Accueil > En cours > Je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos

Je nous revois assis, nous tous, les chefs d’Argos

054

Certains n’en finissent pas de revenir de Troie, moi je n’arrête pas de retourner à Troyes. C’est que j’y ai laissé un cheval à double fond : l’exposition Double tranchant, conçue dans la lune.

Je serai à Troyes du 28 au 30 juin pour célébrer les 20 ans de la Résidence d’auteurs/illustrateurs. Outre que cela me vaut de collaborer fugitivement avec Nicolas Bianco-Levrin pour la réalisation d’une boîte-souvenir, plaisir qui vaudrait à lui seul le voyage, je suis heureux de défendre ladite expo qui hélas n’a jamais tourné, jamais été vue ailleurs qu’à Tinqueux ou à Troyes.

Rappel des épisodes précédents : je débarque à Troyes en septembre 2011, à l’invitation de l’association Lecture et loisirs. Je suis censé écrire ici un livre compliqué qui ne vient pas (qui viendra plus tard). En lieu et place vient un texte sur la beauté et la vanité du travail artisanal, profession de foi déguisée en tragédie, intitulé Double tranchant. Grâce à l’enthousiasme (et au talent) de JP Blanpain, le texte devient un magnifique livre ; grâce à l’enthousiasme (et au talent) de Mateja Bizjak-Petit et de son équipe, livre et texte deviennent une magnifique expo.

L’expo me permet de m’acquitter d’une sorte de dette : voyez, j’aurai accompli quelque chose, tout de même, à Troyes. Cependant cette chose qui revient de loin ne se dépare pas de son statut paradoxal, puisque sa légitimité « pour la jeunesse » loin d’être acquise, est déniée par certains experts. Je le regrette profondément, puisqu’à chaque fois que j’ai eu l’occasion de présenter Double tranchant dans un milieu scolaire, j’ai pu constater comment ce livre parle aux jeunes.

Il y a quelques mois, j’ai pu en discuter dans un lycée pro, auprès d’ados décrocheurs et précocément contraints de se trouver un métier, des mômes un peu largué mais très matures, au cursus douloureux mais qui comprennent que l’école est une chance, leur dernière peut-être, ils ont 16 ans. « Le narrateur de mon livre est un professionnel, qui a accompli toute sa vie certains gestes, de plus en plus assurés. Ces gestes à la fois révèlent son savoir-faire, racontent toute sa vie, et le conduisent à réfléchir au sens de son métier. Je crois qu’aucun métier, aucun travail, n’échappe à ces réflexions. Par exemple, lorsque j’écris un livre, je réfléchis à mes outils, les mots, et au sens que je leur trouve, au sens que je leur donne, au sens qui parviendra jusqu’au lecteur. Et vous ? À quoi vous destinez-vous, individuellement ? »

Tour de table… Un chauffagiste, un couvreur, une vendeuse, une puéricultrice… « Bien. Vous ne pouvez pas faire l’économie de ces questions. Qu’est-ce que cela veut dire, psychologiquement, historiquement, sociologiquement, symboliquement… Apporter la chaleur aux hommes ? Leur donner un toit ? Leur fournir une marchandise ? S’occuper de leurs enfants ? Pourquoi ce métier plutôt qu’un autre ? Et ne serait-ce que cec partage : quels métiers pour les filles et quels pour les garçons ?  » Les échanges qui ont suivi étaient passionnants.

Plus récemment, c’est dans une classe de CM2 que je proposais un petit atelier d’écriture sur le thème du « Double tranchant », vous avez compris les enfants ? Pensez à une chose qu’à la fois vous aimez et n’aimez pas, un lieu, une activité, une personne, qui est bien et pas bien… Et racontez pourquoi. Comme toujours dans ce contexte, les résultats sont convenus dans leur majorité (les élèves découvrant l’ambivalence des émotions, parleront volontiers de l’école, de leur petit frère, de leur meilleure copine…), mais lorsque on ne s’y attend plus, on tombe sur un OVNI, un enfant qui écrit une phrase hallucinante, inédite et fulgurante. Une petite fille m’a écrit : « J’aime les chiffres, parce qu’ils sont beaux. Mais je n’aime pas les chiffres, parce qu’ils ne s’arrêtent jamais. » Oh, bon Dieu ! J’étais tombé sur une authentique vraie-de-vraie mathématicienne de 10 ans ! Bouleversée simultanément par la beauté de l’abstraction numérique, et par le vertige de l’infini pascalien !

Bref il y a moyen, il y aurait moyen, il y aura moyen. Le voyage continue, l’éternel retour à Troyes.

  1. Pas encore de commentaire
  1. Pas encore de trackbacks

*