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bete-immonde 2.0

Je vois déjà tout ça et on a le brave culot d’oser me demander de ne plus boire que de l’eau, de ne plus trousser les filles, mettre de l’argent de côté, d’aimer le filet de maquereau et de crier vive le roi ? Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Jacques Brel, ‘Le tango funèbre’

Déjà, je lis Le Monde d’hier de Zweig, alors pour l’optimisme merci bien, la civilisation repassera, salut les barbares.

Et puis ensuite, je repense au 1er mai 1993, vingt ans révolus, tout ronds. J’étais barman ce jour-là, car les bars sont ouverts le 1er mai, il faut bien que quelqu’un turbine et serve des coups à ceux qui fêtent le jour sans turbin. J’étais derrière mon comptoir, j’ai allumé la radio, et j’ai appris qu’un Premier Ministre socialiste s’était donné la mort. Un homme de gauche, et du peuple, fils d’un tenancier de café-épicerie (ah, tiens, point commun avec Annie Ernaux), devenu chef du gouvernement à force de travail, d’intégrité, d’éthique, de rigueur, parangon presque trop beau pour être vrai de méritocratie républicaine. Trop beau, ouais, parce que soudain elle tourne mal l’histoire édifiante, elle se transforme en conte d’avertissement. L’ex-premier ministre se fait péter le caisson le jour-symbole, laminé par un milieu où la corruption règne, où le conflit d’intérêt entre le bas-de-laine perso et le bien public rend cynique ou schizophrène, où il est normal de se goinfrer avant le déluge, c’est-à-dire avant le changement de gouvernement, avant la crise partout-partout et la dette souveraine remplaçant le peuple souverain – la corruption, qu’elle l’ait seulement sali ou réellement pourri, la corruption aura détruit cet homme-ci.

Je sais bien pourquoi je me remémore ce 1er mai aujourd’hui. Où en est la gauche et son éthique ? On ne se suicide plus trop, mais on ment pour vivre, et ensuite quand c’est trop gros on avoue et on regrette. L’affaire Cahuzac est une verrue qui, une fois arrachée, laisse la gangrène en souvenir. La ploutocratie est avérée, fin de la démocratie.

Là-dessus, je referme Le Monde d’hier, je le repose avec le marque-page qui dépasse comme une vague menace, et je feuillette la presse, le monde d’aujourd’hui, comme si ça allait me changer les idées. Je lis cette interview de Bernard Stiegler dans les Inrocks. « Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaît comme une méthode de gouvernement ». Et, une idée entraînant une autre, « Si la gauche n’ouvre pas très vite une perspective nouvelle, l’extrême droite sera au pouvoir dans quatre ans ». Tous pourris, répète-t-on affaire après affaire ? Vite, jetons-nous dans les bras de l’homme providentiel fasciste ! Des précédents existent.

Je referme la presse, aussi plombante que Zweig finalement. Je vais m’oublier un peu dans le consumérisme, je m’en vais acheter un livre ou deux, que je lirai peut-être. Je me cale sur la page d’accueil d’un site de ventes de livres d’occase. Je fais défiler, le moteur du bazar classe les livres sans état d’âme politique, c’est-à-dire les titres les plus demandés par les clients en tête. Le doigt sur la souris, je descends distraitement, le dernier roman de Marc Lévy a le maillot jaune, suivi par le dernier Musso, okay tout est normal, puis tous les tomes de Cinquante nuances de traces de pneu, puis le dernier Stephen King, le dernier Jean Teulé, puis vient… Hein ? Mon sang s’arrête et repart à l’envers,  les veines à rebrousse-chemin. Puis, vient un fameux long-seller, seul essai parmi toutes ces fictions : Mein Kampf d’Adolf Hitler. Hitler d’occase, presque aussi haut dans le top ten du désir que Lévy et Musso ? Quelle sale journée, décidément ! [J’ai vérifié ce matin, ce livre n’est plus affiché sur la page d’accueil, il ne figure plus dans le palmarès… Je ne l’ai pourtant pas rêvé hier, je l’ai parfaitement reconnu, j’ai la même vieille édition, celle avec les rayures rouges et noires… Il s’en écoule, c’est le climat paraît-il…]

Là, je ne sais plus, je ne vois plus, il faut vite que je parle d’autre chose. Vite, vite, une association d’idée.

Ah, voilà. Oui : je l’avoue au passage, je suis le premier à regretter l’agonie des petits libraires, mais cela ne m’empêche pas d’acheter des livres d’occasion sur Internet. Alors je repense à une chronique écrite par un « petit » libraire lyonnais, et que j’ai reçue par mail il y a quelques mois. Je la retrouve dans ma messagerie, je la relis, je demande a son auteur l’autorisation de la reproduire, et je la copicollillico, parce que ce texte est très instructif, sans être ni dépressif, ni culpabilisant, donc il donne seulement à réfléchir. Lisez-le. Peut-être qu’il vous changera les idées, à vous.

Sur ces lieux de vie que sont les petites librairies

Entre libraires, nous nous disons parfois que nous ne parlons pas assez de notre vécu à nos partenaires, nos amis, qui sont aussi – situation complexe – nos clients, et qui ont l’immense mérite de nous faire vivre.
Ce qui nous retient ? Sans doute la menace d’être taxé de poujadistes, de corporatistes Et de briser le mythe du libraire, passeur désintéressé, pour rappeler la face, moins glorieuse, du commerçant, du chef d’entreprise.
Si libraire est nécessairement une passion, un choix de vie, un engagement, une œuvre de conviction et de dévouement, qui implique une croyance presque naïve en la magie du papier, la force des mots et la transmission humaine, la gestion d’une entreprise implique aussi des calculs, des contraintes, des choix ; et des inquiétudes ; des heures de travail nombreuses ; une certaine précarité, ou fragilité ; matérielle, pour certaines libraires ; davantage psychologique, en ce qui me concerne.
Parfois des comportements viennent en effet attenter à mon bon moral. Atteintes qui, je dois le constater, se multiplient. Le plus souvent, en toute bonne foi. Par inadvertance, si l’on peut dire.
Que l’on me pardonne ces quelques exemples :
Un universitaire insiste pour que l’on ait ses ouvrages en rayon – mais lâche incidemment qu’il n’achète plus que sur Amazon.
Un militant crie haro sur les conglomérats, et ne voit pas de contradiction à les enrichir…
Un poète que nous accueillons… à qui nous rendons tel service personnel… avec lequel nous imaginons peut-être avoir noué une relation de complicité, de soutien mutuel… acquiert à la Fnac la dernière œuvre de cet auteur que tous deux plaçons très haut.
Tel jeune auteur du quartier qui passe nous présenter son livre mais n’a pas la curiosité de tourner un œil sur nos tables
: génération Internet…
Un proche – eh oui, un proche ! – qui nous demande quelques pochettes-cadeaux supplémentaires, pour des livres achetés en ligne.
Un partenaire se présentant à une rencontre, un sac de livres provenant d’une grande enseigne en main …
Et j’en passe… et des meilleurs !
J’admets : de tels comportements ne devraient pas m’affecter. Force m’est néanmoins de constater qu’ils ne me laissent pas insensibles. « Votre libraire aussi a un cœur », dirais-je bien naïvement.
Et je m’interroge : irait-on demander à son pâtissier des emballages pour des millefeuilles achetés chez Auchan ? A la Fnac, de l’aide pour remplir un formulaire administratif ? A Amazon, de prêter une salle pour tenir une AG ?
Il n’est pas léger, pour moi, d’entendre de vibrants : « Bravo ! C’est super ce que vous faites ! Continuez ! Mille mercis de nous ouvrir l’espace de votre librairie ! », et de constater dans le même temps, et notamment vis-à-vis des rencontres que j’accueille, un comportement de plus en plus consommateur. Au point où il semblerait – simple hypothèse – qu’une frange de lecteurs a tellement perdu l’habitude des librairies qu’elle n’ose plus en user comme de lieux où flâner, rêvasser, parcourir un livre, éprouver la qualité d’un papier, lire une quatrième de couverture – ce qui est pourtant leur destination première, et demeure leur atout fondamental face aux livres dématérialisés et aux achats en ligne. (1)
Que la plupart des rencontres à Terre des livres en huit années aient été « anti-rentables », j’en suis fier ! Je me suis fait plaisir, et je continue ! La rentabilité à tout crin fabrique un monde où l’on s’ennuie.
Et que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo. Quand on a la chance de bénéficier, à Lyon, d’un réseau incroyable de petites librairies aux personnalités aussi fortes que variées, au personnel très souvent souriant et qualifié, et accueillant envers les associations, les petits éditeurs, les revues faites main, les flyers, les initiatives individuelles – des structures qui font l’impossible pour faire exister une vie culturelle riche et variée –, je ne comprends tout simplement pas que l’on se tourne, pour le facile, le rentable vers les grosses structures impersonnelles. Celles-là même que l’on sait moins menées par l’amour du livre que par le souci de la marge de rentabilité.
Alors ? Peut-être que nous, libraires, ne discutons-nous pas assez avec notre clientèle, nos amis, nos partenaires ? Peut-être ces derniers ignorent-ils que dans un monde qui change à toute vitesse, une mutation du monde du livre est en cours ?
Ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est que le mouvement de fond que l’on observe aujourd’hui dans le commerce équitable, le circuit court, le bio, les AMAP, qui traduit une vraie attention aux circuits de distribution, et aux conséquences de nos comportements de consommation, ne s’observe nullement dans le domaine de la culture. Mythifiée, la culture ? En dehors du monde social, le livre ?
Dit autrement, commander en ligne ou se rendre dans une grande surface plutôt qu’auprès d’un commerce de proximité, change la forme de nos villes, et de nos vies. On sent bien que la fermeture progressive de ces lieux de convivialité entraîne une perte sèche pour notre qualité de vie.
Pour finir je voudrais m’excuser de la brutalité de ce propos. Mon intention n’est pas de stigmatiser ou de moraliser. Puisse ce texte, qui m’a beaucoup coûté, favoriser quelque prise de conscience, quelques échanges, des court-circuits et des circuits courts…
[Et afin de contrer une aigreur et un ton alarmiste et sermonneur que je n’ai su éviter (désolé !), et qui semble malheureusement relever d’un usage dans la profession, je me permets de préciser que Terre des livres, petite librairie de quartier de huit ans d’âge, artisanale et conviviale, n’est pas particulièrement affectée par « la crise ». La « belle équipe » – deux temps partiels et moi-même –, se démène et se fait plaisir. Puisse cela continuer ainsi !]
Amicalement vôtre

Fabien, de la librairie TERRE DES LIVRES

(1) – Ou peut-être ignorent-ils qu’en France le prix des livres est le même partout, grâce à la loi sur le Prix unique du livre de 1981 ? Et que, si de petites librairies telles que Terre des livres existent, c’est bien du fait de cette exception qui contrecarre l’idée selon laquelle « plus c’est grand, moins c’est cher. »

  1. fred paronuzzi
    06/04/2013 à 00:02 | #1

    « … le mouvement de fond que l’on observe aujourd’hui dans le commerce équitable, le circuit court, le bio, les AMAP, qui traduit une vraie attention aux circuits de distribution, et aux conséquences de nos comportements de consommation, ne s’observe nullement dans le domaine de la culture… »
    Voilà. Tout est dit. Et si ça ne change pas… faudra pas pleurnicher sur la pauvreté de ce que l’on nous offre, sur le cynisme, sur la façon dont on nous traite. On aura eu ce qu’on mérite.
    J’achète mon pain chez un vrai boulanger. Mes livres chez mon libraire (mes libraires, même). Et je profite de ma visite pour taper la causette, chaque fois. C’est chaleureux, c’est humain, j’en repars avec le sourire et un minuscule mais essentiel supplément d’âme.
    Merci monsieur Fabien.
    Merci !

  2. martine Hautot
    13/04/2013 à 11:00 | #2

    Merci pour cet article .je me rappelle très bien ce premier mai de la mort de Pierre Beregovoy :on peut parler alors véritablement de « choc  »
    Pour moi ,ce jour marqua la perte d’une certaine espérance et signa la fin de ma jeunesse .
    On ne peut pas dire que la situation se soit améliorée depuis . Avec la littérature parfois on se sent moins seul.

  3. Lisiane
    20/05/2013 à 11:24 | #3

    Malheureusement ce que vous dépeignez est vrai et je crois que se pincer ne suffira pas à nous réveiller de ce cauchemar politique dans lequel nous nous trouvons.
    J’ai l’impression que certaines fois les hasards de l’existence nous montrent un peu trop cruellement la réalité politique et sociale du monde (parce que ces comportements ne sont (hélas, ça serait certainement plus encouragent) pas propre à la France). Comment ne pas perdre espoir devant les chiffres -encore les chiffres- des sondages de l’ignorance et de la haine qui grimpent, qui grimpent…? Zweig y répondait par l’écriture, comme ce que vous faite, finalement et c’est toujours un régal de lire ces articles touchants et subversifs.

    En ce jour de « non-turbin », je vous salue !

    Une ancienne lycéenne qui vous avez rencontré et qui a un petit peu grandi depuis !

  4. 21/06/2013 à 13:25 | #4

    Un reportage au creux de la précarité des libraires diffusé la 19 juin 2013 :
    http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4646990

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