens neuf avec les purs moyens esthétiques à sa disposition, audiovisuels. Il invente un dispositif cinématographique inédit et fulgurant, quoique très littéraire puisque certaines scènes capitales filment le protagoniste en train de lire la retranscription de la voix off du film lui-même, très écrite, lettrée et romanesque, qui rappelle aussi bien Hugo ou Balzac que le Modiano de Lacombe Lucien – et soudain une lecture silencieuse devient une brûlante scène d’action cinématographique ; il invente en choisissant de placer caméra et micro ici plutôt que là ; il invente en jouant sur la chronologie, les niveaux de récit, les effets de montage ou de mixage (par exemple, dans un meeting, les mots du discours disparaissent, anecdotiques ou mécaniques par rapport aux visages du public) ; il invente enfin et surtout en façonnant sur le long terme une relation de confiance et de vérité sans précédent entre celui qui filme et celui qui est filmé – relation incluant in fine, par généreux ricochet, celui qui regarde.
Comment, en 2020, un film peut-il vous éclairer en vous racontant une histoire que vous pensiez connaître, mais qui vous avait totalement échappé ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Marchons, marchons, mais dans une autre direction

01/05/2022 Aucun commentaire

Les éditions phonographiques EPM viennent de publier Gaston Couté, jour de lessive, qui déploie en deux CD quelques-unes des chansons du grand poète anarchiste, entonnées par ses héritiers du XXIe siècle : Gérard Pierron, Laurent Berger, la Bergère, Marc Ogeret, Loïc Lantoine, Coko, Danito, etc.

Et puis bien sûr il y a La paysanne, chantée par Marie Mazille et nous autres, vibrante comme si elle avait été écrite ce matin, hymne national officieux qui aurait de quoi faire rougir de honte la Marseillaise – elles n’ont guère en commun que le « Marchons ! Marchons ! » volontariste, mais il suffit de se souvenir que n’importe quel parti, et pas le moins vulgaire, peut s’intituler « En marche » pour négliger ce lieu commun si facilement récupérable (ledit parti vient du reste de changer d’enseigne comme on retourne sa chemise et répond (?) désormais au nom de Renaissance alors même que le quattrocento ne lui appartient pas davantage que la marche à pied).

Écoutons, réécoutons cette chanson. « Eh bien, j’en suis ! », comme dit la Canaille : je suis là, quelque part dans les chœurs qui grondent.

S’agit-il d’une consigne de vote ? En quelque sorte.

Les détails ici : Michel Kemper en personne présente la collection Nos enchanteurs inaugurée par ce double album Couté.

Et puis, pour une autre exégèse, une rediffusion au Fond du Tiroir.