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Choisis le monde (Un été à Kafkaland, 1/5)

Pendant mon adolescence, Franz Kafka a été le premier écrivain (ou peut-être le deuxième, après René Goscinny) à me procurer un tel choc immédiat, un tel goût de revenez-y et d’arrière-monde à explorer, que j’ai pris à son sujet l’engagement de tout lire, de la première à la dernière ligne.

35 ans plus tard, à l’occasion des 101 ans de sa disparition (j’ai dédaigné le centenaire) ainsi que d’un voyage dans sa ville natale, je m’y remets. Car non seulement n’ai-je toujours pas tout lu de Franz Kafka (je me crois immortel ou quoi), mais je réalise que je ne lirai jamais tout, qu’il est impossible de tout lire de Kafka, par définition.

La raison en est qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même Kafka.
Ce qu’on a lu, on ferait bien de le relire pour se rendre compte qu’on ne l’avait pas lu.
J’avais lu il y a fort longtemps une nouvelle intitulée Le verdict. Elle n’existe plus. Elle a été remplacée par une retraduction intitulée La sentence. Ainsi lis-je quelque chose de nouveau. Si la nouveauté est flagrante dans ce cas puisque les mots ont changé, elle est sensible également chaque fois que ceux-ci sont restés intacts, sans le crible de la retraduction. C’est que le lecteur lui-même aura changé, et la lecture idem.

La sentence fait partie des rares textes de Kafka publiés de son vivant, et des rarissimes que son auteur ne souhaitait pas détruire à jamais, en effacer toute trace avant de mourir. De fait, c’est sans doute son premier chef d’oeuvre.
Puisqu’il en a connu la publication, il en a connu aussi la réception critique : « Étude laborieuse et tirée par les cheveux sur les malades mentaux » (au fait, cette sentence sur la Sentence pourrait aussi bien peser sur l’oeuvre entière de Kafka).

Kafka estimait que les bonnes critiques relevaient d’un malentendu et étaient inutiles et exagérément élogieuses (j’ai bonne mine, moi, à parler de ses chefs d’oeuvre), tandis que les mauvaises critiques lui semblaient raisonnables. Voilà qui m’éclaire sur un aphorisme énigmatique de Kafka que j’ai souvent remâché sans jamais en percer tout-à-fait le sens : « Entre toi et le monde, choisis le monde », injonction bien trop complexe et ambiguë pour être réduite à une simpliste haine de soi, et que je situerais plutôt du côté de l’amor fati nietzschéen.

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