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Archives pour 07/2025

Praha

30/07/2025 Aucun commentaire

Point par point je vérifie ma liste de préparation, avant d’entrer dans Prague.
Glisser dans ma valise Praga Magica (meilleur guide touristique du monde) d’Angelo Ripellino ? Tchèque !
Écouter la Moldau de Smetana ? Tchèque !
Revoir les films de Jiří Trnka pour me préparer à visiter l’expo qui lui est consacrée ? Tchèque !
Tenter de comprendre quelques rudiments de la langue sur Duolingo ? Tchèque !
Réviser mon Kundera, mon Forman, mon Hrabal, mon Dvorák, mon Hašek, mon Mucha, mon Don Giovanni, mon Koudelka et même mon manuscrit de Voynich histoire de me prendre la tête ? Tchèque !
Et puis, surtout, lire et relire Kafka à forte dose soir et matin ? Tchèque !
Forte idée politique induite : si je me sens instantanément frère des Tchèques c’est grâce à la culture ; par extension, postulons que le seul moyen de renforcer, ou ne serait-ce qu’éprouver vaguement, ce qui serait déjà énorme, le sentiment d’appartenance à l’Europe serait de développer la culture commune qui est notre vrai bien commun, ainsi que la connaissance des cultures particulières de nos chers voisins, plutôt que de nous larguer en troupeau et sans bagages sinon une Carte Bleue par tête de pipe, nous les 450 millions de clients, au sein d’un grand marché unique tel que prévu dans l’article 3 du Traité de l’Union, qui fait de nous des concurrents économiques chacun contre tous plutôt que des frères à l’échelle d’un continent, mais on sait tout cela par coeur et on ne peut que soupirer.

À propos de de Franz Kafka.
Je suis pour l’heure plongé dans Amerika, ou plutôt Le disparu, titre original prévu par son auteur. Un élément me frappe (en plus, évidemment, du fait que Kafka a écrit son roman américain sans jamais mettre les pieds en Amérique, et que peut-être cela aurait dû me servir de leçon, était-il absolument indispensable que je me rende à Prague alors que je pouvais me contenter de la rêver ? À quoi bon déplacer son corps quand on sait lire et écrire ?)
Cet élément, que je découvre avec stupéfaction mais que des lecteurs plus professionnels que moi auront certainement décortiqué depuis lurette, est la profusion de points communs entre ce roman-ci et Voyage au bout de la nuit de Céline – similaire tragédie nomade, en dépit de leurs registres fort distincts, l’un en onirisme et l’autre en critique sociale.
Soient deux romans picaresques au début du XXe siècle, c’est-à-dire deux mésaventures de mal en pis, qui interrogent la condition moderne post-révolution industrielle mais n’accorderont pas vraiment l’émancipation à leurs protagonistes.
Deux récits propulsant sur la scène un jeune européen, fils de petits bourgeois mais déclassé lui-même, doubles de leur auteur respectif, Karl Rossmann ici, Ferdinand Bardamu là, deux desperados errant sur la terre et qui, pour se frotter au Nouveau Monde, commencent par arriver en bateau à New York, cette « ville debout » (Céline), cette antichambre des rêves de nouvelle vie, qui l’accueille sous la forme d’une Statue de la liberté alternative brandissant un glaive (Kafka).
Après New York les épreuves et les déconvenues se multiplieront sans rémission, et le jeune immigrant découvrira que, loin des fortunes rapides fantasmées, la seule place qu’on lui ménage sur cette « terre des opportunités infinies » est celle, ingrate, de sous-prolétaire, manard et hobo, rouage dans la froide machine.
Or Karl et Bardamu, au fil de leurs pérégrinations, vont croiser à intervalles réguliers leur mauvais génie, leur « doppelgänger », leur double maléfique qui systématiquement les entraînera plus bas ou, dans le meilleur des cas, plus loin. Ce qui est stupéfiant c’est que Kafka et Céline, qui ne pouvaient s’être lus mutuellement (Amerika est écrit vers 1912 mais ne sera publié qu’à titre posthume en 1927, avec une première traduction française 20 ans plus tard ; Voyage paraît quant à lui en 1932) ont donné le même nom à ce personnage clef et louche de compagnon toxique, presque surnaturel dans ses réapparitions menaçantes. Il s’appelle Robinson. Kafka et Céline, sans se concerter, ont tous deux choisi de réattribuer, peut-être ironiquement, le prénom fameux de l’éternel déraciné, du voyageur malheureux, du plus célèbre exilé de toute l’histoire littéraire.

Presse à sensation

26/07/2025 Aucun commentaire

Le chemin vers ce livre me fut tortueux.
Le choc de la découverte des Lettres à des morts m’avait rendu curieux de son environnement, la riche et étrange collection Cosaques des éditions Cent pages… Si Lettres à des morts était un bref vade-mecum de l’horreur, mince et minuscule plaquette tenant dans la paume, je tombe envoûté, dans cette même collec, par l’exact contraire : Arrestations célèbres d’Emmanuel Bove est un extraordinaire livre-objet se déployant en géant, tel, et pour cause, un tabloïd. Chaque page cache en pop-up le fac-similé d’une une de journal des années 30.

Bove ? Attends.

M’apprêtant à chanter les louanges d’Emmanuel Bove je suis soudain freiné par un doute : n’ai-je pas déjà sur ce blog ressassé son éloge à maintes reprises ? Je me fais vieux puisque comme tel je retourne sempiternellement aux auteurs que j’aime, je les lis et relis plutôt que d’être attentif aux nouveautés, ce qui fait qu’à chaque nouvel artik ici-bas je crée des liens bleus vers des vieux artiks où je clamais les mêmes cinq ou six admirations littéraires parfois avec les mêmes mots, à peine plus nombreux.

Mais non, ça va. Recherche et mots clefs dans ma propre maison me révèlent que j’ai très peu parlé de Bove au Fond du Tiroir. Alors que je le lis depuis quelques décennies, que j’aime ses calmes déchirements, ses drames en chambre, sa marginalité propre-sur-elle, sa manière de ne pas être tout-à-fait là, son orgueil déguisé en discrétion, sa minutie en détachement, sa poésie timide et opiniâtre qu’il garde pour lui et nous ferons de même.

L’étrange compilation par laquelle je retourne à Bove cette année, Arrestations célèbres, le présente ainsi citant un entrefilet de Détective n°402 daté du 2 juillet 1936 :

Une seule ligne parfois dans un petit journal de quartier ou de province contient toute la misère, la folie, l’amour du monde. (…) Emmanuel Bove, l’un des jeunes maîtres du roman contemporain, se penche cette semaine sur ces « faits divers inconnus » .

Jeune maître ? Une expression proche m’était venu spontanément pour le qualifier : petit maître. Je la contrôle aussitôt dans des dictionnaires, je ne voudrais pas dire de bêtises, je me fais aussi pondéré et hésitant que certains des personnages de Bove.
Je trouve : Petit maître : Jeune élégant, jeune élégante aux allures et aux manières coquettes, affectées et prétentieuses. Non, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, Bove élégant prétentieux ? Loin de là.
Je poursuis mes investigations dans le vocabulaire des beaux-arts. « En peinture, un petit maître est un peintre qui « n’a pas la notoriété des peintres reconnus et recherchés », bien qu’ayant potentiellement contribué dans l’ombre à l’histoire de l’art. » Oui ! On y est, exactement, Emmanuel Bove (1898-1945) n’a aucune notoriété bien qu’il ait contribué dans l’ombre à l’histoire de l’art. À mon histoire de lecteur en tout état de cause.

Les titres de ses romans ne paient pas de mine. Mes amis, Armand, Un père et sa fille, Le pressentiment, Un soir chez Blutel, Le pressentiment, Le piège, Un célibataire, La coalition, Un homme qui savait… Pourtant, quand on les a lus, on les retient et on ne les confond pas. On sait les abîmes que leur simplicité cache, par pudeur.

Bove qui a, aussi, gagné sa croûte en écrivant des polars sous pseudonymes, s’engage en 1936 dans la rédaction de notules consacrées à l’arrestation de grands criminels, au sein de Detective, le grand hebdomadaire des faits divers. Ce canard sanglant lancé dès 1928 par Gallimard (oui, Gaston), éditeur plein de flair, rencontrait un succès fulgurant tout en sauvant l’honneur. Certes on vend du papier à la populace friande de frissons mais la dignité littéraire est sauve, puisque l’ours déborde de plumes prestigieuses : Joseph Kessel, François Mauriac, Marcel Achard, André Gide, Pierre Mac Orlan, Georges Simenon, Marcel Duhamel, Francis Carco, Albert Londres… Toute la NRF s’encanaille ! Et puis, après tout, la littérature s’est toujours, au moins depuis Balzac, Stendhal, Hugo, Zola… abreuvée aux sources des faits divers. C’est l’un des deux moyens (l’autre étant la Série Noire, autre trouvaille géniale de Gallimard) pour les littérateurs de s’emparer du monde.

Parmi ce panthéon, Bove est conforme à sa profondeur modeste, il ne donne pas dans le grand reportage mais dans le petit, au coin de la rue.

Je reviens au re-re-re

25/07/2025 Aucun commentaire

La chanson du Rerere (prononcer Reu-Reu-Reu comme un vieux moteur, ne jetez pas vos vieux moteurs, ils peuvent encore servir, transformés en chansons par exemple !) est en ligne sur Soundcloud, merci à Mali Billiau.

Voici pour mémoire d’où sort cet improbable tube :
La fine équipe des fées-marraines penchées sur le berceau des chansons (Fabrice Vigne, aide à l’écriture/Marie Mazille, écriture, composition et chant/Patrick Reboud, arrangements, accompagnement, sonorisation) accepte à l’occasion quelques commandes publiques et mercenaires.
Ainsi, nous avons accompagné fin 2024 un atelier de création chansonnante et trébuchante sur le thème du réemploi-recyclage-réparation-économie circulaire, pour le compte de la Métro, communauté de communes de Grenoble.
Même si en pareil cas un délicat équilibre est à rechercher entre création artistique et com institutionnelle, j’affirme haut et fort qu’il n’est pas déshonorant d’accepter une commande lorsqu’elle n’interfère pas avec nos propres valeurs (c’est vachement bien et vertueux, l’économie circulaire ! En contre-exemple je n’eusse pas accepté de mener un atelier de création, disons, à la gloire d’une loi « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » dite loi Duplomb).
Environ quinze personnes ont participé à l’atelier d’écriture, que j’ai choisi d’orienter vers l’omniprésent préfixe re-, histoire de voir où il nous mènerait. Il nous a menés là où j’espérais : vers du sens très propre et du sens très figuré, intriqués et indissociables (car sont toujours à réparer nos amours, nos idées et nos gadgets), vers des slogans politiquement corrects aussi bien que vers des confidences infiniment plus personnelles et des envolées poétiques surprenantes.

Refrain
Je reviens au re-re-re, je reviens au refrain
Rengaine ritournelle je reviens, je reviens
Seconde chance, seconde main
Je re, je re-re, le monde est re-re !
Je reviens au re-re-re, je reviens au refrain
Je recycle et je réemploie, je reviens, je reviens
Seconde chance, ensemble enfin
Je re, je re-re, le monde est heureux !

La chanson a été soigneusement ré-(sic)écrite par moi en respectant autant que possible les contributions de chacun, composée et chantée par Marie Mazille, enfin arrangée et enregistrée (avec plein de « re-re » comme il se doit) par Patrick Reboud, et a été créée sur scène par la plupart des participants initiaux venus chanter en choeur à l’occasion d’un « événement institutionnel » théoriquement ouvert au public mais où l’élue tutélaire était à peu près l’unique spectatrice extérieure, ce qui ne l’a pas dissuadée de faire un petit discours. Bref, cette chanson n’a quasiment jamais été entendue, et c’est dommage, elle est rudement bien troussée. Donc merci Soundcloud.

Image ci-dessus : fresque collective conçue puis inaugurée au même moment et au même endroit et dans le même esprit (work-in-progress participatif et écoresponsable, avec des matériaux de récup) que la Chanson du Rere. Atelier artistique animé par Nisrine Bahi, Pôle R, Grenoble.

Choisis le monde

24/07/2025 Aucun commentaire

Pendant mon adolescence, Franz Kafka a été le premier écrivain (ou peut-être le deuxième, après René Goscinny) à me procurer un tel choc immédiat, un tel goût de revenez-y et d’arrière-monde à explorer, que j’ai pris à son sujet l’engagement de tout lire, de la première à la dernière ligne.

35 ans plus tard, à l’occasion des 101 ans de sa disparition (j’ai dédaigné le centenaire) ainsi que d’un voyage dans sa ville natale, je m’y remets. Car non seulement n’ai-je toujours pas tout lu de Franz Kafka (je me crois immortel ou quoi), mais je réalise que je ne lirai jamais tout, qu’il est impossible de tout lire de Kafka, par définition.

La raison en est qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même Kafka.
Ce qu’on a lu, on ferait bien de le relire pour se rendre compte qu’on ne l’avait pas lu.
J’avais lu il y a fort longtemps une nouvelle intitulée Le verdict. Elle n’existe plus. Elle a été remplacée par une retraduction intitulée La sentence. Ainsi lis-je quelque chose de nouveau. Si la nouveauté est flagrante dans ce cas puisque les mots ont changé, elle est sensible également chaque fois que ceux-ci sont restés intacts, sans le crible de la retraduction. C’est que le lecteur lui-même aura changé, et la lecture idem.

La sentence fait partie des rares textes de Kafka publiés de son vivant, et des rarissimes que son auteur ne souhaitait pas détruire à jamais, en effacer toute trace avant de mourir. De fait, c’est sans doute son premier chef d’oeuvre.
Puisqu’il en a connu la publication, il en a connu aussi la réception critique : « Étude laborieuse et tirée par les cheveux sur les malades mentaux » (au fait, cette sentence sur la Sentence pourrait aussi bien peser sur l’oeuvre entière de Kafka).

Kafka estimait que les bonnes critiques relevaient d’un malentendu et étaient inutiles et exagérément élogieuses (j’ai bonne mine, moi, à parler de ses chefs d’oeuvre), tandis que les mauvaises critiques lui semblaient raisonnables. Voilà qui m’éclaire sur un aphorisme énigmatique de Kafka que j’ai souvent remâché sans jamais en percer le sens : « Entre toi et le monde, choisis le monde », injonction bien trop complexe et ambiguë pour être réduite à une simpliste haine de soi.

Le souvenir du poids d’un corps

23/07/2025 Aucun commentaire

Cette nuit il faisait grand jour et je déambulais sur un vaste espace à découvert, sorte de tarmac, où je croisais des foules.
Face à l’incessant va-et-vient des passants, je soupirais de compassion, en me demandant si, rien qu’en observant le visage et l’allure de chacun, je serais capable de distinguer qui un touriste en transit et qui un réfugié fuyant les catastrophes. Il faudrait me pencher pour détailler les yeux de chacun… sont-ils d’une créature traquée ou d’un estivant jouisseur ?
J’avise un homme immobile parmi toutes les silhouettes mouvantes. Ses yeux à lui sont fixes et globuleux, avec un regard sévère, il porte une écharpe flottante et un casque en cuir de pilote d’avion comme ceux arborés par Thelonious Monk sur la pochette de je ne sais plus quel album.
Un homme derrière moi pose ses deux mains sur mes épaules et m’oblige à détourner le regard vers lui. Raide, il murmure entre ses dents, détachant chaque mot : « Ne, le, regarde, pas.
– Ben pourquoi ? Il n’a pas l’air bien méchant. »
Mon interlocuteur me tutoie, me connaît-il ? Et moi, le connais-je ? Je crois qu’il s’agit d’Adrian Brody, en tout cas il lui ressemble, mais pour ne pas commettre d’impair je me garde de l’appeler Adrian.
« Qu’est-ce qu’il a fait ? C’est qui ce type avec un casque de pilote ?
– Tu ne l’as pas reconnu, hein ? C’est Poutine.
– Poutine Vladimir ? Il ne se ressemble pas trop. Qu’est-ce qu’il fout là ?
– (Adrian hoche la tête en jetant des regards de gauche et de droite, excédé comme s’il regrettait de devoir tout m’expliquer.) Bien sûr qu’il ne se ressemble pas, il est là incognito. Mais as-tu vu ses yeux ? Ce sont des scanners en laser. Il scanne tout le monde. Il est en chasse. En ce moment même il est en chasse.
– Il chasse qui ?
– Il repère toutes les filles avec qui il a couché un jour. Dès qu’il en a trouvé une, il lui envoie par ondes horizontales le souvenir du poids de son corps sur elle, et ce souvenir finit par l’envahir, par l’étouffer, par la tuer, et il ne reste plus qu’à ramasser son cadavre. Ça va bientôt tomber. »

Bon, ça suffit, je me réveille.

L’iris irisé

21/07/2025 Aucun commentaire
Photo Laurence Menu

Premier rayon du matin, sur ma terrasse, à travers une toile d’araignée.

Les belles histoires d’Oncle Fonddutiroir : saviez-vous, les enfants, que c’est par un matin semblable qu’en regardant la nature Jean-Paul Compact-Disc (1938-2023), inventeur de l’objet qui porte encore aujourd’hui son nom, eut l’intuition de sa géniale découverte ?

L’honorable Christophe Sacchettini, érudit de mon entourage, m’oppose une hypothèse alternative, tout aussi solidement argumentée :

Tu n’y es pas du tout mon pauvre ami. Il s’agit là d’un rappel de la révélation qu’eut un beau matin Aristide Carglass (1892-1947) à l’origine de sa vocation, qui fit faire à l’humanité un pas de géant vers plus de solidité.

L’un n’empêche pas l’autre ! On sait que l’histoire des sciences regorge de bienfaiteurs de l’humanité qui ont su retenir les leçons de la Nature.

En sécurité dans mes toiles

14/07/2025 Aucun commentaire

Je lis Nous vivrons, enquête sur l’avenir des Juifs de Joann Sfar.

Livre fort épais (450 pages bien tassées), instructif et parfois déchirant. Même si le terme « enquête » y est un un peu surfait : le volume recèle moins la rigueur d’une enquête qu’une recherche très personnelle, les états d’âmes d’un journal intime (première moitié à Paris) ou d’un récit de voyage (seconde moitié en Israël), un baromètre intérieur depuis les attaques du 7 octobre 2023, la guerre sans merci qui a suivi, et cette lancinante question : est-il encore possible d’être juif en France ? Alors même que, mécaniquement, quand un Palestinien tue un Israélien, l’antisémitisme augmente en France, tandis que quand un Israélien tue un Palestinien, l’antisémitisme augmente en France.

Au détour d’une page, comme une blague juive, cette conversation téléphonique entre un fils et sa mère :

« Maman, comment ça va ?
– Bien, mon fils.
– D’accord. Maman ?
– Quoi ?
– Rappelle-moi quand tu seras seule. »

Je relève aussi cette conversation de l’auteur avec Georges Kiejman :

« Il était fou ! Fou, Albert Cohen, de vouloir que les gens aiment les Juifs ! J’ai moins d’ambition, je ne demande pas qu’on m’aime, notez ça, Sfar. L’antisémitisme consiste à détester les Juifs exagérément. Qu’untel ou unetelle pense ceci ou cela, qu’importe. Souhaitons juste qu’ils se bornent à ne pas nous massacrer. Mais vous voyez, Sfar, même quand on ne demande à nos semblables que ce presque rien, on est parfois déçu. »

Je relève enfin p. 175 cette note d’intention de Sfar :

« Mon métier, c’est [le même que celui de] Chagall, c’est : « Je voudrais mettre les Juifs du monde en sécurité dans mes toiles ». »

Lisant, je bondis. Il me faut toutes affaires cessantes vérifier la source précise de cette citation afin de l’insérer, peut-être, dans mon spectacle Chagall, l’ange à la fenêtre. Je la gougueulise : chou blanc. Nulle trace. Sfar l’a sans doute, sinon inventée de toutes pièces, du moins recréée et réagencée à partir de propos similaire.
(Sachant que j’ai lu autrefois de Sfar les deux tomes du récit intitulé Chagall en Russie qui se révélait, tiens c’est constant chez lui finalement, moins une biographie rigoureuse qu’une fantaisie onirique et une recherche poétique très personnelle.)

Je lance ici un appel : quelqu’un qui passerait le long de cette page pourrait-il,
– soit m’aider à débusquer la citation exacte (il appert, grâce à la décisive contribution d’un correspondant, que l’extrait provienne de l’autobiographie de Chagall, Ma vie, rédigée en 1923-24, par conséquent le contexte est celui des pogroms dans la Biélorussie de sa jeunesse et non les persécutions nazies),
– soit me donner discrètement le moyen de joindre Sfar afin que je lui demande directement.

Même si je n’ignore pas qu’il doit être débordé. Il est en pleine pré-production de l’adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit d’un antisémite dont j’ai oublié le nom. Lorsque j’ai appris il y a quelques mois que Sfar qui est aussi cinéaste avait acquis les droits de ce roman réputé impossible à adapter, pour l’encourager je lui ai adressé, via sa maison de prod, ma Lettre ouverte au Dr. Haricot, mais je ne sais si elle lui est parvenue.


Pense-bête : Fabrice Vigne, s’il te plaît, souviens-toi de ne plus jamais, jamais, jamais voter pour la France dite Insoumise, déshonorée par un antisémitisme aussi décomplexé que le racisme ou le fascisme du RN. Les complexes avaient du bon, finalement. Les complexes participaient d’une certaine décence.
Dans ce parti à vomir, on en est désormais à reprocher aux Juifs français de dénoncer par pur opportunisme les crimes d’Israël à Gaza : par conséquent, on dénie aux Juifs toute bonne foi, toute humanité, et on leur reproche, comme c’est original, d’être ontologiquement, racialement, retors, manipulateurs, insincères, opportunistes, unis en bloc, et manoeuvrant dans l’ombre tous les médias entre leurs mains crochues. Voici la dégueulasserie qu’ose écrire le député Aymeric Caron sur le réseau social du nazi Elon Musk :

Au moment où Israël est entré à Gaza dans une phase criminelle dont l’excuse des « victimes collatérales » ne parvient plus à dissimuler les intentions génocidaires (la famine organisée), les soudains appels à la paix par [Delphine] Horvilleur [qui a évoqué la faillite morale d’Israël], [Anne] Sinclair et [Joann] Sfar ont un objectif médiatique et politique bien précis.
Au-delà de l’intérêt personnel que ces soutiens inconditionnels d’Israël espèrent retirer de leur revirement officiel, la manœuvre consiste à préserver à ces personnes leur situation privilégiée dans les médias comme commentateurs de la situation à Gaza.

(Post de Sfar sur les rézos, juillet 25)

Chacune sa place au soleil

13/07/2025 Aucun commentaire

Philippe Napoletano est écrivain – « entre autres » comme la plupart des écrivains. Mais têtu, comme beaucoup (pas tous : jeter l’éponge est l’un de leurs droits souverains).

Dès son premier livre, il y a près de trente ans, Philippe Napoletano avait annoncé qu’il publierait dix livres et ensuite basta merci bonsoir – c’est moi qui lui ai fait remarquer la similitude entre son intrépide programme et celui de Quentin Tarantino, tonitruant de longue date qu’il ne réaliserait que dix films.
Il en était à neuf depuis un bout de temps… Tarantino aussi…
Or soudain, tergiversant finalement beaucoup moins que QT, il publie ces jours-ci avec l’émotion qu’on devine son dixième livre. Il s’appelle Quelque part au soleil, c’est un roman, et c’est l’Harmattan qui l’édite.

Philippe Napoletano est un ami. Il est toujours risqué de lire le livre d’un ami. Et si par malheur je ne l’aimais pas, ou même, si je l’aimais moins que l’un des neuf précédents ?

Ouf, ça va : je l’aime. Mais, double ouf, ça va : je ne l’aime pas absolument, j’ai des mini-réserves, comme pour me garantir contre les accusations de parti pris et de copinage (j’aime un tout petit peu moins son dernier, je l’avoue, que certains des neuf autres, puisque je garde un sacré souvenir de L’usine ou de Alors j’étais mort).

C’est l’histoire de deux filles à la dérive. Pas tout à fait des louseuses, mais sur le fil, rien à perdre et prêtes à tout. Elles s’appellent Sandy et Cindy, et au début elles dansent. La danse va les emmener dans de drôles de régions, vers de drôles de dangers.
Elles sont ce que j’ai préféré : j’ai aimé d’emblée ces deux cagoles à qui on ne la fait pas, extrêmement bien dessinées et complémentaires, impossibles à confondre malgré leurs blases, je les ai senties, j’ai cru très fort à leur présent (c’est le nôtre) comme à leur passé, à leurs familles comme à leurs fragilités intimes, elles aussi complémentaires hélas, à leurs rapports au boulot (c’est-à-dire à l’argent) comme à la danse (c’est-à-dire à leur corps), c’est bien simple j’avais envie de les embrasser, ne serait-ce que pour les retenir, les empêcher de faire des conneries.

Quant à mes mini-réserves autant copier-coller un message que j’ai adressé à l’auteur :

En revanche, j’ai un peu décroché aussitôt que tu t’éloignes de tes deux gonzesses. En particulier, ma lecture a résisté et patiné durant le passage sur la bande de malfrats de Lyon, qui m’a paru inspirée moins de la vie elle-même, et plus des clichés du cinéma des années 50. Jo la paluche et consort, ce n’est certes pas sans charme mais je n’y ai pas trop cru. Si cela peut te consoler, j’ai éprouvé sensiblement la même chose en lisant le dernier tome des aventures de Malaussène de Daniel Pennac (Terminus Malaussène) : j’ai toujours de l’affection pour ses personnages, sauf pour celui qui est devenu le personnage principal, Pépère le gangster qui m’a l’air de sortir d’un film de Jean Gabin et non pas du cercle d’amis de Pennac. Bon, globalement : bravo, et je serais tout prêt à te souhaiter le même succès qu’à Pennac, sauf qu’on sait bien hélas que l’Harmattan, c’est l’Harmattan, pas la Blanche de Gallimard. 

Et désormais j’attends le onzième, pour voir, puisqu’un autre droit souverain des écrivains est de changer d’avis.

Merci la Charte

10/07/2025 Aucun commentaire

Gustave Courbet se targue (c’est son caractère, il se targue beaucoup en général) d’avoir inventé, pendant la Commune de Paris, le premier mouvement de fédération et de syndicalisation des artistes, ces créateurs réputés fondamentalement individualistes réalisant brusquement (grâce à Courbet, donc) qu’ils avaient tout intérêt à s’unir et à se montrer solidaires afin de défendre leurs droits – ainsi que ceux de l’art, de la liberté d’expression, de l’éducation artistique…

En avril-mai 1871, Courbet est élu président de la Fédération des artistes, avec d’autres grands peintres, Corot, Millet, Daumier… et entreprend des grands travaux à la fois de protection pure et simple des œuvres (blindage des fenêtres du Louvre, puisque la guerre fait rage autour de Paris), et d’appel à la culture et à l’expression populaire. Il écrit à ses parents une lettre fort touchante d’enthousiasme, et fort poignante de naïveté tragique, comme si la Commune était éternelle… alors qu’elle ne durerait que deux mois et dix jours avant d’être sauvagement écrabouillée par les Versaillais :

Charenton, 30 avril. Mes chers parents,
Me voici par le peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’Instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12 heures par jour. Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite.
Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute.
Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement.
Tous les corps d’État se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toutes sortes.
Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer dans nos murs ; ça n’est pas malheureux, car tout ce qui est à Versailles est le monde duquel il faut se débarrasser pour la tranquillité, c’est tous les mouchards à casse-tête, les soldats du pape, les lâches rendus à Sedan, et, comme hommes politiques, ce sont les hommes qui ont vendu la France, les Thiers, Jules Favre, Picard et autres scélérats, vieux domestiques des tyrans, vieilles poudrées des temps féodaux monarchiques, en un mot la plaie du monde entier.
La Commune de Paris a un succès que jamais aucune forme du gouvernement n’a eu. On ne nous appellera plus une poignée de factieux.

Qu’est-ce qui me fait penser à Courbet, à part bien sûr le fait qu’en ce moment je pense à Courbet tous les jours ?

Ce sont les 50 ans de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse.
50 ans d’union des artistes. 50 ans de fraternité, de partage, de visibilisation des œuvres et des auteurs, et de luttes pour leurs droits, notamment financiers, puisque il faut rabâcher sans fin (depuis 50 ans) que les artistes ne font pas ce métier pour leur plaisir dilettante mais qu’ils ont besoin de manger. Ainsi, les tarifs des rencontres et ateliers préconisés par la Charte, défendus becs et ongles et mis à jour chaque année, sont une indéniable avancée sociale, qui profite aux artistes bien au-delà du milieu « jeunesse » puisque d’autres écrivains, d’autres créateurs s’en prévalent. Nous tenons la preuve, plus durable que la Commune qu’en s’unissant nous finissons, nous finirons, par avoir gain de cause. Tous ensembleu tous ensembleu, ouais !

Mille grâce à la Charte quinquagénaire. Pour son anniversaire, elle publie un beau fascicule intitulé Crayons pointus et langues bien pendues joyeux et coloré quoique chargé de l’histoire et de l’actualité de ses luttes. On peut le consulter ici.

Pour préparer ce document, la Charte avait fait un appel à témoignages auprès des anciens et nouveaux chartistes, afin qu’ils racontent ce que cette institution représente à leurs yeux. Je m’étais fendu de l’hommage ci-après.

En 1995, la Charte a 20 ans et je suis bibliothécaire jeunesse. Je consulte les publications (sur papier) de la Charte, des étoiles plein les yeux, découvrant des univers d’une richesse stupéfiante, à portée de main pourtant. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2005, la Charte a 30 et je publie quelques livres jeunesse. J’adhère illico, être membre est une fin en soi, une évidence, je me demande même si je n’ai pas publié des livres dans ce seul but, je profite d’un grisant sentiment non seulement d’appartenance, mais de solidarité, d’action commune, de coudes serrés. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2015, la Charte a 40 ans et ma « carrière » d’auteur jeunesse marque le pas. Je suis ailleurs, je néglige de renouveler mon adhésion, tant pis, la Charte, pas rancunière pour autant, non seulement n’efface pas ma page sur son site mais continue de m’envoyer ses mails, me permettant de continuer à m’intéresser à ce que font les copains. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
En 2025, la Charte a 50 ans. Il me vient toujours quelques étoiles dans les yeux. Je me dis : Ouah, la Charte, c’est vachement bien.
Fraternellement,
Fabrice Vigne

Respect pour « Respect »

07/07/2025 2 commentaires

Actualité des livres écrits par des gens de cinéma : je lis coup sur coup le livre d’un prédateur et celui d’une proie. Les mémoires de Roman Polanski, Ne courez pas ! Marchez !, et celles d’Anouk Grinberg, Respect. Deux témoignages de survivants, deux dénonciations d’horreurs vécues. Aucun des deux ne fait de l’ombre à l’autre, ou ne saurait diminuer la portée de son voisin. Pourtant…

– Le premier livre est une retranscription d’un grand entretien de Polanski pour l’INA en 2006, complétée de deux documents écrits par le père du cinéaste, Ryszard Polanski, somme hétéroclite qui documente la double expérience du garçonnet Roman enfermé dans le ghetto de Cracovie, et de l’adulte Ryszard déporté à Mathausen, tous deux tentant de survivre à l’extermination systématique des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, dans l’espoir de finalement se retrouver.
Comme je feuilletais le livre, une collègue lisant le nom de l’auteur sur la couverture a tenté une plaisanterie : Polanski publie un manuel sur comment on viole les femmes ? C’est ça que signifie le titre, Ne courez pas ?
Je tique. Je souris poliment alors qu’au fond de moi je suis consterné (et paradoxalement je pense à toutes les femmes qui plus souvent que moi sourient poliment alors qu’au fond d’elles sont consternées par les blagues des hommes – je reviendrai, ou plutôt Mme Grinberg reviendra un peu plus bas sur ce sourire faux des femmes).
Il y a cinq ans déjà, j’avais été embarqué dans une discussion sur Polanski qui m’avait permis de fixer ma position : je suis loin de plaider (ou même de comprendre) la distinction fallacieuse entre l’homme et l’artiste puisque l’art ne sort pas par magie de nulle part, il faut bien que les artistes soient des hommes (ou des femmes) ; en revanche je suis partisan absolu de la distinction entre l’homme-artiste et l’oeuvre.
Ce sont ces deux-là qu’il faut juger séparément. Il convient de vérifier si l’oeuvre a violé qui que ce soit, ou du moins si elle a défendu, justifié le viol, ou l’a montré sous un jour favorable, ou a innocenté un violeur, bref si elle s’est montrée complice de quelque façon. Si c’est le cas, ok, on condamne. Sinon on lui fout la paix et on la juge selon d’autres critères.
Qu’on entende moquer et débiner Polanski, qu’on lui ferme sa gueule sur tous les sujets, y compris lorsqu’il témoigne des camps de la mort et des persécutions nazies, parce qu’il a été un prédateur sexuel, est une aberration, une injustice.

– Le second livre, les mémoires d’une jeune fille fragile rédigées par une vieille dame très digne, est un brûlot décortiquant d’une écriture claire, posée et parfois illuminée (Le déni est une pluie de matraques molles, quelle phrase !) à la fois une aliénation individuelle et un fait social massif, les mœurs dans le cinéma, les violences et abus faits aux femmes.
Rappelons qu’il est très sain, très révélateur et peut-être inévitable que le mouvement #metoo soit né dans le milieu du cinéma avant de faire tache d’huile dans tous les recoins de la société : les actrices, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, entendent durant toute leur carrière (du moins aussi longtemps qu’elles sont jeunes et sexy) « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une actrice » ; ainsi, elles sont implicitement l’avant-garde de toutes les femmes, utilisées, manipulées, insultées, humiliées, qui entendent durant toute leur vie « Tu n’as pas le choix, tu dois y passer, c’est normal pour une femme » .

Vers la page 50, Anouk Grimberg entre dans le vif et commence à déballer sur Bertrand Blier, dont elle fut l’actrice, la « muse » (qui donc ose encore utiliser au premier degré, sans sourciller, ce terme débile entérinant le fait qu’une femme est juste bonne à être la chose et la projection des fantasmes d’un homme-artiste ?), et l’épouse.
Blier étant mort en janvier dernier, a-t-elle attendu cette échéance pour parler ?

Quand je pense à moi à cette époque, du temps où j’étais avec lui, quand je revois des interviews du passé, je ne connais pas cette femme. Elle me fait peine… peine. Je suis une étrangère à moi-même. Mes sourires, mon masque de félicité, tout est faux. Aujourd’hui, je vois une jeune femme qui lèche les barreaux de sa prison. Je me suis raconté à l’époque que j’étais libre et heureuse, et pourtant j’ai bien failli en mourir. (…) Mon aveuglement a duré si longtemps qu’avant d’y perdre mon âme, j’ai cru qu’il me faisait renaître. Et plus je le croyais, plus je déposais ma conscience à ses pieds.
Le plus étonnant pour moi, ce ne sont pas les neuf ans passés pendant lesquels il m’a pillée, ce sont les neuf ans pendant lesquels je me suis menti pour survivre. J’ai cru à l’amour quand il ne s’agissait que d’envoûtement et d’emprise, j’ai dit qu’il était le plus grand libérateur de femmes et qu’avec lui j’étais au paradis. J’ai brouillé toutes les pistes pour qu’on me laisse en liberté en enfer.

Pour ma part, sans avoir jamais été un grand admirateur du cinéma de Bertrand Blier (à son anarchisme je préférais celui de Mocky, moins misanthrope et plus politique) et sans avoir pris énormément de plaisir devant ses film, du moins (cela suffirait-il à exiger de moi un mea culpa ?) étais-je content qu’il existe dans le paysage du cinéma, en tant que radicalité, en tant que champ des possibles, en tant que provocation et baromètre de la possibilité de provocation, en tant que tête-de-turc des réacs (ainsi lorsque Zemmour consacre un chapitre de son Suicide français à expliquer que Les Valseuses est la métonymie voire la cause princeps de la décadence française, je m’insurge aussi sec et soudain je suis prêt à défendre Blier contre Zemmour).

Pourtant, si je veux être cohérent avec moi-même (et je veux toujours être cohérent avec moi-même), il me faut reposer la question précédemment soulevée pour juger les films et les mémoires de Polanski : ses oeuvres sont-elles complices de quelque chose ?

Celles de Polanski, non (parfois, tout au contraire : il faudrait évoquer Tess, film qui dénonce les abus sexuels d’une jeune fille utilisée, manipulée, humiliée, mais alors prendrions-nous le risque de nous voir rétorquer que son réalisateur est un violeur et par conséquent un hypocrite ?).

Celles de Blier, oui. Sous couvert de liberté, d’anarchie, d’humour le cinéma de Blier est profondément misogyne. Les femmes y sont rabaissées, humiliées, violées, jetées après usage, et c’est vachement marrant. Grinberg rappelle opportunément que dans Les Valseuses, Miou-Miou se fait insulter et cogner du début à la fin. Hymne à la liberté, Les Valseuses est peut-être surtout un hymne à la liberté des hommes.

Il me disait que toutes les femmes étaient des putes, des connes, des salopes. (p. 57)

Si c’est Anouk Grimberg et non Eric Zemmour qui ringardise définitivement Bertrand Blier, je m’incline. Respect.