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Petits dieux fictifs

25/01/2022 Aucun commentaire
(photo par Laurence Menu : Carine d’Inca, Susie, Katy Feinstein)

Suite à la visite de Susie Morgenstern à Grenoble , j’ai lu son dernier, Mes 18 exils, autobiographie en 18 déchirements. Lire du Susie procure toujours grand plaisir, rafraîchit et revigore les intérieurs comme une eau de source, renforce les défenses immunitaires, console de bien des méchants, des idiots, des cyniques, des gougnafiers.

Ce livre-ci pourrait être son dernier (ce qui ne l’empêchera pas d’en publier de nombreux autres) puisque, sans vouloir spoiler quiconque, elle y parle in fine de la mort : la lumineuse Susie, si douée pour la vie, envisage sa mort dans ses insomnies et dans le dernier chapitre. Elle rédige ainsi son épitaphe : « Mère, grand-mère, écrivain. Elle a fait de grands efforts dans les limites de son possible. A aimé la vie ! »

Le Fond du tiroir étant toujours obsédé par les rapports entre la religion et le reste de la culture, je prélève à votre attention cet extrait du livre, Exil 5 : être juive :

« De mon école juive, la yeshiva, que j’adorai dès mes dix ans, je conserve l’image du directeur, M. Schloss, en haut de l’escalier, qui criait mon nom comme Dieu appelle Moïse sur le mont Sinaï, chaque fois que j’étais prise en flagrant délit de retard pour les prières du matin. Je détestais ces prières léchant le cul d’un dieu invisible, un dieu fictif pour moi. J’avais beaucoup d’autres petits dieux fictifs, les héros de mes livres. Je refusais de le remercier vingt mille fois pour des services non rendus, comme nourrir les affamés, guérir les malades et ressusciter les morts. Les garçons ânonnaient « Merci de ne pas m’avoir fait femme » et les filles « Merci de m’avoir fait selon ta volonté ». Pourtant, j’enviais mes copines profondément religieuses. »
Mes 18 exils, p. 87

Je passe pudiquement sur le pur scandale que constituent les différences entre les prières bleues pour les garçons (apprends la fierté, mon gars !) et les prières roses pour les filles (apprends la honte, pisseuse !)… Et je me réjouis spécialement de la perspective du « dieu fictif » aligné sur les autres créatures littéraires : l’aligner ainsi N’EST PAS LUI FAIRE OFFENSE (j’écris en majuscules car c’est là une idée propre au Fond du Tiroir, je ne prétends pas que Susie la partage), c’est autant l’abaisser vers le trivial que hisser les autres personnages vers le sublime, parce que je reconnais volontiers que Dieu est une matière à penser aussi géniale qu’Ulysse, Jean Valjean, Anna Karénine, Kirikou, Nanabozo ou Spider-Man. Que serions-nous sans eux ?

Martelons la phrase-mantra de Jorge-Luis Borges : « La métaphysique est une branche de la littérature fantastique ».

Une ruine pathétique (Dossier M, zéro)

06/01/2022 Aucun commentaire

En ce moment je lis Grégoire Bouillier. C’est très bon, Grégoire Bouillier. Son monumental Dossier M, que je n’ai fait qu’aborder du bout des yeux tellement il m’impressionne, je tourne autour, je relis la première page, le premier niveau, la première partie du premier livre… Bref je renâcle, sachant que la somme me tiendra plusieurs mois ; ainsi que, à l’opposé mais dans la continuité, son ultrabref Charlot déprime (anagramme de L’Arc de Triomphe) que j’ai avalé d’une traite, conscient déjà que tout ce que Bouillier écrira et publiera désormais pourra être considéré comme une annexe à son grand-œuvre lui-même regorgeant de digressions, une pièce supplémentaire ajoutée au Dossier.

Ainsi, ce Charlot déprime est un reportage d’immersion dans les manifs de Gilets Jaunes en 2018, ex-texte d’actualité déjà devenu une source historique, écrit sur le vif, énergique et cependant très réflexif, si tant est qu’on puisse réfléchir en courant pour fuir les lacrymos : Bouillier ne manque pas de se comparer à Fabrice à Waterloo (1).

Je relève ce paragraphe :

Tiens, un petit groupe de gilets jaunes diffusent sur un radiocassette Hexagone de Renaud. Le son est pourri. Il vient des années 1980, lorsque la droite mettait en place sa révolution ultra-libérale et que la gauche n’était pas encore ce qu’est devenu Renaud : une ruine pathétique. N’empêche, cela fait un peu de musique. Même si, dans cette ambiance plutôt sépulcrale, cela a quelque chose d’incongru. De malvenu presque. De paradoxal aussi puisque cette chanson claironne que « si le roi des cons perdait son trône, y aurait cinquante millions de prétendants » .

Or justement dans ce même temps gorgé de synchronicités j’écoute par hasard un double album de reprises de Renaud, La Bande à Renaud par Lavilliers, Arno, Arthur H, Biolay, Olivia Ruiz, Thiéfaine, Nicolas Sirkis (c’est d’ailleurs lui qui courageusement se coltine Hexagone), etc., et voilà une occasion magnifique de se souvenir qu’avant d’être une ruine pathétique, un has-been alcoolique et embrasseur de flics, Renaud a été un chanteur génial. L’entendre par d’autres voix permet de l’entendre, ni plus ni moins. Manu, Deuxième génération, Miss Maggie, P’tite conne, La mère à Titi, Son bleu, Dans mon HLM, Adieu Minette, Je suis une bande de jeunes, Où c’est qu’j’ai mis mon flingue… Ouh la la, ça en fait des putains de chansons fabuleuses, vibrantes, poing-dans-la-gueule, nécessaires et drôles ! N’eût-il écrit qu’une seule de toutes celles-là, Renaud mériterait de n’être pas oublié (2).

Mais si Bouillier traite Renaud de ruine pathétique c’est uniquement à titre de comparaison avec la gauche actuelle, c’est bien elle qu’il souhaite insulter… Que faudrait-il faire pour, de la même manière, sauver notre gauche de l’oubli, la réhabiliter, (lui) rappeler son énergie passée ? Un album tribute, une collection de reprises de discours de personnes autrefois décentes, courageuses et respectables, par les minables margoulins et cadors en foire d’empoigne de 2021 ? Imagine un peu la gueule de la compilation, Les meilleurs discours de Jean Jaurès par Jean-Luc Mélenchon, Jérôme Cahuzac chante Pierre Mendès-France

Et puisque je cause ici de chansons, j’ajoute une chose en changeant presque de sujet :

Michel Kemper, qui n’est pas le premier venu, ex-journaliste de Chorus et actuel animateur de Nos Enchanteurs, vient de rendre public son palmarès annuel. Pour lui, le disque de l’année 2021, c’est À la verticale, à l’horizontale d’Adeline Guéret et marie Mazille. Nous autres, qui avons trimé dessus, nous n’apprenons rien, sans vouloir nous vanter… nous le savons déjà que c’est le disque de l’année… Mais découvrir que d’autres, et pas tout-à-fait n’importe quels autres, le savent aussi, fait grand plaisir.
Encore bravo Adeline et Marie ! Et bonne année dernière et bonne année prochaine !


(1) – Attention, toutefois. Ce livre est bien moins premier-degré qu’il n’y paraît car il est bicéphale, composé de deux parties en miroir, ainsi que Mulholland Drive ou Une sale Histoire. Charlot déprime est suivi d’Un rêve de Charlot, long et palpitant récit onirique fourmillant d’images sensibles et politiques, puisées dans le premier volet et recomposées à la faveur de la nuit – on y entrevoit notamment des mises en scène cruelles de luttes des classes, de jeux de pouvoir sadiques dignes de la série Squid Game, pourtant tournée plusieurs années plus tard mais l’imagination est à tout le monde. La conclusion est admirable, le rêve donne la leçon que le reportage gonzo était incapable de formuler. Bouillier fait la démonstration simple mais implacable d’une idée que je serine sur ce blog depuis des années : l’homothétie entre l’écriture et le rêve. Écrire c’est rêver les yeux ouverts, rêver c’est écrire les yeux fermés. Laquelle des deux moitiés de son livre est la plus écrite ?
(2) – En tout état de cause, Renaud réapparaît dans Un rêve de Charlot, versant nocturne : « Mais j’aperçois soudain Renaud (le chanteur). Zut ! Trop tard. Il m’a vu et je me sens obligé de lui adresser un petit geste de la main. En retour, il me vise avec deux doigts et fait mine de me tirer dessus avec un révolver. Je tourne vivement les talons, me dirigeant dans la direction opposée.« 

Wok/e

01/01/2022 Aucun commentaire

Tiens ? Houellebecq est de retour. Il publie un roman le 7 janvier, comme en 2015, lourde date. On va manger du Houellebecq, on en mange. Un mien ami, plus fan que moi, m’a recommandé de regarder sur Youtube sa récente discussion dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne avec Agathe Novak-Lechevalier, professeure et spécialiste de son œuvre, échange intitulé Le livre ou la vie, pourquoi pas.

J’ai tenu 40 mns puis j’ai renoncé en soupirant devant ce happening exaspérant de complaisance. Je n’ignore pas qu’à chaque fois qu’on tend un micro à un écrivain pour qu’il s’épanche sur son œuvre, la complaisance est un danger naturel (je m’en rends compte y compris à ma propre échelle, évidemment plus modeste – et en guise d’antidote à ce penchant peut-être inévitable de la vanité de l’auteur en interview, je ne saurais trop conseiller Fumier, la désopilante Patte de mouche d’Étienne Lécroart) mais alors avec cette vidéo on touche le fond. Cette madame Novak-Lechevalier commence l’interview en hyperventilation tellement qu’elle est émotionnée, puis glousse et se pâme à chacune des saillies (pourtant peu drôles) de son grand homme. Spectacle pauvre (très peu de fond… sur ces 40 premières minutes j’ai relevé une seule idée intéressante, « il y a plus de différence entre zéro et un lecteur, qu’entre un lecteur et un million de lecteurs »), vaniteux et assez ennuyeux, pur fan service et non conférence comme je le croyais.

Houellebecq écrivain m’intéresse et m’amuse (je lirai sans aucun doute son Anéantir comme j’ai lu tous les autres). Houellebecq acteur aussi, chez Nicloux ou Kervern-Delepine, même si son registre est fatalement limité. En revanche Houellebecq vedette m’assomme, et Houellebecq prophète infiniment davantage. À chaque fois qu’il a proféré un avis politique au lieu d’écrire un roman sur le sujet, je l’ai trouvé roi-tout-nu, nul, bêtasse et cependant péremptoire (exemple : La religion la plus con, c’est quand même l’islam, 2014). Au mieux on peut dire de lui, en riant un peu honteusement la main sur la bouche, « Ah celui-là alors il a pas sa langue dans sa poche » comme on ferait d’un poivrot désinhibé au comptoir. Je n’oublie pas qu’en 2016 il roulait à fond pour Macron l’homme neuf (interview enamouré dans les Inrocks), puis peu après les élections de 2017 il disait à qui voulait l’entendre (oh ils sont nombreux à vouloir, les Inrocks et autres Novak-Lechevalier) qu’il donnerait son vote à quiconque lui garantirait le Frexit (en contradiction totale avec Macron le proeuropéen). Depuis il a émis tellement d’éloges idiots de Trump, de Poutine ou, évidemment, de Zemmour, que recueillir son « avis » dans les gazettes n’est rien d’autre qu’un symptôme révélateur de la bouillie politique dans laquelle nous pataugeons. La politique est déboussolée et en toute logique le modèle du grand écrivain « phare politique » de son époque (Voltaire, Hugo, Sartre, Camus) trouve son incarnation parfaite en Houellebecq.

Il n’y a qu’en littérature que je prends Houellebecq au sérieux, parfois. Je me fiche comme d’une guigne de ce que Houellebecq pense de l’euthanasie et cependant je lirai sans faute Anéantir en sachant d’avance qu’il m’horripilera, mais aussi me passionnera, me fera rire, dans le meilleur des cas m’attendrira, puisque j’aime la tendresse contrariée de Houellebecq. En attendant, je lis ses interviews en secouant la tête alternativement dans le sens vertical et le sens horizontal. Et dans Le Monde je relève ceci :

« Moi, je ne m’intéresse pas trop à Freud, j’ai beaucoup de reproches à lui faire, mais je m’intéresse vraiment aux rêves, et je suis très content d’en avoir mis autant dans Anéantir. Le rêve est à l’origine de toute activité fictionnelle. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que tout le monde est créateur, parce que tout le monde reconstruit des fictions à partir d’éléments réels et irréels. C’est un point important. Moi, j’écris quand je me réveille. Je suis encore un peu dans la nuit, il me reste quelque chose du rêve. Je dois écrire avant de prendre une douche, en général dès qu’on s’est lavé, c’est foutu, on n’est plus bon à rien. »

J’opine. Et j’en profite pour faire un tour dans ma propre Échoppe enténébrée. Voici ma première aventure nocturne de l’année 22, qui a sans doute été influencée par le visionnage, la veille, d’un échange dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne.

Cette nuit j’étais bien embêtée parce que j’étais invité à prononcer une causerie dans je ne sais trop quel colloque sur le campus de Grenoble et je ne maîtrisais pas mon sujet, j’avais procrastiné pendant toutes les vacances et je ne l’avais pas assez préparé. J’avais pourtant imprimé un peu de documentation, essentiellement des copiers-collers de Wikipedia, en me disant que je les relirais en chemin, mais soudain je m’apercevais que j’avais oublié ces feuillets dans mon imprimante. Je déambulais sur le campus, je sortais de la galerie des amphis, le longeais la BU et je marchais en direction de l’IEP, et au lieu d’avoir sous le bras mes précieuses antisèches, je portais une poêle à frire, assez haute, avec son couvercle en verre, flambant neuve puisque reçue quelques jours plus tôt en cadeau de noël. Tout en marchant je pestais contre moi-même, non mais franchement à quoi pensais-je, cette poêle pouvait bien attendre, j’aurais mieux fait d’occuper mon week-end à préparer mon intervention. Enfin j’arrivais dans l’amphi, je grimpais à la tribune où je reconnaissais quelques personnes, je remarquais une parfaite parité, trois hommes dont moi-même et ma poêle à frire, et trois femmes. Je m’asseyais en souriant et saluant tout le monde, mais je transpirais beaucoup et j’espérais que je ne serais pas le premier à passer, les interventions des autres devraient me laisser le temps de me souvenir de quoi j’étais censé parler. Heureusement, je me suis réveillé avant que le colloque ne commence.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que cette poêle à frire (présent réellement reçu à noël) était un calembour lacanien. Le nom chinois de ces poêles aux bords relevés est wok. L’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble est présentement empêtré dans une affaire aux pénibles relents « woke ».

Archéologie littéraire de la fake news (7/7) : Labé en Pléiade, Pléiade en Labé

29/12/2021 Aucun commentaire

La Pleiade est un mouvement poétique fondé en 1553, comptant parmi ses membres deux vedettes, Pierre Ronsard et Joachim Du Bellay, ainsi que six autres auteurs moins cités. En tout cas, rien que des mecs, assemblés tels des chevaliers de la Table Ronde, ou des disciples de messies, des conseils d’actionnaires, des équipes de footballeurs, des casernes de bidasses ou des conciles d’archevêques, des hommes de lettres jouant entre eux à rimailler et à réinventer la langue française. « Nous on joue pas avec les filles. » Est-ce à dire que les femmes n’écrivaient point durant la Renaissance ?
Elles écrivaient beaucoup mais ont été invisibilisées, comme le dévoile un mouvement contemporain et salutaire de réhabilitation (cf. la même chose en musique) ?

Deux ans plus tard, en 1555, paraissait à Lyon le recueil d’une poétesse nommée Louise Labé. Il va de soi qu’elle n’aurait jamais été invitée (cooptée par ces messieurs) à rejoindre la Pléiade. En 2021, toutefois, elle est invitée à rejoindre la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), qui entérine sur papier bible les grands écrivains et qui, elle aussi, est un club de rimailleurs quasi exclusivement masculins où les femmes sont admises au compte-goutte et à titre de schtroumpfette, d’exotisme, d’exceptions qui confirment la règle (chiffres de 2015 : 3,8% des volumes de la Pléiade sont écrits par des femmes).

L’entrée de Louise Labé dans la Pléiade est un événement aussi important que celle de Joséphine Baker au Panthéon, tout aussi lourd de symboles, et cependant tout aussi justifié. Ce n’est pas seulement Ah une femme il était temps rapport aux quotas, c’est surtout Merci pour tout et bravo, une reconnaissance formelle de l’admiration qu’inspirent légitimement deux individus – qui, incidemment, étaient pourvus de vagins.

Sauf que…

Sauf que, contrairement à Joséphine Baker, on n’est pas tout-à-fait sûr que Louise Labé ait existé. Cas d’école, polémique en cours : Mireille Huchon, l’universitaire en charge de l’édition de Labé en Pléiade est même célèbre pour ses essais qui démontrent que Louise Labé, la Belle Cordière, est un canular fomenté par un cercle de poètes (mâles) que l’on a appelé la Pléiade lyonnaise, Maurice Scève, Pontus de Tyard ou Guillaume Des Autels. La thèse est ancienne, sans doute indécidable.

J’en profite pour republier ici l’un des plus anciens articles du Fond du Tiroir (2007) mais que j’aime toujours autant – je viens de le relire. Il y est un tout petit peu question de Louise Labé, qu’à l’époque je tenais sans le moindre doute pour créature imaginaire, tandis qu’aujourd’hui je ne serais pas aussi catégorique et, surtout, je serais catégorique sur le fait que cela n’a guère d’importance. Seul le texte importe, seul le texte a créé quelque chose en nous de durable, et les poèmes de Louise existent sans le corps de Louise.

Je vis, je meurs : je me brûle et me noye
J’ai chaud estreme en endurant froidure
La vie m’est trop molle et trop dure
J’ay grans ennui entremeslez de joye.

Merci pour tout et bravo. Après tout, Homère non plus, nous ne sommes pas certains qu’il ait existé. Cela ne l’empêche pas d’être notre aïeul à tous puisque chacun de nous, qu’il l’ait lu ou non, a une idée de ce qu’est l’homérique.

In fine, mon archéologie de la fake news se révèle surtout une archéologie de moi-même puisque je m’interroge sans cesse sur la vérité, sinon sur la réalité (est-ce que j’existe, d’ailleurs ?), archéologie dont voici quatre strates successives, explicitant ce centre d’intérêt singulier :

Aveu n°1 (le plus facile). À l’âge de 10 ans j’ai beaucoup ri et beaucoup réfléchi (deux parties de mon cerveau stimulées simultanément) à ce trait génial de Cavanna dans Le Saviez-vous ? : « Homère n’a jamais existé. L’Iliade et l’Odyssée ont en réalité été écrits par un autre Grec de l’Antiquité qui, lui aussi, s’appelait Homère. »

Aveu n°2 : entreprenant après mon bac des études d’histoire, j’ai nourri une durable passion, née durant les cours d’historiographie qui bassinaient la plupart de mes camarades, pour l’opuscule paru anonymement en 1827 et écrit par Jean-Baptiste Pérès (1752-1840) : Comme quoi Napoléon n’a jamais existé. Grand erratum. Source d’un nombre infini d’errata à corriger dans l’histoire du XIXe siècle. Ce pamphlet ironique entendait ridiculiser les thèses mythistes en vogue, selon lesquelles l’existence de Jésus n’était qu’un mythe solaire. De même Pérès énumère tous les éléments de l’épopée napoléonienne qui révèlent que l’épopée napoléonienne a été construite en tant qu’agglomération de symboles solaires, à l’instar des vies d’Apollon, Ramsès II, Jésus ou Mahomet.
Ici encore, l’existence de Napoléon me semblait une question secondaire par rapport à la vérité majeure qui surgissait à la faveur de cette démonstration narquoise : tout récit historique est une construction imaginaire. Il n’est pas choquant, mais fertile intellectuellement, il n’est blasphématoire que pour les dévots, de mesurer à quel point l’histoire de Napoléon se raconte, comme celle d’Apollon, de Ramsès II, de Jésus ou de Mahomet, et qu’elle fait inévitablement appel à d’archaïques archétypes mythologiques. (Voilà qui rejoint une antienne régulièrement martelée par le Fond du Tiroir : une religion est d’abord une histoire – et dire cela n’est pas un blasphème puisqu’il n’existe rien de mieux au monde qu’une bonne histoire.)

Aveu n°3 : deux de mes auteurs de chevet, pour des raisons bien distinctes, sont Pierre Louÿs et Molière. Que le premier ait consacré une bonne partie de son énergie, de son temps, de son argent, de son érudition et même de son talent, à la thèse farfelue selon laquelle le second n’a jamais existé, et que les pièces de Molière étaient en réalité écrites par Corneille, ne m’a jamais inspiré autre chose que fascination amusée et indulgence devant tant d’excentricité.

Aveu n°4 (le plus risqué) : dans les années 80, la première fois que j’ai entendu parler de Robert Faurisson et du négationnisme, j’ai hoché la tête d’admiration. Ah ah, bien joué mon gars, il a même écrit une thèse universitaire, une thèse, rends-toi compte, académique, soutenue, validée, qui nie l’existence des camps de la mort ? Chapeau bas !
J’avais vu Shoah, lu quelques historiens, lu aussi Mein Kampf qui programmait explicitement le génocide, par conséquent dans mon esprit la destruction des Juifs d’Europe était un fait, irréfutable, elle faisait (elle fait) partie de notre savoir commun, de notre culture, et pour cette raison même, discutable de façon ludique comme la non-existence de Napoléon, j’étais émerveillé qu’on puisse publier une thèse sur l’inexistence de la si bien organisée Solution Finale, j’aurais applaudi de la même façon à une thèse d’astronomie qui aurait postulé l’impossibilité absolue d’affirmer avec certitude que la lune N’EST PAS un gros fromage vert.

C’est dire qu’il me manquait une case, et surtout un paramètre d’analyse : m’échappait totalement, innocent que j’étais, la dimension idéologique sous-jacente. Nier ou minimiser (point de détail de l’Histoire…) l’existence de la Shoah n’était pas, n’a jamais été, un jeu théorique permettant de réfléchir sur la vérité et l’imaginaire des récits historiques, à l’usage de quelques fondus d’historiographie ; c’est une arme abjecte de propagande au service de l’antisémitisme endémique et des néo-fascistes.

Toutes proportions gardées, j’ai fait preuve avec le cas Louise Labé d’une comparable désinvolture : émerveillé par d’autres cas que je croyais similaires (Ajar/Gary, Vian/Sullivan, les hétéronomes de Pessoa, le mystérieux Chimo, les quinze pseudonymes de Kierkegaard ou ceux presque aussi nombreux d’Antoine Volodine… Innombrables sont les écrivains qui n’existent pas, qui font littéralement partie de leur propre œuvre imaginaire ! et leur foule rend suspecte les « biographies » d’écrivains plus triviaux dont l’existence est attestée), j’avais l’audace de me réjouir, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, de l’hypothèse de l’inexistence de cette autrice-là, Louise Labé.

Inexistence qui, paradoxalement, révélait la pleine existence de ses vers, qu’il fallait lire et relire jusqu’à ce qu’ils appartiennent à leur lecteur et non plus à leur auteur ; et ainsi, mea culpa, je passais aveuglément à côté du sous-bassement idéologique, de l’intention misogyne qui sournoisement instrumentalise cette hypothèse. En l’occurrence : supposer que les œuvres de Louise ont été écrites par des hommes, c’est rappeler implicitement que les femmes sont incapables d’écrire une œuvre, d’exprimer librement leurs désirs et, à tout le moins, d’être de grands écrivains, de créer de telles universelles splendeurs. À qui profite le crime ? Lorsque les négateurs de Louise Labé l’autrice rappellent qu’une Louise Labé a réellement vécu à Lyon à l’époque, mais qu’elle n’était qu’une courtisane de bas étage, et qu’en somme ils la rabaissent tout simplement à un rang de pute, à quels archétypes narratifs se conforment-ils, pour leur part ?

Le présent article vient se poser en délicate cerise sur le gâteau et épilogue au feuilleton du Fond du Tiroir consacré à l’archéologie littéraire de la fake news. Pour mémoire, rien que des des garçons dans le générique, à part des mentions d’Hannah Arendt :

Épisode 1 : Machiavel, Orwell, Donald Trump

Épisode 2 : Jonathan Swift

Épisode 3 : Armand Robin

Épisode 4 : Paul Valéry

Épisode 5 : Mark Twain contre Adolf Hitler

Épisode 6 : Nietzsche et Pierre Bayard

Ernaux et les écrans

08/12/2021 Aucun commentaire

Le hasard des si longues (et si perturbées à l’ère du covid) productions cinématographiques a fait qu’à quelques semaines d’intervalle sont sortis sur les écrans deux adaptations d’Annie Ernaux. Née en 1940, celle qui est peut-être mon écrivain français vivant préféré (réécrivez ce groupe nominal en inclusif si vous avez du temps à perdre) a beaucoup à dire sur son temps qui est, par tuilage, le nôtre. Et même si rien ne remplacera son écriture qui est sa voix même, le cinéma est un médium parfait pour donner plus d’audience, pour vulgariser ses livres à la première personne.

1) Le 21 août dernier, j’écrivais en sortant d’une salle :

Vu Passion simple de Danielle Arbid, adapté d’un bref récit d’Annie Ernaux sur l’obsession amoureuse et sexuelle. J’y allais curieux mais circonspect, doutant que la langue singulière d’Ernaux puisse être traduite dans une langue étrangère et multiple, le cinéma. Eh bien, si ! Bonne surprise, le film est formidable. La réalisatrice n’a pas cédé à la facilité d’une voix off lourdaude, elle a montré tout ce qui était montrable au lieu d’être dit (et ce n’était pas gagné d’avance : comment filmer cette pure vibration qu’est l’état de désir et d’amour en pleine rue) et n’a conservé la parole que dans des moments exceptionnels, grâce à des artifices de bon aloi (le dialogue avec une copine ou avec un docteur), pour des phrases rares mais cruciales, quintessentielles (« Je regarde les femmes autour de moi et je me demande si, en elles aussi, il y a un homme qui prend toute la place, et, sinon, comment font-elles pour vivre« ). Voilà un cas d’école, l’adaptation impossible et réussie.

Ensuite j’écoutai l’émission Le Masque et la Plume et j’éprouvai le besoin de passer la seconde couche :

Je viens d’écouter le Masque en streaming, pour vérifier… Je suis étourdi par le tombereau de conneries dégringolé sur Passion simple ! Même si je rechigne toujours à employer la grille d’analyse « genrée » et « anti-patriarcale » , pour le coup je ne peux que constater que, ce soir-là à la tribune du Masque se tenaient une femme et trois hommes. Or la femme a souligné la subtilité et la complexité d’un film qui tente de dépeindre les désirs d’une femme ; les hommes se sont grassement et goujâtement moqués, ont éreinté à cœur joie mais avec une confondante pauvreté d’arguments, depuis « ce n’est même pas érotique » (autrement dit : ce film est nul puisqu’il ne fait aucun effet à ma bite) jusqu’à, à plusieurs reprises, « ce n’est pas possible » (manque d’imagination ou d’empathie qui prouve seulement qu’ils n’ont jamais connu la passion amoureuse, ou alors seulement avec leurs moyens masculins, les malheureux ont fait ce qu’ils ont pu). Quant à moi je sais que c’est possible, je me suis reconnu dans le personnage ! J’ai vibré comme un fou en voyant le film (de même que j’avais vibré, il y a 20 ans, en lisant le livre, lui aussi démoli en son temps par la critique), c’est pourquoi je n’ai aucun problème à m’assumer en tant que femme. (Toutefois, le cas échéant, je suis une lesbienne.)

2) Puis, à la date du 5 décembre, j’écrivais en sortant d’une autre salle :

Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
Aujourd’hui, à quelques heures d’écart, j’ai vu par hasard deux « films » bien différents. Impossibles à simplement juxtaposer. Je crée, malgré moi, un dialogue entre les deux, une thèse et une antithèse, j’aboutirai peut-être à la synthèse plus tard, en réalité le dialogue dans ma tête se fait tout seul.
J’ai tout d’abord regardé la pénible vidéo de propagande, tissée de samples sauvages, où Eric Zemmour, sans me regarder dans les yeux, annonce sa candidature d’homme providentiel à la présidence de la République. En guise de programme ou de promesse, son futur est le passé : il situe explicitement, à coup d’images d’archives en noir et blanc, l’âge d’or perdu de la France dans les années 50 et 60, quand les Français étaient fiers et heureux (les 30 glorieuses, mais exclusivement avant mai 68 qui marque un profond déclin), c’était « le bon temps » , avant que nous ne nous fassions grand-remplacer par des barbares qui voilent leurs femmes.
Puis je suis allé voir L’événement, film d’Audrey Diwan adapté du récit autobiographique d’Annie Ernaux. Situé en 1963, le film comme le livre raconte avec une sincérité foudroyante l’horreur d’un avortement clandestin à l’époque ou avorter était, pour les femmes, un risque mortel et un crime passible de peines de prison. Il montre de façon concrète l’emprise du patriarcat sur le corps des femmes, l’insouciance, l’hypocrisie, l’égoïsme, la violence même aimable des hommes. Et les souffrances des femmes, physiques, sexuelles, psychologiques, sociales, en un temps plombé par les préjugés et les carcans mentaux dépassés par les événements. C’était le bon temps. Elles restaient à leur place, les gonzesses. Les métèques et les homos aussi, d’ailleurs.
Le « film » de Zemmour, qui se présente comme un « parler vrai » est une pure création imaginaire, révisant l’histoire à base de mythologie du paradis perdu et de manipulation d’archives, tandis que L’événement, œuvre de fiction (la protagoniste s’appelle Anne Duchesne et non Annie Ernaux) est infiniment plus véridique.

Construire un feu après l’autre

04/12/2021 Aucun commentaire

Merci à Jean-Pierre Blanpain de nous avoir offert le magnifique visuel ci-dessus, pour le spectacle que je donnerai avec Olivier Destéphany, duo voix-contrebasse adapté de la terrible nouvelle Construire un feu de Martin Eden. Première le mardi 7 décembre 19h, à l’Odyssée, Eybens (gratuit mais sur réservation et sous goddamn’ pass sanitaire).

Depuis l’irréparable choc que me fut la découverte de Martin Eden, je lis bon an mal an un Jack London chaque année, et j’espère vivre assez vieux pour avoir tout lu de ce pauvre Jack, cette force de la nature qui n’a vécu que 40 ans, vie brève et dense d’aventures et de littérature…

En 2021, comme pour prendre de l’avance face à un futur incertain, j’en ai lu beaucoup plus d’un. Notamment la fulgurante petite autobiographie Ce que la vie signifie pour moi (éditions du Sonneur), et puis l’extraordinaire Vagabond des étoiles, roman à la fois fantasmagorique et social (en l’occurrence, sont ici dénoncées les conditions de détention dans les prisons américaines) où l’on découvre que London est un pionnier du roman fantastique américain – on peut parfaitement lire Le Vagabond des étoiles comme une préfiguration des vertiges schizophrènes à venir de Philip K. Dick. Comme souvent avec les auteurs que j’admire, je relève la tête du livre en écarquillant les yeux et en murmurant Il a donc AUSSI fait ÇA ? Une citation du Vagabond des étoiles :

Mes vies sont les vôtres aussi. Chaque être humain arpentant aujourd’hui la planète porte en lui l’incorruptible histoire de la vie depuis son origine. Cette histoire est inscrite dans nos tissus et dans nos os, dans nos fonctions et nos organes, au plus profond de nos cellules. Et nous la transmettons par la reproduction, aussi subsistera-t-elle jusqu’à la fin des temps impartis à notre espèce sur la terre. Nous avons tous été blancs, noirs, ou de toutes les couleurs que vous voudrez. Nous avons tous été hommes ou femmes, et nous sommes tous nés quelque part ou ailleurs. Qu’importe, nous n’avons rien choisi de tout cela, il n’y a donc aucune raison d’en être fiers ni d’en avoir honte. Et malgré toutes ces vies croisées, toutes ces connaissances accumulées, des questions resteront sans réponses.
Pourquoi les chiens, les oiseaux ou les vaches ne construisent-ils pas de temples, de mosquées ou de cathédrales ? Nous qui partageons avec eux toutes les contraintes de l’animalité, intelligence et sensibilité comprises, pourquoi seule l’humanité est-elle affligée de l’indicible douleur de la superstition ?

Alors ? Hein ? Oui, n’est-ce pas ! Il a donc AUSSI fait ÇA, pas vrai ?

Et puis bien sûr j’ai abondamment relu Construire un feu. Pour établir le texte du spectacle, j’ai décortiqué, pétri, remâché, comparé des traductions, remanié, coupé, et j’ai adoré une histoire que j’aimais.

London, puisant dans les souvenirs de sa traversée du Grand Nord et de sa piètre ruée vers l’or en 1897, a écrit cette nouvelle à deux reprises, en 1902 puis en 1908. La première mouture, plus brève et sensiblement plus optimiste, avait, dit-on, été écrite à l’attention des boy scouts d’Amérique que London souhaitait édifier et mettre en garde contre les dangers de toute arrogance face à la nature, qui est plus forte que nous. C’est sur la seconde version, plus longue, âpre et implacable, que je base mon spectacle. La phrase clef, que je livre ici sans rien divulgacher, est celle où London est le plus proche de porter un jugement sur son personnage, sans toutefois aller jusqu’à franchir le pas :

Ce qui lui manquait pour connaitre la peur, c’était l’imagination. Certes, il avait l’esprit vif quant aux choses de la vie, aux choses concrètes. Cinquante degrés au-dessous de zéro, c’était pour lui une de ces choses concrètes, il en éprouvait le froid et l’inconfort. Rien de plus. Cela ne l’entrainait pas vers des méditations sur la fragilité des créatures au sang chaud, qui ne peuvent vivre qu’entre d’étroites limites de température, sur la mortalité de l’homme ou l’immortalité de son âme, ou sa place dans l’univers. Non, cinquante degrés au-dessous de zéro représentaient la morsure douloureuse d’un froid contre lequel il convenait de se protéger, au moyen de moufles, de cache-oreilles, de mocassins chauds et de grosses chaussettes. Qu’il pût y avoir là davantage ne lui était jamais venu à l’esprit.

London condamne son personnage, du point de vue romanesque sinon du point de vue moral, parce qu’il manque d’imagination. Voilà qui est génial et prodigieusement contemporain, de la part d’un auteur qui, entre autres, a contribué à inventer le nature writing (Il a donc AUSSI fait ÇA ?). Ne pas prendre la mesure de notre rôle et de notre taille dans la nature, des désastres écologiques, de notre propre mise en danger, par exemple s’afficher climatosceptique, c’est manquer d’imagination.

Curiosités pour amateurs d’images qui bougent : Construire un feu a naturellement beaucoup inspiré le cinéma. Claude Autant-Lara en a tourné dès 1928 une version muette et expérimentale en testant un procédé nouveau de format panoramique, qui préfigurait le cinémascope, hélas le film est perdu ; Orson Welles a été le narrateur d’une version assez connue, réalisée en 1969 par David Cobham ; il paraît qu’existe un court-métrage de 2003 réalisé par Luca Armenia avec Olivier Pagès, mais pas moyen de mettre mes yeux dessus ; enfin une version animée de 2016, par François-Xavier Goby, est tout-à-fait remarquable.

Olivier et moi-même, perdus dans le Klondike avec une botte d’allumettes et un morceau d’écorce de bouleau. (Photo Franck Pélissier)

Cocher les bonnes cases

02/11/2021 Aucun commentaire

La Toussaint est le temps de songer à nos morts. Je me rends au Père Lachaise, secteur columbarium, terminus case n°382. Je m’incline pour déposer mes hommages et cependant je lève les yeux, puisque la case que Georges Perec partage avec sa tante Esther et sa cousine Éla Bienenfeld est plus haute que mon front. Perec réduit en cendres est en sa dernière demeure, comme on le voit sur le cliché ci-dessus, voisin de palier de Jérôme Savary, ainsi qu’à quelques pâtés de Stéphane Grappelli, Edmond Jabès, Max Ernst, Achille Zavatta, Jacques Rouxel, Michel Magne, Pierre Dac, Isadora Duncan, Isidore Isou (ne sont-ils pas merveilleusement assortis par leurs prénoms, ces deux-là ?) ou Philippe Honoré, l’un des dessinateurs de Charlie Hebdo ayant pris une retraite anticipée le 7 janvier 2015. On croise des célébrités. Jusqu’au columbarium, le Père Lachaise vous a un petit côté carré VIP.

Je viens de lire, « avec passion » serait un peu exagéré tant la forme en est archi-distancée, mais du moins avec grand intérêt, le diptyque Fun et More Fun de Paolo Bacilieri (éd. Ici Même, 2015 & 2016). Ce livre retrace et romance l’histoire des mots croisés, d’abord à New York où furent inventés en 1913 ces jeux intellectuels imprimés à la fin des journaux, puis à Londres, Paris et Milan. Le second tome est celui qui évoque la France, Paris, et quelques grands verbicrucistes français parmi lesquels Georges Perec tient la vedette. Perec était l’un des génies de l’exercice, héros incontestable des mots y compris croisés, profond théoricien et malicieux praticien, et de très belles pages lui sont consacrées.

Je me recueille en silence dans le columbarium. Ici les cendres et les mémoires sont bien rangées. Je fais face à d’interminables lignes et colonnes de cases, certaines blanches, d’autres noires, je n’ai pas besoin de m’halluciner bien longtemps pour voir une grille de mots croisés où Perec occuperait la case 38/IV. Surtout, je pense à la très audacieuse hypothèse que Paolo Bacilieri développe dans son livre, qu’il développe d’ailleurs de façon purement graphique, c’est moi qui explicite et souligne. Selon lui, élucider une grille de mots croisés est une opération qui consiste tout simplement, par métonymie, à donner du sens à la modernité.

Dessins d’architecture à l’appui, il suggère que les mots croisés sont nés, quasiment en même temps que la bande dessinée qui est une autre manière de remplir des cases à la fin des quotidiens, dans une ville de cases : voyez la façade de l’Empire State Building et de tous les autres gratte-ciels, ils reproduisent verticalement des planches de BD ou des grilles de mots croisés ; puis, ces deux arts se sont diffusés dans tout le monde occidental au fur et à mesure que ses grandes villes se new-yorkisaient en multipliant les buildings et les agences de presse, les grands ensembles de lignes et de colonnes, les petites cases, tout un agencement rationnel orthonormé du monde et de la connaissance. Horizontalité, verticalité, quadrillage, gaufrier, et plan à angle droit des villes nouvelles : pas de solution de continuité.

Remplir des cases de mots croisés, pour l’homo sapiens urbain du XXe siècle, était un moyen implicite de révéler, conforter, et mettre à l’épreuve sa vision du monde. Ça rentre ? Oui, ça rentre, j’ai recréé lettre à lettre mon habitus miniature. (Puis, au XXIe siècle, le sudoku a remplacé le mot croisé dans les transports en commun parce que plus généralement les chiffres ont remplacé les lettres, que voulez-vous, c’est la numérisation, la logique comptable, un autre problème mais toujours une grille de petites cases à remplir.)

Face aux petites cases en marbre, je salue du menton Perec et son œuvre toujours aussi fertile : ses mots croisés, ainsi que son brillant essai Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser des mots, sont régulièrement réédités… Mais La vie mode d’emploi, chef-d’oeuvre au titre programmatique, aux 2000 personnages et aux 99 chapitres, m’apparait soudain avec la force de l’évidence comme une façon supplémentaire d’affirmer le même Weltanschauung, la même opération de réappropriation du monde sur un damier de 10×10 cases carrées. Puis, je resserre mon écharpe parce que le ciel se couvre, je fais demi-tour et je quitte le Père Lachaise, les mains dans les poches. Temps de Toussaint.


Le lendemain, je trouve une autre façon de célébrer les morts dans leurs cases. Je visite, pour la première fois, le Panthéon. Je n’avais jamais eu le désir suffisant de pénétrer ce temple républicain qui, depuis la mise en scène de Mitterrand par Serge Moati, me semblait relever du Disneyland mémoriel. Et puis, l’occasion fait le pèlerin. Après tout l’endroit n’abrite pas que des quelconques évêques et d’interchangeables généraux premiers venus à qui on distribue un éternel caveau aussi désinvoltement que la Légion d’Honneur, mais également des personnes réellement admirables qui ont sans conteste fait la France. Hugo, Voltaire, Jean Zay, Germaine Tillon, Aimé Césaire, Joséphine Baker… Je paie mon respect.

Cependant je ne peux m’empêcher, me remémorant Malraux et sa voix chevrotante et monotone d’acteur kabuki, de me répéter en silence l’excellente blague de Killoffer : Que dit-on quand on est en train de chier et qu’un fâcheux tambourine à la porte ? N’entre pas ici, j’en moule un. Parfois, on est tiré vers le bas, n’est-ce pas. Mais je descends jusqu’à la crypte et la solennité opère. Je m’assois et j’écoute au casque le fameux discours, les yeux fermés :

Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle — nos frères dans l’ordre de la Nuit…

Quand Malraux cède enfin la parole au Chant des partisans, je suis en larmes. Parfois, on est tiré vers le haut, n’est-ce pas. Toujours la même histoire : la surface des mots fait rire, leur profondeur ait pleurer.

De retour dans la nef, je me passionne pour l’expo temporaire, Un combat capital, consacré à la longue marche de l’abolition de la peine de mort, 190 ans entre sa proposition à l’Assemblée Nationale et son vote effectif en 1981 – contre l’avis de la foule, 62% des Français étaient et sont sans doute encore contre. Je me dis au passage que tous les gens admirables ne sont pas panthéonisés ni panthéonisables, et heureusement. Albert Camus, sur la barbarie de la loi du Talion :

« Si donc l’on veut maintenir la peine de mort, qu’on nous épargne au moins l’hypocrisie d’une justification par l’exemple. Appelons par son nom cette peine à qui l’on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne s’exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu’ils le sont, qui fascine ceux qui ont cessé de l’être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main […]. Appelons-la par son nom qui, à défaut d’autre noblesse, lui rendra celle de la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu’elle est essentiellement : une vengeance. »

De nouveau, je m’assois dans un coin et j’écoute au casque, yeux fermés, des documents sonores d’époque mis à la disposition des visiteurs. Ici, deux chansons, quasi-contemporaines, de deux chanteurs populaires, l’un pour et l’autre contre. J’écoute L’assassin assassiné : Julien Clerc seul à son piano, humaniste vibrant, lyrique (Le sang d’un condamné à mort/C’est du sang d’homme, c’en est encore) – parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le haut. Puis Je suis pour : Michel Sardou en populiste lyncheur qui incarne à merveille l’esprit de vengeance dénoncé par Camus (C’est trop facile et trop beau/Il est sous terre, tu es au chaud/Tu peux prier qui tu voudras/J’aurai ta peau, tu périras). Sardou est infiniment plus funky que Clerc ! Quelle rythmique endiablée, écoute un peu cette ligne de basse, et le sax bar, et les violons, super ! Je me mets à remuer la tête en mesure, je danse assis, limite je claque des doigts. Puis soudain je reviens à moi, j’ouvre les yeux, je vérifie honteusement que personne ne me regarde. Parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le bas.

De l’amour (encore)

09/10/2021 Aucun commentaire

Hier, vu le Rabih Abou-Khalil trio sur scène.
Oh, fabuleux ! L’un des meilleurs concerts de ma vie. En tout cas mon meilleur de la semaine.
J’aime et je vénère la musique de Rabih Abou-Khalil depuis des décennies, mais je le voyais live pour la première fois et j’ai découvert une autre de ses facettes : il est aussi un excellent humoriste. Entre chaque morceau, il a débité d’innombrables imbécilités hilarantes, sur un ton pince sans rire, entre ses deux musiciens impassibles qui de toute façon ne pigeaient pas un mot de français. Par exemple : « Dans le morceau suivant, j’aborde un thème audacieux, rarement traité en musique… L’amour. J’ai intitulé ce morceau : « Ne me quitte pas, si tu me quittes il faudra que j’en trouve une autre et c’est beaucoup de travail ».
Cynisme fort récréatif mais…

Par ailleurs, le livre qui déforme ma poche ces jours-ci, et qui la déformait y compris pendant le concert est La rose la plus rouge s’épanouit par la Suédoise Liv Strömquist (ed. Rackham, 2019). Il s’agit d’un essai sur un thème audacieux, rarement traité en littérature… L’amour. Plus exactement, sur les raisons pour lesquelles l’amour est si difficile aujourd’hui, si empêché.
Et c’est passionnant. Elle énumère méthodiquement les hypothèses sur les causes de la disparition de l’amour dans nos vies : la disparition de l’autre au sens large (notre civilisation est celle de l’égo, symbolisée par le selfie), la rationalité (qui domine les sciences depuis trois siècles – mais qui détruit l’amour), la négation de la mort et du vieillissement (quasiment un corolaire du point précédent), le changement sociétal du statut masculin, et plus largement le désenchantement du monde tel que décrit par Max Weber…

Sont mis à contribution bien sûr Socrate, Kierkegaard (1) et Roland Barthes, les trois experts académiques de l’amoûr, mais aussi Leonardo di Caprio (point de départ de l’étonnement philosophique, et donc de la réflexion), Emily Dickinson, Marsile Ficin, Lou Andreas-Salomé, Thomas Mann, Angela Davis, le Schtroumpf à lunettes, Lovie Austin, Eva Illouz, Jabba the Hutt, George Bataille, Erich Fromm (qui dès les années 50 expliquait pourquoi la civilisation occidentale était fatalement nulle en amour, puisque par définition elle cherche à prendre plutôt qu’à donner), Shiva et Parvati, Thésée et Ariane, Beyoncé (archétype de l’amoureuse contemporaine, rationnelle, utilitariste, adepte du développement personnel et de la résilience, amoureuse thérapeutique, capitaliste win-win et empowérée) ou au contraire Lady Caroline Lamb (archétype de l’amoureuse démodée, passionnée, ravagée, à mauvaise réputation), ou enfin la poétesse américaine Hilda Doolittle qui tomba éperdument amoureuse une dernière fois à 74 ans d’un jeune homme pour qui elle écrivit maints poèmes, dont « La rose la plus rouge s’épanouit » qui donne son titre au livre de liv Strömquist.

Quel(le) imbécile peut prétendre Je sais aimer et je n’ai rien à apprendre sur la question et renoncer à lire ce livre ? Cette enquête sur l’amour parle forcément de vous, d’une manière ou d’une autre. Puisqu’elle parle de moi. Elle parle de quiconque a éprouvé ce sentiment audacieux, si rarement traité dans les arts. Je suis sûr qu’elle parle aussi, en cherchant bien, de Rabih Abou-Khalil.

(Comme le sujet ne saurait être clos, l’œuvre de Liv Strömquist revient au fond du Tiroir ici.)


(1) – « Aimer est le bien suprême et la plus haute félicité. Celui qui aime vraiment s’est enrichi, car il s’enrichit chaque fois qu’il peut donner son amour en renonçant à la réciprocité. » Soren Kierkegaard, Les œuvres de l’amour, 1847. Totalement ringard à notre époque de Qu’est-ce que j’y gagne ?

Céline n’avait pas menti (Cancel la Cancel, 4/5)

18/09/2021 Aucun commentaire
« La volonté du roi Krogold », légende médiévale. Manuscrit de Louis-Ferdinand Céline disparu en 1944. Retrouvé en 2021. Illustré par Jacques Tardi en 1991 (extrait de « Mort à Crédit », éd. Futuropolis).

On ne se débarrasse pas de Louis-Ferdinand Céline. Il reste là, tapi dans un coin du paysage littéraire, toujours monstrueux mais toujours génial. Toujours génial mais toujours monstrueux.

Diable sur ressort, voilà qu’en 2021, soixante ans après sa mort, il fait à nouveau l’actualité. Cet été a ressurgi un mètre cube de ses manuscrits que l’on croyait perdus à jamais : Casse-Pipe, qui aurait dû être un roman de l’ampleur de Voyage au bout de la nuit ou de Mort à Crédit mais dont on ne connait jusqu’à présent que quelques maigres chapitres rescapés ; un autre récit intitulé Londres qui pourrait bien être le fantomatique Guignol’s Band 3 ; sa « légende médiévale » intitulée la Volonté du Roi Krogold ; etc.

Cette découverte est la nouvelle la plus fracassante de l’année. Après le rapport du GIEC, naturellement. Après la chute de Kaboul, aussi. Attends… Après les incendies caniculaires, après la mise en plass du pass sanitaire de mes deux doses et son exigence impérative dans les médiathèques mais pas dans les églises, après l’expédition dans l’espace de connards de milliardaires ayant trop salopé la Terre pour la juger encore digne d’eux, après la délicieuse déroute électorale du RN, après la flippante déroute électorale générale, après Joséphine Baker panthéonisée… Bon, admettons qu’il y a treize nouvelles fracassantes à la douzaine. Mais celle-ci ! Comme elle fracasse ! Je suis fracassé ! Céline n’avait donc pas menti ! (sur ce point, du moins.)

Lorsque je travaillais sur Céline et sa réception, il y a une petite trentaine d’années, entiché jusqu’à l’obsession je dévorais tout, y compris biographies et correspondances où sans relâche il braillait comme un putois offensé contre les crimes dont il été accablé, parmi lesquels le vol et sans doute la destruction des fameux manuscrits, en 1944, alors qu’il fuyait l’épuration, d’abord via Sigmaringen en compagnie du gouvernement pétainiste en déroute, puis avec sa femme et son chat jusqu’au Danemark. Mais la mythomanie, le mensonge et, au minimum, l’hyperbole étant chevillés au cœur du personnage, fallait-il le croire ? Ce pan de l’œuvre escamoté n’était-il que l’une de ses légendes personnelles ? Faute de le croire sur parole, on rêvait : je me souviens qu’avec un camarade étudiant aussi obnubilé que moi, nous nous montions le bourrichon, Allez c’est juré on s’y colle toi et moi, on va mener l’enquête, on va la retrouver nous autres cette Volonté du Roi Krogold ! Et combien d’autres comme nous, voir par exemple le témoignage d’Émile Brami.

« Trésor je l’affirme ! De ces romans, tonnerre de dieu, que la littérature française en est appauvrie pour toujours ! La preuve qu’ils les ont brûlés, trois manuscrits presque, les justiciers épurateurs ravageurs ! Pas laissés un atome de cendres !», écrivait Céline dans Maudits soupirs pour une autre fois, comme le rappelle sur son blog sur son blog Jean-Pierre Thibaudat, dernier dépositaire de ces 6000 feuillets, qu’il a gardés au secret pendant 15 ans avant, enfin, d’en faire état – histoire rocambolesque.

Je me réjouis déjà des heures de lecture qui m’attendent, là-bas, dans les années à venir, lorsque les chamailleries entre ayants-droit seront résolues. Toutefois, cette réapparition miraculeuse prend place à une époque singulière, qui est celle de la cancel culture (pour ceux qui se demandaient où je voulais en venir et ne voyaient pas le rapport). Et la conjonction me pousse à certaine prise de conscience.

Céline est essentiellement infréquentable, et pour d’excellentes raisons. Ses trois pamphlets antisémites (Bagatelles pour un massacre, 1937 ; L’école des cadavres, 1938 ; Les beaux draps, 1941) sont des ignominies, je ne parle pas par ouï-dire, je les ai lus. Ils sont impardonnables et (jusque-là tout est normal) impardonnés. Ils ont valu à leur auteur la condamnation, la prison, l’exil, la disgrâce, ainsi que, accessoirement, la subtilisation pour 60 ans d’un mètre cube de manuscrits en 1944.

Pour autant, il y a trente ans déjà, la position de principe, si banale, « Céline est antisémite donc je boycotte Voyage au bout de la nuit, je ne lirai jamais cette ordure » m’apparaissait comme une profonde injustice parce que ce livre gigantesque N’EST PAS antisémite, contrairement à son auteur. Or, aujourd’hui, je vois des injustices de même nature partout où se pose mon regard, les injustices sont systématisées, elles sont théorisées, elles s’appellent cancel culture et #DisruptTexts, et je réalise avec stupéfaction que le cas monstrueux de Céline était ni plus ni moins qu’un prototype, les procès qu’on lui intentait (je parle ici des procès moraux, de la justice expéditive des citoyens en réseau) étaient en somme l’avant-garde.

En gros, la logique « c’est un salaud antisémite, il faut supprimer ses livres » a fait tache d’huile, est devenu un modèle de pensée engendrant au fil des ans et par émulation aussi bien « Roman Polanski est un salaud pédophile, il faut empêcher le public de voir son dernier film » que « J.K. Rowling est une salope transphobe, mort à Harry Potter » . Nous pouvons tirer des polémiques sur Céline d’insoupçonnés avertissements pour notre temps.

La pensée construite et complexe reste sur le carreau, la nuance meurt : chacun est essentialisé, blanc ou noir, gentil ou méchant, cancelleur ou cancellé. Les anathèmes et les appels à autodafé interdisent tout accès à la culture et toute possibilité d’aller vérifier soi-même sur pièces – on découvre alors que la culture et la nuance étaient finalement des synonymes. D’ailleurs, André Malraux, qui fut le premier ministre de la Culture de la Ve République était aussi une sorte de ministre de la Nuance quand il écrivait « Si Céline est sans doute un pauvre type, c’est certainement un grand écrivain » (1). Pauvre type et grand écrivain, en voilà de la nuance de base : deux cases juxtaposées, comment les concilier, de la matière à pensée totalement anachronique, inconcevable aujourd’hui.

Et à présent, un peu de promo et de bande-annonce.

En parfait opportuniste tel que vous me connaissez, j’ai profité de cet été pour réécrire de fond en comble le mini-livre que j’ai consacré à Céline, publié autrefois aux courageuses éditions pré#carré et aux bons soins de M. Hervé Bougel (excellente personne au demeurant) : Lettre au Dr. Haricot de la Faculté de Médecine de Paris. Cette lettre reparaîtra en avril prochain, revue et abondamment augmentée, aux courageuses éditions Le Réalgar et aux bons soins de M. Daniel Damart (excellente personne au demeurant). Car en plus d’être opportuniste je suis toujours obséquieux avec mes éditeurs (tel que vous me connaissez).

Ce livre, bien loin de faire l’impasse sur les affaires, ne manquera pas de s’interroger sur l’effet que Céline produit chez son lecteur, et se donnera notamment la peine d’aller interroger un lecteur juif de Céline. Ce livre prend tout Céline, mais par le petit bout de la lorgnette, par une anecdote, une simple page extraite de son œuvre que je monte en graine, une micro-énigme littéraire que je m’efforce de résoudre, infime mais infiniment révélatrice : pourquoi, dans la dernière scène de D’un Château l’autre (1957), Céline se fait-il interpeler par une vieille excitée sous le nom de Docteur Haricot ?

J’énumère méthodiquement treize hypothèses sur l’origine du sobriquet, treize pistes pour explorer treize recoins céliniens. Pourquoi ce nombre treize ? Pour raison d’arcane majeure, sans doute. Mais, puisque vous êtes ici et moi aussi, je veux bien vous en délivrer une quatorzième au pied levé. Considérez ce qui suit comme une scène coupée.

Lorsqu’il se ré-établit en tant que médecin à son retour en France en 1951, Céline est très affaibli, amaigri par les privations, l’exil et la prison. Son visage est émacié, son corps décharné. Or la taille haricot vert est une image argotique qui désignait cette sorte de silhouette. Et, incidemment, quinze ans plus tôt on trouvait cette métaphore employée par un docteur au détour d’un passage de Mort à Crédit (1936). Dans ce passage, Ferdinand raconte justement comment il est devenu médecin, en prenant exemple sur la pratique peu scrupuleuse, cynique et cependant compassionnelle (tu la sens, là, la nuance ? les deux cases à juxtaposer ? attrape si tu peux !) de son aîné, son cousin Gustin Sabayot. Je recopie ce passage à votre attention, et ce faisant je ris tout haut. N.B. : on a évidemment le droit de détester cette littérature, et de déployer force anathèmes contre elle ; mais l’argument lutte contre l’antisémitisme n’a pas ici de pertinence, ce serait une manipulation rhétorique de catégorie whataboutisme.

Gustin Sabayot, sans lui faire de tort, je peux bien répéter quand même qu’il s’arrachait pas les cheveux à propos des diagnostics. C’est sur les nuages qu’il s’orientait.
En quittant de chez lui il regardait d’abord tout en haut : «Ferdinand, qu’il me faisait, aujourd’hui ça sera sûrement des Rhumatismes ! Cent sous !»… Il lisait tout ça dans le ciel. Il se trompait jamais de beaucoup puisqu’il connaissait à fond la température et les tempéraments divers.
– «Ah ! voilà un coup de canicule après les fraîcheurs ! Retiens ! C’est du calomel tu peux le dire déjà ! La jaunisse est au fond de l’air ! Le vent a tourné… Nord sur l’Ouest ! Froid sur Averse !… C’est de la bronchite pendant quinze jours ! C’est même pas la peine qu’ils se dépiautent ! … Si c’est moi qui commandais, je ferais les ordonnances dans mon lit !… Au fond Ferdinand dès qu’ils viennent c’est des bavardages !… Pour ceux qui en font commerce encore ça s’explique… mais nous autres ?… au Mois ?… À quoi ça rime ?… je les soignerais moi sans les voir tiens les pilons ! D’ici même ! Ils en étoufferont ni plus ni moins ! Ils vomiront pas davantage, ils seront pas moins jaunes, ni moins rouges, ni moins pâles, ni moins cons… C’est la vie !…» Pour avoir raison Gustin, il avait vraiment raison.
– «Tu les crois malades ?… Ça gémit… ça rote… ça titube… ça pustule… Tu veux vider ta salle d’attente ? Instantanément ? même de ceux qui s’en étranglent à se ramoner les glaviots ?… Propose un coup de cinéma !… un apéro gratuit en face !… tu vas voir combien qu’il t’en reste… S’ils viennent te relancer c’est d’abord parce qu’ils s’emmerdent. T’en vois pas un la veille des fêtes… Aux malheureux, retiens mon avis, c’est l’occupation qui manque, c’est pas la santé… Ce qu’ils veulent c’est que tu les distrayes, les émoustilles, les intrigues avec leurs renvois… leurs gaz… leurs craquements… que tu leur découvres des rapports… des fièvres… des gargouillages… des inédits !… Que tu t’étendes… que tu te passionnes… C’est pour ça que t’as des diplômes… Ah ! s’amuser avec sa mort tout pendant qu’il la fabrique, ça c’est tout l’Homme, Ferdinand ! Ils la garderont leur chaude-pisse, leur vérole, tous leurs tubercules. Ils en ont besoin ! Et leur vessie bien baveuse, le rectum en feu, tout ça n’a pas d’importance ! Mais si tu te donnes assez de mal, si tu sais les passionner, ils t’attendront pour mourir, c’est ta récompense ! Ils te relanceront jusqu’au bout. »
Quand la pluie revenait un coup entre les cheminées de l’usine électrique : «Ferdinand ! qu’il m’annonçait, voilà les sciatiques !… S’il en vient pas dix aujourd’hui, je peux rendre mon papelard au Doyen!» Mais quand la suie rabattait vers nous de l’Est, qu’est le versant le plus sec, par-dessus les fours Bitronnelle, il s’écrasait une suie sur le nez : «Je veux être enculé ! tu m’entends ! si cette nuit même les pleurétiques crachent pas leurs caillots ! Merde à Dieu !… Je serai encore réveillé vingt fois !…»
Des soirs, il simplifiait tout. Il montait sur l’escabeau devant la colossale armoire aux échantillons. C’était la distribution directe, gratuite et pas solennelle de la pharmacie…
– «Vous avez des palpitations ? vous l’Haricot vert ? qu’il demandait à la miteuse. – J’en ai pas !… – Vous avez pas des aigreurs ?… Et des pertes ?… – Si ! un petit peu… – Alors prenez de ça où je pense… dans deux litres d’eau… ça vous fera un bien énorme !… Et les jointures ? Elles vous font mal !… Vous avez pas d’hémorroïdes ? Et à la selle on y va ?… Voilà des suppositoires Pepet !… Des vers aussi ? Avez remarqué ?… Tenez vingt-cinq gouttes miroboles… Au coucher !…»

En coda, un dessin d’actualité de Willem :

Willem, Charlie Hebdo, 18 août 2021

(1) – Lettre d’André Malraux à Claude Gallimard, 26 mai 1951. Malraux intercède pour que la maison Gallimard réédite les romans d’avant-guerre de Céline.

« Mon cher Claude,
Je crois que Céline a une grande envie de passer chez vous ; je crois par ailleurs que ce qu’on lui reprochait sur le plan personnel était faux ; et, sur le plan littéraire, l’amnistie semble maintenant certaine, quel que soit le résultat des élections.
Inutile de vous dire que je m’en fous complètement, car je crois qu’il m’a naguère couvert d’injures (que je n’ai d’ailleurs pas lues…). Mais si c’est sans doute un pauvre type, c’est certainement un grand écrivain. Donc, si vous voulez que je vous le fasse parachuter, dites-le-moi.
Bien à vous,
Malraux »

C’est une blague ou quoi ? (Cancel la Cancel, 3/5)

15/09/2021 Aucun commentaire
Joe Heller | Copyright 2020 Hellertoon.com

Il convient plus que jamais de rester attentif et concentré parce que les manifestations de la cancel culture sont parfois tellement outrancières qu’elles ressemblent à une grosse blague… On se dit Non, c’est pas vrai ? Hélas, c’est vrai.

La cancel culture qui, lorsqu’elle se préoccupe de liquider la littérature, se nomme également #DisruptTexts, est cette pulsion de purge, de destruction et d’oubli qui jette à la poubelle des « écrivains morts blancs racistes » aussi toxiques et négligeables que Dante, Shakespeare ou Homère (ainsi, une professeure de littérature du Massachusetts s’est vantée d’avoir cancelé l’Odyssée, dont l’épisode entre Ulysse et Nausicaa participerait de la culture du viol… Hein, c’est une blague ? Eh bien, non)… On supprime, aussi bien, des écrivaines blanches encore un peu vivantes mais coupables d’un tweet qui, sans être transphobe, a l’impardonnable tort de ne pas être protrans.

J’explicite cet exemple, propre à éclairer une anecdote qui émaillera ci-dessous mon propos : JK Rowling, l’autrice d’Harry Potter, s’est mêlée en décembre 2019 (qu’est-ce qui lui a pris ???) d’apporter son soutien à une scientifique licenciée pour avoir tenté de nuancer les gender studies en affirmant simplement « Le sexe est réel » ; la même Rowling a rechuté quelques mois plus tard en ironisant (quelle erreur stratégique !!!) sur le vocabulaire employé par les tenants du nouveau politiquement correct totalitaire :

«Les personnes qui ont leurs règles. Je suis sûre qu’il existait un mot pour ça. Quelqu’un peut m’aider, Wumben ? Wimpund ? Woomud ?»

Solidarité avec une victime d’épuration + ironie = deux crimes irrémissibles. Rowling a immédiatement subi un lynchage électronique, s’est fait traiter d’ignoble transphobe récidiviste et a subi un tsunami d’appels au boycott définitif de ses bouquins, y compris émanant d’acteurs ayant joué dans la saga Harry Potter.

Que Rowling se mêle de ce qui ne la regarde pas, c’est possible ; que ses propos indignent les personnes trans, ma foi ça se peut et c’est regrettable. Mais de là à la liquider selon le vieux principe du bouc émissaire ! S’en prendre à elle est une lâcheté puisque c’est à défaut de s’en prendre aux vrais transphobes qui détiennent le vrai pouvoir de pourrir la vie des trans (Trump, Musk…).

Voici notre époque, voici notre air ambiant : une saga littéraire et cinématographique qui a contribué à construire psychologiquement et culturellement les deux ou trois dernières générations serait purement et simplement annulée, effacée des mémoires et des bibliothèques, comme si elle n’avait jamais existé. Remplacée par quoi ? Par rien, sinon la joie répugnante du ressentiment accompli et un tétanisant et frelaté sentiment de pureté, stérile comme de l’eau de Javel.

La cancel culture, littéralement culture de l’annulation, est une culture de la censure, une culture de la suppression, une culture de l’amnésie, une culture de l’ignorance (oxymore). Aussi, appeler culture une telle anticulture est une antiphrase digne d’Orwell (rappelons que dans 1984 le ministère de la propagande s’appelait Ministère de la Vérité, celui de la guerre, évidemment, Ministère de la Paix, celui de la répression Ministère de l’Amour, etc.). D’ailleurs, Gérard Biard définit la Cancel Culture comme « 1984 à Disneyland » et l’image est magnifiquement trouvée : le totalitarisme par l’oppression de la pensée elle-même, installé au pays de la candeur infantile et de la pureté morale en plastoc. Mais pour que la génération à venir goutte le sel d’une telle expression à double référence, encore faudra-t-il veiller à ce que ne soit cancelés de la mémoire humaine ni 1984 (livre très discriminant envers les communistes et qui fit de la peine à maints staliniens) ni Disneyland (rappelons que Walt Disney était un odieux exploiteur capitaliste et une balance maccarthyste, raciste, antisémite et misogyne… Mais bon, Disneyland en revanche est un safe space, pays de rêve, paradis perdu… où toutefois, si l’on cherche la petite bête, l’on peut voir une souris promener son chien, ce qui ne peut qu’offenser un animaliste radical quelque part dans le monde).

Quelle répartie possible ? Comme l’essayiste américain Thomas Chatterton Williams, j’estime qu’il faut lutter à la fois contre la cancel culture, et contre les préjugés (réels) que dénoncent ses tenants, en ajoutant plutôt qu’en supprimant.

« Je crois qu’il faut ajouter plutôt que supprimer. Il ne faut pas faire comme si Colbert n’avait jamais existé et déboulonner sa statue. En revanche, on pourrait par exemple ériger une statue de Toussaint Louverture. Il faut parler aussi des personnes dans leur complexité. Churchill est un héros de la Seconde Guerre mondiale, mais il était aussi raciste envers les Indiens, il ne faut pas avoir peur de parler d’une personne dans son entièreté. « 

L’idée de ce contrepoison est simple et géniale. Plutôt que de faire crever la dialectique et la pensée par un cul de sac thèse/cancellation de la thèse/nouvelle thèse totalitaire, rêver d’un débat potentiellement sans fin, thèse/antithèse/antithèse/antithèse/antithèse… Appliquée au champ littéraire, la méthode serait : allez-y les gars et les filles, ou même les filles les gars et les non-genrés pas binaires pour ne vexer personne, on vous regarde, écrivez, racontez, inventez, produisez des récits équivalents à Dante, Homère, Shakespeare ou Rowling mais conformes à vos valeurs, faites-nous rêver et réfléchir et puis on en rediscute (bon courage, hein).

Préférer construire plutôt que détruire. Si c’est détruire que tu veux, ce sera sans moi, voilà qui me remet en tête un texte écrit par un fameux maître à penser de la seconde moitié du XXe siècle :

You say you want a revolution
Well, you know
We all want to change the world
You tell me that it’s evolution
Well, you know
We all want to change the world
But when you talk about destruction
Don’t you know that you can count me out

Mais voilà que sur ces entrefaites un ami bibliothécaire, officiant dans une petite ville de 8000 habitants, me transfère, effaré, un courriel tombé comme un crachat dans sa boîte professionnel :

Bonjour,
Étant nouvel.le habitant.e. sur [la commune], je voulais m’inscrire à la bibliothèque.
Or, au vu de plusieurs ouvrages problématiques présents dans vos rayons je ne pourrai pas prendre mon adhésion.
Je vous rappelle que nous sommes en 2021, que la lutte antirasciste, négrophobe, lgbtqi+ phobe, et anti-islamophobe avance à grand pas aujourd’hui.
Il est donc inacceptable de trouver des ouvrages tels que les suivants dans vos rayons (autant jeunesse qu’adulte) et dans un établissement de service public :
White [de Bret Easton Ellis], bien que l’auteur soit homosexuel, qui glorifie l’homme blanc occidental
– La saga des Harry Poter dont les positions transphobes de l’autrice ne sont plus à prouver
Alma de Timothée de Fombelle ou l’auteur se met dans la peau d’une enfant esclave noire ce qui est largement déplacé pour un homme blanc occidental, certain sujet n’appartienne qu’aux personnes concernées par l’oppression mises en question.
La Gauche identitaire, l’Amérique en miettes de Marck Lila et La gauche contre les lumière de Stéphanie Roza qui insultent la pensée intersectionnelle.
– Je passe sur les ouvrages pleurnicheurs des survivants de l’attentat contre Charlie Hebdo comme Catherine Meurise et Phillipe lançon dont la ligne du journal islamophobe, lgbtqi+phobe n’est plus à prouver non plus.
– Les ouvrages de Leila Slimani, une native informant
– Et enfin la multitude d’ouvrages jeunesse et/ou film faisant de la réappropriation culturelle et notamment les livres d’Anthony Brown par rapport aux gorilles ou la présence d’un film comme Kirikou et la sorcière dans vos rayons dvd sont complétement inappropriés dans le monde d’aujourd’hui.
De plus vous n’avez aucun ouvrage décolonial par exemple de Françoise Verges ou de Houria Bouteljat dans vos rayons, ce qui est un véritable angle mort dans votre catalogue.
Et vos ouvrages féministes semblent s’arrêter à la prose précieuse de Joyce Carol Oates et d’Annie Ernaux.
Tous ces ouvrages problématiques et le manque de perspectives féministe et/ou décoloniale de la bibliothèque sont des raisons suffisamment importantes et graves pour canceler votre établissement.
J’envoie évidemment ce mail en copie au maire et à l’élue à la culture.
Je ne vous salue pas.
Sacha, lectrice engagée

Je suis sidéré à mon tour, indigné, pour tout dire terrorisé, j’en ai des palpitations. Incapable de garder pour moi cette grenade dégoupillée, je fais immédiatement suivre à tout mon carnet d’adresses, collègues bibliothécaires et autres gens de culture, sur le mode Non mais rendez-vous un peu compte dans quel monde vivons-nous au secours.

Non ? c’est pas vrai ? c’est une blague ? Ben oui, pour le coup, c’était une blague. Un poisson d’avril extrêmement réussi et pernicieux puisque crédible, la réalité juste augmentée d’un cran. Au fond le canular fonctionne comme un rêve, il extrapole le réel pour préparer à la suite. Une fois le poteau rose découvert il m’a fallu ré-envoyer une salve de messages à mon carnet d’adresses pour m’excuser d’avoir crier au loup alors que ce n’était qu’un poisson. Je suis passé pour un con, mais tant pis, je préfère. J’hésite à féliciter ou à engueuler l’auteur de la supercherie… Tout bien réfléchi les félicitations sont de mise si je suis cohérent avec ce qui précède : le farceur n’a pas annulé mais bel et bien ajouté, il a été créatif, il a produit une bonne histoire. Je me suis contenté de lui demander l’autorisation de reproduire son texte ici.