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En quatorzaine (4/5)

14/05/2020 Aucun commentaire
« Confiné de dos en train de penser Nous voulons des coquelicots » (mai 2020)

Quatrième et a priori avant-dernière tranche de quinze jours de quatorzaine. Mais l’avenir est incertain. Il l’a toujours été, c’est sa propriété ontologique, donc on n’a même pas peur.

Jour 46

1er mai sans défilé. Faute de collectif, cette date n’est plus que la fête du travail sur soi.
Je suis un dépressif chronique. Depuis l’âge de 12 ans environ je connais les mauvaises passes. Je n’en tire ni orgueil ni honte ni lamentation (excessive), en général j’attends juste que ça passe. Ces épisodes pénibles me délivrent-ils une expérience ? Ont-il, en cela, une fonction quelconque, une utilité ? « Traverser l’enfer pour n’y gagner qu’un peu plus soif » comme dit Céline dans Guignol’s Band.
Ils me ralentissent, me handicapent, m’empêchent, me diminuent. Ils m’apportent tout au moins une certaine connaissance de moi-même, et sans doute la connaissance, fût-elle de soi-même, est le bien suprême. La principale information qu’ils me délivrent mon sujet est une conscience aigüe de ma fragilité. Je suis fragile, j’en prends bonne note. Est-ce une sagesse ? Pas tout à fait, même si la sagesse part de là.
Eh, les bizuths, écoutez le briscard : la pandémie et le confinement, qui sont comme une dépression planétaire, nous donnent une conscience douloureuse de notre fragilité. On peut vivre avec, empêchés, diminués, fragiles et vivants. Reste à trouver la sagesse.

Jour 47

La Confine creuse sa route et taille son sillon ou le contraire, aux bons soins de Mme Mazille (l’une), Mme Mazille (l’autre), M. Argentier et M. Vigne. Voici que déboule le 7e épisode, couvrant les couplets 27 à 31, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. La Confine se veut la grande fresque collective de nos confinements. Plus participative que jamais, elle invite ici deux nouvelles parolières, ce qui nous vaut : une revendication corporatiste en hommage aux enseignants que le gouvernement était à ça d’envoyer aux fraises (couplet 27) ; une histoire d’amour sensuelle et cependant tragique (couplet 28) ; une fort curieuse anecdote, l’histoire d’une femme cueillie par la confine à un moment charnière de son existence (couplet 30).
Attention ! Si vous souhaitez soutenir notre démarche, l’occasion vous en est offerte dans cet épisode. Au beau milieu du solo de cornemuse (car oui, nous avons un solo de cornemuse, nous ne nous refusons rien) surgit un gros bouton rouge. Aussitôt que vous verrez apparaître ce buzzer, n’hésitez pas à cliquer de toute la force de votre souris, ça nous fera bien plaisir.

Jour 48

Erratum. Contrairement à ce qui a été annoncé hier par erreur, le gros buzzer rouge, qui apparaît au moment du solo de cornemuse dans le clip du 7e épisode de la Confine, est malheureusement inactif. Suite aux milliers de réclamations que nous avons reçues en 24 heures d’internautes furieux essayant à toute force de cliquer avec leur souris et ne parvenant qu’à mettre le clip en pause, nous présentons nos humbles excuses pour le désagrément et promettons de tout mettre en œuvre pour résoudre le problème dans les plus brefs délais. Tous nos techniciens sont mobilisés.
Pfiou, c’est compliqué, la communication. Il y faut du doigté, on n’est jamais à l’abri d’une bourde, d’un démenti, d’un rétropédalage éhonté qui mise sur le manque de mémoire du public, d’un élément de langage sans scrupule, d’une fake news ou d’un pur et simple fait alternatif (nouveau nom du mensonge) aberrant, qu’il faut pourtant affirmer avec hauteur. C’est un métier, je le laisse aux pros. Sibeth Ndiaye fait ça superbien.
Et je retourne chez moi : sur le blog du Fond du tiroir je mets à jour la 3e quatorzaine qui récapitule les jours 31 à 45, précédemment égrainés au jour le jour chez un autre (Mark Zuckerberg).

Jour 49

Nous lançons l’avant-dernier atelier d’écriture virtuel et hebdomadaire de la médiathèque. Attention, on attaque le niveau expert, la contrainte de la semaine est difficile, quoique toujours dans la thématique confinée.

un incarcéré économe
« incarcérés nous écrivons sur une rame économisée au maximum. avec mon ami marin, assassin au surin, ennemi numéro un, nous rêvons un vrai amour, une évasion. nous en sommes au sixième mois. au soir venu, mon mur sonne en morse sous nos mains usées. vers une aurore rassérénée, mon cri vaincu s’amenuise. ma main anémiée renonce. crier non, mais croire oui. (…) écrivez-nous, amis, vous ouvrez nos coeurs aux rêves, vous irisez nos vies : en un univers aux ennemis sûrs, nous recevons, comme messie, vos missives censurées. écrivez. »
Paul Fournel

Avez-vous deviné la contrainte à l’oeuvre dans le 1er texte ci-dessus ? Si oui, vous êtes sans doute confiné(e) depuis longtemps !
Sinon, voici la clef. Justement la clef est tout ce dont rêve le narrateur de ce texte. Car il est prisonnier.La « contrainte du prisonnier », inventée par l’écrivain Paul Fournel, fait partie de ce que l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) range dans la catégorie des « lipogrammes », les textes où l’on se prive d’utiliser certaines lettres – le lipogramme le plus fameux étant « La Disparition », roman de Georges Perec, écrit sans la lettre e.
Ici, le prisonnier économise le papier pour que sa lettre soit plus facile à dissimuler et à faire passer à l’extérieur. Il écrit donc le plus serré possible et ses lignes de pattes de mouche se condensent, réduisant au maximum les interlignes : il s’interdit d’utiliser toutes les lettres qui dépassent par le haut (lettres à hampe : b, d, f, h, k, l, t) ou par le bas (lettres à queue : g, j, p, q, y). Sont proscrits aussi, bien sûr, les majuscules, les points d’exclamation ou d’interrogation…
À vous de vous imaginer, sinon en prison, au moins en confinement, pour rédiger une lettre évoquant votre besoin de liberté et/ou votre future évasion.
À noter pour les musiciens parmi vous : il existe une variante musicale, car les compositeurs eux aussi pourraient se retrouver un jour incarcérés et devant économiser leur papier à musique. Dans ce cas, sont interdits tous les signes qui débordent des cinq lignes de la portée : notes obligeant à tracer des lignes supplémentaires, accords dont les hampes sortiraient de la portée, nuances et points d’orgue, clés de Sol ou Ut 1ère ligne, etc.

Je ne résiste pas à l’envie de recopier ici la magnifique contribution de l’ami JP Blanpain, qui m’a presque donné une érection de bon matin :

un amour swannien, sauce coronavirus
(à ma suave cousine, ma souris rousse, ma nana nue, mon ève naïve, ma sirène océane, ma muse incarcérée en sa cave)
mon icône, assise en vrac sur six coussins en soie.
oui, savourer ses savoureux seins,
son sexe si rose (ou son minou) savonné, oursin sucré au sucre cannien,
à sa source, sa sève au musc comme un vin xérès (non comme un vieux marc saxon),
ruisseau sauveur ou océan saumoné,
moi, mec novice ivre, marri, ma canine suceuse soucieuse à sacrer son iris nacré
s’use à en mourir à son orée moussue,
mon canari suranné, morveux et vaincu, oison oiseux, naine momie sans nom, me navre
sans son âme sorcière rusée.
un séisme, au secours…
sea sex sans sun ( sans caméra).
mais sussurre-moi si ça va, vouivre vorace…
censuré… censuré… censuré…

Jour 50

Je prends des nouvelles d’un ami. On fait cela, tout le jour, tous les jours, les uns, les autres, faute de s’embrasser. Je lui demande comment il la vit, la confine. Il me donne une réponse surprenante que j’ai failli prendre pour une pure provocation : il rêve de s’isoler. Il n’en peut plus de vivre dans « un hall de gare et une colonie de vacances » à l’heure où d’autres, qui n’en peuvent plus de vivre dans une atroce solitude sans fin, fantasmeraient volontiers gare ou colonie. Voilà qui me dévoile une vérité pourtant simple et limpide, sous mes yeux depuis le début, quasi un truisme : la très exacte cruauté du confinement n’est ni de nous isoler, ni de nous forcer à une compagnie pléthorique, elle est de nous figer dans l’un de ces deux états alors même que notre nature nous pousse à passer régulièrement et avec fluidité d’un à l’autre, sans mur à la frontière, aussi simplement que nous passons de la veille au sommeil et retour.
Sur ce, je regarde Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais (1980), qu’une célèbre plateforme de streaming, davantage connue pour ses séries américaines où des voitures explosent que pour des films d’auteurs français vintage, vient d’ajouter à son catalogue. J’avais vu ce film peu après sa sortie, surtout attiré par l’affiche peinte par Bilal, et je n’y avais à peu près rien compris. Aujourd’hui, quel film passionnant ! « Fiction scientifique » qui entrelace les péripéties romanesques de trois personnages avec les commentaires éthologiques du neurobiologiste Henri Laborit. Celui-ci commente les réactions des protagonistes en rappelant que nos comportements irrationnels naissent au tréfonds de nos trois cerveaux (reptilien, limbique, néocortex – théorie, peut-être démodée entre temps, d’un inconscient qui a peu à voir avec celui de Freud, si ce n’est ce point commun d’avoir été tout deux ringardisés par la pragmatique PNL et le développement personnel qui servent essentiellement l’idéologie dominante de l’épanouissement par le travail en entreprise). Cette manière choquante de filmer des personnages, voire des personnes, littéralement comme des rats de laboratoires, a pu passer pour du cynisme cérébral et surplombant, alors que je n’y vois que de l’empathie : reptilien mon semblable, mon frère.
Laborit prononce dès l’ouverture du film ces phrases qui, par synchronicité, recoupent ma candide découverte du jour, celle sur le besoin élémentaire de mouvement chez les humains, depuis l’isolement vers la convivialité et vice-versa, besoin contrarié par la confine :

« La seule raison d’être d’un être, c’est d’être. C’est-à-dire de maintenir sa structure. C’est de se maintenir en vie, sans cela il n’y aurait pas d’être. Remarquez que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol, à l’endroit où elles se trouvent et grâce à l’énergie du soleil, elles transforment cette matière inerte en leur propre matière vivante. Les animaux, eux, donc l’homme, ne peuvent survivre qu’en consommant cette énergie solaire qui a déjà été transformée par les plantes, et ça, ça exige de se déplacer. Ils sont forcés de se déplacer à l’intérieur d’un espace. »

Fût-ce avec masque, gel, et attestation autosignée.
À l’autre bout du film, juste avant le générique de fin, Laborit explique comment toute la société humaine s’organise autour des pulsions reptiliennes, et surtout les pulsions de violence, de pouvoir, de rivalités de territoire, dissimulées ou sublimées par le langage. Il dit :

« On commence seulement à comprendre pourquoi et comment, à travers l’Histoire et dans le présent, se sont établies les échelles hiérarchiques de dominance. Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent, et jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance que quelque chose change. »

Cette conclusion me plonge dans la mélancolie (comme si j’avais besoin de ça). L’élucidation du fonctionnement de nos cerveaux n’est pas plus une passion populaire aujourd’hui qu’en 1980. Plutôt moins me semble-t-il, puisque tous les mécanismes d’institutionnalisation de la dominance (pouvoir économique, marketing, management, religion, sans compter l’autorité dite légitime des violences policières) tournent à plein régime sans la moindre remise en question.
Une pensée consolatrice : ce qui différenciera toujours les humains des rats à yeux rouges, et les sauvera peut-être, c’est l’imagination, l’art, la mise à distance. En somme, le cinéma. Contrepoint crucial dans Mon Oncle d’Amérique, l’imaginaire des personnages de ce film s’enracine dans d’autres films plus anciens, et c’est ainsi que défilent à l’écran Danielle Darieux, Jean Gabin, Jean Marais. Quant aux humains à têtes de rats de Resnais, ils m’éclairent soudain sur les « lapins » d’Inland Empire, le film le plus hermétique de David Lynch.

Jour 51

Plus que jamais, Nous voulons des coquelicots ! (c’est la saison, en plus.) Ne perdons pas de vue que pendant la petite catastrophe, la grande catastrophe continue. Cueilli sur la page FB d’Aurélien Barrau :
« La baisse estimée des émissions de CO2 pour 2020 n’est que des 2/3 de celle qui serait nécessaire chaque année pour tenir les 1.5 degrés d’élévation de température. Autrement dit : la réduction actuelle (en plus d’être évidemment transitoire) demeure insuffisante pour un avenir « gérable » (et je laisse ici de coté toute les chantiers « hors climat » qui sont aussi importants). Le problème est systémique. Mais, sinon, on peut aussi écouter le Medef et s’assurer qu’une minorité jouit à fond encore un tout petit peu ! »

Qu’est-ce qu’il aura fait chaud et beau pendant ce printemps confiné. Chaud-bien, pas chaud-terrifiant-canicule-de-fin-du-monde, bref chaud parfait. Le climat change, on le sait, mais là on sent comme un répit. Quand j’étais enfant, pour moquer le traditionnel bon sens paysan, incompatible avec la modernité et son rouleau compresseur, on utilisait une phrase ironique et toute faite : Ils nous ont détraqué le temps avec leur bombe atomique. Aujourd’hui, je crois qu’il faudrait le réhabiliter, le bon sens paysan (je crains, hélas, qu’en énonçant cela je me fasse classer dans la catégorie infamante des populistes). Ils savaient des trucs, les paysans. Des millénaires d’observation de la nature sans destruction.
Parmi mes lectures en confinement, l’énorme bande dessinée La Bombe (Alcante/Bollée/Rodier), pavasse de 600 pages pour retracer l’incroyable histoire de cet objet qui a changé l’Histoire et toutes les histoires (y compris l’épisode 8 de la saison 3 de Twin Peaks), la bombe atomique. Bon travail, colossal et pourtant humble puisque plus pédagogique qu’esthétique. La bombe a bel et bien détraqué le temps.

Jour 52

Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu ni Macron ni tribun. Quelqu’un les attend pour de vrai les discours de Macron ? Je veux dire à part les journalistes qui sont bien obligés de gagner leur vie et signalent façon méthode Coué les discours « très attendus » du Chef de l’État ? Macron a prononcé hier un discours très attendu sur le soutien au monde de la culture, remplaçant le ministre attitré qui ne pipe mot. Macron a énoncé mille choses soit déjà connues soit toujours aussi floues, tout de même une information décisive (le rapport d’un an des droits des intermittents, authentique bonne nouvelle), ainsi que de très intéressantes incongruités, comme cette idée d’occuper les artistes l’été en « réinventant d’autres formes de colonies de vacances apprenantes et culturelles« .
Or justement j’écoute en boucle ces jours-ci Terre Neuve, le dernier album de Brigitte Fontaine qui, à 80 ans et 52 ans après son premier opus, dégaine une énième et fulgurante folie poétique. Dans cet album, la chanson « J’irai pas » semble une réponse au discours si attendu de Macron, car la Brigitte Fontaine, pythie et trésor national, l’avait par sorcellerie anticipé. Un artiste n’attend pas ce qui est attendu, un artiste le présage.
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à vos colonies de vacances
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas me coucher
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à votre hôpital
J’irai pas, j’irai pas
J’irai pas à vos Facebook

Jour 53

Macron annonce que le statut des intermittents du spectacle est renouvelé d’un an et c’est super. Le lendemain, Valentine Goby rappelle opportunément que les écrivains, eux, n’ont même pas de statut.
« Mais qui nous entend, nous ? Qui comprend le désastre de notre situation économique ? Les librairies rouvriront dans des conditions incertaines, les éditeurs publieront moins. Festivals, médiathèques, associations, établissements scolaires, vous avez été forcé d’annuler nos venues devant l’urgence sanitaire. Or qui sait qu’en temps ordinaire, la moitié d’entre nous perçoit des revenus d’auteur inférieurs au SMIC ? (…) »
Les écrivains sont dans la mouise. Ceux qui vivaient vivoteront. Ceux qui vivotaient ne vivront plus. Le Covid entraîne une sélection naturelle, seuls les plus forts (les plus gros tirages) resteront. Je ne plaide pas pour mon cas particulier, ayant admis depuis longtemps que mon oeuvre ne serait pas mon gagne-pain et ayant toujours cherché à gagner ma vie honnêtement par ailleurs – en somme rien ne changera pour moi. Mais la bibliodiversité sera encore plus fragile après qu’avant le virus et j’en suis navré.
Cette lettre ouverte de Valentine Goby a été lue à l’antenne de France Inter par Augustin Trapenard dans le cadre de sa rubrique Lettres d’intérieur. Chaque jour une personne est invitée à écrire une lettre au destinataire de son choix. La plupart sont des écrivains, quoi de plus normal puisque les écrivains écrivent (toujours Valentine Goby : « On nous demande des journaux de confinement, des conseils de lecture, des chroniques dans la presse, des textes de soutien aux librairies fermées, et même des PDF gratuits de livres devenus inaccessibles… »), ils donnent de leurs nouvelles à quelqu’un ainsi qu’à nous.
Amélie Nothomb écrit à son père, mort le premier jour du confinement…
Gaël Faye, lui aussi en deuil, écrit à un ami, d’une solitude à une autre solitude…
Philippe Djian écrit à Greta Thunberg, lui conseille de lire Cendrars, l’appelle « ma chérie » et lui dit « On m’a demandé de tenir un journal du confinement, mais pourquoi on ne demande pas ça à un type qui dort dans la rue si on veut savoir comment ça se passe« …
Annie Ernaux écrit au Président et elle est très remontée…
Brigitte Fontaine décoche un poème dont elle a le secret, et après ça va mieux…
Le plus drôle de tous naturellement est Houellebecq, qui évoque « cette épidémie réussissant la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse  », car comme d’habitude il parle de lui-même, l’angoisse et l’ennui étant les deux mamelles du personnage houellebecquien.

Jour 54

Alors alors ? Quelles joies numériques à se mettre sous la dent de souris aujourd’hui ? La Confine, évidemment ! Qui publie sans faiblir son 8e épisode, le plus long à ce jour, compilant les couplets 32 à 37, et au chant une spéchole guèste : Catherine Faure. Chaque couplet est la recension d’un dommage collatéral du confinement qui vous rappellera forcément « quelque chose » accompagné d’un dérapage presque contrôlé à l’intérieur d’un genre musical. Chaque fois que vous penserez qu’on ne pourra pas aller plus loin, on ira plus loin, okay ? Après avoir vu cet épisode, guettez en trépignant le suivant, qui contient le déjà mythique couplet russe et vous entendrez ce que je veux dire.
Et quoi d’autre ? Une variante : la Confine est aussi un grand projet participatif qui entend écrire à mille mains la geste de notre confinement, avec le plus grand nombre possible de déclinaisons et appropriations, y compris par les enfants. Sous ce lien, une version de la Confine dont les paroles sont écrites par des élèves de CM2 de l’école du Salève (Gaillard), avec qui la fine équipe d’In Situ Babel a cet hiver entamé un travail, poursuivi ensuite chacun-chez-soi… Écoutez les paroles, c’est LEUR confine, à ces braves petits.
Et quoi encore ? Toujours avec nos amis et partenaires d’Annemasse, l’équipe d’In Situ Babel télétravaille ! Sur la page fatchebouc attitrée vous entendrez plein de sons tout-à-fait curieux, dont ma propre voix lisant des textes écrits sur place (coucou Tremplin).
Et puis ? À part ça ? Bon, je pourrais aussi vous parler de plein d’autres choses formidables où je ne suis pas impliqué, mais avez-vous vraiment besoin de moi pour une vidéo vue la veille, un texte déjà lu, une idée déjà pensée ? Tiens, par exemple, vous l’avez sûrement déjà entendu par un autre chemin, l’excellent appel de Vincent Lindon, vigoureuse synthèse politique établie par un authentique honnête homme et relayée des centaines de fois ? Non ? Okay, alors le voici, je vous en prie, c’est avec plaisir.

Jour 55

Les Rencontres photographiques d’Arles sont annulées, comme tout le monde. J’avais pris l’habitude de consacrer à ces Rencontres deux ou trois jours chaque été, luxe d’un banquet pour les yeux, gloutonnerie d’images à chaque coin de rue. Ma foi, comme toujours, les livres remplaceront les voyages, c’est à se demander s’ils n’ont pas été inventés pour cela.
Juste avant la fermeture de ma médiathèque j’ai mis la main sur deux beaux livres de photos, sans trop réfléchir, comme un instinct de survie dans une maison en feu. Choix au petit bonheur l’urgence. C’est seulement en les feuilletant que j’ai réalisé leur criant point commun : tous deux sont des catalogues de portraits de femmes qui fixent l’objectif et le lecteur. J’avais « sauvé » du confinement deux séries de visages féminins, je regardais des femmes qui semblaient me regarder mais regardaient fièrement l’objectif.
Il s’agit de Détenues de Bettina Rheims (femmes confinées en prison dont la succession lancinante n’est pas sans rappeler le générique d’Orange is the new Black) et Unsung heroes : Elles brisent le silence de Denis Rouvre, recueil de portraits mais aussi de vies d’une soixantaine de femmes ayant fui les violences d’une guerre, d’une persécution, ou d’un simple ordre social qui les écrabouille – attention, la lecture de celui-ci en une seule traite sera éprouvante, on lit une histoire abominable et on voit un visage, on tourne la page, on lit une autre histoire abominable et un autre visage, et ainsi jusqu’au bout.
(J’ai eu la chance et l’honneur autrefois de me faire tirer le portrait par le même Denis Rouvre, archive ici.)
Et comme par hasard-mais-il-n’y-a-pas-de-hasard, une fois refermés ces deux livres d’images et de témoignages, j’ouvre la presse et je lis ceci : « La pandémie de Covid-19 aggrave la condition des femmes dans le monde. Le Fonds des Nations unies pour la population alerte sur les risques accrus de grossesses non désirées, de mariages forcés et de violences sexistes pendant l’épidémie. »
La femme est le prolétaire de l’homme, disait Marx. Elle est aussi sa confinée.
Et voilà que l’Académie Française exige que nous disions la covid au lieu de le covid ? Outrage au féminin supplémentaire, qui ne passera pas par moi.

Jour 56

Pour agrémenter votre déconfinement progressif je vous copicolle l’intégralité d’une formidable interviou d’Ariane Mnouchkine (source : la page FB de Philippe Caubère), qui vient de se remettre, aussi lucide et énergique que devant, du satané covid. Mon admiration pour cette vieille femme géniale est intacte. L’entretien se passe d’exégèse mais juste un mot sur ce passage, qui me fait spécialement gamberger : « – Les Français sont-ils infantilisés ?
– Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement.
« 
Le « désarmement psychologique » que Mnouchkine évoque, peu importe qu’on l’appelle langue de bois, post-vérité, désinformation, communication, ou Sibeth Ndiaye, est aussi criminel et destructeur que la négligence sanitaire, le serrage de vis policier ou le démantèlement de l’hôpital. Une fois la parole officielle vidée de toute vérité et par conséquent de toute légitimité, les esprits psychologiquement désarmés que nous sommes se jettent dans les bras du nihilisme, ou bien du complotisme (toutes ces foutaises sur le virus inventé en labo ou diffusé pour profiter au lobby des vaccins…) ou bien du fanatisme, ou bien du fascisme. Ce gouvernement-ci n’est pas fasciste, il ne faut pas utiliser de tels mots à la légère, mais il fait figure de « gouvernement de transition » et fout la trouille. Et maintenant je me tais, je laisse parler la dame.

« Réclusion des aînés, mensonges, infantilisation… Ariane Mnouchkine ne cache pas son indignation face aux couacs du pouvoir. Et la directrice du Théâtre du Soleil milite pour que l’art vivant, essentiel à la société, ne soit pas oublié. Depuis 1970, à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine révèle grâce au théâtre l’ange et le démon qui sommeillent en nous. Qu’elle monte Eschyle, Shakespeare, Molière, qu’elle s’inspire du réel, la directrice du Théâtre du Soleil explore la limite entre le bien et le mal. Terrassée par le Covid-19, elle s’est réveillée dans une France confinée où les théâtres étaient à l’arrêt, artistes et intermittents sans travail, salles de représentation fermées. Cette crise historique, elle la traverse en artiste et en citoyenne. Dès que possible, elle reprendra les répétitions avec ses comédiens. Et avec eux transformera sa colère en une œuvre éclairante.
– Comment se vit le confinement au Théâtre du Soleil ?
– Comme nous pouvons. Comme tout le monde. Nous organisons des réunions par vidéo avec les soixante-dix membres du théâtre et parfois leurs enfants. Retrouver la troupe fait du bien à tous. Surtout à moi. Nous réfléchissons : après le déconfinement, comment faire ? Comment reprendre le théâtre, qui ne se nourrit pas que de mots mais surtout de corps ? Quelles conditions sanitaires mettre en œuvre sans qu’elles deviennent une censure insupportable ? Masques, évidemment, distanciations physiques dans les activités quotidiennes telles que les repas, les réunions, mais en répétition ? Se demander comment faire, c’est déjà être, un peu, dans l’action. Il se trouve que, le 16 mars, nous allions commencer à répéter un spectacle étrangement prophétique. Le sujet, que je ne peux ni ne veux évoquer ici, sous peine de le voir s’évanouir à tout jamais, ne varie pas. Mais sa forme va bouger sous les coups du cataclysme qui ébranle tout, individus, États, sociétés, convictions. Alors nous nous documentons, nous menons nos recherches dans tous les domaines nécessaires. Nous devons reprendre l’initiative, cette initiative qui, depuis deux mois, nous a été interdite, même dans des domaines où des initiatives citoyennes auraient apporté, sinon les solutions, du moins des améliorations notables sur le plan humain.
– Quel est votre état d’esprit ?
– J’ai du chagrin. Car derrière les chiffres qu’un type égrène chaque soir à la télévision, en se félicitant de l’action formidable du gouvernement, je ne peux m’empêcher d’imaginer la souffrance et la solitude dans lesquelles sont morts ces femmes et ces hommes. La souffrance et l’incompréhension de ceux qui les aimaient, à qui on a interdit les manifestations de tendresse et d’amour, et les rites, quels qu’ils soient, indispensables au deuil. Indispensables à toute civilisation. Alors qu’un peu d’écoute, de respect, de compassion de la part des dirigeants et de leurs moliéresques conseillers scientifiques aurait permis d’atténuer ces réglementations émises à la hâte, dont certaines sont compréhensibles mais appliquées avec une rigidité et un aveuglement sidérants.
– Parlons-nous du théâtre ?
– Mais je vous parle de théâtre ! Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! C’est ça le théâtre ! Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite, transformer, pour que la Beauté transfigurante nous aide à connaître et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre !
– Vous êtes en colère ?
– Ah ! ça oui ! Je ressens de la colère, une terrible colère et, j’ajouterai, de l’humiliation en tant que citoyenne française devant la médiocrité, l’autocélébration permanente, les mensonges désinformateurs et l’arrogance obstinée de nos dirigeants. Pendant une partie du confinement, j’étais plongée dans une semi-inconscience due à la maladie. Au réveil, j’ai fait la bêtise de regarder les représentants-perroquets du gouvernement sur les médias tout aussi perroquets. J’avais respecté la rapidité de réaction d’Emmanuel Macron sur le plan économique et son fameux « quoi qu’il en coûte » pour éviter les licenciements. Mais lorsque, dans mon petit monde convalescent, sont entrés en piste ceux que je surnomme les quatre clowns, le directeur de la Santé, le ministre de la Santé, la porte-parole du gouvernement, avec, en prime, le père Fouettard en chef, le ministre de l’Intérieur, la rage m’a prise. Je voudrais ne plus jamais les revoir.
– Que leur reprochez-vous ?
– Un crime. Les masques. Je ne parle pas de la pénurie. Ce scandale a commencé sous les quinquennats précédents de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Mais appartenant au gouvernement qui, depuis trois ans, n’a fait qu’aggraver la situation du système de santé de notre pays, ils en partagent la responsabilité. En nous répétant, soir après soir, contre tout bon sens, que les masques étaient inutiles voire dangereux, ils nous ont, soir après soir, désinformés et, littéralement, désarmés. Alors qu’il eût fallu, et cela dès que l’épidémie était déclarée en Chine, suivre l’exemple de la plupart des pays asiatiques et nous appeler à porter systématiquement le masque, quitte, puisqu’il n’y en avait pas, à en fabriquer nous-mêmes. Or nous avons dû subir les mensonges réitérés des quatre clowns, dont les propos inoubliables de la porte-parole du gouvernement qui nous a expliqué que, puisque elle-même — la prétention de cet « elle-même » — ne savait pas les utiliser, alors personne n’y parviendrait ! Selon de nombreux médecins qui le savent depuis longtemps mais dont la parole ne passait pas dans les médias-perroquets au début de la catastrophe, nous allons tous devoir nous éduquer aux masques car nous aurons à les porter plusieurs fois dans notre vie. Je dis cela car dans le clip qui nous recommande les gestes barrières, le masque ne figure toujours pas. Je suis de celles et ceux qui pensent que son usage systématique, dès les premières alertes, aurait, au minimum, raccourci le confinement mortifère que nous subissons.
– Subir est-il le pire ?
– Nous devons cesser de subir la désinformation de ce gouvernement. Je ne conteste pas le fameux « Restez chez vous ». Mais, si l’on est (soi-disant) en guerre, ce slogan ne suffit pas. On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale. Or cette mobilisation, même abondamment formulée, n’a jamais été réellement souhaitée. On nous a immédiatement bâillonnés, enfermés. Et certains plus que d’autres : je pense aux personnes âgées et à la façon dont elles ont été traitées. J’entends s’exprimer dans les médias des obsédés anti-vieux, qui affirment qu’il faut tous nous enfermer, nous, les vieux, les obèses, les diabétiques jusqu’en février, sinon, disent-ils, ces gens-là encombreront les hôpitaux. Ces gens-là ? Est-ce ainsi qu’on parle de vieilles personnes et de malades ? Les hôpitaux ne seraient donc faits que pour les gens productifs en bonne santé ? Donc, dans la France de 2020, nous devrions travailler jusqu’à 65 ans et une fois cet âge révolu, nous n’aurions plus le droit d’aller à l’hôpital pour ne pas encombrer les couloirs ? Si ce n’est pas un projet préfasciste ou prénazi, ça y ressemble. Cela me fait enrager.
– Que faire de cette rage ?
– Cette rage est mon ennemie parce qu’elle vise de très médiocres personnages. Or le théâtre ne doit pas se laisser aveugler par de très médiocres personnages. Dans notre travail, nous devons comprendre la grandeur des tragédies humaines qui sont en train d’advenir. Si nous, artistes, nous restons dans cette rage, nous n’arriverons pas à traduire dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ce qui se vit aujourd’hui. Une œuvre qui fera la lumière sur le passé pour que l’on comprenne comment une telle bêtise, un tel aveuglement ont pu advenir, comment ce capitalisme débridé a pu engendrer de tels technocrates, ces petits esprits méprisants vis-à-vis des citoyens. Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros. Dans le même temps, ils nous grondent de ne pas respecter le confinement alors que 90 % des gens le respectent et que ceux qui ne le font pas vivent souvent dans des conditions inhumaines. Et que le plan Banlieue de Jean-Louis Borloo a été rejeté du revers de la main, il y a à peine deux ans, sans même avoir été sérieusement examiné ni discuté. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une longue liste de mauvais choix.
– Cette catastrophe n’est-elle pas aussi une opportunité ?
– Oh ! une opportunité ? ! Des centaines de milliers de morts dans le monde ? Des gens qui meurent de faim, en Inde ou au Brésil, ou qui le risquent dans certaines de nos banlieues ? Une aggravation accélérée des inégalités, même dans des démocraties riches, comme la nôtre ? Certains pensent que nos bonnes vieilles guerres mondiales aussi ont été des opportunités… Je ne peux pas répondre à une telle question, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui en Inde, en Équateur ou ailleurs ramassent chaque grain de riz ou de maïs tombé à terre.
– Les Français sont-ils infantilisés ?
– Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement. Une histoire m’a bouleversée : dans un Ehpad de Beauvais, des soignantes décident de se confiner avec les résidentes. Elles s’organisent, mettent des matelas par terre et restent dormir près de leurs vieilles protégées pendant un mois. Il n’y a eu aucune contamination. Aucune. Elles décrivent toutes ce moment comme extraordinaire. Mais arrive un inspecteur du travail pour qui ces conditions ne sont pas dignes de travailleurs. Des lits par terre, cela ne se fait pas. Il ordonne l’arrêt de l’expérience. Les soignantes repartent chez elles, au risque de contaminer leurs familles, avant de revenir à l’Ehpad, au risque de contaminer les résidentes. En Angleterre, c’est 20 % du personnel qui se confine avec les résidents. Mais non, ici, on interdit la poursuite de cette expérience fondée sur une réelle générosité et le volontariat, par rigidité réglementaire ou par position idéologique. Ou les deux.
– Cette mise à l’écart des personnes âgées révèle-t-elle un problème de civilisation ?
– Absolument. Lorsque la présidente de la Commission européenne suggère que les gens âgés restent confinés pendant huit mois, se rend-elle compte de la cruauté de ses mots ? Se rend-elle compte de son ignorance de la place des vieux dans la société ? Se rend-elle compte qu’il y a bien pire que la mort ? Se rend-elle compte que parmi ces vieux, dont je suis, beaucoup, comme moi, travaillent, agissent, ou sont utiles à leurs familles ? Sait-elle que nous, les vieux, nous acceptons la mort comme inéluctable et que nous sommes innombrables à réclamer le droit de l’obtenir en temps voulu, droit qui nous est encore obstinément refusé en France, contrairement à de nombreux autres pays. Quelle hypocrisie ! Vouloir nous rendre invisibles plutôt que de laisser ceux d’entre nous qui le veulent choisir le moment de mourir en paix et avec dignité. Lorsque Emmanuel Macron susurre : « Nous allons protéger nos aînés », j’ai envie de lui crier : je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel, des tests sérologiques ! À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir !
– Qu’est-ce que cela dit sur notre société ?
– Sur la société, je ne sais pas, mais cela en dit beaucoup sur la gouvernance. Dans tout corps, une mauvaise gouvernance révèle le plus mauvais. Il y a 10 % de génies dans l’humanité et 10 % de salopards. Dans la police, il y a 10 % de gens qui ne sont pas là pour être gardiens de la paix mais pour être forces de l’ordre. Je respecte la police, mais lorsqu’on donne des directives imprécises, laissées à la seule interprétation d’un agent, cet agent, homme ou femme, se révélera un être humain, bon, compréhensif et compétent, ou bien il agira comme un petit Eichmann 1 investi d’un pouvoir sans limite, qui, parce que son heure est enfin venue, pourra pratiquer sa malfaisance. Donc il fera faire demi-tour à un homme qui se rend à l’île de Ré pour voir son père mourant. Ou il fouillera dans le cabas d’une dame pour vérifier qu’elle n’a vraiment acheté que des produits de première nécessité. Et s’il trouve des bonbons, il l’humiliera. Quand je pense qu’ont été dénoncées, oui, vous avez bien entendu, dénoncées, et verbalisées des familles qui venaient sous les fenêtres pour parler à leurs proches reclus en Ehpad… Se rend-on compte de ce qui est là, sous-jacent ?
– Redoutez-vous un État liberticide ?
– Il y a, indubitablement, un risque. La démocratie est malade. Il va falloir la soigner. Je sais bien que nous ne sommes pas en Chine où, pendant le confinement de Wuhan, on soudait les portes des gens pour les empêcher de sortir. Mais, toute proportion gardée, oui, en France, la démocratie est menacée. Vous connaissez, bien sûr, l’histoire de la grenouille ? Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle saute immédiatement hors de l’eau. Si on la plonge dans l’eau froide et qu’on chauffe très doucement cette eau, elle ne saute pas, elle meurt, cuite. C’est l’eau fraîche de la démocratie que, petit à petit, on tiédit. Je ne dis pas que c’est ce que les gouvernants veulent faire. Mais je pense qu’ils sont assez bêtes pour ne pas le voir venir. Oui, je découvre avec horreur que ces gens, si intelligents, sont bêtes. Il leur manque l’empathie. Ils n’ont aucune considération pour le peuple français. Pourquoi ne lui dit-on pas simplement la vérité ?
– Avez-vous encore espoir en nos dirigeants politiques ?
– Lorsque le 12 mars Emmanuel Macron dit : « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour… La santé… notre État-providence ne sont pas des coûts… mais des biens précieux », nous nous regardons, ahuris. Et cela me rappelle l’histoire de l’empereur Ashoka qui, en 280 av. J.-C., pour conquérir le royaume de Kalinga, livra une bataille qui se termina par un tel massacre que la rivière Daya ne charriait plus de l’eau mais du sang. Face à cette vision, Ashoka eut une révélation et se convertit au bouddhisme et à la non-violence. Nous espérons parfois de nos gouvernants cette prise de conscience du mal qu’ils commettent. J’avoue que, ce soir-là, j’ai espéré cette conversion d’Emmanuel Macron. J’ai souhaité que, constatant son impuissance face à un minuscule monstre qui attaque le corps et l’esprit des peuples, il remonte avec nous la chaîne des causalités, comprenne de quelle manière l’Histoire, les choix et les actes des dirigeants, de ses alliés politiques, ont mené à notre désarmement face à cette catastrophe. J’aurais aimé qu’il comprenne à quel point il est, lui-même, gouverné par des valeurs qui n’en sont pas. Ça aurait été extraordinaire. J’aimerais avoir de l’estime pour ce gouvernement. Cela me soulagerait. Je ne demanderais que ça. Au lieu de quoi je ne leur fais aucune confiance. On ne peut pas faire confiance à des gens qui, pas une seconde, ne nous ont fait confiance. Quand, permises ou pas, les manifestations vont reprendre le pavé, seront-elles de haine et de rage, n’aboutissant qu’à des violences et des répressions, avec en embuscade Marine Le Pen qui attend, impavide, ou seront-elles constructives, avec de vrais mouvements qui font des propositions ? Certains matins je pense que ça va être constructif. Et certains soirs, je pense l’inverse. Ce dont j’ai peur surtout, c’est de la haine. Parce que la haine ne choisit pas, elle arrose tout le monde.
– Vous avez peur d’un déconfinement de la haine ?
– Exactement ! Peur du déconfinement de la haine coléreuse. Est-ce que le peuple français va réussir à guérir, ou au moins à orienter sa rage, donc ses haines, vers des propositions et des actions novatrices et unificatrices ? Il serait temps. Car le pire est encore possible. Le pire, c’est-à-dire le Brésil, les États-Unis, etc. Nous n’en sommes pas là mais nous y parviendrons, à force de privatisations, à force d’exiger des directeurs d’hôpitaux qu’ils se comportent en chefs d’entreprises rentables. Heureusement Emmanuel Macron a eu la sagesse d’immédiatement mettre en œuvre un filet de sécurité — le chômage partiel — pour que la France ne laisse pas sur la paille treize millions de ses citoyens. C’était la seule chose à faire. Il l’a faite. Cela doit être salué. Mais cette sagesse n’a rien à voir avec une pseudo « générosité » du gouvernement, comme semble le penser un certain ministre. Elle est l’expression même de la fraternité qui est inscrite sur nos frontons. C’est la vraie France, celle qui fait encore parfois l’admiration et l’envie des pays qui nous entourent. Pour une fois, on a laissé l’économie derrière afin de protéger les gens. Encore heureux !
– Qu’attendez-vous pour les artistes, les intermittents ?
– Je viens d’entendre qu’Emmanuel Macron accède, heureusement, à la revendication des intermittents qui demandent une année blanche afin que tous ceux qui ne pourront pas travailler dans les mois qui viennent puissent tenir le coup. C’est déjà ça. Ici, au Soleil, nous pouvons travailler, nous avons une subvention, un lieu, un projet et des outils de travail. À nous de retrouver la force et l’élan nécessaires. Ce n’est pas le cas des intermittents et artistes qui, pour trouver du travail, dépendent d’entreprises elles-mêmes en difficulté. Même si, en attendant, certains vont réussir à répéter, il va falloir, pour jouer, attendre que les salles puissent ouvrir à plein régime. Cela peut durer de longs mois, jusqu’à l’arrivée d’un médicament. Ceux-là ne doivent pas être abandonnés, l’avenir de la création théâtrale française, riche entre toutes, peut-être unique au monde, dépend d’eux. Personne ne pardonnerait, ni artistes ni public, qu’on laisse revenir le désert. Lors d’une inondation, on envoie les pompiers et les hélicoptères pour hélitreuiller les gens réfugiés sur leurs toits. Quoi qu’il en coûte. Le virus nous assiège tous, mais, de fait, les arts vivants vont subir le plus long blocus. Donc, comme pendant le blocus de Berlin, il faut un pont aérien qui dure tant que le siège n’est pas levé, tant que le public ne peut pas revenir, rassuré et actif, avec enthousiasme. Avec masque, s’il est encore nécessaire. Mais la distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.
– N’est-il pas temps d’appeler à un nouveau pacte pour l’art et la culture ?
– Pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout. »
(Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil)

Jour 57

Allez, « dehors maintenant » tout le monde !
Pour fêter ça, Outside now par Zappa, avec un solo de trombone de Bruce Fowler du genre dont on se dit ouais quand je serai grand je ferai le même.
En regardant ce matin, perplexe, la rocade de Grenoble bouchée, les files compactes, interminables et immobiles de voitures distillant du stress et du CO2 en grande quantité exactement comme avant le confinement, j’ai pensé à ceci, publié par Aurélien Barrau que les musiciens apprécieront.
(Je sais, je cite souvent ce qui se passe sur la page FB d’AB, il est un peu mon idole, mais pas tout-à-fait puisque des fois il m’énerve et dans ce cas-là je retrouve mon libre-arbitre : là il vient de suggérer que les critiques envers Sibeth Ndiaye étaient du sexisme et du racisme, et ça me laisse pantois ! On ne critique pas Sibeth Ndiaye parce qu’elle est une femme noire mais parce qu’elle est nulle et surtout parce qu’elle est un symbole, celui du mensonge en politique (sinon on critiquerait pareillement Christiane Taubira ce qui serait obscène, d’ailleurs Taubira et Ndiaye dans la même phrase sonne bizarre, l’honneur et le déshonneur de la classe politique réunies uniquement pour des raisons de genre et de couleur de peau, autant dire pour rien).

Jour 58

Il fait un temps de rentrée comme on dit en septembre : froid et humide. Je remets les pieds pour la première fois depuis deux mois dans mon lieu de travail. Je ne sais encore ni comment ni pourquoi, mais j’y vais. Je suis devant. Je n’en mène pas large. D’ailleurs le lieu en question semble avoir rétréci. Je ne pensais pas retrouver ce type d’illusion d’optique, qu’on éprouve d’habitude lorsqu’on revient sur le tard dans des endroits qu’on a habités enfant : tout a rapetissé comme par magie. Alors qu’en fait non, c’est nous qui, depuis la dernière fois, avons grandi. Bizarre. Je suis pourtant certain de ne pas avoir grandi en deux mois de confinement. Grossi, ça, d’accord, presque trois kilos, peut-être que c’est ça, la circonférence rentre en ligne de compte dans l’hallucination.
Je pousse les portes avec prudence, comme si j’allais m’effondrer du Covid aussitôt après les avoir effleurées, je porte mon masque, je respire lentement, l’air ambiant est peut-être tissé d’ennemis invisibles embusqués, comme dans les ruines de Tchernobyl. Le familier est devenu dangereux. J’ai déjà envie de me laver les mains. Bon, allez, tout ça c’est dans la tête. Je rationalise, je répète le mantra 4% de contamination seulement dans la population française. Au boulot.

Jour 59

Les cinémas restent fermés. Autant revoir LE film absolu du confinement, film du confinement absolu : Shining (Stanley Kubrick, 1980). Un homme accepte un job saisonnier, gardien d’un hôtel fermé pour l’hiver et confiné par la neige. Il s’imagine que les longs mois d’isolement feront le plus grand bien à sa créativité, et il en perd la boule. All work and no play makes Jack a dull boy. Voilà qui mérite une rediffusion au Fond du tiroir (2011).

Sauf que non. Comme on ne peut tout de même pas voir Shining à chaque confinement, j’ai vu hier soir Doctor Sleep (Mike Flanagan, 2019) qui est une sorte de Shining 2. Le petit Danny qui parlait à son auriculaire pour ne pas perdre la boule comme papa est devenu grand (il a désormais la tronche de Ewan McGreggor), mais pour autant pas tout-à-fait équilibré ni délesté de son hérédité, et d’ailleurs alcoolique. Il a toujours le Shining en lui mais ne sait pas trop quoi en faire. Il va falloir qu’il retourne à l’Overlook…
Normalement, je n’aurais jamais dû avoir envie de voir ça. Car il ne faut pas toucher à Shining, c’est un principe sacré. (Pourquoi pas caricaturer le prophète, tant qu’on y est.) Mais je me suis laissé aller à la curiosité parce que j’ai beaucoup aimé le Haunting of Hill House du même Flanagan sur Netflix.
Verdict : plaisant, pas tout-à-fait déshonorant, cousu de fil rouge, appliqué dans ses copiés-collés, mais ne joue pas dans la même catégorie que Shining le seul le vrai.
J’ai vu je crois 7 fois Shining, j’ai eu peur 7 fois, je le reverrai peut-être encore une ou deux fois dans ma vie et j’aurai encore peur d’une peur intacte, même en le connaissant par coeur, en sachant quelle image succède à celle que j’ai devant les yeux, parce que je suis incapable de rationaliser ce film (ne venez pas « m’expliquer » Shining, pas la peine, j’ai lu tous les livres), Shining s’en prend à une couche de mon cerveau qui ne réfléchit pas même si on lui explique lentement, une partie enfouie qui rêve et tremble et imagine au sens propre, c’est-à-dire produit des images. Tandis que Doctor Sleep produit une histoire, surtout.
Cette séquelle, que je ne reverrai plus jamais, ne m’a pas foutu une seule fois les choquottes. En expliquant clairement les tenants et les aboutissants, elle renonce à être un film de pure angoisse pour se transformer en thriller fantastique, voire en film de super-héros (confrontation attendue entre personnages ayant des pouvoirs surnaturels), et pas des meilleurs.
Au fond, qu’est-ce que j’espérais ? It’s just a Little bit of history repeating ! Schéma identique : 2001 l’Odyssée de l’espace (Kubrick, 1968) est inoubliable et incompréhensible de prime abord, et réclame d’être revu encore et encore car lui aussi s’adresse directement, sans intermédiaire, au cerveau enfoui, au cerveau de nuit qui imagine, qui sent, qui laissera le cerveau de jour conclure plus tard ; sa suite 2010 : L’Année du premier contact (Peter Hyams, 1984) est bavarde, explicite, déjà oubliée, et ne supporte d’être vu qu’une seule fois, à la rigueur.

Jour 60

Parlons incivilités. Le projet In Situ Babel, connu également sous le titre Les Formidables Aventures de Mustradem à Annemasse, est pour l’heure en cale sèche – mais les affaires reprendront incessamment. En attendant, la page Fatchéboucre dédiée dévoile régulièrement des archives de l’année échue, à admirer par les yeux et les oreilles. Parmi lesquelles, une chanson tout-à-fait singulière créée par Marie Mazille, moi-même, et une classe de 5e du collège Michel-Servet réputée quelque peu turbulente et « incivile » . Tous ensemble nous avons causé insultes. Nous nous sommes insultés à titre expérimental, pour comprendre. C’est quoi une insulte, dans quelles circonstances elles se formulent, quel effet elles produisent, quelles sont les plus fréquentes (spontanément : à l’adresse d’une femme on insultera sa sexualité, « sale pute » tandis qu’à l’adresse d’un homme on insultera la sexualité de sa mère, « fils de pute » , par surcroît l’insulte la plus générique de toute la langue française est con qui, à nouveau, injurie le sexe féminin, et rien qu’avec ces trois faits on a de quoi discuter quelques heures avec des ados – ou des adultes, d’ailleurs)… Ensuite on a joué à faire des chansons, en déformant légèrement ces insultes, une lettre décalée suffit pour le pas de côté vers la poésie. Le résultat s’appelle Fils de poutre, et on en entend des échos sur ce reportage de Radio Magny/Radio Ado.

En quatorzaine (3/5)

01/05/2020 Aucun commentaire
« Tête de confiné au masque » (mai 2020)

Troisième tranche de quatorzaine confinée. When the times get tough the tough get going.
Et chez vous ça va ?

Jour 31

Cinq fois. Ça fait cinq fois depuis le début de la confine, en moyenne une par semaine, que je reçois une invitation à participer à une chaîne de poésie. « Veuillez envoyer un poème à la personne dont le nom est en position 1 ci-dessous (même si vous ne la connaissez pas), avec pour objet de courriel Échange de poèmes.« 
Cinq fois, de cinq personnes différentes qui ne se connaissent pas entre elles, que je connais très bien ou un petit peu, dont j’étais ravi de voir apparaître le nom dans ma messagerie, ah chic des nouvelles d’Untel/Unetelle, comment il/elle va depuis le temps ? Mais non, pas des nouvelles, une chaîne genre pyramide de Ponzi, petit investissement avec promesse de gros rendement à la fin (à terme chacun devrait tremper dans un océan de poésie) parce que la Croissance comme on sait est sans fin, à l’aide d’un simple copier-coller et relai à un inconnu.
La première fois, j’ai envisagé sérieusement de donner suite. Voyons, quel poème pourrais-je envoyer à la cantonade, à des gens que je connais un petit peu beaucoup pas du tout ? Un poème qui serait un shot de beauté, qui serait doux et fulgurant, drôle éventuellement, judicieux pour tout de suite et pour toujours, harmonieux mais dissonant, bien sûr original, qui ferait m’admirer à la volée (j’avoue, j’ai aussi ce genre de vanité et de pensées basses), Oh, bravo quel poème bien choisi quel bon goût, il n’envoie pas un poème de merde, on voit tout de suite que ce n’est pas n’importe qui. Par association d’idées et pour cause de grippe espagnole, j’ai songé à Apollinaire. J’ai lu du Apollinaire pendant une demi-heure dans l’idée d’une cueillette et franchement j’ai passé une bonne demi-heure.
J’ai arrêté mon choix sur un poème de confinement, La Santé, où le pauvre Guillaume tourne en rond entre les murs de la prison. Mais avant que je ne me décide à l’envoyer à qui de droit, je recevais un deuxième message. Oh, chouette, Untel ! Comment va-t-il ? « Veuillez envoyer un poème à la personne dont le nom est en position 1 ci-dessous (même si vous ne la connaissez pas), avec pour objet de courriel Échange de poèmes. »
La confine révèle-t-elle à ce point un besoin de poèmes, ou bien de chaînes ? J’ai laissé traîner et à la cinquième relance j’étais tout-à-fait découragé. Pardon à toutes et à tous, je vous aime mais je ne joue pas à Ponzi. Et j’en fais quoi alors de mon beau poème de confinement écrit par Apollinaire en septembre 1911 ? Bon, je le laisse là pour qui en veut. Vous n’êtes obligés à rien, ni de m’en rendre un autre ni de faire suivre à 20 personnes, mais lisez-le, c’est juste un conseil d’ami, la poésie c’est bon pour la Santé.

À LA SANTÉ
I
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu
Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
O mes années ô jeunes filles
II
Non je ne me sens plus là
Moi-même
Je suis le quinze de la
Onzième
Le soleil filtre à travers
Les vitres
Ses rayons font sur mes vers
Les pitres
Et dansent sur le papier
J’écoute
Quelqu’un qui frappe du pied
La voûte
III
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu’il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d’à côté
On y fait couler la fontaine
IV
Que je m’ennuie entre ces murs tout nus
Et peints de couleurs pâles
Une mouche sur le papier à pas menus
Parcourt mes lignes inégales
Que deviendrai-je ô Dieu qui connais ma douleur
Toi qui me l’as donnée
Prends en pitié mes yeux sans larmes ma pâleur
Le bruit de ma chaise enchaînée
Et tous ces pauvres coeurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne
V
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement
Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passeras trop vitement
Comme passent toutes les heures
VI
J’écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu’un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison
Le jour s’en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison

Septembre 1911

Jour 32

17 avril. En pleine confine voilà que j’attrape 51 ans. Le narrateur de mon roman Ainsi parlait Nanabozo est un scientifique et il incarne cet esprit scientifique dont je suis dépourvu, dont j’ai la nostalgie sous prétexte que j’ai décidé à 17 ans que je serais littéraire (quel con ! comme si on ne pouvait pas aimer à la fois les huitres et les escargots !). Pourtant j’avais des prédispositions. Je calculais. Encore aujourd’hui je calcule. Je calcule tout et sans cesse, même si je crains que cette manie ne révèle en moi davantage un Asperger qu’un mathématicien. J’ai 51, autrement dit je suis 51, nombre non premier, 17×3. J’ai trois fois dix-sept ans, dix-sept étant mon jour de naissance. Je visualise illico ma vie en trois parties égales, 1969-1986 (houlala quelle année cette 1986 où j’ai décidé des trucs ! je m’en sers encore lorsque j’écris, elle est en filigrane dans le roman en question), puis 1986-2003 (2003 est l’année de publication de mon premier roman, TS, déjà pétri de l’année 1986), enfin 2003-2020.
Je réalise aussi en écrivant cette phrase étrange, « J’ai 51 ans » , que je suis un « mâle blanc de plus de 50 ans » . Par conséquent je fais partie des oppresseurs, je suis le méchant de l’Histoire. Je n’ai pas fait exprès, je présente mes excuses à tout le monde et gros bisous.
L’artiste chinois dissident Badiucao, quoique réfugié en Australie, relaie et illustre des témoignages de Chinois ayant vécu (et vivant encore) le confinement à Wuhan, qui nous paraissait exotique avant que l’on admette qu’il s’agissait du laboratoire du confinement mondial. Parmi ces témoignages :

Avant tout, je me souhaite à moi-même un joyeux anniversaire. Quand la ville de Wuhan a été mise en quarantaine, je savais qu’elle pourrait l’être encore lors de mon anniversaire. Je n’aurais jamais imaginé avoir un anniversaire aussi étrange. Après avoir perdu ma liberté, être enfermé durant les jours sombres de l’épidémie, le « futur » me semble une notion encore plus vague et incertaine que lors de mes précédents anniversaires.

Jour 33

Aujourd’hui, sortie aux courses. Queue devant le magasin. Distance réglementée dans la file entre chaque impétrant consommateur qui trompe l’attente en consultant son téléphone ou en se badigeonnant de gel : un mètre plus la longueur du caddie.

L’aviez-vous remarqué ? De même que le confinement nous incite paradoxalement à être solitaires pour mieux nous montrer solidaires, les « distanciations sociales » , par un renversement orwellien de la langue cul-par-dessus-tête, nous imposent de nous éloigner les uns des autres sous couvert de l’épithète « social ». Ne vaudrait-il pas mieux baptiser ces recommandations prophylactiques qui creusent les fossés entre chaque individu « distanciations asociales » ou « distanciations antisociales » ?
Voilà qui vaut bien une redif au Fond du tiroir : ici un article qui explore les usages et mésusages du mot social.

Jour 34 (du confinement)

Épisode 4 (de la Confine)
La Guerre du Péloponnèse existerait-elle, aurait-elle jamais existé, aurait-elle pu échapper à un destin de simple rumeur, de fake news, ou de vacarme pour rien, s’il n’y avait eu un Thucydide pour la nommer et la faire advenir à l’usage des siècles ?
Bon, en gros, le confinement consécutif au Covid19 en 2020, c’est pareil, dans 2500 ans on se souviendra de ce que c’était grâce à une chanson de Marie Mazile et un tout petit peu moi (avec enluminures faites à la main par Capucine Mazille et au clavier par Franck Argentier, et la participation de plein de gens dont Mme Laurence Menu dite La présidente parce que c’est du participatif, eh ouais).
Cet épisode 4 marque en beauté la fin du premier mouvement de la geste, que nous compilerons peut-être pour en faire un chapitre unique. Car dès l’épisode 5, ça change, on file ailleurs sur une autre mélodie, on bouge pas mal chacun confiné chez soi.

Tant que nous en sommes à causer chanson française. Veuillez je vous prie écouter ces deux œuvres d’utilité publique.
Suzane, SLT : clip magnifique, virtuose, directement branché à l’époque de « Me too ».
Anne Sylvestre, Juste une femme : chanson écrite en réponse à l’affaire DSK (bientôt dix ans), à l’occasion de laquelle Jack Lang s’était illustré en rappelant qu’après tout il n’y avait pas « mort d’homme ». Anne Sylvestre chante « Rappelez-vous qu’il y a mort d’âme ».
Deux chansons. Deux chanteuses. Deux générations. Deux époques. Deux univers. Deux contextes. Pourtant, un seul constat, un seul rapport de force.
La juxtaposition de ces deux chansons est décourageante, parce que les choses ont l’air de ne jamais changer, les thèmes des ritournelles sont hélas intemporels. Mais elle est encourageante, parce qu’à toutes les époques on trouve des femmes qui ont du talent.
(Des hommes aussi, d’ailleurs, hein.)

Jour 35

« Chaque fois que nous affirmons une part de nous-mêmes, nous en nions une autre. » Octavio Paz
Les revendications identitaires sont une plaie sans cesse ouverte, entretenue, gratouillée par notre époque anxieuse d’individualités balkanisées et confinées.
Les revendications identitaires consistent, dans un premier temps, à s’affirmer partie d’un tout : je suis de tel pays, de telle couleur, de tel genre, de telle religion, de telle profession, de telle classe d’âge, de tel statut, de tel signe astrologique, de telle opinion…
Puis, dans un second temps, à s’affirmer tout d’une partie, à faire valser la proposition « de » pour parfaire l’identification par métonymie : je suis tel pays, telle couleur, tel genre, telle religion, telle profession, telle classe d’âge, tel statut, tel signe, telle opinion…
On entend même certaines personnes affirmer « Je suis très smoothie banane-fraise » ou « Je ne suis pas très fromage de chèvre ».
Méfiant, je m’efforce toujours d’éviter de me revendiquer quoi que ce soit. C’est parfois difficile.
Par exemple je me garde par principe de tout chauvinisme, de tout esprit de clocher, de toute fierté cocardière débilitante (voir les innombrables pages Facebook « Tu sais que tu es de tel patelin quand tu »), mais là…
Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on a du bol, qu’on peut être fier, à tout le moins assez content même si on n’y est pour rien, d’avoir Aurélien Barrau à Grenoble. Car ce n’est pas n’importe qui, Aurélien Barrau.
Écoutez je vous prie Aurélien Barrau confiné à Grenoble.
Il y a quelques jours (voir ci-dessus, « Jour 32 »), je mentionnais qu’à 17 ans j’étais un jeune con qui se revendiquait ceci ou cela, comme on fait quand on a 17 ans, parce que ça aide à devenir ceci ou cela. J’étais littéraire pour éviter qu’on me prenne pour un scientifique.
Aujourd’hui, mon idéal d’honnête homme est un scientifique qui serait également poète (exemple : Aurélien Barrau), ou bien un poète qui serait également scientifique (exemple : Jacques Réda, dont les cinq tomes de Physique amusante m’enchantent. En outre Jacques Réda n’est pas grenoblois, donc aucun risque de conflit d’intérêt).

Jour 36

En relisant quelques pages des Caractères de La Bruyère, qui m’avaient inspiré pour mon premier film Le Distrait, je suis tombé sur un passage d’une incroyable actualité que je tenais à partager avec vous.
Pierre Richard

Ce fulgurant extrait du chapitre « Du mérite personnel » dans les Caractères ou les moeurs du siècle de la Bruyère (ouvrage écrit entre 1670 et 1696 et publié pour la première fois en 1688) a d’abord été partagé par M. Pierre Richard ; puis, depuis sa page Facebook, repartagé 410 fois. Avec humilité et gratitude je prends mon tour et reproduit, pour la 411e fois, ces mots qui pourraient suffire à mon journal du jour.
Mais pendant ce temps rien n’arrête la Confine (à part peut-être, un jour prochain, la Déconfine) : déjà le 5e épisode et les choses n’ont pas l’air de s’arranger.

Jour 37

Allez, je la publie une fois encore, cette image. Elle le mérite, et pas seulement parce qu’ad vitam elle illustre façon quintessence le confinement. Aussi parce qu’à l’époque de sa composition (2012), Jean-Pierre Blanpain m’avait avoué que c’était l’image dont il était le plus fier. Pensez si j’étais fier par ricochet qu’il l’ait faite pour moi.
En ce printemps 2020 j’ai toujours le privilège de recueillir les paroles de ce bon Jean-Pierre, et il m’a gratifié d’un paradoxe extraordinaire. Déçu que les gens de son entourage ne saisissent pas davantage l’occasion du confinement pour engorger les réseaux téléphoniques et électroniques de coucous divers, de nouvelles quotidiennes, de liens renoués, de ponts jetés, de grappins lancés, de rangs resserrés, de relations enfin approfondies, de harcèlements affectueux, il m’a déclaré ceci : « Nous vivons pourtant une période exceptionnelle pour sortir de notre confinement ». Il m’a fallu quelques secondes de rumination pour admettre qu’il avait raison. C’était avant, que nous étions confinés.

Jour 38

Cette nuit je me trouvais seul dans un appartement nu aux plafonds hauts. Je crois que toute ma famille était morte mais je ne pouvais pas le prouver. En attendant je n’avais pas d’autre choix que de rester planqué là. C’était peut-être l’Italie mais comme je n’avais pas le droit d’ouvrir les persiennes je n’avais aucun moyen de le vérifier. Je bougeais le moins possible dans la semi-obscurité de cet appartement où par discrétion tout était blanc, les murs, les sols, les plafonds, les rares meubles. Je restais assis dans mon lit aux draps blancs. De fins rideaux blancs étaient mollement remués par le vent, mais comme je n’y voyais pas très clair je confondais peut-être avec les housses qui recouvraient les meubles pour les protéger de la poussière. J’ai fini par me lever et par explorer la pièce voisine. J’ai avisé une table basse surmontée d’un plateau de verre qui semblait clignoter. En fait, le plateau était l’écran d’un jeu vidéo avec monnayeur comme on en trouvait autrefois dans les bars. Mais le monnayeur était désactivé et je pouvais jouer gratuitement autant de parties que je voulais. C’était un jeu de voiture, un simulateur assez grossier avec capot au premier plan et route en point de fuite vers l’horizon. La partie démarrait, je tournais nerveusement le volant à gauche et à droite en me disant Qu’il est con ce jeu, mais en même temps je n’avais pas conduit de vraie voiture depuis une éternité, je profitais de l’ersatz. Le jeu consistait à rouler le plus vite possible mais sans savoir dans quelle direction, en évitant simplement les obstacles sur la chaussée, parmi lesquels des passants et des policiers qui brandissaient leur carnet de contraventions. J’ai terminé le premier niveau, salué par une petite musique de fanfare, je me suis retourné, inquiet que ce bruit ne me fasse repérer, puis j’ai repris le volant pour le niveau deux. Cette fois la route était plongée dans la nuit, l’écran horizontal de la table basse était quasiment noir et je ne voyais plus du tout où j’avançais. Si je heurtais un obstacle je ne l’apprendrais qu’au bruit. Je me suis réveillé.

Jour 39

Le port du masque va peut-être passer du stade « recommandé » au stade « obligatoire ».
L’étymologie aussi est une hygiène. Le savais-tu ? T’en souvenais-tu ? Le mot « masque » est emprunté à l’italien « maschera » qui signifie « faux visage » et que l’on trouve dès 1350 dans le Décaméron de Boccace, cette sombre histoire de confinement à Florence (cf. ci-dessous, si tu as la patience de scroller jusqu’au « Jour 6 »). Maska est une racine antique qui signifie noir, puisque la méthode la plus simple pour se masquer était de se noircir le visage. Maska a donné mascara, rappelant que le maquillage est toujours un masque, mais qui a surtout partie liée à la sorcellerie, aux démons, aux spectres – en latin tardif « masca » était la sorcière. Il nous en reste la mascotte (« sortilège ») et une certaine trouille de qui avance masqué.
Masque a fini par s’imposer en français pour désigner le faux visage appliqué sur le vrai dans le contexte du théâtre, puis du carnaval, puis (bien plus tard) de l’hôpital. Dans toutes ces acceptions il a supplanté le mot rival, personna, soit « le son qui traverse ». Personna a de son côté pris un autre chemin sémantique, engendrant le personnage que l’on joue, puis, fatalement, la personne que l’on est (cf. le garçon de café chez Sartre) et enfin, parachevant la mise à distance, toute personne fictive dans une œuvre narrative voire picturale.
Enfilons un masque et devenons un personnage.

Jour 40 (cependant, toujours pas fin de quarantaine)

Je résiste tant que je peux aux livres numériques. Mais quand faut y aller faut y aller, tout en restant sur place. J’ai téléchargé (légalement ? aucune idée, en tout cas gratuitement) La Peste de Camus, best-seller de 1947 et de 2020. J’ai commencé à le relire. C’est aussi bien qu’on le dit, aussi pertinent pour la confine qu’on le prétend. Chaque fois que je reviens vers Camus je me souviens à quel point il est digne, profond, fondamental, et un peu méprisé par les gens de lettres sous prétexte qu’il est facile à lire. Camus a eu une influence décisive sur moi, notamment La Chute, mon Camus préféré, dont je mets encore à profit la trouvaille narrative géniale, l’adresse à un interlocuteur qui est peut-être le lecteur mais peut-être un autre personnage.

Quoi d’autre pour marquer la journée ? Ah, oui, un autre génie sous-estimé dans le registre de l’absurde m’a bien fait marrer. Jean-Claude Van Damme tourne des home movies confinés, dans un périmètre d’un kilomètre autour de chez lui et c’est plein de burlesque et d’autodérision. Avec Camus et JCVD pour me tenir compagnie, je ne suis pas malheureux, allez.

Jour 41

Ce qui me manque plus encore que les contacts avec d’autres gens, ce sont les contacts avec d’autres émotions, en compagnie d’autres gens. Les lieux d’émotion en commun. Je veux dire les salles de cinéma, les salles de spectacle. Mes spectacles à moi également, puisque je sais depuis l’adolescence que l’endroit au monde où je me sens le plus invulnérable aux virus de tous ordres, mélancolie incluse, est la scène.
En 2019 fut créé le spectacle prodigieusement culotté Trois filles de leur mère, d’après Pierre Louÿs, avec Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini et moi-même. Trois autres représentations étaient plus ou moins prévues en 2020. Mais toutes les prévisions passent à la trappe entraînant dans leur chute les spectacles dits vivants, y compris celui-là, si éminemment charnel, « présentiel » quoique prenant garde à appliquer les gestes barrières (les deux comédiens ne se touchent jamais). Comme nous voulons croire que nous le rejouerons un jour, nous répétons parfois en pleine confine, chacun de nous trois derrière son paravent connecté, pis-aller face à la frustration et mesure d’entretien d’une mémoire volatile.
Un autre volet de ce projet est suspendu sine die dans les airs toxiques de la pandémie : la magnifique affiche réalisée pour nous par Adeline Rognon a fait l’objet d’un tirage spécial sérigraphié, qui eût pu être numéroté et signé si l’artiste n’avait point été confinée, et qui sera quelque jour vendu aux esthètes lorsque se déconfineront les esthètes. L’ouvrage a été confié aux bons soins de M. Geoffrey Grangé, alias l’Apothicaire-Sérigraphie. Pour le moment seules sont accessibles ces belles et frustrantes photos de l’Apothicaire en plein travail.

Jour 42

Les créations musicales en temps de confinement pullulent sur Youtube, on ne sait plus où donner des oreilles. Ma préférée du moment est celle-ci.
Mais sinon évidemment il y a la Confine, qui sous vos yeux décoche sans mollir et avec une ponctualité d’éphéméride son sixième épisode.
Apparaît même simultanément un septième épisode clandestin et hors-série, mais attention, celui-ci est un beau geste pour une bonne cause, votre attention mesdames et messieurs.
« COVID MEGAMIX VOL.19 » vient de sortir. C’est quoi ? C’est ça. C’est la compilation (dématérialisée) de 79 morceaux originaux issus de formations du milieu trad/folk, enregistrés durant le confinement, et dont tous les bénéfices iront à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France. À vous d’acheter, de partager, ou d’écouter discrètement sans débourser un rond si vous êtes dans la mouise.
Or parmi ces 79 morceaux, que trouve-t-on à la deuxième place ? On trouve Au premier jour de la Confine interprété par le Frères de Sac Quartet, où quelques-uns des premiers couplets de notre chanson-fleuve sont réarrangés par Marie Mazille et sa bande familiale, accomplissant le destin de cette ritournelle qu’il faut bien appeler désormais standard. Cette version est délicieuse comme un plat qu’on connaît par coeur mais préparé par un chef qui aurait de nouveaux ingrédients dans ses pots.

Jour 43

Septembre 2001. Je suis saisi par l’idée d’un roman qui m’excite beaucoup. Je me jette dans l’écriture, je veux l’appeler Dans la cage et le terminer rapidement. Las ! Une semaine plus tard un événement considérable advient qui m’interrompt en plein chapitre : deux avions kamikazes abattent les tours du World Trade Center. Je me dis Merde et vanitas vanitatum, à quoi bon mon pauvre roman ce n’est plus la peine, nous avons changé d’époque et mon roman qui parle du monde d’avant est dépassé par les événements. Finalement je m’y remets et le termine tant bien que mal, oh, presque un an plus tard, et ma foi quoi qu’il arrive il aura été écrit, il est là pour mémoire.
Printemps 2020. Je termine un autre roman, assez gros, dont l’idée m’a saisi trois ans plus tôt et m’a depuis excité le bourrichon sans relâche, qui me semblait enfin en phase avec l’époque post-World Trade Center. Il ne me restait plus qu’à trouver un éditeur. Las ! Un événement considérable advient qui m’interrompt en pleine recherche. Un virus meurtrier paralyse le grand monde, et aussi le petit monde de l’édition, chacun reste confiné chez soi pour une durée indéterminée. Je me dis Merde et vanitas vanitatum, à quoi bon mon pauvre roman ce n’est plus la peine, nous avons changé d’époque et mon roman qui parle du monde d’avant est dépassé par les événements. Finalement je m’y remets, je profite du confinement pour le retailler une énième fois tant bien que mal. Je peaufine et remanie. Ma foi quoi qu’il arrive il aura été écrit, pour mémoire. Il est là, il s’appelle Ainsi parlait Nanabozo, je le tiens à votre disposition. Si vous manquez de lecture en confinement, adressez-moi un message et je vous l’offre.

Dans l’intervalle survient tout de même un signal encourageant qui m’évite les pensées complaisantes de type Personne ne s’intéressera jamais à ce livre : le CNL m’accorde pour l’écriture de mon roman une bourse de 12 000 euros. Grande merveille et gratitude ! Que Wakan Tanka protège le CNL et le guide sur le chemin de la sagesse et de la générosité ! Peu après j’apprends que le gouvernement, qui prépare Le monde d’après, veut relancer l’activité économique lourdement pénalisée par le confinement, et lâche à Air France, en dépit de tout bon sens environnemental, douze milliards d’euros. 12 000 pour moi, douze milliards pour Air France… Voilà qui me remet à ma place exacte. Je suis subventionné par la République Française à hauteur d’un millionième d’Air France, on est peu de chose.

Jour 44

Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien
Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer
Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre
Il me conduit par le juste chemin pour l’honneur de son nom
Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal
Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre…

Exemple caractérisé de sécularisation : j’éprouve parfois, comme ce matin, le besoin d’écouter le Psaume 23 interprété par Daniel Darc. Il m’arrive de l’écouter plusieurs fois de suite. Ou d’enchaîner avec la version live qui est plus belle encore, avec violoncelle, où Darc lit une autre traduction du psaume. Et ensuite, ça va. Le confinement peut durer, « je ne manque de rien » .
Je crois toujours aussi peu en Dieu, mais toujours autant en Daniel Darc. Ou en Mahalia Jackson et Duke Ellington. Ou en Bobby McFerrin. Ou en Bach bien sûr, qui ont tous chanté leur version du psaume 23. Je crois en ceux qui croient et qui créent.
Je crois en la musique et en sa transcendance. La musique est mon berger. Amen.

Jour 45

Lecture en temps de confinement. Je redécouvre des livres que j’avais oubliés voire, en explorant la seconde rangée au fond de l’étagère, que j’avais oublié de lire.
Journal d’un corps de Daniel Pennac (2012). Oulah, celui-ci m’attendait depuis des années et en plus il n’est même pas à moi (mes excuses pour la rétention, Vince, mais tu vois, je ne l’ai pas perdu, il est toujours là – je suis prêt à procéder à un échange d’otages, je te le restituerai quand tu me rendras mes Baudoin). Peut-être que ce roman dont le sujet est le confinement à l’intérieur d’un corps attendait simplement son heure. Je m’y plonge puisqu’il est temps. J’aime ce que je lis.
Je salue l’ambition colossale de Pennac, sa volonté d’embrasser l’épopée d’un corps, de ses premières années à sa mort, les découvertes que le corps offre, les joies qu’il procure, les affres, et les mots qu’il faut trouver pour le raconter. Le corps comme alpha et oméga parce que Nous ne sommes que ça, comme le dit juste avant de mourir, un peu déçu, le protagoniste, médecin, d’une série qui m’a beaucoup marqué.
C’est gonflé, et ça marche. Le lecteur de ce journal (en tout cas masculin, puisque le narrateur dit bien qu’il rêverait d’en lire la contrepartie rédigée par une femme) peut s’y projeter et reconnaître ici son semblable, quel que soit son âge.
J’ai quelques réserves sur la manière. Le narrateur écrit de la même plume de 12 à 87 ans. Je comprends que cette unité de style assure l’unité du livre, l’unité de l’individu, l’unité de la psyché. Mais, outre que ce personnage écrit toujours de la même façon, c’est-à-dire en gros comme Daniel Pennac (et comme Benjamin Malaussène, les mêmes comparaisons, les mêmes ruptures de rythme, les mêmes traits d’humour et de tendresse), je crois que l’écriture, en tant que production organique d’un être, est susceptible de varier au cours de sa vie presque autant que son corps. Ici, l’homogénéité qui fait partie du projet même, en révèle aussi la limite, l’artifice. Pennac en est du reste conscient puisqu’à l’occasion d’une relecture de ses premiers cahiers, le narrateur raille gentiment l’enfant de douze ans qui « écrit comme un académicien » , artifice avoué à moitié pardonné.
Mes menues réserves s’évanouissent face à la splendeur de l’objet. Car ce que j’ai entre les mains est la version illustrée par Manu Larcenet. Mais attention, pas le Larcenet rigolo du Retour à la terre. Le Larcenet terrible. Celui du Rapport de Brodeck, celui surtout de Blast, celui de l’horreur d’exister, l’horreur justement d’avoir un corps. Le Larcenet capable de changer sa palette et son registre (comme on change son style au cours des âges), depuis le dessin d’observation naturaliste jusqu’à la caricature efficace, mais toujours au service de l’expressivité, de l’angoisse organique face à ce qui est, ce qui passe, face à la matière, face à la stupéfaction d’être soi-même matière. Il dessine des corps, oui, des corps obèses (c’est l’une de ses obsessions par ailleurs, Larcenet a sans doute un problème avec ça), des corps malingres, des corps précis et des corps métaphoriques, des corps souffrants et sensuels, mais des corps comme des rapports de pouvoirs (sciences politiques) et de forces (sciences naturelles), des corps ramenés à leurs constituants, à leurs substances, dessinés comme des arbres, des rochers, des animaux, ou des fleurs.
Je lis et je regarde de tous mes yeux.
Et puis je te le rends, promis, Vince.

En quatorzaine (2/5)

15/04/2020 Aucun commentaire
« Confiné à la campagne, figure 1 » (avril 2020)

Deuxième quatorzaine de confinement. Comme on perd un peu la notion du temps (d’ailleurs on est passé à l’heure d’été parce qu’on est au printemps), ce journal de quatorzaine est livré en tranches de quinze jours.

Jour 16

Puis-je l’avouer sans énerver quiconque ? Je ne suis pas malheureux. Je suis en forme, je lis, j’écris, j’ai quelques rouleaux de PQ d’avance, je suis confiné en compagnie de quelqu’un qui me supporte et que je supporte (y compris au sens anglais du mot support), je viens de manger mes premières fraises de la saison, j’ai la forêt à 500 mètres de ma porte ce qui me permet de toucher un arbre chaque jour, contact essentiel en permanence mais plus encore quand les contacts entre humains sont empêchés. Et je télétravaille, trois ou quatre heures par jour, ce qui suffit à me donner l’impression que je sers à quelque chose. Pas autant qu’une infirmière bien sûr, mais un tout petit peu quand même.
En somme mes angoisses ont les sujets les plus divers parmi lesquels ma propre personne ne figure point.

Jour 17

Pour la première fois depuis trois semaines, j’inscris un rendez-vous sur mon agenda.
Je donnerai mon sang mardi prochain. La procédure est plus compliquée qu’avant, plus rare donc encore plus nécessaire (toutes les collectes mobiles, dans les entreprises, les lycées, les salles des fêtes etc. sont annulées). Il faut prendre rendez-vous avec l’Etablissement Français du Sang, puis se pointer à une heure précise avec son propre stylo ainsi que le formulaire dûment rempli, coché à la case « assistance aux personnes vulnérables », ce qui est noble, vous voyez bien que je suis en règle, monsieur l’agent.
Pour la première fois depuis trois semaines, je vais faire un aller-retour en ville.
Pour la première fois depuis trois semaines, moi qui ne suis pas « soignant », je vais me sentir un peu utile. Tiens, ce soir à 20h, je m’applaudis.

Jour 18

J’ai publié sue Facebook ma gueule de confiné, je recompte les laïkes en-dessous… Vous m’épatez, je n’ai jamais reçu le quart ou le cinquième de tout ça pour un post un tant soit peu argumenté… C’est la règle du jeu de la facebouquerie, on se fait laïker pour un portrait en cheveux vaguement rigolo et dérisoire, pas pour un truc qu’on voulait dire. Et puis il faut bien se distraire un peu, on est confinés. C’est pourquoi chers amis, par pure démagogie, pour vous distraire encore, et afin de recueillir toujours plus de laïkes, voici une autre photo rigolote et dérisoire où j’ai fait n’importe quoi avec mes cheveux, puisque j’ai souvent été amené à changer de coiffure au fil de mes petits métiers, ici c’est quand je bossais dans la pub. Enjoy ! Laïkez !

Jour 19

Le succès de l’atelier d’écriture virtuel que nous avons lancé est fulgurant, révélant un besoin d’expression chez les confinés pas tout-à-fait surprenant. Nous avons reçu en une semaine près de 80 contributions.
In extremis j’ajoute la mienne, selon le principe que je m’efforce de toujours appliquer de ne jamais proposer en atelier une consigne que je ne suis pas capable de suivre moi-même. Nous disions donc, en semaine 1, c’était des haïkus sur le thème du temps qui passe sous nos yeux, et sur le thème du courage.
TEMPS
J’entends le pivert
Je ne le vois pas dans l’arbre
Peut-être demain ?
COURAGE
Tout recommencer
Revenir le lendemain
Tout recommencer

Jour 20

« Marie Mazille a décidé de distraire son confinement par un projet tout bonnement pharaonique : une chanson obsessionnelle et interminable, qui sera toutefois terminée un de ces jours au terme de 108 couplets.
La Confine, variation inventive sur deux rimes seulement, décrit nos conditions de vie confinées entre quatre murs. Marie s’est adjoint la collaboration de quelques autres confinés au sein d’un atelier collectif chacun-chez-soi : Capucine Mazille pour les illustrations, Fabrice Vigne pour les textes (un couplet sur deux, en gros), Franck Argentier pour les arrangements et la mise en clip.
La Confine dont la durée, selon notre bon plaisir, frisera voire outrepassera l’heure lorsqu’elle sera achevée, est une chanson qui court le risque de devenir traditionnelle, c’est-à-dire réappropriée par tous ceux qui l’entendront, reprise ici, métamorphosée là et prolongée partout en variations infinies au gré de la durée elle-même incertaine de l’expérience de masse inédite que nous traversons.
Pour le dire crûment mais en des termes clairs : voilà, pour mémoire, un échantillon de Musique Traditionnelle de Demain.
À écouter ici, la première livraison, qui couvre les couplets 1 à 8.
Comme on dit dans les romans feuilletons : À suivre… »

Jour 21

On s’habitue ? On s’organise ?
On se résigne ? On s’équilibre ?
On se dit tant-qu’on-a-la-santé ?
On s’installe dans la durée ?
La 4e semaine de confine démarre. Ainsi que la 3e de notre atelier d’écriture en ligne. Cette fois j’ai proposé comme consigne Ce qui me manque le plus, c’est

Jour 22

J’aime beaucoup le verbe inventé par Alain Damasio, qui préconise qu’une fois le Covid passé, il ne faudra pas manquer de « covider », vider tous ensemble, les irresponsables à qui nous avons confié des responsabilités.

« C’est donc à nous de nous organiser, d’activer nos solidarités, de soutenir nos soignants, de décider ce que devra être notre santé demain. Demain? Dans six semaines environ. Et ce sera à nous de co-vider alors, tous ensemble, celui qui prétend être notre «Coronapoléon fantoche». J’ai hâte, pas vous? »

Damasio vise bien sûr Macron mais l’injonction pourrait s’appliquer à nombre d’autres indécents aux manettes, cyniques, brutaux, méprisants, aussi destructeurs de liens sociaux qu’un confinement, tel l’ignoble préfet Lallement. Le mot est une sorte de mise à jour contextualisée du « dégagisme » qui n’avait pas été inventé par Mélenchon en 2017 mais employé dès 2010 en Afrique puis en 2011 lors du printemps arabe, pour encourager à renouveler une classe politique cramponnée au pouvoir comme une moule au rocher. C’est assez sain, le ménage de printemps. Ici l’interviou originale.

Jour 23

La Grande Confine permet de s’attaquer non seulement à la pile de livres-à-lire, mais aussi à la pile de films-à-voir. En ce moment ce qui m’occupe les yeux est la très belle quoique très formaliste série de Paolo Sorrentino, The young pope/The New pope.
Hier soir j’ai fait une pause (je n’ai pas envie de la finir trop vite, il me reste 2 épisodes), c’est pourquoi j’ai regardé un film, qui roupillait depuis longtemps dans ma pile-à-voir.
Pas n’importe quel film. L’un des plus beaux films du monde-du monde-du monde.
8 1/2 de Fellini.
Oh mais quelle splendeur ! J’avais dû le voir une première fois il y a une quarantaine d’année, j’avais douze ans, naturellement je n’y avais rien compris, je n’y avais vu qu’une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, bon, certes à la fin il y avait une fusée, dont on voyait la rampe de lancement, mais pas un seul robot alors ça va quoi merci bien (car à 12 ans j’aimais beaucoup les fusées et les robots).
J’ai bien fait de le revoir. Il faut avoir un peu vécu pour l’aimer correctement. Je l’aime énormément.
Or, tellement imprégné par mes visionnages de séries du moment, j’avais parfois l’impression en regardant ce film de 1963 qu’il plagiait sans vergogne le style du Sorrentino de 2019.
Une fois redevenu rationnel, j’ai mesuré tout ce que Sorrentino a piqué chez Fellini : un souci permanent du tableau (ce sont deux peintres qui filment), des portraits avec un arrière-plan qu’il vaut mieux tenir à l’œil, des mouvements de caméra qui ordonnent le chaos sans l’interrompre, un onirisme naissant dans les rêves mais contaminant les scènes de veilles, une poésie qui réfute le symbolisme mais pas les bizarreries ni l’humour, des protagonistes muets au milieu du brouhaha des autres, des vieux croulants qui discutent entre eux mais qui soudain se taisent intimidés quand surgit la beauté ou la jeunesse, des jeux de dupes et de miroir surtout en présence des journalistes car les journalistes que comprendraient-ils de ce qu’ils racontent, et puis bien sûr Rome, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr la religion catholique, et puis bien sûr la musique, et puis bien sûr les femmes. Il y a en outre chez Sorrentino une obsession de la symétrie mais ça je crois qu’il l’a plutôt piquée à Kubrick.
Bonne quatrième semaine de Confine à tout le monde et vive le cinéma qui reste la plus grande invention des 130 dernières années, Facebook peut aller se rhabiller, et même tout l’Internet. Cependant, ne disons pas de mal de l’Internet qui nous permet de voir tant de cinéma. J’ai aussi pu constater l’influence considérable de 8 1/2 sur le film posthume d’Orson Welles, The other side of the wind, enfin achevé 40 ans après par Peter Bogdanovich, que je viens de voir grâce à Netflix. C’est une épuisante farandole dans un bric-à-brac sans la moindre cohérence, où le héros (?) est un cinéaste au bout du rouleau dont on ne sait même pas s’il va faire un film, et en fin de compte le film qu’on regarde remplace celui qu’il ne fera pas. En plus, il n’y a ni fusée ni robots.
Voir Pacôme Thiellemen pour une exégèse géniale de 8 1/2 (pour une exégèse géniale d’à peu près n’importe quoi, du reste).

Jour 24 du confinement

Et épisode 2 de La Confine, tube du printemps. Qu’est-ce qu’on s’amuse. Chanson-fleuve avec Marie Mazille (chants, textes, instruments divers), Fabrice Vigne (textes), Capucine Mazille (dessins), Franck Argentier (arrangements et vidéo).
Le premier épisode comptait 8 couplets, celui-ci en compte 4 seulement, le prochain en comptera 7, bon, il y a une logique figurez-vous, c’est par blocs d’arrangements, enfin bref, tout ceci trouvera sa cohérence, vous comprendrez quand les 108 couplets seront en ligne. « Ou pas », comme disent mes amis de Mydriase.

Jour 25

Au fait, je ne vous ai pas raconté. Unique déplacement du mois, j’ai mis les pieds en ville, à la faveur de mon don du sang programmé. Étrange expérience, traverser Grenoble quasi-déserte. Je pense au film Le Monde, la Chair et le Diable (pour ceusses que ça intéresse, ce film est dispo sur Youtube. En VF hélas). J’ai depuis longtemps l’intime conviction que le cinéma a la même fonction que le rêve : imaginer des situations farfelues afin de nous y préparer. Si jamais telle situation devait finalement advenir, nous la traverserions armés du sentiment de déjà-vu. Tout le monde parle beaucoup de Contagion de Soderbergh en ce moment.
Très peu de donneurs au centre de transfusion alors que je m’attendais à une cohue, les collectes itinérantes étant suspendues et les dons ne se faisant que sur rendez-vous. Le médecin, en masque et gants, a laissé durer la discussion et m’a livré ce commentaire : « C’est ainsi, peu de dons en ce moment, les gens restent chez eux. Mais ce n’est pas trop grave parce que nous avons moins de besoins, moins d’opérations, et surtout pratiquement plus d’accidents puisque les gens ne sortent plus, ne vont plus en montagne, ne roulent plus en voiture ». C’est logique mais je n’y avais pas pensé. Nous avons besoin de bonnes nouvelles, en voici une. C’est un autre effet bénéfique du confinement, comme les dauphins à Venise, ou la chute de la pollution un peu partout dans le monde. Notre mode de vie était plus morbide qu’un virus, mais le suggérer c’était encourir le risque de recevoir l’injure et la décrédibilisation attribuées traditionnellement aux écolos : « Tu préfères retourner vivre confiné dans une caverne ? »

Jour 26

Je lis dans mon quotidien en ligne : « Coronavirus : le PIB de la France s’effondre de 6 %, la pire performance trimestrielle depuis 1945« .
Diable, dit comme ça, on dirait une super mauvaise nouvelle, sinistre, en la lisant on a l’impression d’entendre une musique de film d’horreur. Pourtant attention, un malentendu est peut-être caché dans cette mauvaise nouvelle.
Les Français sont actuellement malheureux et ont d’excellentes raisons de l’être, ils sont confinés, privés de bien des choses et notamment de contacts sociaux, et angoissés à l’idée de tomber malade, de mourir, de perdre des proches qui sont loin. Si en plus on leur dit « le PIB s’effondre », à la faveur de la simultanéité des informations ils risquent d’amalgamer, et croire implicitement, comme du reste les économistes le leur martèlent depuis des décennies, que le niveau du PIB est directement relié à leur bonheur par cause-à-effet. Alors que pas du tout ! Il est temps de rappeler, pour prévenir toute confusion, que le PIB, produit intérieur brut, mesure exclusivement l’activité économique, c’est-à-dire la production et la circulation de marchandises, la croissance des « richesses » et par conséquent des inégalités (puisque le « ruissellement » est un mythe et un attrape-nigaud) et en fin de course la destruction de l’environnement. Absolument rien de tout cela n’a à voir avec le bonheur d’une quelconque manière.
Rappelons également que, pour éviter d’avoir l’oeil braqué sur le PIB, des indices alternatifs existent, plus fiables pour mesurer le bonheur, comme le Happy Planet Index ou l’Indice de Développement Humain qui pour se faire une idée si oui ou non il fait « bon vivre » dans tel pays, intègrent plusieurs facteurs en plus de la seule économie, parmi lesquels l’espérance de vie et le niveau d’éducation (facteurs qui ne sauraient connaître la moindre « croissance » à moins que les pouvoirs politiques ne garantissent des services publics de qualité, tiens, je prends cet exemple au hasard, des lits dans les hôpitaux ).
L’économie, ce ne sont pas des faits.
Ce sont des choix.
Ah, oui, pendant ma journée confinée j’ai encore écouté une chouette et roborative vidéo d’Aurélien Barrau qui dit mieux que moi un peu la même chose.

Jour 27

Je sors pour ma promenade quotidienne dans la forêt. Je trouve une vieille grille de portail abandonnée contre un arbre (c’est du propre), et illico je prends la pose pour les photos en tête et en queue du présent article. Je pressens que ces photos feront un tabac sur Facebook.
J’y porte incidemment mon t-shirt dessiné par David Lynch (mais si, regardez mieux, on distingue la signature, les initiales « d. L. » sur le front).
Or ce que j’aurai lu de plus stimulant aujourd’hui est une interview de David Lynch. Quels sont ses conseils ? Que faire en confinement ? Boire un bon café, méditer, laisser des histoires venir, les écrire, fabriquer une lampe. Ah mais oui, comme d’habitude en fait.
Archives Fond-du-Tiroir : un article sur Twin Peaks. Et aussi sur le petit Grégory.

Jour 28

Lundi de pâques. Sorti à l’heure pour fêter les cloches, le 3e épisode de La Confine contient un couplet spécialement spirituel car, sans vouloir nous jeter de l’encens, nous avons beaucoup d’esprit.
J’avais imprudemment annoncé que cet épisode comprendrait 7 couplets, finalement il n’en a que 4, mais alors attention, 4 qui en valent 12, 4 vraiment réussis dans le genre n’importe quoi.
Pourrons-nous faire pire ? Tiendrons-nous la distance sur 108 couplets ? Vous le saurez en vous abonnant à la chaîne, ce qui veut dire, je crois : faites la chaîne pour vous abonner, imaginez que vous essayez d’éteindre un incendie, passez le seau d’eau à la personne devant vous et si vous êtes le dernier de la ligne jetez-le sur ces quatre brillants artistes à qui hélas le confinement a fait perdre la raison (Marie Mazille, Fabrice Vigne, Capucine Mazille, Franck Argentier).
Plus trois spéchol guest-stars : Agathe Grelaud, Henri Courseaux et William Shakespeare.
À lire également sur Gre.mag.

Jour 29

Il paraît que Macron a prononcé un discours hier, ah, bon, l’idée de le regarder en direct m’attirait autant que de me caler 22 minutes devant le Hypnotoad de Futurama. Je lis mes Charlie Hebdo avec retard, et ça n’a pas grande importance puisque l’actualité est suspendue. Charlie parlera sûrement du discours la semaine prochaine, ça suffira. Dans le numéro d’il y a cinq ou six semaines, je ne lis que ce matin un reportage d’Antonio Fischetti au salon de l’agriculture qui s’est tenu dans une autre vie, dans un autre monde, du 22 février au 1er mars. Fischetti, tel Arielle Dombasle dans un film de Rohmer, s’émerveille de la taille des vaches et des moutons.

Les bestiaux me semblent vraiment énormes, bien plus que ceux qu’on voit habituellement dans la campagne. J’en fais part à Bernard, il m’explique que c’est une illusion d’optique. «  Les vaches sont aussi grosses que dans les prés. Mais dans les prés, elles paraissent plus petites parce qu’il y a l’espace autour, alors qu’ici tu les vois confinées, et de près. »

Cette illusion s’applique-t-elle aussi à notre condition présente ? Paraissons-nous plus gros, en confinement ? Mais aux yeux de qui ? De Hypnotoad ?

Jour 30

J’ouvre un livre, encore à contretemps, puisé dans ma pile-à-lire, un essai sur l’un des objets culturels les plus singuliers de la dernière décennie, la série The Leftovers (2014-2017), produite par Damon Lindelof : The Leftovers, le troisième côté du miroir (éd. Playlist Society) par Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement. La série, adaptée d’un roman de Tom Perrota, imagine que 2% de l’espèce humaine disparaît subitement le 14 octobre 2011. Cet événement, baptisé « the Sudden Departure », ne sera jamais expliqué, le récit se concentrant sur les leftovers, ceux qui restent parmi les 98%. Je suis frappé par une révélation dès la page 21. Je lis :

« On pleure parce qu’on a besoin d’une excuse pour pleurer. (…) Ce Sudden Departure, les personnages le souhaitaient. Pas forcément pour se débarrasser d’un bébé chiant ou d’une famille dysfonctionnelle. Mais pour ne plus avoir à justifier de leur désespoir. Pour avoir le droit de pleurer. Le Sudden Departure donne une forme a ce que la vie quotidienne a de profondément angoissant. Toutes ces vies « normales » ne sont orientées par rien, ne vont nulle part, ne veulent rien dire. Une fois que le Sudden Departure a lieu, même si celui-ci n’a aucune signification en soi, le désespoir a une excuse pour l’emporter. Plus exactement, on lui associe une forme qui lui permet de s’exprimer. C’est comme un canal qui soudain aurait été branché pour que les larmes puissent couler. »

Je m’arrête. Je lève les yeux. Je secoue la tête. Je remonte plus haut dans la page, je relis cet extrait en remplaçant « Sudden Departure » par « Coronavirus ». Ça marche très bien. Je relis cet extrait en remplaçant cette fois par « Confinement ». Ça marche pareil. Et j’entrevois ce que la fonction prophétique de cette série pourtant de registre fantastique ajoute à son génie et à son pouvoir de fascination. Peut-être que lorsque la pandémie sera derrière nous, nous ferons les comptes des morts, et nous arriverons à une disparition de 2% de l’humanité ? Nous serons alors les leftovers.

Quelqu’un objecte dans mon oreillette que 2% de la population, ça fait 150 millions de personnes, et qu’à ce jour nous en sommes à 125000 morts du Covid 19… OK, « 2% » est un chiffre rond et symbolique qui signifie juste « beaucoup » et notre Covid familier n’atteindra peut-être pas ce score. N’empêche, songeons aux précédents : selon les estimations, la grippe espagnole a emporté 2,5 à 5% de la population mondiale. Au XIVe siècle, la peste noire a fauché 30 à 50% des Européens. On n’est pas les plus malheureux, allez.

« Confiné à la campagne, figure 2 » (avril 2020)

En quatorzaine (1/5)

01/04/2020 Aucun commentaire
« Une bonne tête de confiné », mars 2020

Comme tout va plus vite aujourd’hui grâce au progrès, la quarantaine dure quatorze jours. Voici mon journal des deux premières semaines de confinement. Renouvelable, hélas.

Jour 0

Macron répète son mantra : « Nous sommes en guerre, nous sommes en guerre… » Ce qu’il faut à la Nation c’est l’Union sacrée derrière le Chef. Je ne me laisse pas intimider, je ne me déconcentre pas, confiné ou pas je continue de travailler sur mon roman. Ainsi parlait Nanabozo, début du chapitre XXVII :

« Cette fois c’est la guerre ! » Lucien disait ça. Il le répétait à nous briser les nerfs des oreilles plusieurs fois par jour comme un slogan. Il le disait aussi quand il nous croisait dans les couloirs du lycée mais à voix basse, comme un mot de passe qu’on glisse sans s’arrêter de marcher. L’un dans l’autre c’est le genre de message qu’il faut bien seriner à voix haute et basse et recommencer si on veut que ça rentre. Moi je lui répondais mais dans ma tête seulement « Woh woh woh la guerre comme tu y vas, la guerre c’est pas ça la guerre c’est un groupe constitué contre un autre groupe constitué, par exemple aux échecs les Blancs contre les Noirs, nous la Réserve sommes-nous un groupe constitué et contre qui faisons-nous la guerre ? »

Jour 1

Mon humeur est changeante mais pour l’heure elle est bonne. J’entame ma confine la fleur au fusil, dans l’état d’esprit de ce magnifique dessin de Soulcié. Ce que je vais dire maintenant risque de choquer les publics les plus sensibles (et les intermittents de mes amis dont les cachets sautent pendant un mois et davantage), mais voilà : cette période m’excite et me fait plaisir, non par jouissance morbide de la destruction, du malheur de masse, de la « guerre » Macronique ou de l’apocalypse… mais par goût du pas de côté. Ce qui se passe sous nos yeux est la preuve en acte que notre mode de vie n’est pas une évidence sans alternative, pas une fatalité, pas une donnée d’office, puisque le système peut très bien s’arrêter sans que ce soit la fin du monde – au contraire, nous allons assez mal mais le monde va plutôt mieux sans l’activité frénétique de l’homme qui salope tout autour de lui et empoisonne l’eau, l’air, la terre. On s’arrête, on se pose, et on réfléchit. Super ! Ce connardovirus réussit ce que les lanceurs d’alerte écolo ont échoué depuis 40 ans…

Et voilà qui me remet en mémoire L’an 01 de Gébé, et le film qui en a été tiré (co-réalisé par Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch, excusez du peu) dont le slogan était « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ».

Ressources numériques gratuites, vive l’entraide au temps du corona ! Voici le lien pour lire le livre. Et celui pour voir le film.

Jour 2

J’écris des chansons. Heureusement que Marie est là pour me forcer : « Écris des chansons avec moi. » Merci Marie. Je lui envoie des couplets, elle les tripotes et les entonne.

Vitamine C, marijuana
Courage aux vieux et aux jeunesses
On est plus forts qu’le corona
Parce qu’on a des cojones

On poétise pour tenir
En manière de télétravail
Bien sûr tout ça va mal finir
En attendant moi je rimaille

Dans la rue pas un chat
Pas un chien pas un gars
Tout l’monde reste chez soi
Et nous
Eh ben on fait pareil
Un masque sur les oreilles
Pourtant il fait soleil
C’est fou

On dit que c’est la guerre
Plus personne en plein air
Dehors c’est le désert
Bizarre
On ne sort plus son nez
On est tous condamnés
On reste confinés
Quelle histoire

Aucun contact, même d’un orteil
Aucun trajet, on te surveille
Enferme-toi, c’est un conseil
Endors-toi, débranche ton réveil !
Plutôt que bailler aux corneilles
Ne respire plus ! Au moins essaye !
Si t’es pas content c’est pareil !

Sous ce lien, un petit reportage sur ma complice en chanson, Marie Mazille, qui fait chanter son immeuble à la Villeneuve. « Confiné au virion ? Concert au balcon ! »

Jour 3

Tout à l’heure en allant acheter ma baguette, sortie qui sera la seule de la journée, j’ai fait la queue sur le trottoir, tout le monde était discipliné et chaque personne se tenait à distance de deux mètres par son prédécesseur. Cependant la dame juste avant moi discutait avec celle devant elle, qui était tournée vers nous au lieu d’être tournée vers la boulangerie. Elle portait un masque. J’ai saisi une bribe de conversation : « … Au moins ça permet de se recentrer sur les choses essentielles… »

Je me suis demandé quelles étaient ces choses essentielles. Quelles sont-elles pour cette dame ? Je n’ai pas osé lui poser la question et pourtant c’est exactement ce que j’aurais besoin d’entendre en ce moment, au lieu d’un discours de Macron ou de Philippe. Les choses essentielles sont-elles les mêmes pour tout le monde ? Quelles sont-elles pour moi ? Spontanément, sans réfléchir, je me dis à moi-même, tout fleur-bleue : l’amour. (Bah, oui, quoi, allez, elle n’est pas si mal, la morale des films hollywoodiens.)

Je suis sûr que ce que je viens de vivre, mélange de trivial et de vital, est une expérience commune, au moins pour les gens qui vont acheter leur pain, pas pour ceux qui envoient leur personnel. C’était un thème d’écriture tout trouvé, qui émergeait naturellement dans la queue sur le trottoir.

Jour 4

J’ai comme tout le monde un besoin pressant de contacts humains donc je passe comme tout le monde encore plus de temps sur Facebook. Qui aurait cru que Facebook serait notre dose de contacts humains, l’époque est étonnante. Je lis je vois j’entends plein de trucs relayés tant et plus par les amis des amis de mes amis. Bon, ça ne va pas devenir une habitude, mais je relaie ici un commentaire politique d’Hervé Le Corre (excellent, juste ce qu’il faut de colère pour ne pas nuire à la clarté) que j’ai trouvé sur la page FB de monsieur Hervé Bougel.

Jour 5

Le boulot à la médiathèque me manque alors même que je m’apprêtais à le quitter pour six mois plutôt de gaité de cœur. Même pas sûr que ce soit une contradiction. Nous sommes des animaux sociaux (Aristote) ; privés de société nous voici dénaturés. Je me sens terriblement inutile loin de mon « public », oui, je suis fonctionnaire, je n’ai pas de clients, j’ai un public, la chance exorbitante. Je réfléchis à ce que je pourrais mettre en place à distance avec eux, je rumine un atelier d’écriture géant et virtuel, une « Confinographie » où chacun posterait son petit journal de confinement, ce qu’il voit, entend, pense, sans tabou, les jolies choses (un oiseau dans l’arbre), les choses dures (l’angoisse de la mort ou de la solitude qui est son antichambre), les choses triviales comme les fulgurantes. Je soumets l’idée aux collègues, à ma grande surprise ils sont partagés, la majorité estime qu’il vaut mieux ne pas orienter confinement, pour moi c’est du déni, de quoi parlerait-on ? Finalement le projet voit le jour après télébrainstorming, il s’appellera Courage, écrivons ! selon l’idée de mon bon collègue Vincent D.

Je m’aperçois en deux clics que cette idée n’est absolument pas originale, les journaux de confinement pullulent sur le Net, de lui, d’elle, de l’autre, d’un peu n’importe qui. Je lis celui de Jean-Jacques Reboux qui n’est pas n’importe qui, ou celui de Leila Slimani pas n’importe qui non plus dans le Monde :

Nous sommes confinés. J’écris cette phrase mais elle ne veut rien dire. Il est 6 heures du matin, le jour pointe à peine, le printemps est déjà là. Sur le mur qui me fait face, le camélia a fleuri. Je me demande si je n’ai pas rêvé. Ça ne peut pas être. Cela ressemble aux histoires qu’on invente à Hollywood, à ces films que l’on regarde en se serrant contre son amoureux, en cachant son visage dans son cou quand on a trop peur. C’est le réel qui est de la fiction.

J’aime la solitude et je suis casanière. Il m’arrive de passer des jours sans sortir de chez moi et quand je suis en pleine écriture d’un roman, je m’enferme pendant des heures d’affilée dans mon bureau. Je n’ai pas peur du silence ni de l’absence des autres. Je sais rester en repos dans ma chambre. Je ne peux écrire qu’une fois mon isolement protégé. Le confinement ? Pour un écrivain, quelle aubaine ! Soyez certain que dans des centaines de chambres du monde entier s’écrivent des romans, des films, des livres pour enfants, des chansons sur la solitude et le manque des autres.

Je suis atterré par la violence des réactions et des parodies que ce journal a provoquées immédiatement, Slimani se faisant traiter de bourgeoise privilégiée égocentrique etc. L’époque des violences épidermiques sur Internet n’est donc pas révolue, j’en prends bonne note.

Jour 6

Spéciale dédicace à l’Italie et aux Italiens.
Je pense très fort au Décaméron de Boccace, et au film que Pasolini en a tiré. Le contexte se prête à l’analogie. L’histoire cadre qui permet toutes les autres est la suivante : quelques personnages se retrouvent confinés à cause de la peste noire, en 1350 à Florence. Elles sont obligées de rester ensemble pour un temps incertain, de se parler, de se raconter des histoires, de se souvenir ce qu’elles ont en commun. Elles sont mortelles. Peut-être le coronavirus engendrera-t-il un nouvel âge d’or des conteurs.
En attendant il nous fait bien chier.
Le Décaméron est ici en lecture libre (qu’on appelle « ressource numérique ») dont on peut disposer à son domicile (qu’on appelle « base vie »). Mais écartons les parleurs de langue de bois et écoutons les conteurs.

Rediffusion au Fond du tiroir : évocation du Décaméron de Pasolini depuis Troyes en 2011, tandis que j’étais confiné pour une autre raison. C’était la dernière fois que j’ai tenu un journal quotidien, jusqu’à cette semaine.

Jour 7

Plus d’excuse, on attaque la mythique « pile de livres en retard ». J’ouvre Le Banquet, bande dessinée de Coco et Enthoven d’après l’indémodable Platon à la lèvre sensuelle, vieux pervers qui en aura séduit et détourné, des adolescents. Les premiers mots qu’on lit lorsqu’on ouvre le livre sont la question suivante : « Pourquoi vivons-nous la solitude comme une séparation ? »

Jour 8

Je suis étonné de la vitesse à laquelle tout ce qui existait auparavant s’est éloigné, est devenu abstrait, ringard. On s’en souvient comme s’il s’agissait d’une autre époque, mais très lointaine, déjà floue, à mi-chemin entre la préhistoire et le Grand Confinement.

Qu’est-ce qu’il y avait dans l’actualité déjà ? Il me semble que sur le moment c’était super-important mais mes souvenirs deviennent vagues, les faits en sont désormais incertains et légendaires, dépassés par les événements…

Trump a promis qu’il allait construire un mur pour protéger son pays du virus chinois ? C’est ringard.

Carlos Ghosn défend son honneur d’homme libre et honnête en signant son auto-attestation de sortie dans une malle ? C’est ringard.

L’urgence pour résoudre la crise climatique sociale politique et sanitaire en France est de privatiser de façon équitable, libre et non faussée les aéroports de Paris ? C’est ringard.

Une médiocre « personnalité » politique retire sa candidature à l’élection municipale non à la suite d’une digne prise de conscience de son inanité, mais à la suite de la diffusion d’une sex-tape où on le voit se masturber sans prendre la peine d’accomplir les gestes barrière ? C’est ringard.

Daesh a revendiqué les 13 000 morts du Covid-19 dans le monde en bénissant l’attaque du virus contre les pays croisés qu’Allah les maudisse ? C’est ringard.

Roman Polanski a contaminé des jeunes filles mineures en leur toussant en pleine face 40 ans plus tôt ? C’est ringard.

Macron, paternel, encourage un chômeur en lui affirmant qu’il lui suffit de traverser la rue pour trouver un vaccin ? C’est ringard.

Jour 9

Depuis le début on redoute le moment où tombera la première personne qu’on connaissait… Et puis voilà, c’est aujourd’hui. Enfin, ça dépend comment on compte. Un artiste, ça vaut ?
Au printemps 1994 je bossais comme caissier d’une salle de spectacle, L’Heure Bleue à Saint Martin d’Hères. Ce soir-là le concert de Manu Dibango était une si grande source de joie qu’il m’en reste encore un peu. J’en profite pour ajouter un couplet à la chanson interminable de Marie :

Au 9e jour de la confine
On commence à compter les morts des gens
Manu Dibango est mort ce matine
Il avait 86 ans
Je mets un disque sur ma platine
Faute d’aller à son enterrement

Jour 10

“ Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ” Blaise Pascal (1623-1662, mort à 39 ans), Pensées. Et chez vous, ça va ou quoi ?

Jour 11

Les confinés parlent aux confinés. Je pourrais consacrer mon « journal de confinement » à compiler des extraits de « journaux de confinement » que je lis en ligne et ce serait déjà beau. Car comme le dit le narrateur d’ Ainsi parlait Nanabozo, c’est très bien qu’il y ait des aigles mais c’est très bien qu’il y ait aussi des perroquets sinon sans le perroquet même pas tu saurais ce qu’a dit l’aigle. Je vous perroquette ici deux aigles (peut-être un troisième à la fin) que j’aime à lire.

Je lis Alain Damasio et je kiffe grave :

« Ce qui est hallucinant, c’est comment un minuscule virus à létalité finalement assez faible arrive à bouleverser l’ordre économique mondial en un mois. Soudain, ce qui était décrété totalement impossible devient la norme : la BCE lâche 750 milliards d’euros, excusez du peu, comme une fleur. On trouve de l’argent partout pour les chômeurs partiels, les PME sont réabondées, la santé devient bien national intouchable, c’est tout juste s’ils nous annoncent pas qu’on va revaloriser les retraites de 20% ! Ça montre que tout n’est que question de choix, de priorité sociale et politique. Et qu’on nous a menti éhontément pendant des années — mais évidemment on le savait (…) On note en passant, mais sans y faire gaffe alors que c’est l’info la plus importante selon moi de l’épidémie, qu’il y a aura au final moins de morts en Chine que les années précédentes grâce au coronavirus et malgré les morts qu’il fait, tout simplement parce que la décroissance forcée de la production et des échanges a limité fortement la pollution en Chine (…) »

Je lis Leila Slimani et je kiffe encore plus, pour des raisons moins politiques et plus poétiques, sachant que le poétique est toujours un peu politique et que le contraire est rarement vrai :

« Nous sommes aujourd’hui plus d’un milliard d’êtres humains à être confinés. Et je me dis que peut-être, dans cinquante ou cent ans, on retrouvera dans le renfoncement d’un fauteuil, sous les lattes d’un plancher, dans le double fond d’une valise, un cahier d’écolier où s’alignent des mots, maladroits et fragiles. Qui sait de quels secrets ils auront été les dépositaires ? Qui sait quel amour insoupçonné, quel vice tu, quelle difficulté à vivre vont y transparaître ? Des petits enfants découvriront le courage d’un grand-père, on profanera l’intimité de nos ancêtres. Et je me demande ce que nos descendants penseront des hommes que nous avons été. Quelle image ils se feront de cette époque où la vie, comme une vague, s’est retirée du monde. Ils découvriront sans doute que nous n’avons pas été plus héroïques que d’autres, que nous nous sommes débattus, que nous fûmes à la fois sublimes et minables. Tant de choses à présent paraissent dérisoires. La haine des hommes, les sarcasmes, les mesquineries. Le temps gâché à juger les autres et le temps perdu à nous désunir. Je ne saurais où trouver l’énergie de haïr. Je ressens de la colère mais elle est dirigée contre moi-même et ma propre impuissance. Je pense aux enfants qui, entre les murs clos, feront rimer les terminaisons du passé simple avec le bruit des gifles, aux femmes qui ne peuvent plus échapper à leurs tortionnaires, aux vieillards qui glissent dans un vertigineux abandon. Je pense à ceux qui n’ont rien et que cet ennemi, aveugle et invisible, dépouille du peu qu’il leur reste. »

La différence entre Slimani et Damasio, deux écrivains également respectables dans leurs catégories respectives, est que Slimani s’en prend plein la gueule. Son journal de confinée est vilipendé, parodié. je me répète, j’ai déjà dit ça il y a quelques jours, non ? J’y suis retourné, lire les commentaires, bien fait pour ma gueule. Lire les commentaires sous la chronique de Slimani dans lemonde.fr est une expérience de l’abjection. Elle s’y fait traiter de bourgeoise égocentrique, de privilgiée condescendante, d’indécente donneuse de leçon, de faux écrivain, de conne… De femme aussi, ce grief n’est pas explicite mais je le lis entre les lignes. Je suis consterné. J’ai beau sentir profondément que nous avons changé d’époque il y a dix jours, l’époque du « bashing » en ligne, avec son armée mexicaine de petits censeurs ricaneurs moralistes, avec ses flots de haine et de mépris compulsif sans argument à l’abri derrière un pseudo et un écran, n’a manifestement pas encore été achevée et ringardisée par le virus.

Haut les cœurs, encore un effort, encore un espoir. Le confinement va durer, il peut encore se passer des choses. Car j’ai lu ceci aussi, sous la plume de Jean Tirole :

Qu’elles soient civiles, interétatiques ou sanitaires, les guerres laissent leur marque dans la société. Les recherches en sciences sociales montrent qu’elles réduisent les tendances individualistes et augmentent l’empathie. Les individus se comportent de manière plus coopérative et altruiste.

Jour 12

Le complotisme pète la forme. La religion également, forme développée et spécifique de complotisme. Christine Boutin, en Philipulus de Twitter, est en transe de délire sur le covid-châtiment divin :

« Je suis stupéfaite par cette épidémie de #COVID19 et ne peux m’empêcher de m’interroger sur son origine et pourquoi il y a une telle mobilisation planètaire? Désagréable impression que l’on cache quelque chose . Peut-on nous dire la Vérité? Et vous, qu’en pensez-vous? (…) Nous savions tous que quelque chose allait se passer  ! Ce monde devenait fou, croyant en sa toute puissance affirmant même « qu’un père pouvait ne pas être un homme » et voilà ! c’est un tout petit, mais tout petit virus qui arrive et anéantit les certitudes humaines ! »

Dans lemonde.fr je lis un article sur les appels à la prière au Sénégal pour venir à bout du virus : « C’est une malédiction dont Dieu seul peut nous délivrer. Nous devons nous en remettre à lui. » Nous sommes dans de bonnes mains, alors.

Dans le même journal sans papier hier, je lis que le Covid-19 pourrait avoir été propagé en France à la suite du rassemblement annuel à Mulhouse, le 17 février dernier, de 2500 membres d’une fédération de sectes nommée avec à-propos l’Église évangélique de la Porte ouverte chrétienne. Bon. Je ne vais pas jeter la pierre à ces cinglés qui en priant pour sauver le monde contribuent à son ravage. Je n’ai jamais aimé le principe du bouc émissaire même lorsque je n’ai aucune sympathie pour le bouc ici désigné.

Toujours dans le même organe de presse désormais numérique, un article également consternant sur la propagation virale (!) de l’idée que tous les 100 ans, aux années en 20, la planète s’auto-nettoie avec un grand virus, 1720 la peste, 1820 le choléra, 1920 la grippe espagnole. Ce recours massif à la pensée magique est terrifiant. Ce dont nous avons encore plus besoin que de gel hydro-alcoolique, c’est de raison, et peut-être même de rationalisme.

Rappelons poliment qu’un cycle de 100 ans n’est significatif symboliquement pour l’être humain, de même que le chiffre 100 n’est « rond » (exemple : le mot hécatombe signifie morts par centaine) que parce que ledit être humain compte en base 10 (et pas en base 8 ou en base 12). Et s’il compte en base 10, c’est parce qu’il a 5 doigts à chaque main. La Terre n’ayant ni mains ni doigts, et sans doute pas non plus de « conscience » au sens anthropomorphique, il est peu probable qu’elle calcule la fréquence à laquelle elle doit se « nettoyer » et nous éradiquer. Croire qu’il y a une logique transcendante à ce cycle de 100 ans non seulement est irrationnel mais surtout empêche de voir ce que notre époque a de spécifique, avec ses bouleversements environnementaux et ses catastrophes accélérées par notre mode de vie, dont le coronavirus n’est qu’une facette.

Jour 13

Tout s’annule en cascade, s’interrompt, se met en pause. Ce grand suspens n’a pas que des inconvénients. Mais le stage de création de chansons que je devais co-animer avec Marie Mazille en avril n’existe plus et j’en suis fort marri, Marie.

Pour compenser nous écrivons des chansons. Surtout elle, évidemment. Ensemble quoique chacun chez soi, par mails. La première est en ligne, elle s’appelle Corona 170.

Voici le résultat final, mis en clip par Alain Manac’h, qui a la fâcheuse tendance à détourner le propos vers un spot de propagande sur les joies et le vivre-ensemble formidable de la Villeneuve, ce qui est ici un tantinet hors sujet mais bon à part ça c’est très bien. La deuxième est déjà dans les tuyaux mais elle est looooooongue comme un confinement sans pain. Elle fera 108 couplets, je vous préviens.

Jour 14

Le Grand Confinement remet violemment de l’ordre dans nos priorités, on en sortira purgé. Je remets la main sur une citation prélevée dans un Charlie de juin 2015, elle est plus que jamais d’actualité. Robert McLiam Wilson parle de son séjour forcé à l’hôpital :

Une confirmation : les gens qui bossent là sont ceux qui ont les vrais boulots. Eux, les profs, et quelques maçons, et tous ceux qui nettoient les rues (et bon, d’accord, peut-être certains bouseux poilus qui font pousser de la nourriture). Voilà des boulots. Tout le reste n’est qu’infantile babillage. Si vous êtes consultant en management, programmeur, relations publiques, agent immobilier, ou écrivain à la con, inclinez-vous humblement devant ces adultes. En particulier si vous êtes scandaleusement mieux payé qu’eux (et vous l’êtes). Les infirmières, les profs, les assistantes sociales et les ouvriers agricoles devraient être les personnes les plus riches dans n’importe quelle société. L’aristocratie.

Jour 15

Si ça continue faudra que ça cesse. (Hubert-Félix Thiéfaine, L’ascenseur de 22h43)

La maladie vient des étrangers (c’est même à ça qu’on la reconnaît)

17/03/2020 un commentaire

Nous avons tous quelque part dans notre arbre généalogique un arrière-grand oncle parti à la guerre de 14 et revenu avec une gueule cassée ou des poumons moutardés ou pas revenu du tout mais avec une médaille. Enfin je dis ça j’en sais rien, je dis ça parce que moi j’en ai un, il se prénommait Henri, j’ai sa médaille et son diplôme posthume dans un cadre, sans me vanter ça m’inscrit dans l’Histoire, n’est-ce pas. Nous avons tous quelque part dans notre arbre généalogique une arrière-grand-mère qui a choppé la grippe espagnole. Enfin je dis ça j’en sais rien, je dis ça parce que moi j’en ai une. Elle se prénommait Maria. Elle a attrapé la grippe dite espagnole au moment où cette maladie était à la mode, en 1919, et qu’elle était enceinte. Sa fille (ma grand-mère) est née prématurée à cause de la maladie, à sept mois et deux kilos, et a bien failli y passer. La légende familiale dit que c’est le lait de brebis qui l’a sauvée, puisque sa mère ne pouvait plus l’allaiter.

La grippe espagnole (1918-1919) est, de toute l’histoire humaine, le plus grand fléau viral international (avec la peste noire du XIVe siècle). Elle a tué entre 28 et 50 millions de personnes (dont 240 000 en France), fourchette imprécise qui dans tous les cas coiffe au poteau la Première Guerre Mondiale (je lui mets des majuscules en plus à cette salope) qui, juste avant, fut certes longue et massacrante et ne m’a pas tout-à-fait déçu mais n’a fait en comptant tout bien, même les soldats inconnus, que 18,6 millions de morts.

Là où les choses deviennent comme toujours intéressantes, c’est lorsqu’on s’interroge sur le sens des mots qui passent par nos bouches comme des postillons toxiques. En quoi cette grippe était-elle espagnole ? Est-elle née en Espagne ? Est-ce en Espagne qu’elle a fait le plus grand nombre de morts ? Pas du tout. Cette grippe-là, selon les hypothèses, serait née aux États-Unis ou en Indochine (colonie française) et a été importée en Europe par la guerre ; les pays les plus touchés sont, sans surprise, les plus peuplés (la Chine et l’Inde, déjà à l’époque). Alors quoi ?

En 1918 la Première Grande Salope battait son plein, foire internationale au suicide obligeant les malheureux paysans-bidasses des quatre coins du globe (c’est amusant aussi cette expression, un globe avec des coins, bref pardon c’est pas le sujet) à quitter leur bled natal, par exemple l’Indochine ou le Texas, pour le front européen. Puis de rentrer estropiés et donc de faire transiter dans leur épiderme la Grippe fatale et d’en faire profiter tout leur village. La grippe est devenue aussi mondiale que la guerre, l’une dommage collatéral de l’autre. Mais, comme on sait, la première victime de la guerre est la vérité (phrase merveilleuse attribuée à Kipling et applicable à n’importe quelle guerre même celle de Macron, Nous sommes en mensonge, Nous sommes en mensonge…), et en conséquence l’existence du virus mortel a été cachée par les pays belligérants afin ne pas décourager leurs vaillants martyrs pour la Nation. La grande muette a parfaitement joué son rôle ancestral de censeur et de storyteller. Grippe ? Quelle grippe ? Vous avez vu une grippe, vous ? Je n’ai vu que des héros qui ont offert leur poitrine à la mitraille de l’ennemi, disait le Ministère de la Guerre en pinçant les lèvres comme la grenouille à grande bouche quand elle demande Y’en a beaucoup par ici ?

Mais l’Espagne, elle, n’était pas en guerre. Ce qui fait qu’en Espagne, on en parlait, de la maladie. Les autres pays regardait l’Espagne en fronçant les yeux de réprobation : que dites-vous, il y aurait une maladie mortelle chez les Espingouins ? C’est sûrement parce que ces bouffeurs de paella ne sont pas comme nous, ils sont faibles génétiquement et sans doute dégénérés moralement. Fi, heureusement, pas de ça chez nous, ici nous avons le bon air, et la meilleure armée, et Dieu en plus, c’est dire si nous sommes les plus forts, allez c’est parti les gars on retourne au front hop hop.

Pourquoi je vous raconte ça en ces temps de maladie mondiale dommage collatéral de la mondialisation ? Parce que j’ai lu que Donald Trump, abruti en chef, vient d’affirmer son soutien à toutes les courageuses compagnies américaines (notamment aéronavales) qui sauront lutter contre le « virus chinois » . Il va peut-être construire un mur ?

Ceci dit, pas de quoi pavoiser en France, pays de tradition xénophobe toujours prompt à chercher un bouc émissaire à sang impur : il paraît que le racisme anti-chinois, autrefois plutôt bonhomme façon Balkany et son ami « Grain-de-riz » progresse en flèche et que l’insulte « Sale Chinois » connaît une vogue sans précédent.

Bob le Coronave

10/03/2020 Aucun commentaire
Bob au temps de sa jeunesse, avec ses amis Tsing-Tao, Giuliana et Jo-Jo qui boude à l’arrière-plan, sacré Jo-Jo.

Cette nuit, pendant que je toussais me mouchais raclais et crachais mes glaires m’est venue l’inspiration d’une nouvelle, ou d’un roman, peut-être même d’une saga en plusieurs tomes selon les remous de ma fièvre.

L’action se passe chez les coronavirus. Le héros est le jeune Bob le Coronave, fringant et intrépide agent infectieux prêt à croquer le monde à pleines dents sous sa forme intracellulaire. Au début de l’histoire on le découvre dans un bouillon de culture en train de discuter le coup avec ses potes Jo-Jo, Tsing-Tao et Giuliana, l’ambiance est détendue mais soudain la conversation s’échauffe en abordant le terrain glissant de la théologie. Car Jo-Jo, l’ex-ami d’enfance de Bob, autrefois si gentil et tendre, s’est récemment éloigné de lui, il est devenu cassant, brutal, dogmatique. Depuis qu’il est entré dans une phase mystique, Jo-Jo s’est en effet radicalisé, il s’applique à faire ses cinq prières par jour tourné vers Wuhan et ne fréquente plus que des virions aussi pieux que lui, qui se laissent pousser les capsides de protéines pour plaire au Tout-Puissant.

Jo-Jo élève la voix et professe en écarquillant les acides nucléiques que Dieu a créé le coronavirus à son image, parfaite et indestructible, la preuve en est que les coronaves sont au sommet de l’évolution et de la chaîne alimentaire, qu’ils accomplissent ainsi leur destinée manifeste d’enfants chéris du Très-Haut, et que c’est donc rendre hommage à Dieu que de contaminer, coloniser et conquérir tous les animaux, surtout ceux-là, là, les arrogants, ceux qui marchent debout et se croient partout chez eux. On va leur rabattre leur caquet à ces impies qui se prennent pour les superprédateurs alors que c’est nous, par l’autorité suprême de l’Eternel ! Châtions-les sans pitié, qu’ils crachent leurs mères ces bestiaux mécréants et qu’ils crèvent si possible, qu’au moins on les mette en coupe réglée en esclavage tremblant à genoux devant leurs toilettes pour rendre hommage au Glorieux Miséricordieux créateur des coronaves, qu’ils n’aient plus jamais aucune autre idée en tête que nous obéir.

Les autres ne sont qu’à moitié convaincus par la diatribe de Jo-Jo et tentent de le modérer. Giuliana rétorque que c’est abusé, elle suggère que peut-être le Tout-Puissant dont après tout il est un peu orgueilleux de prétendre connaître les desseins a créé tout ce qui vit y compris les andouilles à deux bras deux jambes deux poumons qui crachent dont parle Jo-Jo, et qu’il ne faudrait peut-être pas les éradiquer sans arrière-pensée car si ça se trouve Dieu a prévu quelque chose pour eux aussi, mais Jo-Jo la traite de lâche de couille molle et de traitresse à ses frères et sœurs. Tsing-Tao prend alors la parole tout en se repeignant les spikes et en remontant ses lunettes de soleil sur son brin d’ARN : Putain mais arrêtez de vous prendre la quiche les gars c’est bon faut se détendre c’est pas grave tout ça tant qu’on trouve à bouffer sur la bête et qu’on peut tirer un coup pour répliquer notre ADN dans les cellules des autres grands couillons on sera les rois du monde ah ah ah ils sont pas près de le trouver leur vaccin ya-houuuuuuuuu ! YOLO ! life si good !

Bob écoute ses amis accoudé à sa coque protéique, mais il reste sur son quant-à-soi. Il est secrètement amoureux de Giuliana et rêverait de l’épater en mettant tout le monde d’accord grâce à un argument brillant et définitif… Mais il a aussi d’autres ambitions dont il n’ose encore s’ouvrir à personne. Il brûle de l’envie de découvrir le monde, qui paraît-il regorge de merveilles, de dangers et d’aventures. Ces bipèdes mammifères qui leur servent d’écosystèmes méritent peut-être d’être étudiés scientifiquement, car on ignore encore presque tout d’eux, ont-ils une conscience ? Ont-ils une âme comme nous ? Bob sait qu’il risque un procès en blasphème s’il profère publiquement une telle hypothèse. Et les fameux antibiotiques, ou ce vaccin dont le bruit a couru d’une spirale virale à l’autre, auréolés d’une grande puissance de destruction, sont-ils réels ou ne sont-ils qu’une légende urbaine millénariste pour faire peur aux enfants coronaves ? Et le mythique Patient zéro, nimbé du mystère des origines, qui aurait hébergé l’ancêtre de Bob et de tous les siens, existe-t-il quelque part et détient-il encore des secrets ? Tellement de quêtes l’attendent, et peut-être n’attendent-elles que lui ! Peut-être est-il le Coronave élu, choisi, celui qui surmontera les périls et apportera à son peuple la lumière et l’émancipation !

Je n’arrêtais pas de renifler et les scènes me venaient toutes seules les unes à la suite des autres. Je me disais que ce pitch avait tellement de potentiel qu’on pouvait en tirer une série télévisée en six saisons facile. Si je dégote les coordonnées de Netflix j’irai leur proposer mais je les préviendrai que je ne serre la main à personne. Ah et aussi insister pour qu’ils mettent le paquet parce qu’en effets spéciaux numériques ça va coûter bonbon, il ne faut surtout pas une production cheap genre série française, misons sur l’international. J’exigerai par contrat d’avoir mon mot à dire sur le casting et je proposerai Timothée Chalamet pour le rôle de Bob.

Je me suis demandé un court instant si Bob était le prénom idéal pour mon héros, peut-être que Kevin irait mieux. Et puis finalement la fièvre a dû baisser et j’ai réussi à me rendormir.

Garmonbozia

06/12/2019 2 commentaires
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure A
Innocence sacrifiée sur fond bleu, figure B

Le 16 octobre 1984, alors que nous étions devant la télévision, le petit Grégory Villemin, 4 ans, était retrouvé mort, ficelé et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. Même si l’entourage de l’enfant a été maintes fois soupçonné du meurtre, les sordides secrets de famille n’ont pas été élucidés, l’assassin n’a jamais été retrouvé, et depuis 35 ans l’affaire baigne dans une bouillie immonde faite de terreur, de chagrin et de douleur.

Sept ans après Grégory pourtant, alors que nous étions toujours devant la télévision, la jeune Laura Palmer, 17 ans, était retrouvée morte, ficelée et visage couvert. Au beau milieu d’un décor froid, brumeux et sinistre, obstrué par d’infinies forêts de sapins, son corps dérivait lentement comme un bois flotté à la surface de la rivière. L’entourage de l’adolescente a été maintes fois soupçonné du meurtre, et les sordides secrets de famille ont fini par être partiellement élucidés grâce à la clairvoyance de l’agent Cooper qui arriva sur les lieux fort d’un regard neuf, conscient que cette affaire ressemblait à une autre, survenue quelques années plus tôt, et qu’il suffisait de recouper les indices. Ainsi l’assassin de Laura fut identifié par Cooper. C’était un nommé Bob (parfois appelé Killer Bob ou orthographié en majuscules, BOB), esprit maléfique échappé d’une dimension occulte où la nourriture favorite des démons est le Garmonbozia, bouillie immonde faite de la terreur, du chagrin et de la douleur des êtres humains.

Pour autant, l’affaire Laura Palmer n’était pas classée. Bob n’existant pas sur le plan matériel, il devait pour s’incarner prendre possession d’un hôte humain. Dès lors, s’exclamer Eurêka c’est Bob qui a fait le coup ne pouvait marquer la résolution du meurtre et ne faisait que déplacer l’énigme : on ne savait toujours pas qui, parmi les proches de la jeune fille, avait eu le bras armé par Bob (bon, en fait si, on a fini par le découvrir un peu plus tard, mais je ne vais pas tout spoïler, non plus). Dire C’est Bob ne vaut guère mieux que ne rien dire du tout. Car cela revient ni plus ni moins à dire lorsqu’un grand malheur advient Il faut que le Diable y soit, ou C’est le Bon Dieu, C’est la vie, C’est le Destin, C’est la faute à la Malchance, C’est pas moi c’est Satan qui m’a fait faire des trucs… cela revient en somme à invoquer n’importe quelle force métaphysique et métaphorique manipulant en secret les humains et leurs pulsions mauvaises.

Voilà pourquoi je puis affirmer, sans la moindre ambiguïté et cependant sans prendre un risque exagéré : « C’est Bob qui a tué le petit Grégory le 16 octobre 1984, et dans la Loge Noire, derrière le rideau rouge, on se régale encore du Garmonbozia excrété en abondance par toute la famille Villemin et par la population française » . Par cette affirmation je serai toujours moins toxique que Marguerite Duras lorsqu’elle se mêlait de donner son avis, et accusait frivolement la mère, Christine Villemin, du sublime assassinat de son garçon.

La géniale série Twin Peaks de David Lynch, longue variation rêvée, à la fois loufoque et sordide, sur le film noir et donc sur l’essence du mal, est la mère de presque toutes les séries (du moins, les bonnes) qui ont déferlé sur nous au XXIe siècle. Elle a fait son retour inespéré en 2017 pour une saison 3 qui n’expliquait rien du tout, encore heureux, et renchérissait dans l’angoisse poétique et le garmonbozia. L’ahurissant épisode 8, le plus beau peut-être, révélait (?) comment Bob fut libéré à la surface de la terre le 16 juillet 1945 lors de l’explosion de la toute première bombe atomique, nommée Gadget, sur le site d’Alamogordo, Nouveau Mexique, explosion réussie qui conduisit le physicien nucléaire Kenneth Bainbridge à prononcer cette phrase historique, « Now we are all sons of bitches » (Maintenant nous sommes tous des fils de pute), mais cette information n’est pas une réponse, c’est une question.

La même année 2017 (hasard ? Je ne crois pas, suggèrerais-je finement, avec un sourire entendu et en enroulant mystérieusement mon index autour de mon menton) l’affaire Grégory faisait elle aussi son grand retour, pour une énième saison, une énième mise en examen (sans suite) d’un membre de la famille et, coup de théâtre, le suicide de ce juge Lambert qui fit beaucoup pour embrouiller l’affaire au lieu de la démêler.

En 2019 enfin, l’affaire Grégory trouvait non pas sa conclusion mais son accomplissement en devenant à son tour une série télé, et l’une des plus palpitantes qu’on ait vues depuis Twin Peaks : Grégory, série documentaire en 5 épisodes réalisée par Gilles Marchand, qui fut le scénariste de Harry un ami qui vous veut du bien et le cinéaste de Dans la forêt, deux fictions remarquables où déjà planait l’ombre de Bob.

Je pensais que cette série allait m’intéresser, mais non, bien au contraire, elle m’a passionné. Flashback : j’ai vécu l’affaire de 1984 avec la même sidération, le même écœurement et la même curiosité louche que toute la France, en baignant dans les médias de l’époque, télé radio journaux, j’étais lycéen et je lisais en ricanant Zéro, journal bête et méchant. Mais un aspect m’avait totalement échappé, et cet aspect m’est révélé par cette magistrale série : si, trois mois après la mort du marmot, toute la meute (presse, justice, police – toutes trois incarnées par des hommes, ainsi que le public) s’est retournée contre la mère, Christine Villemin, en l’accusant d’infanticide sans le moindre début de mobile invoqué, c’est par l’effet d’un sexisme particulièrement retors. Tous ces messieurs ont estimé, impatientés par le piétinement de l’enquête, que désigner la mère comme coupable donnerait une super histoire ! Et pourquoi ? Ben parce que c’est une femme. Les femmes sont ainsi, vous savez, elles sont méchantes, elles sont folles, elles sont sorcières, elles font un pacte avec Bob et couchent avec lui dans des positions bizarres lors du sabbat dans des lieux de débauche au fond de la forêt et parfois même sur la frontière canadienne. Une chasse aux sorcières, c’est exactement cela qui s’est passé, et la mentalité anti-féministe en filigrane dans cette affaire vient de me saisir 35 ans après les faits, d’autant plus que j’en ai été complice moi-même, vaguement et passivement, puisque moi aussi je trouvais que c’était une sacrée bonne histoire, cette mère qui tue son enfant, un retournement de sens formidable, c’était tragique, c’était Médée, c’était « forcément sublime » comme écrivait la Duras qui aurait mieux fait de la fermer et n’aura réussi à prouver ce jour-là qu’une chose : les femmes, même les brillantes artistes, sont parfois les complices de l’anti-féminisme rampant.

Et maintenant la dernière couche, repliée sur elle-même.

Alan Moore racontait dans Dance of the Gull-Catchers comment il avait pris conscience, après cinq ans consacrés à son livre sur Jack l’Éventreur From Hell, qu’il n’était qu’un chasseur de mouettes parmi des milliers d’autres, c’est-à-dire un détective amateur se piquant à son tour de résoudre enfin l’affaire jamais classée de l’Éventreur (1888) et ne faisant qu’ajouter à la pile sa compilation, sa théorie, une version de plus, une histoire, un sursaut d’excitation à cette inextinguible folie collective, cette passion pour un crime atroce. De la même façon, la série documentaire sur l’affaire Grégory ne fait pas seulement rendre compte d’une folie collective qui agite l’opinion française depuis 35 ans ; elle en est partie prenante, et joue son rôle de brise sur les braises.

C’est ainsi que depuis sa diffusion, les internautes enquêtent, perquisitionnent, recoupent, échafaudent, accusent et dénoncent (dénoncent, surtout, parce que c’est la chose la plus facile à faire en ligne et Internet comme on sait est un tribunal populaire), bref à la faveur de la série qui ranime leur curiosité, ils se montent à nouveau le bourrichon par centaines sur l’Affaire. Et que constate-t-on ? Que nombreux et virulents sont les tenants de la culpabilité de Christine Villemin. Alors même qu’aucun mobile crédible n’est formulable et que son innocence a été matériellement démontrée. Pourquoi alors est-elle la coupable rêvée ? Parce que. C’est une femme, voilà tout (voir plus haut).


Développement et épilogue inattendu en 2025 : ici.

La religion nuit gravement

21/11/2019 4 commentaires

Paul Veyne a posé dès 1983 une excellente question dont la réponse ne peut qu’être ambiguë, mesurée, documentée, provisoire, débouchant sur de nombreuses autres questions au lieu de certitudes, et c’est à cela même qu’on reconnaît les excellentes questions : Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Pour mémoire, il faut toujours considérer avec circonspection les questions et les réponses les plus courtes, évidentes, assurées et définitives, elles sont la marque des religieux ou d’autres catégories de complotistes.

Ce matin, rencontre avec une classe de CP-CE1.

« Bonjour les enfants ! Aujourd’hui je viens vous parler de la mythologie grecque. Un mythe c’est une histoire. Une mythologie c’est un ensemble d’histoires qui ont des liens entre elles. Ces histoires-là ont entre 2000 et 3000 ans et on se les raconte de génération en génération parce qu’elles nous font toujours autant rêver, avec leurs héros et leurs monstres, leurs aventures fabuleuses, leurs voyages, leurs batailles, Ulysse, Thésée, Hercule… Je vous ai préparé une petite pile de livres, de contes, de romans, de bandes dessinées, et même de musiques, parce que ces histoires ont pris toutes les formes pour arriver jusqu’à nous, on verra bien ce que j’aurai le temps de vous raconter ! »

« La mythologie grecque a laissé de solides traces dans notre manière de voir et de dire le monde, puisque nous continuons à parler du chant des sirènes, du travail des titans, du cheval de Troie, du fil d’Ariane… Et ce beau centre culturel où nous nous trouvons, pourquoi croyez-vous qu’il s’appelle l’Odyssée ? Mais commençons par le commencement. Les Grecs avaient de nombreux dieux, et puis de demi-dieux, de héros, de rois… »

Une main se lève.

« Oui ? Tu veux dire quelque chose ?

– De nombreux dieux ce n’est pas possible. Il n’y a qu’un seul Dieu.

– Ah, bon ?… Alors ça, hein… On ne va peut-être pas rentrer dans cette discussion mais disons que certaines personnes sur terre croient à un dieu unique, on les appelle les monothéistes, d’autres croient à plusieurs dieux, on les appelle les polythéistes, et c’était le cas des Grecs. Ils ont imaginé que les dieux étaient très nombreux, qu’ils vivaient entre eux par familles et se mêlaient de la vie des hommes depuis leur ville, qui s’appelait l’Olympe. »

Une main se lève. Je commence à transpirer.

« Dieu n’habite pas dans une ville. Il est partout.

– Euh oui en quelque sorte. Mais tu sais, les religions, toutes les religions, se représentent les dieux d’abord en observant la nature. Un dieu est une explication à un phénomène naturel. Et les Grecs, tu vois, ils observaient cette immense montagne, à l’horizon, le Mont Olympe, ce phénomène naturel qui les dominait, qui semblait immense, inaccessible pour les hommes, et c’est pour cela qu’ils en ont conclu que les dieux habitaient là-haut. Et ils avaient des dieux pour tout ce qu’ils observaient dans la nature. La mer qui les entourait ? C’était le dieu Poséidon ! Le vent qui souffle ? C’est le dieu Éole ! Un éclair dans le ciel ? C’est une foudre lancée par Zeus ! On tombe amoureux, parce que cela aussi est un phénomène naturel, d’ailleurs très curieux à observer ? C’est un coup de la déesse Aphrodite ou du dieu Eros ! On se marie ? C’est la déesse Héra ! (Remarquons d’ailleurs comme c’est amusant, l’amour et le mariage sont attribués à deux déesses distinctes, une charmante jeune fille et une mégère…) On meurt, autre phénomène naturel très courant mais moins agréable ? C’est le dieu Thanatos ! Et ainsi de suite, tu comprends le truc ? Bref, chez les Grecs il y avait… »

Une main se lève. Je commence à transpirer beaucoup.

« Quand on meurt on va soit en enfer soit au paradis.

– Oui bon l’enfer est une bien plus vieille invention que le paradis, ce qui fait que les Grecs connaissaient l’enfer, c’était le royaume des morts gardé par Hadès, mais en revanche ils n’avaient pas encore inventé le paradis. Et c’est ainsi que pour les Grecs… »

Une main se lève. Je dégouline de sueur.

« Si on veut aller au paradis il faut faire ce qui est bien pour Dieu.

– Beuh peut-être si tu le dis mais c’est pas du tout de ça que je voulais vous parler, tu sais j’ai là sous la main plein de merveilleuses histoires qui font peur et rêver et rire et réfléchir et qui sont un peu plus compliquées que « ça c’est bon ça plaît à Dieu je file direct au paradis », je te parle d’un monde imaginaire grouillant de créatures bonnes ou méchantes ou entre les deux selon une infinité de nuances… »

Une main se lève. Je suis en nage.

« Il y a aussi les anges. Ce sont les anges et les démons qui essaient de nous influencer mais il faut écouter les anges. »

Les conversations se sont poursuivies sur ce mode jusqu’à l’heure de la fin de la rencontre où j’ai pu m’éponger. J’ai réussi à parlé un peu d’Ulysse, mais pas d’Hercule ni de Thésée, je n’ai ouvert aucun des livres que j’avais préparés, pas eu le temps. Nous sommes en 2019 et la religion a gagné les esprits des enfants de l’école dite laïque gratuite et obligatoire. Désormais, lorsqu’on parle de « dieux », on a de bonnes chances de tomber sur un enfant de CP/CE1 qui répond « Dieu » avec un D majuscule dans ta gueule en ayant l’air de savoir de quoi il parle, comme tous ceux qui en parlent, quel que soit leur âge. Ce qui fait qu’il devient difficile de transmettre ces belles histoires multimillénaires. Peut-être même que le différentialisme politiquement correct ira bientôt jusqu’à déconseiller formellement de parler aux enfants de mythologies, sous prétexte que cela froisserait la sensibilité des croyants. Ou celle des moralistes, puisque par ailleurs c’est rempli de viols et de meurtres.

J’en suis fort triste, inquiet et désemparé. S’il n’y a plus de place disponible dans les cerveaux des enfants pour les travaux d’Hercule, les voyages d’Ulysse ou même les amours bizarroïdes de Zeus, alors la religion est criminelle. La religion, en assénant ce qui est vrai, tue le plaisir d’entendre ou de raconter des « histoires », plaisir qui se situe dans la zone floue entre le vrai et le faux. Il me semble que les enfants savaient cela d’instinct, autrefois, et visitaient ladite Twilight Zone sans difficulté ni dommage, ils avaient le visa. La religion refuse le visa, paralyse une part d’émerveillement, une part d’imagination, une part d’intelligence, et une part de joie. La religion rend idiot. La religion tue et on devrait imprimer cet avertissement sur les emballages des livres sacrés comme on le fait pour les clopes.

Je me souviens de ces paroles de Michel Hindenoch, que je m’enorgueillis d’honorer comme mon maître, à l’époque où il présentait son spectacle inspiré de l’histoire du Minotaure :

« J’aime les mythes parce que ce sont des histoires qui nous dépassent. Ils nous relient à la naissance de l’humanité. Ils mettent en œuvre en nous une vertu précieuse et si rare aujourd’hui : la croyance. Depuis la nuit des temps, elles parlent de ce qui vit en nous, et aujourd’hui encore elles ne nous trompent pas. La raison et le savoir dont nous sommes si fiers ont étouffés notre capacité de croire, c’est à dire de faire confiance. Et notre monde est devenu craintif et avare. »

Ces paroles datent de 1992. Il y a près de 30 ans, on pouvait se permettre comme le fait Hindenoch de dénoncer le rationalisme comme l’ennemi mortel de l’imagination. Aujourd’hui on serait tenté de dire que cet ennemi impitoyable, c’est plutôt la religion. Peut-être que la situation s’est compliquée en 30 ans et que la partie ne se joue plus entre deux adversaires, mais trois ?

[Quelques années plus tard : la suite, relativement apaisée, comme quoi il ne faut jurer de rien.]

Numérique ta mère

09/09/2019 un commentaire
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Nous passons notre vie dans le numérique. Je suis en train d’écrire sur mon blog, et quand j’écris ailleurs c’est dans des mails ou sur Facebook, et si je travaille sur mon roman c’est d’abord sur mon écran. Quand ai-je écrit une lettre, une vraie lettre, pour la dernière fois ?

Mais le livre ? Le livre au moins, le livre échappe-t-il au numérique ? Chez moi, oui, puisque je ne lis pas ce qu’on appelle de livres numériques.
Je me souviens d’une conférence il y a 30 ans où Umberto Eco prophétisait « Le numérique va remplacer les livres que l’on consulte mais pas les livres que l’on lit » . Je crois que rien depuis 30 ans n’est venu lui donner tort, mais je suis obligé de constater que je consulte de plus en plus et lis de moins en moins. Suis-je représentatif à moi tout seul d’un peuple entier de consulteurs qui ne sont plus lecteurs ? Je passe mon temps connecté et j’ouvre moins de livres et je peux toujours prétendre que c’est à cause de la journée qui s’obstine à ne compter que 24 heures soit 1440 minutes…
Sur ma table de chevet, toutefois : L’assassinat des livres par ceux qui oeuvrent à la dématérialisation du monde (L’Echappée, coll. Frankenstein, 2015), fort volume en vrai papier, aux contributions nombreuses et variées. Parmi lesquelles, celle de Jean-Luc Coudray qui écrit :
« Le livre numérique n’est pas un livre […] il n’est que l’image d’un livre. […] Programmer la disparition du livre en le remplaçant par une image, c’est détruire l’objet qui nous a civilisés. »
Je referme le livre, je lève les yeux pour digérer et j’évite de les poser sur un écran. Sur mon écran, des icônes m’attendent : un dossier, une feuille de papier. Des souvenirs d’objets réels.
Fétichisation de l’icône et disparition du réel… Voilà qui me fait furieusement penser à la première thèse de la Société du spectacle de Guy Debord :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » Le numérique serait donc le parachèvement non de l’histoire de l’écriture, mais du spectacle, qui était lui-même l’accomplissement du capitalisme.
Et puis aujourd’hui, comme si je poursuivais une conversation, je lis sur lemonde.fr (je ne lis plus Le Monde, je lis lemonde.fr, car un quotidien ça se consulte) une belle interview d’Alain Rey, qui est mon héros :
« Franchement, c’est gravissime. Je pense qu’il n’y a pas de progrès sans catastrophe. Si on prend les choses dans leur dimension historique, le virage du numérique est aussi important que l’apparition de l’écriture. Or, l’apparition de l’écriture a été un immense progrès et en même temps une catastrophe. En Afrique, des civilisations pleurent de ne plus être des civilisations orales. Avec le numérique, je ne vois que des catastrophes : la fin de la lecture, l’imbécillité programmée, l’infantilisme. »

Dieu est amour

03/09/2019 un commentaire

J’aimerais penser à autre chose mais je pense encore à cette fiction si envahissante et toxique : l’idée que nous nous faisons de Dieu. Il se trouve que je suis de passage à Lyon, à la fois ville de Mgr Barbarin (le fameux distributeur de pardon aux prêtres pédophiles parce que « Dieu merci les faits sont prescrits » , cf. dessin de Coco ci-dessus) mais également ville où, le jour même de ma présence (ne me cherchez pas, j’ai un alibi), quelque abruti, la cervelle ravagée par ce funeste cocktail, drogue plus religion, a agressé des passants dans une station de bus, armé d’un couteau et d’une pique à barbecue. Bilan un mort et huit blessés parce que ce pauvre type entendait dans sa tête des voix lui enjoignant à venger Dieu insulté. Par ailleurs bien sûr Lyon est une très belle ville.

Bref, je rumine. Si vous souhaitez ruminer avec moi, je vous invite à tenter un syllogisme théologique.

Prémisse 1 : « Il n’existe pas d’amour, il n’existe que des preuves d’amour. » Aphorisme passe-partout et cependant fertile, dû à Pierre Reverdy quoique systématiquement attribué à Jean Cocteau parce que celui-ci a été le premier à citer (dans une préface au roman d’un troisième larron) cette phrase chipée à un autre, et parce qu’énoncer une citation c’est toujours un peu répéter ce qu’a dit le perroquet précédent. Toujours est-il que Cocteau s’empressait d’ajouter dans ladite préface : « Phrase admirable et qui peut se traduire en d’autres domaines. » On ne va pas se gêner.

Prémisse 2 : « Dieu est amour. » (Première épître de Jean, chapitre 4, verset 8)

Conclusion : « Il n’existe pas de Dieu, il n’existe que des preuves de Dieu. »

C’est ainsi que de dangereuses personnes pleines de foi agissent sous le coup des preuves de Dieu, que celles-ci prennent la forme d’un acte judiciaire (la prescription d’un crime) ou bien de voix entendues au fin fond d’une cervelle droguée.

Et maintenant voici l’heure de notre toujours populaire rubrique Actualité du spam, sans pour autant changer de sujet. Car la Providence dont les voies sont impénétrable m’envoie à point nommé le mail d’un expéditeur inconnu. Son adresse qui surgit sur mon écran, loeuvrededieu@gmail.com, m’incite à lire le corps de son message (lisez, ceci est mon corps) avec la plus grande attention.

Bonjour cher Bien aimé
Je sais que mon message sera d’une grande surprise quand tel vous parviendra. C’est vrai que vous ne me connaissez pas et moi aussi, je ne vous connais pas, mais j’ai trouvé votre adresse mail à travers mes recherches sur le net, il ne faudrait pas que cela vous soit étrange, je vous présente toutes mes excuses, j’espère avec prière que tout va bien chez vous et votre famille. Je suis Mme Jacqueline Jeanne PERE de nationalité française consultante au Bénin d’où j’ai servi pendant 12 ans en bref, En fait, je souffre d’un cancer de l’œsophage qui est en phase terminale, mon médecin traitant mon informé que mes jours sont comptés du fait de mon état de santé. Je suis hospitalisée à LONDRES en Angleterre à l’adresse : 639 Harrow Road Kensal Green où je vis ces dernières heures à cause de mon état de santé. J’envisage, vous faire don de ma fortune d’une somme importante pour que vous puissiez réaliser des projets humanitaires (Aide aux personnes vulnérables tel que : les enfants de la rue, les orphelins, les démunies sans-abris, etc.) je vous prie d’accepter cela, car c’est un don que je vous fais, et cela, sans rien demander en retour. NB : répondez-moi sur mon adresse mail loeuvrededieu@gmail.com pour que je vous mets en contact avec mon notaire pour le transfert des fonds sur votre compte. Que Dieu vous accorde son salut. [c’est moi qui souligne]
Mme Jacqueline Jeanne PERE

CQFD, ouais. Je pourrais en rester là mais ma passion irrationnelle du spam m’incite à gougueler l’adresse de l’hôpital où cette pauvre Jacqueline, mécène riche mais généreuse, agonise : 639 Harrow Road Kensal Green. On trouve à cette adresse l’Hostel 639, l’une des auberges de jeunesse les plus cheap de Londres. Je crois y avoir passé quelques nuits il y a 30 ans, à l’époque c’était moins un hôtel qu’un gymnase qui louait ses tapis de sol aux indigents nocturnes. Je n’oublie pas que l’endroit qui dans les grandes villes d’autrefois accueillait les indigents, les malades, les orphelins, les vagabonds, était nommé Hôtel Dieu. Si ça n’est pas une belle preuve d’existence, ça.