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Presse à sensation

Le chemin qui me mena vers ce livre fut tortueux.
Le choc de la découverte des Lettres à des morts m’avait rendu curieux de son environnement : la riche et étrange collection Cosaques des éditions Cent pages. Mais si Lettres à des morts était un bref vade-mecum de l’horreur, mince et brève plaquette tenant dans la paume, je tombe envoûté, dans cette même collec, par l’exact contraire : Arrestations célèbres d’Emmanuel Bove est un extraordinaire livre-objet se déployant en géant, tel, et pour cause, un magazine tabloïd. Chaque page cache en pop-up le fac-similé de la une d’un journal des années 30.

Bove ? Attends une seconde.

M’apprêtant à chanter les louanges d’Emmanuel Bove je suis soudain freiné par un doute : n’ai-je pas déjà sur ce blog ressassé son éloge à maintes reprises ? Je me fais vieux puisque comme tel je retourne sempiternellement aux auteurs que j’aime, je les lis et relis au lieu que d’être attentif aux nouveautés, ce qui fait qu’à chaque nouvel artik ici-bas je crée des liens bleus vers des vieux artiks où je clamais les mêmes cinq ou six admirations littéraires parfois avec les mêmes mots, à peine plus nombreux.

Mais non… Ça va… Recherche et mots clefs dans ma propre maison me révèlent que j’ai, à ce jour, très peu parlé de Bove au Fond du Tiroir. Alors que je le lis depuis quelques décennies, que j’aime ses calmes déchirements, ses drames en chambre, sa marginalité propre-sur-elle, sa manière de ne pas être tout-à-fait là, son orgueil déguisé en discrétion, sa minutie en détachement, sa poésie timide et opiniâtre qu’il garde pour lui et nous ferons de même.

L’étrange compilation par laquelle je retourne à Bove cette année, Arrestations célèbres, le présente ainsi, reproduisant un entrefilet de Détective n°402 daté du 2 juillet 1936 :

Une seule ligne parfois dans un petit journal de quartier ou de province contient toute la misère, la folie, l’amour du monde. (…) Emmanuel Bove, l’un des jeunes maîtres du roman contemporain, se penche cette semaine sur ces « faits divers inconnus » .

Jeune maître ? Une expression proche m’était venu spontanément pour le qualifier : petit maître. Je la contrôle aussitôt dans des dictionnaires, je ne voudrais pas dire de bêtises, je me fais aussi pondéré et hésitant que certains des personnages de Bove.
Je trouve ceci. Petit maître : Jeune élégant aux allures et aux manières coquettes, affectées et prétentieuses. Non, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, Bove élégant prétentieux ? Loin de là.
Je poursuis mes investigations dans le vocabulaire des beaux-arts. « En peinture, un petit maître est un peintre qui « n’a pas la notoriété des peintres reconnus et recherchés », bien qu’ayant potentiellement contribué dans l’ombre à l’histoire de l’art. » Oui ! Cette fois on y est, exactement, Emmanuel Bove (1898-1945) n’a aucune notoriété bien qu’il ait contribué dans l’ombre à l’histoire de l’art. À mon histoire de lecteur en tout état de cause.

Les titres de ses romans ne paient pas de mine. Mes amis, Armand, Un père et sa fille, Le pressentiment, Un soir chez Blutel, Le pressentiment, Le piège, Un célibataire, La coalition, Un homme qui savait… Pourtant, une fois qu’on les a lus on les retient, et on ne les confond pas. On sait les abîmes que leur simplicité cache, par pudeur.

Bove qui a, aussi, gagné sa croûte en écrivant des polars sous pseudonymes, s’engage en 1936 dans la rédaction de notules consacrées à l’arrestation de grands criminels, au sein de Detective, le grand hebdomadaire des faits divers. Ce canard sanglant est lancé dès 1928 par Gallimard, oui, le Gaston en personne, éditeur plein de flair, et a connu en un presque siècle divers avatars plus ou moins honorables et glorieux, changeant de nom pour devenir Qui ? Police dans les années 70 puis Le nouveau détective dans les années 80. Incidemment, il vient de trouver un écho dans l’actualité cinématographique : dans le récent Rapaces de Peter Dourountzis, Sami Bouajila incarne un reporter retors voire filou bossant pour le journal Détective, réhabilitant discrètement ce titre archaïque et disparu, dont on aperçoit quelques numéros historiques affichés dans la salle de rédaction… Au fait, le film est excellent – débutant comme un quasi-documentaire sur le métier de fait-diversier, et se terminant sur un suspense qui tétanise à même le fauteuil.

Mais revenons en 1928 : avec Détective, Gaston rencontre un fulgurant succès populaire tout en sauvant l’honneur. Certes il vend du papier à la populace friande de frissons et de crapulerie mais la dignité littéraire est sauve, puisque l’ours déborde de plumes prestigieuses : Joseph Kessel, François Mauriac, Marcel Achard, André Gide, Pierre Mac Orlan, Georges Simenon, Marcel Duhamel, Francis Carco, Albert Londres… Toute la NRF s’encanaille ! Après tout, la littérature ne s’est-elle pas toujours, au moins depuis Balzac, Stendhal, Hugo, Zola… abreuvée aux sources des faits divers ? Le reportage devient ainsi l’un des deux moyens (l’autre étant la Série Noire, autre trouvaille géniale de Gallimard) pour les littérateurs de s’emparer du monde, à pleines mains ensanglantées.

Parmi ce panthéon, Bove est conforme à sa profondeur modeste, il ne donne pas dans le grand reportage mais dans le petit, au coin de la rue.

Dans la formidable compilation conçue par Cent pages, on trouve tous les faits-divers couverts par Bove au fil des ans, par exemple sa rencontre avec un forçat gracié à l’occasion de sa libération et du début de sa nouvelle vie (« Jean Hateau est donc un homme comme tout le monde, qu’aucun signe ne distingue des autres humains »… Cette phrase est-elle un cliché ? Est-elle devenue un cliché entre temps ? En tout cas elle est prodigieusement représentative de son auteur). Surtout, le plat de résistance est la série, pratiquement le feuilleton, en quatre épisodes, qui donne son titre au recueil : Arrestations célèbres, par lequel Bove se spécialise dans le récit de l’instant crucial où le criminel est mis hors d’état de nuire.

L’arrestation d’un criminel est la chose la plus émouvante, la plus dramatique qui soit. Plus encore qu’en s’entendant condamner à mort, il sait ce qu’il perd. Il défend sa liberté comme un naufragé sa vie – les policiers ne le savent que trop – une liberté qui n’est pourtant plus qu’à la merci d’une panne d’auto, d’une porte fermée, d’un incident fortuit.

L’ouvrage étant épuisé, on lira ici faute de mieux la préface de l’éditeur, Jean-Luc Bitton.

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