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Chacun connaît la fin de l’histoire

J’utilise quotidiennement les transports en commun de ma ville. J’aime les transports en commun, parce que j’aime le transport et j’aime le commun, en général.
Mais j’ai l’impression (j’admets qu’il s’agit peut-être plus d’un ressenti que d’un constat) que les contrôles sur les lignes sont de plus en plus nombreux. Je croise presque tous les jours, et parfois matin et soir, les cohortes de contrôleurs qui traquent les sans-tickets. Il sont, dans les cas extrêmes, accompagnés de flics qui traquent les sans papiers (est-ce cela qu’on appelle la convergence des luttes ?).
Il est déjà assez pénible d’imaginer que la compagnie mixte de transports en commun embauche davantage de contrôleurs que de chauffeurs (quel est au juste le message exprimé par ce choix politique répressif, dans une ville dite « écolo » ?), mais il y a bien pire.
Car il faut subir, en plus des contrôles intensifs, la pollution visuelle : une campagne de pub particulièrement abjecte placardée sur tous les arrêts de bus et de tram.
Sous couvert d’ironie, peut-être même d’esprit, des slogans immondes imprimés aussi gros que les voyageurs sont censés confondre les fraudeurs, les plonger dans l’indignité et la culpabilité.
« À vous qui jurez que votre ticket s’est mystérieusement volatilisé », « À vous qui dites n’être contrôlé que le seul jour de l’année où vous avez oublié d’acheter un ticket », « À vous qui soutenez qu’une urgence absolue vous a contraint à frauder », « À vous qui expliquez que vous n’êtes pas du genre à frauder, mais simplement à faire des économies », etc., « … On ne se lassera jamais de vos petites histoires mais chacun en connaît la chute : 110 euros d’amende. »
Le comble du cynisme ou de l’absurdité est pulvérisé par la superposition sous nos yeux, comme des strates archéologiques juxtaposées, de ces phrases accablantes et d’un slogan générique datant de la campagne de communication précédente, et d’une époque où c’était la bienveillance qui était à la mode : « On a tant à partager. » Ce qui donne, compressé comme dans une œuvre de César : « On a tant à partager mais chacun connaît la chute de l’histoire : 110 euros d’amende. »
Pour rappel : toute publicité, qu’elle soit bienveillante ou moralisatrice, est de la merde.
Cette campagne de merde-ci, défendue comme « pédagogique » par ses promoteurs (et sans doute comme « humoristique » par ses ignobles concepteurs aux salaires sans commune mesure avec ceux d’un chauffeur ou un contrôleur), en réalité intimidante, surplombante, autoritaire, humiliante, déplaisante même pour celui qui voyage en règle, révèle un mépris de classe et doit être dénoncée pour ce qu’elle est : une chasse aux pauvres.
Comme partout, comme toujours en Macronie, il est extrêmement coûteux d’être pauvre, on connaît la chute : 110 euros d’amende. On criminalise la pauvreté (« Salauds de pauvres ! » disait Grangil) et on fait des cadeaux fiscaux aux riches qu’on ne va tout de même pas ponctionner pour les obliger à participer à des services publics tels que les transports en commun alors qu’ils n’en profitent pas, ils ont des jets privés.
D’autres choix politiques existent. Cette année, Montpellier devient la plus grande métropole européenne à instaurer la gratuité des transports en commun pour tous ses habitants.

Addendum deux mois plus tard, 20 décembre 2023 :
Ce matin, j’attends le bus, sous l’abri et un peu sous la pluie.
Un ado se lève du banc : « Vous voulez vous asseoir, m’sieur ? » J’hésite très brièvement, juste le temps de me souvenir que si je passe pour vieux c’est de bonne guerre puisque je le suis. Je remercie le garçon et je m’assois. Nous attendons ensemble, lui debout, moi assis.
Le bus arrive, nous montons.
À la station suivante, une brigade de contrôleurs envahit le bus par toutes ses portes. Je me fais une nouvelle fois la réflexion que les jours se font rares sans croiser ces uniformes-là, et j’étrangle en moi un petit inconfort, irrationnel, qui ne serait pas pire si je n’avais pas dans la poche ma carte d’abonnement en bonne et due forme.
Le garçon qui m’avait cédé sa place sur le banc n’est pas en règle. Les contrôleurs lui consacrent tellement de temps qu’ils ne poursuivent pas plus avant l’investigation du bus et ne parviennent même pas jusqu’à moi. Ils ont trouvé ce qui leur faut. Ils font épeler au garçon son nom, son prénom, son adresse. Il s’appelle Zaccaria. Z, A, deux C, A… L’interpellation dure.
Nous descendons tous au même arrêt, lui et eux, qui n’ont pas fini leur affaire, et moi. En passant à son niveau, sans un regard pour les autres qui verbalisent sur leur petit carnet, je lui dis : « Merci Zaccaria de m’avoir cédé ta place ! Tu n’as pas de billet mais tu as du savoir-vivre. »
Il hoche la tête et me sourit, c’est toujours ça de pris.
Voilà pour mon observation quotidienne des incivilités et du vivre-ensemble.

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