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Le complexe d’Erostrate

Le jour de la naissance d’Alexandre le Grand, le 21 juillet de l’an 356 avant notre ère, un jeune connard nommé Erostrate incendie le temple d’Artémis à Ephèse, l’une des sept merveilles du monde. Pourquoi a-t-il fait cela ? Capturé et torturé par la BAC de l’époque, il finit par avouer son motif, qui était tout bête, en somme : devenir célèbre. Cela se passait pourtant bien avant l’invention du quart d’heure démocratique de célébrité, des perches à selfies et de la télé-réalité.

Le jour de la nouvelle naissance d’Emmanuel le Grand, le 11 juin de l’an 2017 de l’ère commune, alors que le premier tour des élections législatives française délivre au parti du Président, la République en Marche, une majorité de type rouleau compresseur, une bande de jeunes connards incendie le collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, en forçant son portail et en balançant contre sa porte d’entrée une moto enflammée et un caddie empli de vieux pneus. Pourquoi ont-ils fait cela ?

Les jeunes connards se sont enfuis quelques instants après leur crime et après avoir, pour enfoncer le clou, caillassé les pompiers. Je les imagine planqués, haletant et jubilant, rallumant leurs téléphones, à l’affût des réseaux sociaux et des chaînes d’info continue pour vérifier si leur geste les avaient rendus célèbres, même anonymement ; le désir de rentrer dans l’Histoire appartient sans doute encore aux motivations de tels jeunes connards, même si l’Histoire a tendance à se précipiter dans les tuyaux pour se réduire en pratique à la simple et éphémère Actualité, puisque nous vivons une époque où la longue durée, le récit, la mémoire, les leçons du passé, sont devenues des valeurs floues, discutables et de second ordre.

On peut cependant spéculer sur d’autres motivations, plus modernes, au geste des jeunes connards : le ressentiment envers un lieu qui symbolise leur échec, le désœuvrement, l’errance sociale et économique, et surtout l’autorisation du passage à l’acte dispensée à distance par de nombreux autres connards planétaires, ceux qui ont la passion de la mort, de la destruction, de l’ignorance. Je n’oublie pas, je n’oublie jamais que le nom du groupe djihadiste Boko Haram signifie : Le livre, c’est mal. Avec un tel bruit de fond, le collège, l’endroit qui apprend à lire les livres, l’endroit qui prodigue l’éducation, qui permet d’élever l’esprit des enfants et des adolescents, doit apparaître à ces jeunes connards comme la porte ouverte de l’Enfer lui-même, qui les menace à coups de dogmes dénoncés comme mensongers et idéologiques (tels que : la terre a quatre milliards et demi d’années, nous autres humains appartenons à la même famille biologique que les grands singes, les filles et les garçons sont libres et égaux en droit, la lecture rend globalement moins con…). L’Enfer ! Boutons le feu au collège les gars, et à nous le Paradis. Parmi les parties du collège entièrement détruites : le CDI, capitale du livre.

(Connards.)

Je reviens d’une petite promenade à la Villeneuve. J’aime beaucoup, en général, croiser le temps qui passe avec l’endroit qui reste, et déambuler dans les endroits que j’ai autrefois fréquentés (en l’occurrence, mes souvenirs personnels du collège Lucie-Aubrac ne sont pas précisément bons, peu importe, j’y suis passé en 2010 et ça sentait déjà le roussi, lire ici pour voir à quoi ressemblait le collège intact), mais aujourd’hui, bien sûr, c’est spécial. Je marche lentement tout autour du collège en ruine, gigantesque carcasse morte dont les os dépassent ici et là de l’épiderme éventré. Il fait très beau, très chaud, et l’air sent encore le cramé. Des feuilles de papier flottent, accrochées aux grilles de l’établissement, avec des messages manuscrits : « Les actes ont des conséquences » ; « Pourquoi le nôtre ? » Je discute avec quelques autres passants, arrêtés, stupéfaits devant la façade aux tôles tordues et décolorées, venus comme moi en croire leurs yeux accablés. Une travailleuse sociale a besoin de parler, pas de problème, j’ai besoin d’écouter, on attaque le vif du sujet sans même se souhaiter le bonjour, de but en blanc elle me dit : « Je prends en charge une partie des collégiens, je les emmène dans d’autres collèges, dans un lycée, ou bien on attend et je les console. Regardez cette fille, celle qui pleure, elle est en 6e, elle l’aimait son collège. Je fais de mon mieux mais je suis fatiguée. C’est trop, là, c’est trop. Faudrait que je change de métier. » Elle dit ça, j’espère qu’elle ne le fera pas. Peut-être qu’elle l’espère aussi. On a besoin d’elle. Courage à tous. Tenez bon. Tenons bon.

(Voir aussi, si l’on n’est pas trop écoeuré, le reportage photo de Frédéric Zenou.)

Que faire, une fois la sidération passée ? Que faire de nos envies, de nos besoins, de mettre la main à la pâte, de nous investir personnellement, de nous sentir utiles et pas démissionnaires résignés ? Faut-il aller parler, faut-il rencontrer les collégiens ? Leur expliquer que Le Livre est bon ? Leur lire et relire le poème d’Hugo, À qui la faute ? Leur raconter la triste histoire d’Erostrate ? J’en ai, de la bonne volonté, servez-vous. Même si je suis un peu douché par ma triste expérience avec le gadget inopérant de Najat Vallaud-Belkacem, la fumeuse Réserve Citoyenne. Et pendant ce temps, un rouleau compresseur rentre à l’Assemblée Nationale.

Post-scriptum. Dans la nouvelle qu’il a consacrée à Erostrate, Sartre suggère ironiquement que celui-ci à parfaitement réussi son coup et accompli sa destinée, puisque son nom est désormais célèbre, preuve en est que Sartre nous en parle et que je vous en parle, tandis que plus personne ne connait le nom de l’architecte du temple d’Artémis à Ephèse. Prime aux pyromanes, amnésie pour les bâtisseurs ? Voilà déjà une chose à faire facile et nécessaire, lutter contre l’oubli. L’architecte du collège Lucie-Aubrac de la Villeneuve, dit « la soucoupe volante », construit de 1992 à 1995 et détruit en deux heures, se nomme Jean Lovera.

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