Archive

Archives pour 04/2010

Manquait plus que le préfet ! (coda)

21/04/2010 un commentaire

(Post-scriptum nocturne de mon feuilleton de tous les dangers dans les collèges et lycées de France : triptyque thèse, antithèse, synthèse.)

Pendant ce temps, il est des pays où les gens au creux des lits font des rêves. Une jeune fille avec qui je suis en correspondance, et qui ignore tout de mes aventures en Éducationie-terre-de-contrastes, me demande de mes nouvelles, tout en précisant qu’elle en a reçues pendant la nuit. Elle supposait que j’allais plutôt bien, puisque  « cette nuit dans un de mes nombreux rêves étranges tu faisais la une d’un journal pour tes ateliers de peinture contemporaine avec des enfants handicapés, dans le bar d’une ville quelconque où tu venais d’exposer le fruit de vos travaux. Je venais voir l’expo. »

Comme on le sait, j’adore les récits de rêves (pas seulement les miens, ni ceux d’autrui où je figure)… Voyons voir : un bar, des enfants handicapés, et une exposition de peinture, à votre bon cœur… C’est tout ensemble n’importe quoi, et confondant de justesse.

Mais puisqu’elle attend de mes nouvelles, voici. Quant à moi, je me trouvais il y a quelques nuits à peine, en Italie.

Je descends d’un bus, un sac sur le dos. Le bus s’en va, vide, j’étais le dernier. Je me trouve dans un village de montagne. Je sais que je suis en Italie. Je suis là pour faire la classe à des enfants dont j’ignore l’âge. Je cherche l’école du village, j’ai dans la main un plan qu’on m’a fourni. Les rues du village sont boueuses, poussiéreuses, non goudronnées. Je passe sous un porche en arche et pénètre une grande cour carrée, bordée de boutiques aux enseignes défraîchies, que je ne parviens pas à déchiffrer, je ne reconnais pas la langue italienne. Traversant la cour, j’enjambe des poules, des oies, des cochons, mais aussi des enfants, ce qui me permet de penser que je suis sur la bonne voie. J’observe l’intérieur des boutiques à travers les fenêtres. Derrière l’une d’elles, je vois plusieurs enfants assis, je me dis « je suis arrivé », et j’entre.

La classe n’est pas disposée de façon ordinaire, on dirait plutôt un mini-amphithéâtre : le premier rang est à mon niveau, mais les rangs suivants sont surélevés, marche après marche, jusqu’à toucher le plafond. Je me présente aux enfants. Leur âge est imprécis : je distingue des tout petits, mais aussi des ados, peut-être le village n’a-t-il qu’une classe unique. Comme je ne suis pas certain de ce que je suis censé leur enseigner (suis-je là pour leur parler de mes livres ?),  j’entreprends de raconter mon voyage. Mon récit les intéresse peu, mais je suis rassuré de m’exprimer fluidement, sans ruptures : soit je parle très bien l’italien, soit ils comprennent très bien le français.

Petit à petit, un brouhaha monte des rangs. Je continue à raconter mon voyage, les paysages, le temps qu’il faisait sur la route… Mais la classe gronde, il se passe quelque chose. Je finis par comprendre en remarquant une petite fille en larmes au premier rang : elle est la déléguée de la classe, et comme elle est contestée pour une raison que j’ignore, tous les autres élèves disent du mal d’elle, l’insultent, avec des mots que je ne comprends pas, certains mêmes la frappent, ce vent mauvais est celui d’une révolte, qui pourrait finir en lynchage.

Je décide, puisque je suis ici, de cela au moins je suis sûr,  pour donner de la parole, de m’adresser directement à cette malheureuse fille, afin de la consoler. Je sais l’histoire que je vais lui dire : dans une tribu primitive, éloignée de la civilisation et observée pour la première fois par un ethnologue, les mœurs politiques consistaient jadis à choisir un chef, à lui laisser tout pouvoir pour une durée donnée, et ensuite de le tuer et de le manger à la fin de son ‘mandat’, avant de choisir un autre membre de la communauté.

Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, j’entame cette histoire. Mais rien à faire, je ne parviens jamais à terminer ma première phrase. Il se passe toujours quelque chose dans les rangs qui m’empêche de poursuivre : un éclat de voix, une altercation entre deux élèves, ou une question posée sans le moindre rapport avec ce que j’essaye de dire. Je tente de crier, « Laissez-moi vous raconter, vous allez voir, c’est intéressant ! » Et cette pauvre fille qui pleure toujours.

Mais encore une fois, je suis interrompu. Cette fois, c’est par l’entrée d’un adulte dans la classe. D’un seul coup, tous les élèves se taisent et se dressent au garde-à-vous. Il s’agit sans doute du directeur de l’école. Il a l’air très ennuyé. Derrière lui, je distingue deux carabiniers en uniforme des années 20 (avec chapeau de gendarme type Guignol), et un homme imposant, regard hautain, mâchoire carrée et haut-de forme. Bon sang, il ne manquait plus que lui : c’est le préfet ! Quelqu’un m’aura sans doute dénoncé. Je travaille ici sans autorisation, je ne suis pas en règle, je vais me faire expulser.

Je m’esquive discrètement pendant que le directeur prononce un petit discours aux enfants. Je suis à nouveau dans la cour carrée, je cherche une issue. Je m’aperçois que l’un des côtés de la cour est doublée par un canal. Je n’hésite pas, je plonge, je nage dans une canalisation. J’y vois très clair : j’avance dans un tuyau métallique carré, éclairé au néon. Mais je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir retenir ma respiration.

Je me réveille.

(Et maintenant que je suis réveillé, je m’en vais pour quelques jours de congés dans le Piémont, tout près du village natal de mon grand-père.)

Pourri, résistance, rébellion

17/04/2010 2 commentaires

(Troisième et dernier volet sur mes récentes interventions scolaires. Je ressasse sans doute, un peu, parce que ça me reste en travers, je ressasse si je veux, t’as compris ? C’est mon blog.)

Sans avoir sciemment noirci le tableau, j’ai rédigé mon précédent article à charge, afin de transcrire aussi fidèlement que possible mon désarroi chez Lucie-Aubrac, face à cette génération coupée de l’écrit et conséquemment déstructurée, face à la crise dans l’éducation, dans la culture – et partout ailleurs dans la cocotte minute. Je suis, et je ne vois pas pourquoi je le cacherai, consterné et même inquiet par la fermeture de ces mômes, leur violence, leur rejet de l’école intériorisé comme normal, comme fatal, l’étroitesse de leur imaginaire (ils peinent à construire, non seulement une phrase, mais une histoire, un récit, une perspective, on a l’impression que fait défaut l’idée même que quelque chose peut advenir).

Je ne suis en prise qu’avec l’un des symptômes de questions sociales beaucoup plus graves (quels adultes seront-ils ?), et je me sens dérisoire comme une erreur de casting. J’entrevois ce qu’il faudrait faire, mais je n’en ai pas les moyens. Je ne suis qu’un minuscule outil, instrumentalisé dans le ‘socio-cul’ (pour méditer sur les ravages du socio-cul et l’éradication symétrique de l’éducation populaire, voir ici), confronté une petite poignée d’heures à ces enfants à problème (pour qui ?), je leur dirai au-revoir puis je rentrerai chez moi, loin d’eux, composer tranquillement mes poëmes qu’ils ne liront pas… Comme on me l’a dit un jour, remuant le couteau de ma mauvaise conscience : « Toi, de toute façon, tu t’adresses aux bons élèves ». Voilà où m’a mené l’ambition de m’adresser à tous et à personne.

Bien sûr, je me remets en question : je ne suis pas à la hauteur, je ne sais tout bonnement pas faire, j’usurpe. Je prends ce risque-là en me frottant à eux. Comme l’écrit Jeanne Benameur (ma marraine) dans un témoignage sur ses propres rencontres avec des classes : écrire est risqué « comme rencontrer une classe. Il y a toujours risque à se confronter à l’autre. En soi ou hors de soi. C’est vers la conscience de ce risque que j’essaie d’amener les élèves au cours d’une rencontre. Dans une société qui pose en première place la sécurité, voire le « sécuritaire » l’expérience littéraire, celle de l’écriture, celle de la lecture, suppose de se risquer sous la peau de l’autre et c’est un acte profondément civilisateur. C’est cette conviction qui m’anime lors de chaque rencontre. » Okay, la rencontre civilisatrice n’a de valeur que si elle est risquée, et si elle est risquée alors il faut envisager qu’elle puisse se passer mal, ou pas du tout.

Alors on y retourne. On va au contact, et on improvise. On fera ce qu’on pourra. Des techniques, sinon des méthodes ?

Lire. Oui, comme Nadia R. l’a suggéré en commentaire, offrir une lecture à voix haute. Leur lire puisqu’ils ne lisent pas. Sans l’illusion que cela les fera lire, mais avec l’ambition de les toucher tout de même avec des mots choisis. J’ai expérimenté bien souvent cet exercice, pour lequel je crois posséder désormais un certain savoir-faire. Certes, je capte parfois leur attention.

Écrire. Là, c’est plus délicat. Des ateliers d’écriture ? Ils sont, pour beaucoup d’intermédiaires conviant les auteurs à rencontrer des élèves, le coeur même et l’objectif de ces rencontres. Or je n’ai guère de goût ni de compétences pour ces ateliers, je l’avoue, parce que l’idée  que je me fais des ateliers d’écriture (peut-être fausse – en tout cas politiquement incorrecte) est qu’ils consistent à dire à la cantonade, et avec un sourire bienveillant, ‘Écrire c’est facile‘. Or, ce serait pour moi de la démagogie, car je trouve qu’écrire est plutôt difficile. Je ne vois pas pourquoi j’imposerai à des jeunes (ni à qui que ce soit) mes critères d’exigence en matière d’écriture, je ne me sens pas très sincère en leur disant ‘Elle est très bien, là, ta phrase, continue…‘, et je persiste à croire qu’un professeur ou un documentaliste est mieux placé que moi pour faire écrire les élèves. Au mieux, je peux leur dire, ‘Voilà, c’est ainsi que j’écris, mais cette méthode n’est valable que pour moi‘.

Revenons chez Lucie : la prof de français, jeune, de bonne volonté, aussi enthousiaste que possible (que deviendra son enthousiasme ? par parenthèse, que fait-on de l’enthousiasme des jeunes profs frais émoulus quand on les envoie systématiquement faire leurs armes dans des établissement aussi difficiles ? encore une question politique), les fait écrire. C’est laborieux, chaotique, mais parfois on touche au but : ils ont écrit. La prof a eu l’idée de leur proposée la méthode explicitement employée dans TS : prendre un mot au hasard, et à partir de ce mot construire une narration, dérouler sa propre histoire.

Je lis un texte rédigé par une jeune fille, l’une des plus grandes gueules de la classe, l’une des plus indociles. Pourtant, elle écrit. Elle a choisi trois mots, sans passer par le hasard : résistance et rébellion, parce qu’ils travaillent en classe (« Lucie Aubrac » oblige, sans doute) sur cette thématique ; et pourri, qu’elle a choisi seule.

Une militante doit résister à sa douleur. Même si elle a mal, elle doit être forte et marcher la tête haute, ne jamais se rabaisser, et continuer son chemin.

Tant que je n’aurai pas mes droits, je me rebellerai contre le système raciste, même si la mort doit venir. Jusqu’à ce qu’elle vienne, je me rebellerai.

Je suis en 4e4. J’ai 14 ans. Aujourd’hui à 8h30, j’ai cours de français. C’est un cours pourri. Tellement pourri que j’ai plus envie d’y aller, ça me saoule.

Je fais la part de la provoc facile, du défoulement, de l’injure un peu cliché contre le ‘système’. Après l’échauffement, les trois essais, vient un texte de plus longue haleine, le vif du sujet.

J’ai 14 ans, je suis kurde, j’habite en France. J’ai toujours voulu l’égalité, que tout le monde dise qu’on est tous humains. Mais si on regarde le monde ! On voit que ça continue, encore, le capitalisme, le racisme, qui ne donnent aucun droit à ceux qui n’ont pas la même culture, pas la même langue. Ceux qui se battent pour avoir ces droits interdits sont mis de côté, ou au dernier rang. Alors que ceux qui ont la bonne culture, la bonne religion, les bonnes racines, sont venus comme des barbares, ils ont envahi la terre des gens qui habitaient là depuis 2000 ans. Ces barbares disent aujourd’hui que c’est leur pays, qu’ils sont les propriétaires, qu’ils imposeront leur langue et leur culture, que les autres seront interdites. Eh ! bien, non. Ce peuple est là, aujourd’hui, et depuis des années, ils ne bougera pas. Il ne se rabaissera jamais, il restera jusqu’à obtenir son droit sur cette terre et sur toutes les choses qui lui appartiennent. Aujourd’hui, 2010, les Kurdes sont plus de 50 millions, ils sont intelligents et indépendants, ils sont rebelles et forts, les barbares le savent très bien ! Les barbares n’ont plus de force, ils ne nous soumettrons plus à leur dictature raciste ! L’armée de militants kurdes fait la guerre, nous donnerons notre vie pour notre terre. Nous avons une histoire, une culture, une richesse culturelle à protéger, pour retrouver le nom de notre pays sur toutes les cartes mondiales, pour montrer l’intelligence, la puissance, l’honnêteté kurde, et gagner quelque chose, si nous le voulons !

Je suis épaté. Je lis, je prends, je ramasse, je me tiens pour dit. Je dois trier, à nouveau, évacuer les facilités, les dangereuses revendications identitaires s’imaginant les autres ‘barbares’ (ostracisme que je n’absoudrai jamais, nulle part, pas même pour le malheureux peuple kurde, martyre), mais je retiens cette rage, cette fierté, cette colère, et cette façon de l’exprimer. Oui, je suis épaté. J’ai envie de lui dire ‘Il est bien, là, ton texte, continue…‘, je suis peut-être mûr pour animer un atelier d’écriture après tout. J’ai reçu une leçon. Agressé par le premier accueil qui m’a été réservé ici, j’en avais presque perdu la capacité d’être étonné par eux, de recevoir leur texte, de découvrir leur rage, de comprendre leur fierté. Il me fallait réapprendre à écouter – un peu comme eux, en fait. Tout n’est peut-être pas perdu.

Je souhaitais terminer ce grand reportage en Éducation Nationale par cette jeune fille, sur l’impression qu’elle m’a laissée : ces jeunes gens malcommodes ont bel et bien quelque chose à dire. C’était évident, et je l’avais presque oublié. Qui saura parler avec eux ?

Post-scriptum, Janvier 2011 : je rédige enfin le compte-rendu que je devais contractuellement à la Maison des Ecrivains, consultable sous ce lien. Je sais que ce rapport a huit mois de retard, que c’est de la moutarde après dîner, que plus personne ne l’attend… mais il me fallait tout de même le boucler maintenant, pour mémoire, pour moi : mon prochain programme de rencontres au sein de ce dispositif se mettant en place (je pars lundi à Limoges), il était temps de faire le point, ou de laver l’ardoise.

(Prochainement sur cet écran, l’épilogue nocturne : Manquait plus que le préfet !)

Le livre par terre

11/04/2010 9 commentaires

(Suite directe du précédent article, à propos de mes interventions en milieu scolaire.)

Ce qui me plaît aussi, dans ces invitations scolaires, c’est que je vois du pays. J’aime aller vérifier sur place que les êtres humains y sont à peu près les mêmes qu’ailleurs. En 2009, je partais à la Réunion, et c’est la destination la plus lointaine et exotique que je dois, que je devrai jamais sans doute, à mes livres. C’était dans le cadre de l’opération À l’école des écrivains, des mots partagés, qui expédie des écrivains missionnaires dans des collèges dits « ambition réussite », expression langue-de-bois signifiant : collèges ‘difficiles’, d’une âpreté sociale et scolaire aggravée par l’abandon de la carte scolaire, fréquentés par des mômes du lumpenproletariat, massivement issus de l’immigration, en échec scolaire, déconnectés de l’écrit, de l’école, d’eux-mêmes. Je suis revenu enchanté de mon aventure réunionnaise. Certes, enchanté par le dépaysement, puisque j’étais alléché par cette destination, soupçonnant la misère (scolaire) d’être moins terrible au soleil ; mais enchanté aussi par le travail accompli, bon exemple de ce que je mentionnais la dernière fois : devoir accompli, et plutôt bien accompli, je crois.

2010 : je rempile À l’école des écrivains. Cette fois-ci, fini l’exotisme : je suis affecté dans une classe de 4e du collège Lucie-Aubrac, à la Villeneuve de Grenoble, à 15 kilomètres de chez moi. Je m’y suis déjà rendu par trois fois – reste une séance, prochainement. Je ne me suis jamais trouvé confronté à une classe aussi dure, et alors là, oui, je tombe dans l’autre cas de figure : j’en sors frustré et perplexe, échouant à établir le contact avec ces adolescents, doutant de leur avoir apporté quoi que ce soit, doutant d’en être capable, me prenant dans la gueule vingt ans (au moins) de crise de l’éducation, en tant qu’institution et en tant que représentation.

Je sens que je vais avoir du mal à raconter. Tant pis, je me lance. J’entre dans la classe. Ils n’ont pas lu mon livre. Ce n’est pas grave en soi, nous n’avons qu’à prendre le temps de faire connaissance, je peux lire à voix haute, je peux parler, nous pouvons discuter… Sauf que c’est très difficile. Je commence à me présenter… le brouhaha ne cesse pas une seconde, basse continue avec des éclats de voix ici et là. Ils bavardent, ils s’interpellent, ils consultent leurs téléphones portables, ils se demandent à peine (contrairement à moi) ce que je fais là. L’un des garçons fait le vent, et il ne cessera quasiment pas de faire le vent pendant toute la séance. Il souffle en relevant le col de sa veste : « Whou, hou !… », ainsi de suite. Tout en parlant, je me perds en conjectures sur la signification de ce bruitage, une métaphore sûrement, mais de quoi ? Et soudain, j’avise au fond de la classe, mon livre, par terre. Le prétexte, le support de ma présence ici. Mon TS, mon sang, ma sueur et mes larmes, jeté au sol. Que fait-il là ? Je m’interromps – le brouhaha, non.

Je me considère blindé du point de vue de l’ego, je ne prends pas pour un affront personnel ce puissant symbole de rejet. Ce n’est pas mon livre qui a été jeté au fond de la salle, mais le livre en général. Le livre est à terre. Pour eux, pour l’école, pour l’Education nationale. Je dis : « Mais… Qu’est-ce qu’il fait là, ce livre ? » Ils ne prêtent pas attention à cette question. Personne n’en veut, de ce livre. La prof de français, en revanche, s’empresse : « Mais oui, c’est vrai, qu’est-ce que c’est que ce livre ? Il est à qui ? Qui a jeté son livre ? » Personne ne répond. Elle se précipite au fond de la classe, ramasse le livre, et revient le déposer sur son bureau en expliquant que c’est mal de jeter des livres. La séance se poursuit.

Je m’efforce de leur parler, « Je ne peux pas faire d’angélisme, je ne peux pas vous dire : lisez, c’est bon pour vous. Je ne peux que témoigner que lire a été bon pour moi… », j’essaye, je parle, je parle, je ne suis pas en capacité de mesurer ce qu’ils entendent… Pendant ce temps le vent souffle : « Whou-hou ! » Le temps que la prof fasse une réflexion pour faire cesser la soufflerie, deux autres se sont levés ou ont engagé une autre conversation. Je commets l’erreur de hausser le ton. Une jeune fille me répond :  « Mais monsieur, pourquoi vous nous criez dessus ? Ça ne sert à rien. » Elle a parfaitement raison, bien entendu.

La prof fait une tentative à son tour : « Ce roman parle de l’adolescence, parle de la vie au collège… Est-ce que vous vous y retrouvez ? Vous avez une réaction ? Vous avez quelque chose à dire à Fabrice Vigne qui est venu pour vous en parler ? » Comme elle interpelle nommément un gars près de la fenêtre, celui-ci est obligé de répondre. Il finit par dire : « Ça va. Ça ne me dérange pas. » Je ne le dérange pas. Que dois-je en penser ? En tout cas, pas « toujours ça de gagné ». J’aurais infiniment préféré le déranger, je n’ai pas trouvé les mots.

Nous enchaînons en discutant (?) de l’écriture. De la façon dont j’ai écrit ce livre : « J’ai procédé  comme mon personnage. À chaque chapitre, j’ai pris un mot au hasard dans le dictionnaire, et j’ai écrit mon histoire autour de ce mot. Parce que c’est avant tout un roman sur le langage : si vous maîtrisez le langage, vous maîtrisez votre rapport au monde, vous vous maîtrisez. Alors mon personnage se réfugie dans son dictionnaire, il y puise des mots en étant convaincu que c’est la vérité… C’est ‘un livre qui dit la vérité’, un livre sacré, comme la Bible ou le Coran… »

Un petit gars au fond de la classe, à gauche, à côté de l’endroit où était jeté le livre, semble se réveiller. Il me « calcule », bravache, il me parle pour la première fois : « Quoi, m’sieur ? Vous croyez que la Bible, c’est la vérité ? Qu’est-ce qui vous dit que c’est la vérité, la Bible ? »

Il n’a manifestement rien compris de ce que j’essayais d’exprimer. Il a embrayé directement sur une agression communautariste : tout ce qu’il voit en moi est un représentant du ‘système’, des classes dominantes, françaises, blanches, lettrées, chrétiennes – une cible. Il me sert un combat de néo-colonisé contre le néo-colon que je suis, du Franz Fanon dénaturé, décérébré façon gangsta, il défend sa religion et s’en prend à « la mienne », son Coran contre « ma » Bible. Ah, le con. Je suis atterré par l’obscurantisme (1) de sa réaction.

Je me sens désemparé, impuissant. Je repense à ce que m’avait dit une enseignante, il y a déjà plusieurs années, alors que j’intervenais dans sa classe : « Je sens venir un nouvel illettrisme, depuis quelques années. Cela m’inquiète beaucoup. Comme un signe avant-coureur de guerre civile. » Ce jour-là, j’avais trouvé qu’elle exagérait, qu’elle était alarmiste, guerre civile comme vous y allez, je m’étais efforcé de la rassurer, de rationaliser…

Que faire ? Il y a forcément quelque chose à faire… Il me reste une séance avec eux… J’y retourne…

(Suite et presque fin prochainement sur cet écran : Pourri, résistance, rebellion.)

(1) – Attention. Étant donné le caractère sensible de ces matières, le mot ‘obscurantisme’ dans ce paragraphe pourrait me valoir facilement un procès d’intention en islamophobie. Aussi je me sens obligé d’enfoncer une porte ouverte, et de préciser ma position : je  ne veux pas me mettre les musulmans sur le dos. J’espère au contraire les avoir tous, les obscurantistes, dans le dos. J’affirme donc que je ne stigmatise pas l’Islam. Mon intention est plutôt de stigmatiser la religion, quelle qu’elle soit. Celle, aussi bien et très chrétienne, de l’individu qui nous tient lieu de Président de la République : une déclaration comme « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur», qui ne peut que jeter de l’huile sur le feu, est un symptôme différent du même obscurantisme contemporain. Je respecte la foi (et c’est sur ce respect que j’ai écrit Les Giètes, figurez-vous) quand elle crée un lien au monde, à l’autre, à la connaissance, mais je méprise de toutes mes forces cette foi-là, cette foi qui se passe de la connaissance, cette foi d’autant plus intolérante qu’elle est superficielle et ignorante, cette foi qui donne un vernis « d’esprit » à tous les embourbés du matérialisme, qu’ils soient Présidents de la République ou collégiens indigents des cités. Cette foi littéralement obscurantiste (persiste et signe), qui n’encourage certainement pas à lire, pas plus les textes sacrés qu’autre chose, transformant les livres saints en grigris magiques intouchables, tabou, alors que ces livres devraient être, comme n’importe quel livre et comme des dictionnaires, des supports à sagesse et exégèses, à échanges, à discussions. Et dire que ces foutues superstitions de masse s’intitulent « religions du livre » ! Suis-je clair ?

Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont de l’esprit mais pas de religion,
Et ceux qui ont de la religion mais pas d’esprit.

Abu-l-Ala al-Maari, poète arabe (973-1057)

Retour au lycée

08/04/2010 2 commentaires

(Premier épisode d’une série de trois, ou quatre, on verra.)

Chaque année, bon an mal an, j’accomplis avec constance, curiosité et scrupule, quatre ou cinq rencontres scolaires dans des lycées, et presque autant dans des collèges. Je n’en suis pas encore blasé. Pour la plupart, ces interventions ont lieu dans le cadre du dispositif SOPRANO de l’ARALD (et voilà une occasion supplémentaire de remercier la Région Rhône-Alpes pour son soutien, ah c’est vrai, je la remercie très sincèrement la Région, on s’étonne du taux d’abstention aux élections régionales, il me semble que la raison en est que personne ne sait à quoi elle sert, cette pauvre Région – or, moi, je sais : la région soutient la Littérature, merci la Région), et portent sur TS, qui, quoique mon plus vieux livre, et l’unique paru « pour adultes », demeure le plus à même de chatouiller un public ado – pas à un paradoxe près, on ne reviendra pas là-dessus.

Exception notable : c’est avec Les Giètes pour prétexte qu’a eu lieu l’une de mes dernières incursions marquantes en lycée. Un lycée pro, BEP « service aux personnes », m’avait invité au motif que ces jeunes filles (seulement trois garçons dans les rangs) se destinaient aux métiers type « assistance aux personnes âgées ». J’ai parlé d’assistance aux personnes, comme requis, puis de mille autres choses. Très bon souvenir, première et unique fois que je passais avec une même classe toute une journée, pleine de rebondissement… Comme je présentais à la classe mes autres livres, j’exposais la genèse de J’ai inauguré IKEA : « Moi, IKEA, je n’aime pas ça, ça me fait même peur. Il faut toujours écrire sur ce qui nous fait peur. L’une des origines de ce livre, c’est que j’ai lu dans un article qu’un Européen sur six était conçu dans un lit IKEA. J’en ai eu le sang glacé. »
Une élève, un doigt en l’air : « Ben… Je comprends pas pourquoi… Franchement, pas de quoi avoir peur, m’sieur… »
Une autre, qui engueule la première : « Mais si ! Attends, c’est dégoûtant ! Nous, on y dort, après, dans ce lit ! » (rires)
Je ne vois pas comment je pourrais en venir à me lasser des rencontres scolaires.

Pourquoi conservè-je un tel goût pour ces interventions publiques, alors que certains auteurs, plus connus que moi, plus aguerris, plus prolifiques, voire plus talentueux (ou les quatre à la fois : Jean-François Chabas), en ont soupé et déclinent systématiquement toute invitation en milieu scolaire ?

Bon, faisons immédiatement un sort au tabou phynancier : intervenir en classe est, en toute franchise, intéressant du point de vue numéraire. Lorsque je fais respecter les tarifs de la Charte des auteurs jeunesse, je gagne en trois ou quatre jours d’intervention l’équivalent des droits d’auteurs perçus pour un roman qui m’aura demandé un an de travail ou davantage. Easy money.

Mais je vous prie de ne pas me croire vénal, ni capable de prostituer la parole que je viens délivrer là. Comme j’ai eu l’occasion de le déclarer, précisément à une classe de collège, « Je ne fais rien pour l’argent. À part lorsqu’on a faim (et je n’ai pas faim), l’argent est la pire raison de faire quoi que ce soit, c’est avilissant ».

La vérité est que ces moments d’intervention, de confrontation, de remise en question sur le métier, je les aime.

J’aime être là, j’aime donner mon show un brin narcissique à ces jeunes gens, j’aime échanger avec eux, j’aime leur donner à rire, à s’émouvoir, à réfléchir, j’aime trouver en direct des réponses neuves à des vieilles questions. J’aime ce contact direct, de la même façon que j’adore me retrouver sur scène pour mon spectacle musical adapté des Giètes, et vive le spectacle vivant, la mise en présence en chair et os, en-cet-en-endroit-en-cet-instant, de celui qui dit et de celui qui écoute, strictement le contraire de l’expérience littéraire.

J’aime tout cela ; mais aussi, je crois sincèrement qu’il est important de s’y consacrer. On me jugera prêcheur, naïf ou bien-pensant, tant pis, je ne vais pas m’excuser d’avoir des convictions : j’estime que faire ces rencontres, c’est faire le bien, c’est une mission d’intérêt général, parce que je crois dur comme fer à l’éducation, en général, c’est même l’intime tréfonds de ma fibre politique. Si j’ai des réserves sur les missions édificatrices de la ‘littérature jeunesse’, en revanche je trouve tout naturel de venir en personne édifier la belle jeunesse, en leur parlant littérature tout court. J’ai dit tout récemment l’attachement que je porte aux actions qui construisent le lien entre livre et lecteur. C’est une idée générale, d’accord, mais pragmatique.

Quand ces rencontres se passent bien, j’en ressors heureux, épuisé, vidé et pourtant rechargé à bloc d’émotions en boucle, plein en outre d’un respect renouvelé pour les profs, accomplissant ceci à longueur de journée, à longueur d’année, pour une rétribution bien plus modeste. Et puis, parfois, ces rencontres se passent mal, comme un rendez-vous qu’on manque. Alors, je sors de l’enceinte scolaire perplexe, désemparé, anxieux, et juste malheureux…

(Ne manquez pas le prochain épisode, demain ou après-demain sur cet écran : Le livre par terre.)