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Maire vert polymorphe

19/04/2014 un commentaire

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J’écoute (en faisant la vaisselle) une intervioue de Jean-Pierre Andrevon à l’occasion de la sortie de sa fabuleuse somme, 100 ans et plus de cinéma fantastique et de science-fiction (ed. Rouge profond). Dites-moi Andrevon, quand et comment avez-vous découvert le fantastique ?

« … Eh bien comme j’ai pu, de là où j’étais, puisque j’étais un provincial. Je suis de Grenoble. Ville dont on n’a pas à rougir, depuis les dernières élections municipales. Première grande ville dont le Maire est écolo, je tiens à le saluer au passage… »

Bon, ce n’est pas tout à fait exact, Montreuil (104 000 hab.) ayant eu sa Maire verte un mandat avant Grenoble (157 000 hab.) mais peu importe, moi aussi je suis provincial, du même coin, et moi aussi je me réjouis de l’élection de M. Eric Piolle à la Mairie de Grenoble.

Le week-end dernier, le dit Piolle, nouvel édile des jeunes faisait le tour des stands du salon de Grenoble, serrant chaque paluche de façon en somme désintéressée, le scrutin étant passé. Je lui ai présenté mes petites productions bio, et parmi celles-ci je me suis fait une joie de lui offrir ce que je considère comme mon livre écolo.

Et tout en rinçant ma vaisselle j’essaye de faire le lien entre l’optimisme distillé par cette élection, et le bouquin fantastique (tous sens du terme) d’Andrevon. Le rapport me saute aux yeux. Pour porter l’écologie au pouvoir, il faut de l’imagination.

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Il n’y a d’autre Dieu que Dieu

30/03/2014 Aucun commentaire

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Dimanche de vote. J’aime bien voter. J’aime bien la démocratie en général. J’aime bien, en général, la France, je m’y promène, je m’y extasie, c’est drôlement beau en fait la France, c’est comme la démocratie, il faut aller la voir pour le croire.

Par exemple je me suis promené il y a quelques semaines à Perpignan. Enchanté, Perpignan. J’avais entendu parler de vous. Je vous trouve charmante.

À Perpignan, j’ai longuement visité le très curieux palais des rois de Majorque. J’y ai vu une chose, je crois, unique au monde. Dans la chapelle haute des rois très chrétiens de cet éphémère (1229-1349) micro-royaume, une frise fait le tour des quatre murs à hauteur des yeux, en petits carrés verts et rouges, mosaïque de trompe l’oeil, ainsi que le rideau peint au-dessous d’elle. Cette frise a longtemps été considérée comme purement ornementale, abstraite, une (bien nommée) arabesque, mais finalement les historiens et archéologues ont fini par reconnaître dans le motif sériel des mots articulés. Du langage commun, et non des traits laissés à l’imagination d’un artiste.

Il s’agissait ni plus ni moins de l’inscription en caractères coufiques, stylisée jusqu’à l’abstraction de la première moitié de la chahada : ašhadu an lâ ilâha illa-llâh. Il n’y a d’autre Dieu que Dieu. La première phrase de la profession de foi des musulmans. Dans un lieu de culte chrétien. Juste ciel, comme qui dirait.

La bizarrerie de cette inscription déplacée n’a choqué personne pendant la courte vie de cette chapelle. Elle s’explique par une notion qui, elle aussi, semble incongrue selon les époques : la tolérance. La culture arabo-andalouse circulait alors des deux côtés des Pyrénées et de la mer, certes au fil des guerres, mais aussi par la grâce des échanges entre les hommes, entre les clercs, entre les souverains, entre les lettrés. On se connaissait, on commerçait, on s’épousait même entre Chrétiens, Musulmans, et Juifs (deux par deux, j’entends, hein). Fatalement, quelqu’un s’est rendu compte que cette phrase, il n’y a d’autre Dieu que Dieu, s’appliquait aussi bien aux trois religions, et que la chahada ferait une chouette déco dans une chapelle dédiée au Christ, que le témoignage de foi mauresque n’allait pas se battre avec le crucifix posé à côté.

Trois religions, un seul Dieu. Les points communs plus importants que les différences.

Ensuite le royaume a été englouti dans les replis du Moyen-âge, le palais a fait la culbute, et pendant les siècles suivants la bâtisse a servi de caserne à des militaires revêtus de divers uniformes. Les soudards n’avaient pas beaucoup d’égard pour les traces du passé. La chapelle leur a longtemps servi de dortoir.

Perpignan fait partie des villes qui courent le risque, aujourd’hui, de tomber dans l’escarcelle du Front National. J’écoute la radio.

20h, les résultats s’égrainent. Le FN n’a pas emporté Perpignan. Mais Béziers, Fréjus, Hayange, Beaucaire, Villers-Cotterêts, Le Luc, Le Pontet et Cogolin.

En 2014, tout le monde ment

20/03/2014 Aucun commentaire

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Depuis ma brûlante découverte de Martin Eden, sa vigueur, sa profondeur, son actualité, j’ai fait le serment de lire un roman de Jack London par an, comme on fait une cure de raisin pour se purger les entrailles. Je m’y tiens. En 2014 j’ai d’abord lu ceci, excellent livre certes, mais qui ne compte pas, car c’est une adaptation, un produit dérivé.

Mon « vrai » London 2014 date de 1916 : La petite dame dans la grande maison. Or ce roman tombe à point nommé, comme une contribution sur mesure aux débats, sinon sur les genres, du moins sur l’égalité homme-femme, sur l’émancipation des femmes, et autres combats que l’on serait naïf de croire gagnés une fois pour toutes. Le roman s’ouvre sur un portrait du protagoniste, londonien en diable, mâchoire carrée et yeux qui brillent, tout à la fois self made man, aventurier et poète, on imagine Kirk Douglas dans le rôle… Mais très vite le véritable héros du livre se révèle autre, plus original, et plus intéressant : c’est sa femme. Brossant le portrait d’une femme indépendante, choisissant librement sa vie et sa sexualité (l’histoire tourne autour d’un ménage à trois), La petite dame a fait scandale il y a un siècle. Il n’est pas inutile de le lire aujourd’hui.

Parce qu’il y a du boulot, là.

Je côtoie en ce moment des élèves d’un lycée pro au sein d’un dispositif de longue haleine, qui leur permet de rencontrer toutes sortes d’intervenants. Moi d’une part, mais aussi des conseillères conjugales du Planning familial (celui de Grenoble, l’héroïque, le pionnier) – car nous travaillons sur un thème imposé : les rapports filles-garçons. J’ai tenu, la semaine dernière, à assister en simple spectateur à la rencontre entre les ados et les dames du Planning, d’abord pour faire connaissance avant la séance où j’échangerai avec eux à propos de la littérature, ensuite parce que le sujet fille/garçon me titille, l’avouerai-je, davantage que la littérature.

Extrait spécialement marquant de la conversation à bâtons rompus :

– Bon, la contraception, vous savez ce que c’est ?

– Ben, ouais, c’est… comment… un contrat, quoi… C’est tu t’engages à faire quelque chose…

– Non, pas du tout. C’est le moyen d’avoir des rapports sexuels sans faire des enfants.

– Mais, attendez, madame, à propos du viol… Je sais pas si c’est vrai, j’ai entendu dire… Un viol, en fait, c’est pas un viol si on met un capote.

– Comment ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Ben, si tu mets une capote… Après, y’a plus de preuve. Alors, c’est pas un viol.

– Un viol est un viol, avec ou sans capote ! C’est-à-dire un crime, puni de huit ans de prison. Les prisons sont pleines de violeurs qui ne comprennent toujours pas ce qu’ils ont fait de mal.

– Ben non, c’est pas un viol, puisqu’il n’y a pas de preuves. Je sais ce que je sais…

– Non non non, attends, tu ne peux pas dire ça. Ce serait comme tuer quelqu’un, faire disparaître le corps, et repartir conscience tranquille puisqu’il n’y a « pas eu meurtre ». Capote ou pas, il y a d’autres preuves, à commencer par la parole de la victime. Le témoignage. Ça ne compte pour rien,  la parole ? Une fille qui vient porter plainte pour viol, on ne va pas chercher s’il y a capote ou pas. Il y a viol de toute façon. Prison. Huit ans.

– Mais c’est n’importe quoi, ça… Alors la fille, d’abord elle veut, et ensuite une fois que c’est fait elle veut plus, elle va faire croire qu’elle voulait pas, et elle ira voir les flics ? C’est pas normal, ça ! Elle a pas de preuves !

– Tu crois qu’une fille qui n’a pas été violée va aller voir la police, et se mettre dans la situation humiliante de se plaindre d’un viol pour le plaisir de mentir ?

– Ben ouais, bien sûr ! Eh ! Faut arrêter, là, faut ouvrir les yeux. On est en 2014, tout le monde ment.

Jamais je n’avais reçu, énoncée avec autant de calme, de clarté, de clairvoyance peut-être, la définition du chaos qui nous tient lieu d’écosystème. J’ai bien fait de venir. J’ai froid dans le dos.

Ces mômes vivent dans le chaos, celui qu’on leur laisse, nous, Tapie, Cahuzac, DSK, Sarkozy, etc, le chaos où tout le monde ment, où il est normal de mentir, puisque de haut en bas de la société, des misérables jusqu’aux oligarques, c’est chacun pour sa gueule. Le chaos est là, il est premier, on vient ensuite, on s’adapte, on se conforme, question de survie, ce n’est pas le monde qui s’adaptera pas à nous. La première règle de vie n’est pas respecter les autres et la loi, mais ne pas se faire gauler. Pas de preuve ? Pas de mal. Ces ados sont très bien adaptés. Ils savent, sans même avoir besoin de lire les rapports de la NASA, que la civilisation touche à son terme.

Après, nous discutons, bien sûr. Nous nous trouvons non seulement dans le même monde, mais dans la même salle de classe, alors le contact est possible, nous discutons. C’est long, laborieux, mais nous discutons, et nous arrivons à élever le débat, quelques centimètres au-dessus du chaos.

Je sors du lycée, je jette un œil aux nuages, un peu inquiet, vaguement oppressé. Mais avec une admiration renouvelée, sans bornes, pour l’Education Nationale, pour le Planning Familial, pour tous les travailleurs anti-chaos.

Mise à jour mai 2015 : la preuve rétroactive que le mensonge est normal en 2014.

Les habits neufs du Secrétaire Général de l’UMP

10/02/2014 2 commentaires

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Depuis que je lis (aux deux sens de ce verbe : lecture en silence, lecture en public ; pour moi et pour d’autres) des contes, l’un de mes favoris est Les habits neufs de l’empereur ou, selon les traductions, du Grand duc, d’Hans Christian Andersen (1837). Pour mémoire, l’empereur, abusé par des filous, défile dans la rue à poil – sous-entendu : il expose sa chair, il avoue n’être qu’un être humain, comme toi et moi. Tout le monde le voit. Tout le monde le sait. Personne ne le dit, sauf les enfants et les fous.

Les rapports de force, les hiérarchies, les injustices, les dominations symboliques… perdurent autant que les flatteurs font croire aux puissants de ce monde, et croient peut-être eux-mêmes, qu’ils sont autre chose que des corps nus sous leurs fringues. J’adore cette morale joyeuse, et plutôt atypique chez le conteur danois, qui témoigne plus fréquemment d’un rigorisme protestant que d’une subversion libertaire. La portée politique est évidente. C’est de démocratie qu’il s’agit : comme le chante Nougaro, au-delà de nos oripeaux, nous sommes tous des corps, nous jouissons tous (ou souffrons tous) d’une peau et d’une paire de fesses ! Partons de ce que nous avons en commun pour établir sainement les règles de notre vie commune.

Haut les mains peau d’lapin la maîtresse en maillot de bain

En 2011 paraît au Rouergue Tous à poil !, joli album du couple Claire Franek Marc Daniau, qui me semble ni plus ni moins une prolongation, une réactivation de cette tradition presque bicentenaire, éveiller les enfants par la malice à une vérité essentielle, occulte quoique salutaire pour la vie démocratique : nus, défaits de nos atours qui dénotent profils sociaux, prestiges et nivellements divers, nous nous ressemblons tous un peu.

Ce livre fait parler de lui aujourd’hui, davantage qu’à sa sortie, grâce à M. Jean-François Copé, qui ne loupe aucune occasion de signaler aux multitudes du Printemps français, cette hétérogène vague de fond réactionnaire, pudibonde et moraliste, qu’il se tient à leur disposition pour les représenter dans les médias et surenchérir dans l’intox. Le gluant Copé vient s’indigner sur un plateau télé contre cet ouvrage, qu’il tient pour un symptôme de plus, le symptôme de trop, de la gabegie, de l’obscénité et de l’indignité de la présidence Hollande. « Mon sang n’a fait qu’un tour », vibre-t-il. Suit un chapelet d’âneries et de contre-vérités – sous-entendre qu’on utilisera ce livre comme mot d’ordre obligatoire en classe et non comme fiction cathartique, est à peu près aussi malin que faire courir des rumeurs sur les cours de masturbation ou de travestissement en maternelle. On voit pour qui roule Copé – on voit qui il veut faire rouler pour sa personne.


Jean-François Copé et le livre « Tous à poil » par LeLab_E1

Ce lamentable débordement révèle, outre l’inquiétant niveau du débat politique, que le statut et la reconnaissance de la littérature jeunesse non seulement ne s’améliorent pas en période de crise partout-partout, mais se dégradent à vive allure. Les livres que l’on place entre les mains de nos enfants sont cantonnés dans un rôle précis et exclusif, édifier, et la seule critique digne d’eux est encore et toujours morale

Signe qui ne trompe pas : ni Copé, ni presque aucun des articles que j’ai consultés, Le Monde, Libé, etc., ne mentionnent les noms des auteurs de ce livre. Comme si la littérature jeunesse, contrairement à la Littérature, était une force vague et anonyme, une masse indifférenciée sans rapport avec la créativité individuelle, un phénomène social, acéphale, une fonction utilitaire, institutionnelle ou idéologique, en tout cas sans auteur… Je répète : Tous à poil ! est un livre de Claire Franiek et Marc Daniau. Qui sait ? Peut-être que si on prend la peine de s’adresser à eux, ils auront un avis sur la question ? Claire Franiek interviouvée par le Nouvel Obs :

« Monsieur Copé va fabriquer des générations de tordus et de frustrés, parce que ça veut dire qu’il y a des livres et des sujets dont on ne peut pas parler avec les enfants. C’est très hypocrite. »

Et maintenant, pour nous laver les yeux et les oreilles, effacer les restes de la chanson de Copé, écoutons un peu d’Allain Leprest. De rien.

(La suite ici)

Bastille Nation – autrement dit : « Le pays de la Révolution »

01/02/2014 un commentaire

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Bloquer une ville en marchant, banderole à la main, parce qu’on n’est pas content et qu’on est nombreux, trois millions selon les organisateurs et cent dix mille selon la police : la manif est une tradition française. Y’a ça, le béret basque, le Mont Saint Michel, la Tour Eiffel, pis la baguette et le Bordeaux : la France. Moi-même, j’avoue, je marche. Je baguette, je Bordeaux, je manife, je suis vachement français.

Sylvain, un ami, français idem, qui autrefois jouait du saxophone dans le même groupe que moi, a ces dernières années énormément marché, lui aussi. Or une idée lui vint à force de marcher. Du reste Nietzsche affirmait « Les seules pensées valables viennent en marchant ». Sylvain a conçu le projet d’un jeu de société sur le thème du militantisme, un jeu qu’il nourrirait de sa longue expérience d’agitateur auprès d’ATTAC ou d’autres. Un simulateur de révolution dans son salon, un jeu de plateau, de dès et de pions, où le but ne serait pas de conquérir, ni de faire fortune, de devenir le plus gros golden-boy de la place… mais d’énumérer divers motifs de protestation, les assimiler, les beugler au mégaphone, sensibiliser les foules et enfin constituer le plus gros cortège qu’on ait vu entre Bastille et Nation !

Ce jeu de simulation, de quizz et de stratégie a un double objectif : tester ses connaissances dans différents domaines (écologie, rapport nord-sud, féminisme, économie, politique, monde du travail…) et s’amuser en se mettant dans la peau d’un militant.

Le concept est incongru, rigolo, et en somme d’actualité. Car la manif, la revendication populaire en pleine rue,  l’émancipation du peuple en marche, l’image même du progrès historique hégélien en mille-pattes, est une culture. Une culture qui baigne aujourd’hui, comme tant d’autres, en pleine confusion (quand on voit qui manifeste aujourd’hui et pourquoi, quand on entend quelles idéologies réacs émanent des défilés, on se demande où est la gauche, et comment elle a pu se laisser subtiliser son moyen d’expression privilégié…)

Ce fantasme ludique, intitulé Ça va péter !, vient donc à point nommé pour nous rappeler les règles du jeu de la conscience politique. La première fois que Sylvain m’en a parlé, je lui ai toutefois exprimé une objection : si le principe même du jeu de société, qui sublime l’instinct de compétition autour d’une table conviviale, est idéal pour le Monopoly, métaphore capitaliste explicite où la victoire s’arrache en écrasant sans scrupule son adversaire, comment peut-il s’appliquer à un jeu qui prétend prôner le collectif, le collaboratif, le tous-ensembleu ?

J’ignore comment il a résolu cette contradiction… Quoi qu’il en soit, son jeu est entre temps achevé. J’aimerais bien tester une partie, pour voir. Mais il n’existe pour le moment que sous forme de prototype, en quête d’éditeur. On peut aller voir de quoi il retourne sur son site.

Une pensée pour Cavanna, qu’on ne verra pas marcher dans la prochaine manif.

« L’homme sait qu’il va mourir. Il le sait, mais il ne le sent pas. Il repousse éperdument l’idée de la mort, de la non-existence s’appliquant à lui-même (…) Ou bien on se laisse crever, et on crève. Ou bien on se bagarre, et peut-être qu’on crève quand même. Mais peut-être que non. Et ce tout petit peut-être vaut tous les sacrifices quand on pense à l’enjeu qui est au bout. »
François Cavanna,
Stop-Crève, 1976

Rien de nouveau sous le soleil de novembre

24/11/2013 2 commentaires

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J’aurais volontiers parlé des impôts. Ras-le-bol du ras-le-bol fiscal ! On dirait que tous les Français, pas seulement les jockeys et cavalières, mais bientôt les golfeurs, yachtmen voire les joueurs de polo et de cricket, ne veulent pas payer moins d’impôts, mais plus d’impôt du tout parce qu’ils ont petit à petit perdu le sens du pot commun, à cause de la crise partout-partout qui replie sur le moi-d’abord, à cause du néolibéralisme dilué dans l’air du temps, à cause de Depardieu, de Cahuzac, des unes de magazines, ou de l’équipe de onze demeurés en shorts qui gagnent deux cents fois le salaire d’une assistante sociale. Or me prend l’envie de crier vive l’impôt ! Un mois de mon salaire par an tombe dans le pot, et imaginez un peu, je suis heureux ravi comblé de payer des impôts, parce que ça signifie non seulement que je gagne de l’argent, bonne nouvelle, mais qu’en plus je le redistribue aux pauvres ! La pédagogie manque : expliquons aux Français que chaque contribuable, en fait, est un peu Robin des Bois – et puis tant qu’on y est, faisons réciter à l’école l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789… mais non, pas les impôts, pas de politique, cela vous ennuierait autant que moi, ras-le-bol du ras-le-bol du ras-le-bol fiscal, je parlerai plutôt d’un autre marronnier : Montreuil.

Quoi de nouveau sous le soleil de novembre ? Novembre, c’est la neige plutôt que le soleil, et les néons du salon du livre de jeunesse de Montreuil plutôt que la lumière naturelle.

« Montreuil » (métonymie) aura lieu ce week-end et rendra visible la littérature jeunesse, trois jours par an, comme tous les ans. Et toujours, toujours, refleuriront les mêmes polémiques sur la légitimité de cette « littérature » de second rang, le même déficit de reconnaissance, la même crise d’identité, les mêmes moulins à vent, les mêmes clichés immémoriaux à combattre si on en a l’énergie. J’ai tenté de le faire quelquefois, en 2010, ou en 2011, quand j’avais l’énergie. Cette année, je ne m’en mêle pas, mais en lieu et place j’invite quiconque parcourt le présent blog, soit par habitude, soit par accident, à lire attentivement l’excellente lettre ouverte d’Eric Senabre sur le sujet. Tout y est mieux dit que je ne saurais.

Mais je crains que cela ne suffise, comme d’habitude, qu’à prêcher les convertis. Il n’y aura rien de nouveau sous le soleil de Montreuil en 2014 non plus, ni en 2015, ni en 2030, tant « l’infernale échelle des valeurs à la française » dont parle Eric Senabre est une irrémissible structure de la doxa culturelle, et pour longtemps encore la littérature de jeunesse, la première littérature, souffrira condescendance, indignité et voyage en strapontin. C’est, en conséquence, du point de vue de la sociologie qu’il faut analyser le phénomène.

J’avance l’argument que le mépris de la littérature de jeunesse recouvre simplement le mépris plus global de la jeunesse. Pour se faire une idée actuelle de ce dernier, il n’y a qu’à lire certains commentaires haineux des manifs lycéennes de soutien à Leonarda : petits merdeux manipulés, derniers petits bâtards du gauchisme fainéant, idéalistes irresponsables en temps de guerre, enfants gâtés de bobos en cocon, vous ne comprenez rien à la situation économique de la France, quand vous cesserez de fumer des joints la raison vous reviendra et vous refuserez vous aussi de payer pour les envahisseurs, allez plutôt préparer votre bac, allez étudier, allez travailler, allez consommer, allez vous coucher… alors que ces ados activistes ont fait preuve d’une détermination et d’une conscience politique propres à redonner espoir à pas mal de barbons.

Entre temps, la lecture d’un livre de Pierre-Michel Menger vieux de 12 ans déjà m’a soufflé une autre explication. Menger prétend que l’artiste, en tant que sujet social, loin des clichés bohèmes fantasmant un créateur farouchement indépendant, indifférent aux contraintes socio-économiques, est en réalité le lieu d’expérimentation des conditions de vie ultra-libérales. L’artiste est un prototype conçu pour affronter la loi de la jungle, l’avant-garde du travailleur d’aujourd’hui et surtout de demain, et les compétences qu’il doit valoriser sont à peu près les mêmes qu’un DRH apprécierait chez son employé. Précarité, intermittence, et cependant séduction, dynamisme, adaptabilité de mercenaire, créativité, individualisme, flexibilité absolue, couverture sociale aléatoire, résignation aux abyssales inégalités de ressources (succès pharaonique de quelques uns miroité dans les pupilles d’une foule de galériens), et, par conséquent nous y voici, compétition de tous contre tous. Le champ littéraire, en tant que champ artistique, est un champ de courses. Ce contexte économique de compétitivité exacerbée permet peut-être, lui aussi, de comprendre pourquoi la littérature de jeunesse soit systématiquement daubée, notamment par les tenants d’une littérature « sérieuse » qui tient le siège de la maison. Le secret, c’est « nous sommes les vrais, les uniques », il n’y a pas de place pour tout le monde. La divine main invisible du marché triera. Les plus faibles, les plus discrets, les plus gentils, les niches commerciales, les jeunesses ? Qu’ils crèvent, ou, du moins, qu’ils aient la décence de la fermer.

Rha, et voilà, ma langue a fourché sept fois dans ma bouche, j’ai parlé politique.

Rien de nouveau sous le soleil de Montreuil ? Baste, foin de fatalisme grincheux. Les livres sont là. Un enfant qui ouvre un livre, c’est toujours nouveau. Il y aura toujours quelque chose de nouveau sous le soleil de Montreuil : des livres, des auteurs, des lecteurs. De la littérature, parfaitement.

Loi 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration

17/10/2013 un commentaire

Okay. Je pourrais parler de Leonarda, ou de Lampedusa. Mais pour une fois je parlerai de ce que je connais. De quelqu’un que je connais.

17 octobre. Comme tous les 17 octobre, je célèbre Cyrus le grand, et les Perses.

J’ai un ami perse. Je suis conscient de ma chance, pas donnée à tous : un ami, un vrai, pas un facebook. Un frère, même si nos mères respectives ne sont pas au courant. Un avec qui l’apprivoisement prend des années, à la manière d’une rose ou d’un renard, je mentionne cette référence et c’est encore de l’amitié, puisque mon ami est lauréat d’une thèse de doctorat consacrée à Saint-Exupéry, je m’en souviens, j’y étais, j’ai filmé la soutenance, à près de vingt ans d’ici. Mon ami aime passionnément la littérature française, la langue française, la culture française, la France. Manque de chance, il est étranger. Alors la France ne l’aime pas. Il me l’a dit lui-même, et quels arguments aurais-je pu lui opposer ? Surtout dans le climat 2013. Il est iranien, mais également pratiquement canadien, et en outre un peu japonais sur les bords. Il est, est-ce avouable, musulman. Présentement, il habite et travaille dans une université en Malaisie, autre pays musulman. Son cas est grave.

Pour donner le niveau, pour faire entrevoir la sagesse, je copiecolle un extrait de notre correspondance. Il y raconte comment il s’est sorti d’un traquenard idéologique.

Au mois de juin dernier, j’ai été sollicité par une association étudiante de notre université pour prendre part à un débat public en amphi sur « L’Éducation et la Morale en Occident ». À part moi, cette table ronde de débat contradictoire réunissait un autre prof, la soixantaine, et un modérateur (au sens anglais du terme), devant un parterre de 200 étudiants. Le but du débat, sous-entendu dans le titre, était en quelque sorte de démontrer que l’Occident supposé immoral prodiguait une éducation qui l’était forcément ! Le modérateur a commencé par une brève présentation des deux protagonistes du débat, avant de donner la parole d’abord à mon collègue. Ayant fait des études de Maîtrise au Canada et au Royaume Uni, il défendait l’idée qu’en Occident l’éducation et le système universitaire sont immoraux. Et pour cela, il s’est contenté d’une série de slogans et de généralités enfantines. Quand ce fut mon tour, je leur ai dit en substance ceci :

« Si vous avez envie de critiquer l’Occident, je vous conseille de le connaitre d’abord. Vous ne pouvez pas faire l’économie d’une connaissance approfondie, au moins sur un sujet précis, par exemple sur le système éducatif, avant de prétendre formuler des critiques fondées. Et connaitre l’Occident nécessite d’y vivre, d’y étudier longtemps. Pour ma part, j’ai passé plus de 20 ans de ma vie dans ces pays occidentaux, en France essentiellement, mais aussi au Canada et au Japon. Mon collègue, avec tout le respect que je lui dois, vient tout juste de scander quelques slogans, sans parler concrètement de sa propre expérience occidentale, en ce qui concerne l’éducation. De mon côté je vais vous parler de mon expérience, en vous racontant uniquement quelques faits. Eh bien, c’est justement en France, pays typiquement occidental, que j’ai appris à tolérer l’opinion des autres. C’est dans ce pays que j’ai appris qu’il fallait respecter la vie des autres. C’est là que j’ai appris la pensée critique, le respect et l’importance de la loi. Et plus important encore, c’est la France qui m’a donné l’occasion de comprendre ce que c’est que la liberté. Tout au long de ma longue expérience occidentale, je me suis toujours senti libre de penser ce que je voulais, et de dire ce que je voulais. L’Occident m’a également montré qu’il fallait respecter le temps, en étant ponctuel, qu’il fallait être ouvert d’esprit en recevant les idées des autres, même si celles-ci étaient contraires aux miennes… Bref, c’est en Occident que je suis devenu plus moral. Plus spirituel aussi, plus ouvert d’esprit, plus respectueux des autres, plus libre. Surtout plus libre ! Mes amis, ne diabolisons pas l’Occident. Connaissons-le, puis essayons d’en tirer les meilleurs pour nos pays et nos cultures dits orientaux. La morale est une expérience humaine. Toute l’humanité y a contribué tout au long de l’histoire. Cessons de croire que nous avons le monopole de la Vérité, de la Morale, et de l’Éducation morale ! Nous avons besoin d’apprendre à être plus modeste. La modestie, si je ne me trompe pas, est une vertu morale. Il ne s’agit pas de nous dresser contre les valeurs ou l’éducation occidentales, qui sont les fruits des efforts et expériences historiques d’hommes et de femmes comme vous et moi. Au lieu de lancer contre elles des slogans gratuits et sans fondement, essayons de les étudier, et de les considérer avec respect et modestie. Et surtout essayons de les connaitre vraiment.

« Je ne suis pas ici pour défendre l’Occident à tout prix, mais pour vous dire que mon éducation morale doit beaucoup à l’Occident. L’Occident est une partie de l’Humanité, de l’Histoire humaine, donc de nous. Vous voulez faire quoi, l’effacer ? Et pour quelle raison ? Apprenons à l’observer, à l’étudier, à le respecter. De même que les occidentaux doivent faire la même chose vis-à-vis des pays orientaux. L’Orient est l’autre moitié de l’Humanité. L’Occident et l’Orient, même si désormais ces termes ne correspondent plus vraiment aux définitions qu’on leur donne en général, sont deux expériences historiques de l’Humanité, avec toutes les nuances nécessaires qu’il faut y mettre. L’Orient, dans son ensemble, n’est pas plus moral que l’Occident. Dans les deux hémisphères, des penseurs ont œuvré pour des vertus morales de l’Humanité. Ne tombons pas dans le piège simpliste et puéril d’une confrontation Occident-Orient. Au lieu de vous inventer des images fausses et des préjugés vides de bon sens, puisque vous êtes jeunes et vous en avez les moyens, essayez d’expérimenter l’Occident. L’Éducation est morale là où les êtres humains respectent les principes moraux ; qu’ils soient orientaux ou occidentaux. Elle devient immorale, quand les mêmes êtres humains s’éloignent de ces principes moraux : le respect, la tolérance, la liberté, la solidarité, la générosité, et la justice en font partie. Lorsque l’éducation, quelles que soient sa couleur, sa langue et sa religion, respectera ces principes, elle sera morale, et aboutira sans aucun doute à la sagesse universelle…

Il ressort clairement de ce témoignage que cet ami étranger-à-l’étranger n’est rien de moins qu’un ambassadeur de la France. D’ailleurs, outre la Marseillaise, il connait par coeur tout Charles Aznavour, Adamo, Jo Dassin et Michel Fugain.

Or, voilà que cet automne, pour la semaine prochaine précisément, mon ami envisage d’envahir la France. La motivation de son séjour est la suivante : assister à un colloque universitaire, à moins que ce ne soit venir jusque dans nos bras égorger nos fils nos compagnes, je ne sais plus laquelle des deux, je confonds toujours.

Accueillir son frère à son domicile devrait être la chose la plus naturelle, la plus spontanée du monde, un coup de fil et hop l’affaire est planifiée, embrassons-nous. Pas du tout. Rien n’est encore fait, il manque toujours une signature et mon ami est sur le point d’annuler son voyage (et de perdre son billet d’avion, déjà acheté). Les démarches depuis un mois se sont révélées compliquées, puis très compliquées, puis extraordinairement compliquées. Pour lui, qui a dû se rendre trois fois au consulat français de Malaisie (comme il n’habite pas à côté, c’est deux jours de voyage à chaque fois), puis pour moi, ici. J’ai passé une journée à faire la queue à la Mairie, à réunir des documents, et à remplir des formulaires. Le plus retors s’intitule « Attestation d’accueil » .

Je commence par me rendre dans la Mairie où je travaille, puisque je passe mes journées ouvrables dans cette commune. Non seulement le maire local ne peut pas signer pour moi ce formulaire, mais la Mairie elle-même refuse de me le délivrer, il faut que ce soit impérativement la mairie de la commune d’habitation. En revanche, on a bien voulu me donner, « pour me faire gagner du temps », la liste des pièces que je dois joindre :
– carte nationale d’identité ou passeport ;
– acte notarié ou une attestation notariée justifiant l’achat de mon domicile et mentionnant le nombre de pièces ;
– une quittance de téléphone ou de gaz-électricité de moins de tois mois ou la taxe d’habitation ;
– avis d’imposition ou de non-imposition ;
– fiche de salaires des trois derniers mois (ainsi que du conjoint) ;
– un timbre fiscal de 30 euros, non remboursable quel que soit la décision administrative.
Seuls les dossiers complets de toutes ces pièces sont acceptées. Ensuite, la demande est traitée comme pour une demande de passeport, on peut venir récupérer le dossier signé par le maire sous quinzaine. Puis il faut l’adresser au consulat qui avisera.

Je suis effaré. Pourtant le casse-tête de ces tracasseries bureaucratiques a un sens : il suffit de se souvenir que ce n’est là que la rigoureuse application de « la loi 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, du séjour des étrangers, et à la nationalité » dite « loi Sarkozy » , et soudain tout devient clair. (Sarkozy, vous vous souvenez ? Mais si, le fils d’immigré hongrois. Vous l’avez oublié ? Bon, pas grave, imaginez à la place Manuel Valls, fils d’immigré espagnol.) La France contrecarre la moindre velléité de fraternité, elle épuise et décourage les invitations, afin de garantir qu’il ne s’agit pas d’immigration clandestine déguisée en hospitalité. Car un spectre hante l’Europe, celui de l’étranger égorgeur de fils et de compagne.

Coïncidence : au moment où je tente d’aider mon ami à accomplir son vol Malaisie-France, le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, revient d’une visite officielle en Malaisie. Qu’était-il allé faire si loin ? Apparemment, entériner une  reculade du gouvernement, une autre, celle-ci à propos de la loi dite Nutella. Ah, bon. Les amis malais d’Ayrault, eux, au moins, sont rassurés, les affaires continuent.
Je me demande où Ayrault a résidé, là-bas. J’espère qu’il aura fait les démarches correctement, et qu’il aura trouvé un Malais complaisant et fortuné pour l’héberger, qui aura rempli les bons formulaires, qui aura précisé le nombre de mètres carrés de son logement, et qui aura justifié de ressources suffisantes pour assurer, même temporairement, le train de vie d’un Premier Ministre. Je ne doute pas que M. Ayrault ait montré l’exemple et soit en règle. En effet, l’un des premiers devoirs de l’élite au pouvoir est l’exemplarité. Vive la France ! Vive l’armée ! Vivent les poils sous le nez !

Regarder les gens vivre

08/10/2013 un commentaire

Et ainsi les idées s’associent (VI, et dernier).

* Lu l’excellent Des nouvelles d’Alain d’Emmanuel Guibert & C°. Ça ne parle ni de Guibert lui-même ni de son « autre » Alain Keler photographe dont on admire les clichés ; ça parle des Roms.

* Lu aussi ça : « Je suis frappé par le rejet dont les Roms font l’objet. (…) On observe une cristallisation de toutes les peurs de notre société sur cette population. Avant Noël, Le Parisien a fait un article sur ces Français détroussés devant l’Opéra à Paris. Et la photo montrait des enfants roms. Ce sont les nouveaux immigrés de la société française. Les élus se font l’écho de l’inquiétude des riverains. À de rares exceptions près, ils ne veulent pas de campements chez eux. On atteint des niveaux de rejet extrême : certains veulent les voir disparaître physiquement. (…) L’arrivée de Roms à côté de chez soi est vécue comme un tsunami. D’ici aux élections municipales, la pression risque de s’accroître. De toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un tel racisme ordinaire, autant de clichés, y compris dans nos entourages. La France n’est pas à part : la figure fantasmatique de l’invasion de l’étranger se développe aussi ailleurs en Europe, comme en Allemagne et en Angleterre. »
Alain Régnier, préfet délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées, surnommé « le préfet des Roms », dans une interview à Mediapart.

* Le temps est à la haine. On a beau garder en mémoire les précédents historiques, savoir par cœur comment les archaïques mécanismes du bouc-émissaire se huilent, ainsi que les bûchers, et les armes de poing… on constate tristement que le temps est à la crise ; donc à la haine.

* Phénomène imaginaire (j’entends : phénomène advenant dans les imaginations, par conséquent phénomène réel). De droite, comme d’extrême droite, comme du gouvernement (quant à la gauche, que dit-elle ?), les Roms ces jours-ci sont ceux que l’on est invité à détester, afin de retremper l’unité nationale et la fierté française. Après les Noirs, les Juifs, les Arabes (sous divers noms : ils ont été les Immigrés, les Maghrébins, les Musulmans…), les Polonais (surtout plombiers), les Boches, les Ritals, les Espingouins… Les Huns, les Sarrasins, les Ostrogoths, les Néandertaliens… En 2013, mettons-nous d’accord concitoyens, l’effet sera immédiat, on se sent mieux une fois qu’on est d’accord : les problèmes, c’est à cause (Stakose, comme chantent Mes aïeux) des Roms. Haro ! Harrom ! Tiens, tombe aujourd’hui cette information : pour la première fois, le FN est en tête des intentions de vote pour les prochaines élections.

* Les Roms sont une nuisance, une question, un symptôme, un phénomène social, une honte, une horde, une plaie, une urgence, un fléau, une statistique. Oui ?

* Eh bien, non.
Les Roms sont des gens.
Pour détester un épouvantail, il ne sert à rien de le connaître. Au contraire ! Moins on en saura et plus la détestation sera pure. En revanche, si ce que l’on vise est de savoir qui sont des gens, il est préférable d’en apprendre un peu plus long sur leur façon de vivre au quotidien, sur leurs histoires, leurs familles, leurs émotions ; ensuite seulement, on tentera d’en penser quelque chose. Ah, bien sûr, cette méthode demande plus de temps. Mais le temps est récompensé, quand s’installe dans la tête une lumière plutôt qu’une opinion.

* Le photojournaliste Yann Merlin a passé trois semaines dans un camp de Roms. Il en rapporte un reportage en images arrêtées confondant d’humanité. On y observe, surpris de la proximité, ému de notre propre fraternité, vivre des gens. Si l’on consacre le temps nécessaire à chacune de ces photos, chacun de ces regards, chacun de ses sourires, chaque grain de peau, je ne dis pas qu’on saura tout des Roms. On ne saura presque rien. Mais largement plus qu’en écoutant un discours de Manuel Valls ou en regardant le jité. Tentez l’expérience. Vous rencontrerez des gens.

* Remarquez, ça ne fonctionne pas à coup sûr, il y faut d’abord certaine bonne volonté… Contre-exemple à point nommé : une journaliste, Amandine Chambelland, a elle aussi passé trois semaines immergée en milieu exotique, dans la Villeneuve de Grenoble, à côté de chez moi, pour le compte d’Envoyé Spécial, la fameuse émission de TF2. Son reportage provoque un tollé. On ne parle que de ça, par ici. Je gage que Mme Chambelland n’aura pas très bien, pas très consciencieusement, pas très honnêtement, pas assez humblement, pas assez dénuée d’arrières et d’avant-pensées, regardé vivre les gens. Quelque chose lui a manqué. Alors les filmés, se sentant trahis, protestent, et pétitionnenent, et se réunissent et en appellent à la Justice et cherchent la riposte par tous les canaux imaginables. Un canal imaginable parmi d’autres : ce photo-reportage. Celui-ci est-il allé, mieux que l’autre, regarde les gens ?

* La sinistre émission s’intitule « Le rêve brisé ». Comme je ne regarde pas la télé en direct, c’est seulement suite aux remous que je l’ai jugée sur pièce et sur Internet, ce que l’on peut continuer de faire ici (juste à côté : « la réponse »).

* À dire vrai, je n’ai pas été aussi ulcéré que les premiers intéressés, c’est-à-dire les habitants, et j’ai même, contrairement à mes amis, trouvé certains mérites au reportage. Au moins celui de faire parler (euphémisme). Je pousse même l’audace jusqu’à sauver quelques plans – celui par exemple où le maraîcher maghrébin, intégré quoique barbu, serre la main à un Rom, ah tiens, longtemps qu’on n’avait pas parlé des Roms, dernière population en date à s’installer dans ces apparts, les moins chers de la ville, il est aimable ce plan, chacun fait comme il peut, on travaille, on vend des bricoles sur le marché, on accueille plus misérable que soi, allez, on lui serre la main, elle fait un bien fou cette poignée de main, résidu, souvenir de la convivialité qui était voulue dans ce grand ensemble de 14000 habitants, qui est peut-être encore possible si on fait des efforts, rêve. Bon. Une fois ces tentatives de nuance exprimées, je suis indigné comme tout un chacun par la putasserie globale du résultat.

* Le parti pris sensationnaliste de la journaliste est pétrifiant. Elle est venue ici avec certaines idées en tête (Villeneuve = enfer), elle les a mises en scène sur place. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’ineptie confusionniste et la manipulation. Elle venait, censément, faire le point un an après le meurtre de deux jeunes, Kevin et Sofiane, qui avait défrayé la chronique. Elle veut à tout prix faire parler sur ce sujet-là. Elle n’y parvient pas. Qu’à cela ne tienne, elle fait de cet échec la preuve irréfutable du malaise qu’elle est venue filmer. Le reste est à l’avenant. Tout doit confluer vers l’anathème en pré-notion, le sécuhèffedé : la vie dans la Villeneuve, et par extension dans toutes les cités de France, est une horreur de chaque instant, la dissolution cinglante de toute espoir d’intégration et de vie collective, l’explosion de la République, la conséquence funeste du laxisme socialiste et de l’accueil d’étrangers qui refusent de s’intégrer, le non-droit, l’état de guerre, allez vite un plan de voiture qui brûle, un autre de drogué qui caillasse, et encore un de voyou défouraillant un flingue à vendre 150 euros, pas cher, façon le Bon coin. Je ne nie pas que les voitures brûlent ni que les armes circulent, je me demande seulement si leur exhibition sur l’écran, qui occulte tout ce que le quartier peut recéler de positif, ou même de banal, et il y en a (je vous l’assure, j’ai vu aussi des choses très banales, dans ce quartier, ce n’est pas forcément haut en couleur, des gens qui vivent), si leur exhibition disais-je ne crée pas la psychose au lieu d’en rendre compte. La violence retient l’attention des cerveaux disponibles, air connu. Qu’attendrait-on de la télévision ?

* Le comble du dégueulasse est atteint avec la scène du médecin en visite dans les étages. Il tient le rôle du pansement sur la jambe de bois (en feu). La misère exposée de cette pauvre vieille patiente dépressive, seule, abandonnée par ses enfants, et cachetonnée jusqu’aux yeux, serait un sujet en soit (un vrai sujet, qui mériterait un autre traitement, et qui est loin de ne concerner que la Villeneuve), mais la scène est montée de façon à en faire une victime de plus de la cité hyper-violente, et, au fond, des utopies soixante-huitardes qui ont mal tourné, ce qui est débile en plus d’être malhonnête.

* Le sort de cette Villeneuve maudite (littéralement : dont on dit du mal) me titille. J’y ai effectué moi aussi une sorte de reportage autrefois, j’en ai parlé, tant d’autres en ont parlé et en quels termes honteux, tant de salive, tant de crachats… Me rappelle la préface que Céline avait écrite pour une histoire de Bezons (ouvrage qui, sans son préfacier, n’aurait peut-être intéressé que les Bezonnais) : « Pauvre banlieue, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. » (Première idée reçue à surmonter : la Villeneuve, qui ne ressemble à presque rien en France, n’est pas une banlieue, mais un quartier de Grenoble à part entière.)

* Qu’est-ce que la Villeneuve ? Avant tout, peut-être, un phénomène imaginaire. Une histoire de la représentation de la Villeneuve dans les médias, où l’histoire de la Villeneuve serait filtrée par celle des médias, et réciproquement, serait passionnante. Comment la Villeneuve a-t-elle été filmée, depuis 40 ans ? En voilà, des occasions de voir vivre les gens. De vivre avec eux, dans le meilleur des cas.

* On commencerait par rappeler, pour mémoire, que dès 1974, la Villeneuve a été pionnière en proposant l’une des premières télévisions de proximité (le mass media suprême réapproprié par les citoyens ? une révolution reste à faire) ; et on finirait par l’évocation de « VILL9« , série télé qui y est tournée aujourd’hui. Entre temps, on pourrait mentionner que Jean-Luc Godard, qui a habité là quelques années, y a réalisé ses premiers films en vidéo ; qu’un documentaire vintage diffusé en 1978 par TF1, frappe parce que que le mot « rêve » apparaît encore, décidément la Villeneuve est née d’un rêve, mais contesté, dénoncé presque immédiatement, et que déjà, on dit « la Villeneuve c’était mieux avant », en 1978 on regrette la Villeneuve de 1973, la Villeneuve est une nostalgie au long cours, le creuset et l’expédient de nos rêves (Phrase clef à la 39e minute du film : « L’échec est au niveau de la politique générale d’immigration. On ne fait rien pour que ces gens-là puissent se sentir un tout petit peu chez eux. (…) Mais je ne crois pas qu’on puisse imputer à la Villeneuve un échec qui est général ») ; qu’en 1981 on se demandait Faut-il détruire la Villeneuve ; et puis, pour la bonne bouche…

* … on savourerait enfin ce film euphorisant de la chorégraphe Julie Desprairies, intitulé Après un rêve (attention : pour voir l’intégralité du film, 27 minutes, et non un extrait de quelques secondes, la manœuvre est un peu retorse, il faut cliquer sur son titre dans la colonne à droite de l’écran) dont le titre lui-même sonne comme une réplique par anticipation, tourné deux ans avant Le rêve brisé. On lira avec profit la note d’intention de la chorégraphe, ici. Dans ce film, renversement invraisemblable, la Villeneuve est belle, et la beauté est un message politique en soi. Belle comme une comédie musicale, où l’on se mettrait à danser pour en finir avec la trivialité du monde.

* De toute façon j’adore les comédies musicales, je les prends sérieusement pour des métaphores de l’harmonie sociale possible (si l’on est utopiste) ou perdue (si l’on est mélancolique et désabusé). Il faut être méchamment cynique pour débiner La mélodie du bonheur (au hasard) au prétexte que oah c’est même pas possible regarde les gens ils chantent ensemble et ils chantent juste, ça se peut pas, c’est pas comme ça dans la vraie vie. La scène d’Après un rêve où la danseuse traverse un parvis où quatre jeunes tiennent le mur est un bon exemple. Mon dieu, quelle angoisse, quatre jeunes ! En plus ils ont des casquettes ! Va-t-elle se faire violer sous nos yeux, tuer, ou au moins proposer de la drogue ? Rien de tout ça : elle se met à danser avec eux. On le sait bien, que « ça se peut pas » ! C’est une métaphore. De l’art, quoi. Accéder à la vérité de la métaphore, c’est faire preuve d’un peu plus d’imagination que devant TF2. Imaginer que si on travaille avec ces teneurs de mur, ils cesseront de tenir le mur. Et, éventuellement, ils courront un tout petit peu moins le risque de violer ou de dealer de la drogue. Réaliste ? Bien sûr que non. Pas plus réaliste qu’Envoyé spécial, puisque nous sommes dans l’imaginaire, mais au moins la danseuse en a-t-elle conscience.

bete-immonde 2.0

06/04/2013 4 commentaires

Je vois déjà tout ça et on a le brave culot d’oser me demander de ne plus boire que de l’eau, de ne plus trousser les filles, mettre de l’argent de côté, d’aimer le filet de maquereau et de crier vive le roi ? Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Jacques Brel, ‘Le tango funèbre’

Déjà, je lis Le Monde d’hier de Zweig, alors pour l’optimisme merci bien, la civilisation repassera, salut les barbares.

Et puis ensuite, je repense au 1er mai 1993, vingt ans révolus, tout ronds. J’étais barman ce jour-là, car les bars sont ouverts le 1er mai, il faut bien que quelqu’un turbine et serve des coups à ceux qui fêtent le jour sans turbin. J’étais derrière mon comptoir, j’ai allumé la radio, et j’ai appris qu’un Premier Ministre socialiste s’était donné la mort. Un homme de gauche, et du peuple, fils d’un tenancier de café-épicerie (ah, tiens, point commun avec Annie Ernaux), devenu chef du gouvernement à force de travail, d’intégrité, d’éthique, de rigueur, parangon presque trop beau pour être vrai de méritocratie républicaine. Trop beau, ouais, parce que soudain elle tourne mal l’histoire édifiante, elle se transforme en conte d’avertissement. L’ex-premier ministre se fait péter le caisson le jour-symbole, laminé par un milieu où la corruption règne, où le conflit d’intérêt entre le bas-de-laine perso et le bien public rend cynique ou schizophrène, où il est normal de se goinfrer avant le déluge, c’est-à-dire avant le changement de gouvernement, avant la crise partout-partout et la dette souveraine remplaçant le peuple souverain – la corruption, qu’elle l’ait seulement sali ou réellement pourri, la corruption aura détruit cet homme-ci.

Je sais bien pourquoi je me remémore ce 1er mai aujourd’hui. Où en est la gauche et son éthique ? On ne se suicide plus trop, mais on ment pour vivre, et ensuite quand c’est trop gros on avoue et on regrette. L’affaire Cahuzac est une verrue qui, une fois arrachée, laisse la gangrène en souvenir. La ploutocratie est avérée, fin de la démocratie.

Là-dessus, je referme Le Monde d’hier, je le repose avec le marque-page qui dépasse comme une vague menace, et je feuillette la presse, le monde d’aujourd’hui, comme si ça allait me changer les idées. Je lis cette interview de Bernard Stiegler dans les Inrocks. « Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaît comme une méthode de gouvernement ». Et, une idée entraînant une autre, « Si la gauche n’ouvre pas très vite une perspective nouvelle, l’extrême droite sera au pouvoir dans quatre ans ». Tous pourris, répète-t-on affaire après affaire ? Vite, jetons-nous dans les bras de l’homme providentiel fasciste ! Des précédents existent.

Je referme la presse, aussi plombante que Zweig finalement. Je vais m’oublier un peu dans le consumérisme, je m’en vais acheter un livre ou deux, que je lirai peut-être. Je me cale sur la page d’accueil d’un site de ventes de livres d’occase. Je fais défiler, le moteur du bazar classe les livres sans état d’âme politique, c’est-à-dire les titres les plus demandés par les clients en tête. Le doigt sur la souris, je descends distraitement, le dernier roman de Marc Lévy a le maillot jaune, suivi par le dernier Musso, okay tout est normal, puis tous les tomes de Cinquante nuances de traces de pneu, puis le dernier Stephen King, le dernier Jean Teulé, puis vient… Hein ? Mon sang s’arrête et repart à l’envers,  les veines à rebrousse-chemin. Puis, vient un fameux long-seller, seul essai parmi toutes ces fictions : Mein Kampf d’Adolf Hitler. Hitler d’occase, presque aussi haut dans le top ten du désir que Lévy et Musso ? Quelle sale journée, décidément ! [J’ai vérifié ce matin, ce livre n’est plus affiché sur la page d’accueil, il ne figure plus dans le palmarès… Je ne l’ai pourtant pas rêvé hier, je l’ai parfaitement reconnu, j’ai la même vieille édition, celle avec les rayures rouges et noires… Il s’en écoule, c’est le climat paraît-il…]

Là, je ne sais plus, je ne vois plus, il faut vite que je parle d’autre chose. Vite, vite, une association d’idée.

Ah, voilà. Oui : je l’avoue au passage, je suis le premier à regretter l’agonie des petits libraires, mais cela ne m’empêche pas d’acheter des livres d’occasion sur Internet. Alors je repense à une chronique écrite par un « petit » libraire lyonnais, et que j’ai reçue par mail il y a quelques mois. Je la retrouve dans ma messagerie, je la relis, je demande a son auteur l’autorisation de la reproduire, et je la copicollillico, parce que ce texte est très instructif, sans être ni dépressif, ni culpabilisant, donc il donne seulement à réfléchir. Lisez-le. Peut-être qu’il vous changera les idées, à vous.

Sur ces lieux de vie que sont les petites librairies

Entre libraires, nous nous disons parfois que nous ne parlons pas assez de notre vécu à nos partenaires, nos amis, qui sont aussi – situation complexe – nos clients, et qui ont l’immense mérite de nous faire vivre.
Ce qui nous retient ? Sans doute la menace d’être taxé de poujadistes, de corporatistes Et de briser le mythe du libraire, passeur désintéressé, pour rappeler la face, moins glorieuse, du commerçant, du chef d’entreprise.
Si libraire est nécessairement une passion, un choix de vie, un engagement, une œuvre de conviction et de dévouement, qui implique une croyance presque naïve en la magie du papier, la force des mots et la transmission humaine, la gestion d’une entreprise implique aussi des calculs, des contraintes, des choix ; et des inquiétudes ; des heures de travail nombreuses ; une certaine précarité, ou fragilité ; matérielle, pour certaines libraires ; davantage psychologique, en ce qui me concerne.
Parfois des comportements viennent en effet attenter à mon bon moral. Atteintes qui, je dois le constater, se multiplient. Le plus souvent, en toute bonne foi. Par inadvertance, si l’on peut dire.
Que l’on me pardonne ces quelques exemples :
Un universitaire insiste pour que l’on ait ses ouvrages en rayon – mais lâche incidemment qu’il n’achète plus que sur Amazon.
Un militant crie haro sur les conglomérats, et ne voit pas de contradiction à les enrichir…
Un poète que nous accueillons… à qui nous rendons tel service personnel… avec lequel nous imaginons peut-être avoir noué une relation de complicité, de soutien mutuel… acquiert à la Fnac la dernière œuvre de cet auteur que tous deux plaçons très haut.
Tel jeune auteur du quartier qui passe nous présenter son livre mais n’a pas la curiosité de tourner un œil sur nos tables
: génération Internet…
Un proche – eh oui, un proche ! – qui nous demande quelques pochettes-cadeaux supplémentaires, pour des livres achetés en ligne.
Un partenaire se présentant à une rencontre, un sac de livres provenant d’une grande enseigne en main …
Et j’en passe… et des meilleurs !
J’admets : de tels comportements ne devraient pas m’affecter. Force m’est néanmoins de constater qu’ils ne me laissent pas insensibles. « Votre libraire aussi a un cœur », dirais-je bien naïvement.
Et je m’interroge : irait-on demander à son pâtissier des emballages pour des millefeuilles achetés chez Auchan ? A la Fnac, de l’aide pour remplir un formulaire administratif ? A Amazon, de prêter une salle pour tenir une AG ?
Il n’est pas léger, pour moi, d’entendre de vibrants : « Bravo ! C’est super ce que vous faites ! Continuez ! Mille mercis de nous ouvrir l’espace de votre librairie ! », et de constater dans le même temps, et notamment vis-à-vis des rencontres que j’accueille, un comportement de plus en plus consommateur. Au point où il semblerait – simple hypothèse – qu’une frange de lecteurs a tellement perdu l’habitude des librairies qu’elle n’ose plus en user comme de lieux où flâner, rêvasser, parcourir un livre, éprouver la qualité d’un papier, lire une quatrième de couverture – ce qui est pourtant leur destination première, et demeure leur atout fondamental face aux livres dématérialisés et aux achats en ligne. (1)
Que la plupart des rencontres à Terre des livres en huit années aient été « anti-rentables », j’en suis fier ! Je me suis fait plaisir, et je continue ! La rentabilité à tout crin fabrique un monde où l’on s’ennuie.
Et que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo. Quand on a la chance de bénéficier, à Lyon, d’un réseau incroyable de petites librairies aux personnalités aussi fortes que variées, au personnel très souvent souriant et qualifié, et accueillant envers les associations, les petits éditeurs, les revues faites main, les flyers, les initiatives individuelles – des structures qui font l’impossible pour faire exister une vie culturelle riche et variée –, je ne comprends tout simplement pas que l’on se tourne, pour le facile, le rentable vers les grosses structures impersonnelles. Celles-là même que l’on sait moins menées par l’amour du livre que par le souci de la marge de rentabilité.
Alors ? Peut-être que nous, libraires, ne discutons-nous pas assez avec notre clientèle, nos amis, nos partenaires ? Peut-être ces derniers ignorent-ils que dans un monde qui change à toute vitesse, une mutation du monde du livre est en cours ?
Ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est que le mouvement de fond que l’on observe aujourd’hui dans le commerce équitable, le circuit court, le bio, les AMAP, qui traduit une vraie attention aux circuits de distribution, et aux conséquences de nos comportements de consommation, ne s’observe nullement dans le domaine de la culture. Mythifiée, la culture ? En dehors du monde social, le livre ?
Dit autrement, commander en ligne ou se rendre dans une grande surface plutôt qu’auprès d’un commerce de proximité, change la forme de nos villes, et de nos vies. On sent bien que la fermeture progressive de ces lieux de convivialité entraîne une perte sèche pour notre qualité de vie.
Pour finir je voudrais m’excuser de la brutalité de ce propos. Mon intention n’est pas de stigmatiser ou de moraliser. Puisse ce texte, qui m’a beaucoup coûté, favoriser quelque prise de conscience, quelques échanges, des court-circuits et des circuits courts…
[Et afin de contrer une aigreur et un ton alarmiste et sermonneur que je n’ai su éviter (désolé !), et qui semble malheureusement relever d’un usage dans la profession, je me permets de préciser que Terre des livres, petite librairie de quartier de huit ans d’âge, artisanale et conviviale, n’est pas particulièrement affectée par « la crise ». La « belle équipe » – deux temps partiels et moi-même –, se démène et se fait plaisir. Puisse cela continuer ainsi !]
Amicalement vôtre

Fabien, de la librairie TERRE DES LIVRES

(1) – Ou peut-être ignorent-ils qu’en France le prix des livres est le même partout, grâce à la loi sur le Prix unique du livre de 1981 ? Et que, si de petites librairies telles que Terre des livres existent, c’est bien du fait de cette exception qui contrecarre l’idée selon laquelle « plus c’est grand, moins c’est cher. »

Contribution au débat sur la réforme des rythmes scolaires

01/04/2013 un commentaire

 « Je rêvais. Et alors, dans ma chambre, s’étiraient ces interminables et délicieuses plages d’ennui, ces heures de vide que mes parents ne comblaient pas d’activités extrascolaires, ni de télévision. Avec le recul, je me rends compte du privilège de ces moments où l’on sent presque pousser ses os. On mesure, dans la lenteur du rêve et l’épaisseur du silence, la densité du temps qui s’écoule. Les heures d’ennui de l’enfance sont les jardins du temps, bêchés d’exaspérations, labourés d’éternités ralenties, hantés de futurs lointains… J’y vagabondais, le corps prisonnier de ma chambre et des mercredis d’hiver. J’y élaborais mes désirs et des images. Je me précisais, je m’apprenais par coeur et surtout, j’établissais d’inépuisables plans d’évasion. »

Hélène Grimaud, Variations Sauvages, Pocket, 2004, p. 28